Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (12 à 15)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.


12.Collapsus

Las. Être las. Spasme du temps. Espace-temps. Là.
Apte. Être apte. Désir psychosomatique.
Pâle. Être pâle. Paille pâle comme la robe jeune.
Spall. To spall. Éclat bleu du lapis juste le laps d’une éclipse.
En longeant les isohypses, la veine de gypse,
le jebsal pâle,
en traquant le salpêtre,
la racine-hydre du sol, aspire et lappe, suce
la roche mère et ses enfants effrités, ses sables libérés,
les arènes voyageuses et les argiles fines.
Psalmodie ! Chante un psaume attique ! Grec.
Puis lappe le sang. Lapsang ! Thé fumé et tokay gypsé.
Chant mille fois réécrit, laspi sur laspi,
vieux palimpseste, parchemin des vignes hautes.
Et reste apte.
Las ? Collapsing ? Spasmes ? Quel laps ?
Un temps indéfini, celui de la lampée qui diffuse le venin-vin,
doux venin qui,
t’en souviens-tu,
rappelle ce laps de terre et de ceps.
Ceps. Bois. Cèpes des bois.
Gît sur le gypse.
Éveille la merveille !

mot de base : laps
phase préparatoire et d’écriture : Dusapin Laps (1987)

Texte dédié à Léonard Humbrecht et son génial Jebsal (pinot gris sur gypse à Turckheim).


13. Portique stoïque

L’époque est musquée. Héros érotiques, ego authentiques.
Éthique ? Where ? Wo ? Dove ? Masques. Loups.
L’époque est abêtie, ab-éthique.
Il nous faut retrouver le portail stoïque, la porte éthique,
sans prophétie, sans fêtes ni prophètes,
un grès stoïque, red sandstone ou bunt sandstein éthique.
La base, le début de la matière.
L’entrée de l’oikos, le stoikos !
Le grès du portique est primaire, paléozoïque, paléostoïque.
Il faut donc descendre, redescendre à travers le magma
pour trouver le fin fond, la roche dure, la pierre fondatrice.
Musc ? Mousse, mousseron. Feuilles ! Mortes ? Bunte blätter.
Oronge orange sous le cognac de la feuille et ses veines.
Reine automne. Humus musqué, noirâtre. Cendres. Bruyère.
Bois ! Bois le bois. Résine. Hume la résine,
Hume l’humus lent et rampant.
Œil, exerce et traque la teinte, la nuance, nue,
enlacée, la fusion de la forêt orange
avec le vert sombre smaragd de ta pupille.
Braque l’iris sur la roche en attente, le grès patient.
Qui prendra le burin ? Quelle main saisira l’acier ?
Et découpera dans l’odeur du silex
les flancs droits des pierres équarries
qui engendreront le stoïque portique !

mot de base : stoïque
phase préparatoire et d’écriture : Xénakis, Morsima-Amorsima, Anaktoria


14. Hélitreuillé de l’eau

Œil ! Que braques-tu
Dans les flots verts,
à distance ?
Quelle tache jaune
parmi les lames se balance ?
Un corps ? Un homme ?
Entre deux eaux, il oscille.
Vite, cours ! Forces ta force.
Force ton corps docile.

Le phare allumé, au loin.
Ton axe. Espoir fragile.
Spirale des marches. Monte,
Inspire, halète.
Crie plus fort de ta voix
ténue qui vacille.
Il entend, descend, pensant
Qui a mal ? penchant la tête.

Filet de voix. Visage parlant.
Visages se parlant.
Jaune / Tache.
Larmes / Alarme.
Tu pleures encore ? / Rotor.
Pâle ? / Pales tournoyées.
Tu craches ? / Le bourdon s’arrache.
Tu redescends les marches.
Et sur les vagues lames, il y a le corps à l’eau noyé.

Câble, filin, tends-toi,
tire.
Hisse ta prise.
Hélitreuillé de l’eau, bravant la bise
il s’élève, hors eau,
héros flasque
dans la bourrasque.

Sur le sable, le voilà
inconscient, immobile.
Cet homme ramené, cet homme ranimé, qui-est-il ?
Elle s’agenouille. Dégage
son visage. Sexe. Age ?
Et dans l’iris, cristal de l’œil, éclat subit, mirage ?

Il vit, mais oui il vit,
son corps s’anime.
Œil ! Que braquais-tu
dans les flots verts ?

Hélitreuillé de l’eau, vivant !

mot de base : œil
phase préparatoire et d’écriture : Mylène Farmer, Ainsi soit je et chansons de la même époque


15. Toi

Blond et bleu : même origine.
Pers et bleu de soie : nuance.
Tes yeux et leurs reflets changeants.
Au Portugal, une terre poussiéreuse gris-jaunâtre.
La veine qui court le long du bras pâle.
L’homme livide et inquiet.
La jacinthe qui fleurit au cœur du désert.
Et le bleuet au milieu des blés.
Même origine.

Ton jean qui te va si bien, pastel de Gênes.
Le bolet frais cueilli qui bleuit à la coupe.
L’encre qui sort de ma plume.
Le ciel. Tu lèves les yeux. Trop pâle encore.
Ton visage étonné de me voir.

Les deux enfants blonds jouent sur la plage. Le blond de leurs cheveux est très clair, homogène. Nous sommes au nord de l’Allemagne, sur le littoral baltique. Ils ont les yeux d’un bleu délavé, et sur leur corps nu, la peau est pâle, blanchâtre et laisse voir le réseau de leurs veines bleues. Le linguiste est là qui les regarde : sont-ils blæwaz ?

Le bleu du cuir de tes valises.
L’aéroport gris, froid, ombreux.
Tu pars ! La veine du cœur qui se gonfle.
L’air fendu par la flèche.
Mes larmes bleu pâle.
Le vol sans problèmes puis la panne.
L’atterrissage forcé. Pose en catastrophe sur la glace.
La banquise tiendra-t-elle ?
Je t’attendais. Temps immobile.
Même origine.
Temps suspendu. Souffle suspendu.
Tu as froid, je le sens.
Tu vis, je le sens.
Tu n’as pas fini tes jours dans les glaces de la Baltique.
Puissante et chaleureuse intuition.

Certes, ils sont blæwaz ou blawir, blao et finalement blau. Bleus. Bleu a une double origine : la teinte légèrement bleuâtre-livide des peaux exsangues et nordiques et le bleu plus sombre des veines qui y tracent leurs ramifications. Non pas deux origines distinctes, mais réunies, vivantes dans ces enfants blonds et bleus sur le sable. A la cour de Darius, les chevaliers entrent en procession. Ils portent le ruban moiré et bleu de leur rang et de leur sang. C’est un bleu foncé tirant sur le noir, croit-on. Mais les avis sont partagés. La science est passée par là … Alors le bleu des Perses est resté vague et tes yeux sont pers devenus, c’est-à-dire d’un bleu nuancé à reflets changeants.

Mes bras où tu tombes.
Quelle cuirasse as-tu arraché ?
Je me sens fait de sang et d’eau.
L’amour coule à grands flots.
Mais ne restons pas là, sur ce marbre.
Pierre livide, je t’aime pour tes veines bleues.
Moire et bleu du ruban perse.
L’entrée des chevaliers et leur danse.
Même origine.

Amour pourquoi nous tiens-tu ?
Quel fil bleu nous rassemble ?
Quel fil bleu nous ressemble ?
Hélitreuillée de l’eau, vivante.
Et dans mes bras pour un instant éternel.

L’ancien germanique blæwaz a donné en latin blavus. Est-ce un mauvais copiste, un malentendant ou un poète qui a compris flavus, blond ? Blond et bleu sont apparentés par la fluctuation de leur initiale. En espagnol, blavo désigne un gris-jaunâtre terreux, rappelant la lividité des teints nordiques. Les chevaliers forment maintenant un double rang d’honneur. On déroule un tapis perse. L’assistance attend l’arrivée du dauphin. Les chevaliers trépignent aussi. Il apparaît. Une clameur. C’est un enfant d’un blond insolent aux grands yeux bleu clair. Dans son habit de diamant, il a oublié la plage et le sable.

mots de base : bleu et pers
phase préparatoire et d’écriture : musique médiévale Hespérion XX ; Lully, Marche pour la cérémonie des turcs (Tous les matins du monde) ; Prokoviev, Roméo & Juliette, Danse des chevaliers


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

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