Archives de catégorie : Genre

Francesco Pittau • Un jour à la mer

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Marianne avait toujours prétendu ne pas savoir nager, et là, il la voyait pousser sa brasse (sans allure, il est vrai) dans l’eau transparente et verdâtre par endroits à cause de la végétation qui couvrait le fond près du rivage. La plage était étroite, constituée de petits galets et d’un gros sable gris ; on y accédait par un sentier en pente, large comme un pas, qui sinuait entre des pierres et des touffes d’herbes solides et minérales— d’énormes rochers lisses étaient fichés un peu partout, comme après une explosion.

José s’était laissé convaincre. Marianne aimait la chaleur, les longues heures baignées par l’air poisseux, les siestes interminables et les silences ; vers dix heures du matin, ils avaient quitté l’hôtel situé à deux kilomètres de la côte— un panier bourré de petites bouteilles d’eau, de tranches de pain, de tomates allongées comme des courgettes, de fromage de chèvre et de quelques pêches, posé sur le siège arrière de la voiture.

Tout cela avait été préparé par la patronne de l’hôtel, qui leur avait dit dans un mauvais français qu’ils ne seraient pas déçus par la plage, même si elle n’était pas de sable fin. En plus, elle était toute proche de l’hôtel. Ils auraient vite fait de rentrer lorsqu’ils en auraient assez. Ils avaient choisi cet hôtel pour ces raisons : son isolement dans les collines, et sa proximité avec la mer— afin que Marianne puisse profiter à l’occasion de la plage. Les premiers jours, José avait réussi à tenir un programme serré de visites diverses : petites églises à moitié effondrées, chicots de temples gréco-romains et même une fromagerie artisanale tenue par un vieil homme qui sentait la sueur et la crasse. La région était pauvre en lieux à prospecter : on y rencontrait surtout des combes désertes, des roches basaltiques et des terres rouges qui faisaient mal aux yeux quand le soleil était à son zénith. Marianne avait feint de s’intéresser aux visites de José, mais il n’avait pas été dupe. Surtout qu’elle ne cessait de répéter qu’il faisait une chaleur à se foutre à l’eau tout habillée. Pour toute réponse, José lui souriait doucement, comme il aurait souri à une fillette ; elle lui souriait en retour, secouant sa chevelure rousse coupée au carré.

Après avoir épuisé son réservoir de visites, José ne voulut plus sortir de l’hôtel pendant deux jours, prétextant que la canicule le terrassait, et il passa ces deux jours à lire quelques pages d’un livre sans intérêt, et à sommeiller dans la cour de l’hôtel, sous un parasol vert et blanc. Marianne avait grogné que l’inactivité à l’hôtel lui pesait. “Si c’est pour rester allongée à ne rien faire, j’aime autant le faire au bord de l’eau.” José avait dit qu’il la comprenait mais il n’avait pas réagi avant le lendemain.

« Je vais demander qu’on nous prépare un panier-repas… et on ira à la plage toute la journée… »

 

*
 

Il sentait le soleil sur ses épaules nues ; il avait ôté sa chemise à manches courtes— gardant ses pantalons beiges et ses espadrilles bleu foncé. Assis sur un rocher plat, il se laissait ensommeiller par la touffeur et le remuement régulier de la mer ; de temps en temps, quelques vagues brisaient le rythme, accouraient depuis l’horizon, s’enroulaient puis venaient se déployer et s’éparpiller sur le gros sable gris ; de rares oiseaux glissaient dans le ciel vide de tout nuage ; très haut, un point scintillant était passé et une sorte de vibration était parvenue jusqu’aux oreilles de José, quand le point scintillant avait déjà disparu.

« Jo ! »

Marianne, de l’eau jusqu’aux lèvres, agitait un bras dans sa direction tandis que de l’autre elle se maintenait maladroitement à flots. Il agita une main en réponse. “On dirait un veau marin…” pensa-t-il. Il n’avait aucune idée de ce qu’était un veau marin mais ça lui était venu d’un coup à l’esprit. Il regarda Marianne qui s’était remise à patauger, à grands battements de pieds, comme si elle voulait faire écumer toute l’eau de la mer.
Il ferma les yeux. La chaleur était raide. Le panier-repas attirait quelques mouches bleues qu’il éloigna de la main, visant au hasard. L’air était figé.

« Joooo ! »

Marianne s’était éloignée du rivage d’une dizaine de mètres ; comme tout à l’heure, elle s’était tournée vers José et lui faisait un signe de la main. Il répondit cette fois par un mouvement de la tête et un sourire qu’elle ne dut pas voir. Elle était trop loin. De toute façon, elle s’était de nouveau tournée dans la direction du large et s’était remise à nager.
Exaspéré par la chaleur, José plongea la main droite dans le panier-repas et en tira une pêche dans laquelle aussitôt il mordit à pleine bouche, sans l’avoir pelée. La chair fondait, il la déglutissait, puis recrachait la peau velue qui se coinçait entre ses dents. Deux ou trois guêpes s’ajoutèrent aux mouches. Elles dérivèrent lentement autour des fragments de peau de pêche, se posèrent dessus brièvement puis repartirent, alertées par un invisible danger, avant de revenir se poser.

José les contemplait, de plus en plus envahi par une torpeur irrésistible. Il était en sueur ; les guêpes et les mouches grouillaient sur la peau de pêche. De très loin, il entendit qu’on l’appelait. Il releva la tête. Marianne n’était plus qu’un point roussâtre sur l’eau, un point perdu parmi les paillettes qui palpitaient comme de minuscules volets. Le bras de Marianne devait probablement se balancer de gauche à droite, pour le saluer, mais il n’en perçut qu’un trait clair et fugace.

A l’aide de sa chemise roulée en boule, il se tamponna sous les aisselles, puis il s’épongea le visage, et sa propre odeur lui sauta au nez avec la violence d’un coup de poing.

 

Anna de Sandre • Une fissure, comme dans un mur

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Ce qu’il manquait à Samuel « Os-de-seiche », c’était la putain d’idée qui lui permettrait de garder la main sur les fesses de la grande Lulu.

« T’as plutôt intérêt à nous sortir de ce piège », qu’elle lui avait dit, et depuis, le cauchemar d’une bulle de chewing-gum monstrueuse dans laquelle il hurlait en vain lui prenait le peu d’espace disponible qu’il aurait pu utiliser pour réfléchir à tout ce qu’ils venaient de vivre.

Il restait trois jours avant la visite des hommes de Berdoues. Trois jours, et la peinture qui tenait les murs de sa case ne lui inspirait rien. Il contemplait cette surface lisse dans un hébètement qui le reposait jusqu’à ce qu’une des lézardes s’impose dans son champ de vision, celle qu’il avait laissée courir, comme cette femme qui allait bientôt foutre le camp (et il se savait incapable de la supplier de tenir encore un peu), avec le canari aphone et la Takamine pour gaucher à pan coupé dont elle avait joué mieux que lui à la soirée des ouvriers chez Berdoues.

Rien, donc, à part la sensation d’une fuite de sable par les jambes de son pantalon, et cela suffisait pour qu’il comprenne qu’il avait eu une vie immobile.

 

© Anna de Sandre, 2013.

Anna de Sandre • Après le chemin

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Un glacis de quatre nuits troue les orties que je frôle en dévalant le chemin des Vieux Lavoirs. Des églantiers ensevelis évoquent les formes de gros pénitents blancs, et les gratte-culs rouges à point noir qui s’en échappent me regardent avec mépris. Mille yeux sévères, mais ce n’est pas ce qui hâte mon pas. Je lève haut les jambes et mes traces sont des trous moyennement profonds, assez en tout cas pour que la neige entre par le haut de mes bottes et gèle mes mollets puis le dessous de mes talons. J’aurais pu y glisser des feuilles de journal roulées. J’aurais pu aussi m’habiller sous le manteau que j’ai jeté à la hâte sur mon pyjama. Mon cœur va péter et ce n’est pas à cause des bouffées glacées que j’avale en courant presque. Je ne prends pas le temps de souffler longuement et je masse la douleur qui démarre ses coups de lance du côté droit. Des geais et des mésanges trifouillent sous les buissons et un petit tas blanc surmonte leur bec, comme une mousse autour des lèvres d’un gourmand sauf qu’ils n’ont pas de quoi manger. Et ça m’est égal. Je me fiche de ces piafs et de ce mime de Barnum, des gens que je croise et qu’étonne mon accoutrement quand hier encore je leur souriais dans une tenue sobre et impeccable. Du désordre des voitures sur le parking de la supérette, des plantes malingres étalées devant le magasin du père Laforgue qui fermera ses portes dans quelques jours, et des papiers gras et des canettes jetés cette nuit par les jeunes cons désœuvrés du lycée Fournier contre le mur des maisons – qui abritent des vies qui peuvent crever sans qu’aujourd’hui cela m’inquiète ou me soulage -.

Je connais ce chemin et puis après le virage à gauche. Je ne salue pas les Humbert. Mon élan tête baissée les intrigue et ils jaseront avec le buraliste après la promenade du chien et l’accompagnement de leur fils à l’école. C’est la loi de Murphy et je la laisse me plier les épaules et frapper mon ventre au creux de ma trouille. Le village s’éveille en couche-tard après les fêtes qui ont martelé son pavé et sali les trottoirs devant ses porches, et pourtant ce matin ils semblent s’être tous donné rendez-vous sur mon chemin, celui qui me paraît à présent interminable alors que je ne l’ai jamais descendu à cette vitesse auparavant, alors que j’ai horreur de marcher vite et que la dernière fois que je me suis pressée, j’étais dans une ancienne décennie et accoutrée autrement.

Je tourne à droite et m’éloigne des trajets familiers pour arriver sur le territoire de Geneviève Lucas. Le portail est ouvert, bloqué par la neige, et c’est moi qui imprime les premières empreintes jusqu’à son perron. Je gravis cinq marches (je ne sais pas pourquoi je les compte), et je sonne un coup bref même si je n’ai pas peur de la réveiller. Pourquoi est-ce que je ne suis pas hors d’haleine ?

Un autre coup prolongé et je colle ma bouche ouverte sur le bois gelé, je frappe les mains à plat à hauteur de mon visage et je crois que c’est moi qui commence à hurler — mais qu’elle ferme sa gueule, c’est qui cette hystérique ? (Je n’ai pas reconnu mes propres hurlements).

C’est toi qui a répondu : « entre ! » et j’attrape une poignée grosse et ronde. Je la serre à blanchir mes jointures. Je n’ai pas le temps de la tourner, un haut-le-cœur me précipite en bas de l’escalier.
Je ne peux pas franchir le seuil de ton nouveau chez-toi.

 

© Anna de Sandre, 2013.

Lucie Taïeb • Au lit avec Mayröcker

Lucie Taïeb

Lucie Taïeb écrit et traduit.
Textes en revues : remue.net, l’intranquille, retors.net, aka
Ouvrages : Groite et dauche, anthologie du poète autrichien Ernst Jandl en 2011 à l’Atelier de l’Agneau ; Tout aura brûlé, en 2013 aux Inaperçus

 

Il est souvent tard lorsque je commence à traduire. Lorsque la journée est finie, avec ses multiples exigences. Le plus souvent je me mets au lit avec mon ordinateur, et avec le livre que je traduis depuis plus d’un an désormais : ich sitze nur GRAUSAM da, de Friederike Mayröcker. C’est la troisième ou quatrième partie du jour qui commence, et elle s’intitule : « au lit avec Mayröcker ».

Le travail de traduction commence avec les yeux. Quelques pages lues, puis défrichage lexical, car l’allemand de Friederike Mayröcker est particulièrement recherché, avec des noms de fleurs à foison (tussilage, fougères arborescentes, scabieuses, digitales, glaïeuls, iris, myosotis, bourrache, pensées). Avec les yeux et avec la main (droite), qui souligne annote, flèche. Une fois le passage lu plusieurs fois, les mots manquants trouvés, je traduis un peu dans ma tête. Et à un moment donné, je m’y mets, je prends le texte et le passe en français.

Quelques jours, parfois quelques semaines plus tard, ce même passage, je le traduis avec la bouche. Je le lis à voix haute, je l’écoute, je le passe dans mon souffle, j’entends alors ce que je n’entendais pas avant. J’imprime, je supprime, je réécris. Et relis. Et réécoute. Et relis encore. Il reste toujours des choses en suspens. Je les garde pour plus tard. Je n’ai pas vraiment envie de finir, même s’il le faut.

Tout cela, c’est ma routine.

Je ne suis pas du genre exclusive. Si je gagnais ma vie en traduisant, je pourrais probablement traduire autre chose que la très belle et extraordinaire prose de Friederike Mayröcker. Mais je ne traduirais pas au lit. Il y a là une intimité, et, pour dire les choses simplement (comme elles sont) : un amour. J’aime l’écriture de Friederike Mayröcker. Ernst Jandl, que j’ai traduit avant elle, m’a occupée des après-midis entières, à chercher en français des équivalents acceptables pour ses mille déplacements et jeux sonores. Mais Mayröcker, c’est une rencontre.

Quelques semaines après avoir commencé à traduire, j’ai fait un rêve de fleurs. J’ai vu en rêve ce que Mayröcker avait vu elle-même avant de le décrire. Et dans mon rêve je me suis dit : je vais prendre ce massif de fleurs en photo, ainsi je traduirai, le livre à ma gauche, la photo à ma droite, et, regardant tantôt l’un, tantôt l’autre, je déroulerai au milieu le texte français.

La photo est toujours manquante, naturellement, mais quel rêve merveilleux.
Lorsque j’ai fini de travailler à traduire Mayröcker, ou un peu avant de commencer à m’y mettre, ou parfois pendant, j’écris pour moi. J’écris avec mes mains, avec mes yeux, avec ma bouche. J’écris avec Mayröcker, car j’écris avec ceux que j’aime. J’écris, surtout, délivrée du poids du doute, de la question de la valeur, du souci de la reconnaissance. En compagnie de cette femme très âgée (et de quelques autres) qui voue véritablement sa vie à l’écriture, dans son appartement de Vienne, se lève tous les jours à quatre heures du matin, et dans une sorte d’accès ou d’extase, passe les toutes premières heures du jour à écrire.

notre lit est notre bureau, dis-je, c’est ici qu’on dort qu’on écrit
(extrait de CRUELLEMENT là, traduction en cours, à paraître en 2014 à l’Atelier de l’Agneau)


© — 2013, Lucie Taïeb

Anna de Sandre • Un parfum de vieux

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.


Un visage terminé par un menton pointu mais avec un rond plat lui donnant l’air presque carré, ça ferait bien son affaire. Une simple épaisseur de chair qui viendrait contrarier le tracé droit dans la mousse à raser. Une petite gueule vallonnée tout en bas et pourquoi pas compliquée d’une fossette virile comme chez ces enfoirés de mâles Douglas.

Le fragment de miroir ne reflète pas l’ensemble de sa figure mais le front, les yeux et la bouche, il peut les voir. D’ailleurs il les regarde et ça ne lui pose pas de problème. C’est quand il arrive au menton qu’il se mettrait presque à pleurer.

Salut, Hepburn ! lui a lancé la vieille Chang-O l’autre soir au réfectoire, et tout le groupe a ri. Il reste un petit cercle de poils sous le lobe gauche, et aussi dans son cou. A son âge il arrive encore à faire ces gestes intimes et contraignants. C’est une sorte de victoire désagréable qui le maintient dans le clan des autonomes, lui prend un temps infini – luxe qu’il s’offre malgré la douleur dans ses mains –, repousse l’échéance du troisième étage où il n’ira pas, et pour tout dire lui rappelle les années du bleu, du vert et du métal, sa tenue d’ouvrier, le Puy de Dôme et l’usine de ferronnerie où il a failli trépasser (la barbe coincée dans la machine, sauvé d’un geste prompt avec les ciseaux de son multi-lames suisse).

La vieille Chang-O, (que Saint Antoine retrouve son éventail en ivoire), jamais elle ne voudra faire entrer dans sa chambre à l’insu du personnel un homme anguleux et sans poils autour de la bouche. C’est comme ça, et elle lui a déjà dit de faire plutôt ses avances à cette guenon de Marguerite.

Jean apaise le feu du rasoir avec une pierre d’alun humide et claque son cou deux fois, paume ouverte, à gauche puis à droite, pour s’imprégner d’une eau orientale cendrée, aux notes camphrées.

Le cabinet de toilette et la chambre ne sentent plus le médicament et la Javel. Chang-O va le rejoindre, c’est sûr, et baiser ses lèvres avant de descendre le prendre dans sa bouche. Demain il rentrera à la maison avec elle. Demain, enfin disons… après-demain ou le jour encore d’après, Seigneur s’il te plaît, j’ai tout mon temps, je suis patient, le jour que Tu veux, nous serons déjà chez moi.

Dans le sillage du parfum il s’étend sur le lit, et quand il pose les mains sur ses yeux, l’éventail de Chang-O ne traîne plus dans une ornière à la sortie d’un ancien camp. Quand il les place le long de son corps, son fils est un bon petit et s’occupe bien de lui. Quand sa respiration devient régulière, il a survécu à l’incendie de l’usine.


© Anna de Sandre, 2013.

Anna de Sandre • L’ombre a tourné

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

J’ai du mal à décrire ce moment où William Cosne a décidé de ne plus venir nous voir. Je visualise à peine le gros insecte noir à cause du soleil d’automne rasant le mur derrière son visage tourné. Et puis, la trace laissée sur le crépi après le bruit sec et mou de son espadrille était légère, pourquoi ne pas dire que c’était tout autre chose : le ricochet d’un caillou de l’allée après une marche arrière un peu brusque, l’empreinte d’une vieille pluie, ou pourquoi pas le choc d’une balle de caoutchouc noire, lancée avec force et précision ?

J’ai servi à nouveau à la tablée des verres d’antésite et de Jurançon, et le beau-père riait toujours, jambes écartées et tapant sur ses cuisses, Madeleine voulait absolument aider au service et ne servait à rien, accablée par la chaleur et les descentes remarquées de son mari, mon frère faisait semblant de lire le mode d’emploi d’un nouveau jouet pour sa fille, et les chats toléraient le chien de Belle-maman en le tenant à distance raisonnable, l’un couché de tout son long près de la table du jardin, et l’autre sur le rebord de la fenêtre, prêt à lui sauter au garrot en cas de rapprochement indécent des reliefs de l’assiette de charcuterie.

J’ai remercié William pour son « courage » mais il savait que les insectes ne m’indisposaient pas. Je crois que c’est là que j’ai su – les pieds nus dans l’herbe brûlée par l’été et lourde des excuses que je ne lui ferai pas –, qu’il n’exposera plus au village ni ses toiles ni ses manques de force et d’appétit. Deux, trois, quatre jours passeront, remplis des gestes qui vous paraissent quotidiens quand je les exécute avec peine, et donc vides comme des sacs à pain et des corbeilles à linge exposés dans une boutique « pour la maison ».

Puis, ce sera un silence plus insistant de l’autre côté de sa porte qui me donnera l’alerte. Je m’étonnerai de ne pas avoir entendu le bruit du portail et je trouverai probablement les clefs de sa voiture sous le pot fendu de l’aloès (il sait que je passe bientôt mon permis de conduire).

Je regarde la ligne de son dos et de sa nuque tranchée par son tee-shirt rouge et je serre les poings. Je ne sais pas retenir, empêcher ou forcer, mais je sais que les proches cessent de l’être avec de la volonté et le retour des lundis.

L’ombre a tourné, et les invités miment le contenu d’une conversation vulgaire et stérile. L’horizon bouché par les toits sera demain à la même place… Moi aussi, probablement.


© Anna de Sandre, 2013.

Jian • Contrespaces (de la rémanence) (7, et dernier) • fr. 31-34

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

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31)

Nous n’avons surtout pas besoin de plus d’ « esprit » ou d’un « nouvel esprit ». Mais la révolution est en-corps spirituelle : si nous re-trouvons le sens de « souffle » : inspiration et expiration. Re-plonger dans la mouvance des spires ou la motilité brute. C’est une question de respiration, en son sens le plus terre-à-terre. Notre esprit charnel prend sa source dans la re-spiration, dans le mouvement de libération des possibles, et identifié à l’imagination en tant que souffle de l’esprit. L’inspiration de l’esprit doit tout à ce à quoi il aspire.

Ce souffle peut déboucher sur des opérations de langage : décliner chaque nom selon les flexions, inflexions et réflexions qui monstrent les innombrables fluctuations de la chose (or, tomate, taupe, homme,…) et son écueil mortifère lorsqu’elle se mure en Objet, dont la trajectivité éco-techno-symbolique est déniée.


32)

Nous sortons du schème sacrificiel qui préside les mobilisation infinies, qu’elles se veulent « révolutionnaires » ou « conservatrices » (et leurs conjonctions plus ou moins oxymoriques). Manière reposant sur la projection de tout ce qui devient sur un seul et même axe vertical : sèche antithèse disjoignant un ciel valorisé et une terre abjectée.


33)

A l’ère du biopouvoir et de la privatisation des existences, il ne s’agit plus tant de ré-sister, que de con-sister. Respirer au politique présent. Conspirer de puissance.


