Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (5 et 6)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

5. Le plaisir des sens (l’arme sans cible)

Un encensoir est un objet qui donne du sens aux mots que j’écris ce soir. L’encens est le sens que prend le mot. L’encens est donc, en quelque sorte, le combustible de l’écrivain, son essence, ce qui va lui donner son aisance, lui permettre d’avancer dans son intention littéraire.

Laurence, ta présence est mon véritable encens, c’est insensé, mais c’est comme ça. Pour moi, cela tombe sous le sens.

Reste, reste encore, oui encore, ne me laisse pas sans sens !

Sangsue, elle ? Non, car l’écrivain, un homme de l’être, est alors sans son sang, pâle et son effort est vain, sans gain, sans effet. Et puis, pour écrire, il faut une tension, sémantique s’entend. L’acte d’écriture se compose alors de trois phases : en premier, sans encens, la pré-tension suivie de peu de l’entrée en tension (techniquement l’in-tension). Alors tu entres en scène, et en transe saine, j’écris. C’est la seconde phase de détention où l’écrivain est prisonnier de son texte. Les sens s’enchaînent, le sens usuel, puis le sensuel, en toute décence, c’est le bon sens. La phase tierce est l’ex-tension ou détente, le moment où l’attention se relâche, et donc où les sens s’émancipent. L’écrivain est à ce moment moins sensible à l’exactitude du sens ; il ne va plus à l’essentiel.

Il est temps qu’il arrête sa séance.

L’écrivain peut devenir poète, mais s’il revient à la prose, il perd ses vers.

En poésie, cela est un peu différent. Les sens sont des sons.

Ils se sentent bien comme sons.

Heureux d’être un son, le sens crie et c’est l’origine de la langue.

Et pourtant le poème est a priori sans sons, et si nous inversons, les sons ont parfois du sens. Notamment, en fonction du ton du texte, car le ton peut donner un sens en l’absence de sens du mot lui-même.

Ton propre ton et ton sens de la poésie donneront un sens à ces notes éparses, leur trouveront une juste mesure, une portée.

Mais cela suffit-il ? Ne faut-il pas que j’active ma science ? Une bonne séance de science du sens en phase quatre : on recense les sens, on les soumet au sens critique, on cherche les réminiscences, les contresens, le médisances et autres indécences. Et si la phase quatre est réussie, le sens du texte renaît, une véritable renaissance !

Une cinquième phase peut survenir, cela dépend de la sensibilité de l’écrivain, car c’est la phase dite des cinq sens. Le but est de rechercher la destination finale du texte. Pour qui est-il écrit ? L’arme opportune est la connaissance des lecteurs, une connaissance élargie, non pré-ciblée. La connaissance éclectique, l’arme sans cible qui coule sur la joue de l’écrivain, installé à sa table de travail, dans son oriel qui donne sur la rue ancienne du vignoble alsacien.

Mais au fait, dit-elle, avant de partir, cela a quel sens oriel ?

mot de base : sens
phase préparatoire et d’écriture : A. Akbar Khan, Shree Rag – S. Prokoviev, Roméo & Juliette


6. Le temps plié (tempes liées)

I

Le temple est de marbre et il le reste. Les veines du marbre ne battent pas.
Elle arpente les artères de la ville antique et les allées du temple sans toit, seule, au milieu des ruines.
Mais, sous sa tempe, une artère vit, elle bat le rythme du temps. Et lorsqu’elle t’aperçoit, c’est sa tempe qui la trahit : elle s’échauffe en douceur sous les pulsions renouvelées, accélérées.
Tu es l’origine de ce battement, temple vivant, templier du temps actuel.
Tu arpentes aussi ces ruines qu’elle a caressé de son œil mauve, épuisant les formes et l’usure du temps.
Et toi, ta tempe, comment est-elle ? Brûlante.
Elle s’arrête, sans raison apparente, dans l’attente. Tu la regardes.
Qu’a-t-elle détruit ? A-t-elle attaqué ta ville-forte, tes remparts ? Est-ce elle qui a provoqué leur érosion, leur percement, leurs brèches dont t’avertit le signal de ta tempe ! ?
Le soleil rend les dalles brûlantes. Quelle arme ! Quelles larmes ourlent tes yeux. Quelle brillance les provoquent.
Elle avance vers toi et le temps s’arrête, ta tempe est muette, comme de marbre.

II

Les ruines du temple sont loin dans les spasmes du temps. Ensemble, ils arpentent les artères de la grande ville. Les pulsions populaires y tracent et dessinent des réseaux d’appels silencieux qui les traversent. Ouverts, ils ont oublié la rencontre du temple et se laissent emporter par les flots du temps.
Puis, un jour, le temps se replie sur eux, il les enferme, alors ils vivent vite, sans temple et sans temps et leurs tempes battent à rompre, dé-rythmées, intemporalisées, incapables d’aucun signal. Alors ils sous-vivent : leur vie est fast, rien de faste.
La fatigue les envahit. Leurs yeux ne trouvent plus leurs éclats d’autrefois. Une existence matérielle, sans plus. Ils sortent rarement de la grande ville usante, terne et dominante.
Mais, ce dimanche, ils sont en forêt. Les hauts fûts gris des hêtres les dominent. L’air est frais, bon. Il chemine dans leurs poumons, s’infiltrant dans leurs ramifications les plus intimes.
Ils n’ont pas vu arriver la flèche. Seules les tempes ont réagi, mais ils n’ont pas su l’interpréter. Ils prolongent leur promenade, trop près l’un de l’autre, cibles faciles. En fait, ils décompressent de leur vie urbaine, ils expulsent plus qu’ils impulsent.
Bois arraché au cœur du torse par la flèche vagabonde et douleur ! D’où leur étonnement lorsque la flèche les pénètre.

III

Ils tombent au sol, sur le lit de feuilles mortes.
Ils sentent la terre et la fine odeur de tabac du matelas de feuilles.
Ils regardent les troncs gris s’élever comme les colonnes d’un temple naturel.
Tempe, tu réagis à nouveau. Tu bats le temps, tu le déplies, tu le caresses.
Temple, tu n’es pas de marbre, la sève inonde tes troncs au rythme paisible de la forêt.
Temps, tu leur rends leur vie et t’effaçant, ils se souviennent. Les dalles brûlantes de Delphes. Ces appels croisés et compris. L’éclat des premiers instants, des premiers contacts. La douceur.
Ils se relèvent. Ils ont décidé, ils quitteront la grande ville vile. Vite. La ville-ogre, ogre de leur temps, de leurs moments, de leurs instants, de leurs complicités. La ville qui les cuirasse à nouveau, les enfermant dans une coque dure, une gangue étanche qui s’immisce aussi entre eux. Ils chercheront ailleurs, un ailleurs où les flèches les perceront ensemble chaque jour, chaque soir, presque à chaque heure, sans heurts,
et la tempe qui écrase en frappant le sang sur sa paroi saura à nouveau rythmer leur amour.

mot de base : tempe
phase préparatoire et d’écriture : S. Prokoviev, Roméo & Juliette

à suivre


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *