Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.
11. Erre vers l’adverse, erre !
Oui erre, malgré la trajectoire imprimée par la corde, le crin lâché par l’arc ployé puis libéré et malgré la droite ligne, la voie tracée, la vigueur de la flèche qui se vrille dans l’air, guidée, nonobstant la droite ligne où est enchâssée, emprisonnée la flèche, cette tension rectiligne, malgré le sifflement continu et feutré, la flèche erre.
Elle erre, car transperçant la gorge de l’adversaire qui s’écroule et qui gît, elle agit.
Qui agit ?
Flèche, tu n’es pas autonome, libre, indépendante. Quelqu’un te conduit.
Mais qui te conduit ?
Toi, l’homme à l’arc, toi qui a courbé le bois d’if, qui l’a ployé à rompre, qui a tendu le crin, à la limite, et qui dans cet instant d’équilibre des tensions (entre celle de la corde et du bois et celle de la flèche impatiente, fière de sa pointe en métal) qui a décidé de lâcher ce doigt, propulsant la mort ? Décidé ? Toi-même décidé ? En es-tu bien sûr ?
Tu pensais dominer l’action, pour dominer ton adversaire.
Dominais-tu vraiment ? Que dominais-tu exactement ?
Vaniteux ! Tu ne dominais rien ! L’arc était ton maître, l’arc, bois, corde, flèche te dominaient toi.
Car l’if au bois rouge et aux aiguilles sombres puise dans les entrailles de la terre un suc profond, chaud comme le magma, et ce suc est damné, il imprègne le bois d’if et quand tu le coupes, le tailles, le façonnes, il pénètre par tes mains, il fait le même chemin en toi, il remonte tes veines, suit tes artères, t’envahit, il passe les parois ce venin ancien, ce venin martien.
Mars n’a jamais été un dieu, c’est un fluide malsain. Il est la mort de toute chose, la fin des êtres et il vit dans le magma central. Quelques ulcères volcaniques en projettent parfois à la surface.
Mais il est plus insidieux. Il a capté les racines profondes, il les pénètre, circulant dans la sève et Mars qui fait le printemps cache son jeu meurtrier. Il diffuse en toi, irrigue ton mental, te pollue.
Touche l’arc, vois l’arc, pense l’arc et tu en es le robot. Tu penses mort. Tu le saisis et tu es guidé. Tu te lèves, décidé, ton carquois plein. Tu vas vers ton œuvre, impuissant à l’entraver.
Et tu fomentes ainsi guerres après guerres.
Homme ! Instrument, tu n’es qu’un instrument ! Un piteux instrument.
Mais ce jour est autre car une autre flèche se dirige vers toi. Elle fend l’air humide, qui s’enroule en petits tourbillons autour des plumes qui rectifient sa trajectoire. Elle va vite, propulsée par un arc de plus grande taille.
Cet arc est différent, taillé dans le bois d’un charme. La flèche est elle-même plus longue, faite de rouvre. La pointe n’est pas métallique, c’est un os pointu, enduit d’un onguent huileux, noirâtre, un baume très concentré.
Et cette flèche-là n’erre pas. Non, elle n’erre pas. Car la main qui l’a lâchée est vivante, fine et assurée. Elle domine l’arc, l’arme. Sa force a résisté au venin martien et à la sève polluée. Car, dans le corps de la femme, il y a un principe de vie plus fort encore. Comme toute chose, ce principe vient aussi de la terre, Déméter. Femme anti-Mars, ton sang est de Vénus et tu n’es pas un instrument de vie, tu es la vie même. Dès que le venin paraît, tu entres en résistance et il te fuit reconnaissant le corps étranger, l’erreur d’adresse. Il cherche le mâle bien réceptif, mû par son sexe plus que par sa tête, proie idéale. Celui-là voudra dominer, détruire l’autre, l’exterminer, l’écraser, l’éliminer, un régal pour Mars, le fluide ophidien, un vrai bonheur de malheurs.
La longue flèche poursuit sa route. Pourquoi toi ? Tu t’es retourné et tu l’as vue à distance, elle avance. Tu vois l’os et le baume. Ton œil ralentit tout.
Mais tu es pétrifié ! Figé. Vers quel organe se dirige-t-elle ? Quel point névralgique l’archère a-t-elle choisi ? Ton œil, ta tempe, ton front ? Tu jauges, tu juges la trajectoire. Non ! Ta cuirasse ! ? Ta cuirasse ! Pourquoi ta cuirasse ? Et à peine a-t-il pensé cela que la flèche se fiche net dans la cuirasse, le faisant reculer sous le choc et même s’agenouiller en arrière. Seule la pointe a percé et l’a égratigné, injectant le baume.
Il saisit la flèche longue qui l’entrave et tente de la dégager. Il tire sur elle mais l’os taillé en forme de harpon est bien entré. Il tire plus fort et son torse pivote. Il voit alors la seconde flèche dans sa pureté rectiligne. Il est sûr que, cette fois, elle frappera un point essentiel et attend la mort immédiate. Mais elle se plante à nouveau dans la cuirasse à hauteur de l’épaule. Doublement handicapé par les deux flèches, il saisit alors son glaive et sectionne les flèches, laissant les bouts restants dans la cuirasse. La troisième flèche est pour son dos, l’archère a dû changer de place. Il ne comprend pas sa tactique, il devrait être mort à l’heure qu’il est. Il titube, il a du mal à se mettre à courir, à vite trouver une protection dans la taïga. Et les flèches arrivent toujours et encore. Flac ! Sur le côté. Flac, région de l’omoplate. Flac ! Les reins. Et toujours la cuirasse. Puis — l’archère a-t-elle tremblé — il hurle, la cuisse gauche, transpercée de part en part. Juste au début de sa course. Il tombe en avant, abîmant son visage dans les troncs de bouleau couchés au sol.
Il se retourne. Elle est là, au-dessus de lui. Il la regarde, grimaçant de douleur. Elle ne porte pas de cuirasse, mais une armure métallique qui cache ses formes féminines. Le heaume enlevé, elle se baisse vers lui, prend à sa ceinture un fort poignard pour l’achever, pense-t-il. Mais, elle continue en fait son œuvre. Elle coupe, déchire, taille dans la cuirasse de l’homme, s’acharne à la mettre en pièce. On sent sa volonté dans la puissance un peu rageuse du geste. Le cuir épais saute, les lanières et les morceaux arrachés tombent au sol. Elle dégage alors sa poitrine d’un coup final. Il attend l’estocade, la lame qui l’éventrera.
Mais non, elle le prend par le bras, le soulève, l’appuie sur son épaule et l’entraîne avec elle. Il boîte, crie, grimace à cause de la jambe abimée. Il se rappelle qu’il a dissimulé dans sa ceinture de tissu une petite lame effilée, il cherche des yeux malgré la douleur les jointures de l’armure, lignes vulnérables. Mais l’armure est bien faite, technique, experte, bien maîtrisée. Elle passe un linge sur son front sale et humide de sueur. Il n’a pas encore compris. Elle veut l’arracher aux griffes de Mars. Ce baume qui enduit la flèche est femelle, bourgeon de peuplier et de cerisier.
Deux natures pour la flèche, instrumentale et femelle, ou guerrière et mâle.
Homme, réfléchis ! Evite la flèche, l’arc et la corde. Jette-les dans la flamme. Ne reprends pas ta cuirasse.
Femme, ôte ton armure, si élaborée soit-elle.
Allez l’un vers l’autre. Unissez-vous. Partagez vos élans. Aimez-vous.
Homme, tu ne domines rien. Protège, comprends, aime cette femme. Garde la. Elle seule possède en elle l’antiMars, l’antidote qui t’empêchera de succomber au dieu printanier qui te guette.
Tu vois cet arc à tes pieds, ce carquois, ces flèches. Fixe les bien de tes yeux et ne les ramasse pas. Laisse les là, au sol, se dégrader lentement, la corde s’effilocher, le bois rouge pourrir, mourir peu à peu, se décomposer, devenir humus ; le suc qui s’en échappera reviendra à la terre, il percolera à travers la matière et rejoindra son magma.
Et sur la peau de la femme, le duvet a frémi.
Son ennemi la caresse.
mot de base : Mars
phase préparatoire et d’écriture : G. Holst, The planets – G. Ligeti – Miles Davis
Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).