34)

La raréfaction de tensions ré-volutionnaires, de re-tour vers l’avant du cycle initiatique est un désastre, non pas moral ou politique, mais hétérologique. Le cycle n’est pas le contraire de l’invention (invenire : venir vers, venir à, venir dans : advenir au monde en l’inventant). Le temps du venir n’est pas l’opposé du temps cyclique, sauf là où les êtres sont expulsés de leur situation vivante, chassés de leur terre, privés de leur ciel et rendus étrangers à leur humus, à l’humble et fulgurante puissance du vivre. Nous pouvons le chantier.


*

Etirer sa fin par-delà l’histoire, se retirer dans cet espace désormais ouvert de la fin qui commence, puisque le post- semble à nouveau un pré-, l’après une sorte d’avent

(aventus : « l’arrivée, la venue », en tant qu’elle est « désirée, espérée, attendue »)

Ou alors, rien ne résiste à la destruction.

Et de cela, c’est le silence qui parle.

A nous de le porter, de le montrer, de le chanter : matérialiser les rémanences dans les contrespaces
Imminence. Incantation qui fait lever un monde. Et chaque aujourd’oui du jadis lance l’offrande et l’occasion d’espacer le temps : de décider en quoi ce n’est plus le temps, mais notre temps.

Nous regardons vers le large, vers le Pontos (d’où vient aussi le mot « pont ») enfant de Gaïa, « avant » Chronos. Les problèmes (re)commencent à se poser, existentiellement, ici sur la Terre, cette merveille.

Ralentis camarade, le vieux monde est en toi.


*

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*

« Tu devras construire le passage, c’est dans la ruine du reflet que tu le découvriras, dans la ruine des eaux déjà impropres à porter l’idée des navires.(…) C’est dans la ruine du reflet que tu dissimuleras la dernière balise. C’est dans la dernière balise que tu feras mine de flotter, car il faudra continuer à feindre. » A.Volodine


Antonio Werli • Entrer en matière

Dans l’accompagnement de la traduction du léviathan et chef d’œuvre ‘Horcynus Orca’ de Stefano d’Arrigo, qu’il a entreprise avec Monique Baccelli, Antonio Werli, que nous remercions, nous livre ce texte.

soleil

J’arrive aux abords de cette masse d’eau immense, étendue pourtant ramassée ~ brevità di quel passo di mare ~, devant moi, qui sépare les deux rivages de Charybde et Scylla, de la Sicile et de la Calabre. C’est le soir, disons un soir d’octobre tout juste d’après-guerre ~ che era il quattro di ottobre del millenovecentoquarantatre ~, la lumière du soleil s’efface au profit d’une nuit qui dévore minutieusement les reflets saillant de toutes choses, rochers, crêtes, arbres isolés, et dans le pavé d’ombre qui grandit devant moi, se découpe la grande forme qui est le terme du voyage et doit se situer à deux ou trois kilomètres à vol d’oiseau ~ varco aperto fra le due sponde ~, et un peu plus loin les petites, apparaissant estompées comme des grands corps échoués de cétacés ~ carcasse di balene cadute in bonaccia. Le soleil finissant m’apparaît dans toute sa majesté, en levant les yeux au ponant, c’est la première chose que je vois, la disparition de l’astre diurne ~ il sole tramontò ~ qui s’engouffre dans les creux du relief que dessinent les îles sur l’horizon de la mer. Je pense que le couchant mot soleil, il sole, n’est rien d’autre qu’une manière d’indiquer la direction du mot caché îles, isole


courant

La mer, étale depuis le départ il y a quatre jours ~ dalla partenza da Napoli ~, n’a eu de mouvement que l’ondoiement de sa couche superficielle. À l’œil, les brises n’ont fait que peigner la chevelure lisse de sa masse, mais à présent que je me trouve au bord même du canal de Messine, je vois qu’elle commence à s’ébouriffer tout doucement, comme un fauve qui s’éveillerait et serait attisée par le tiède sirocco ~ aveva cominciato sotto sotto ad allionirsi ~, qui combiné aux courants si particuliers du détroit, fabriquent des remous et des bouillons ~ simili a gigantesche murene ~ impossibles à supposer quelques kilomètres plus au nord. La mer paraît devant mes yeux se mélanger, s’intriquer en elle-même, se contorsionner et se retordre ~ nel farsi da mare rema ~ comme pour signifier qu’une nouvelle chose approche, une transformation survient, qu’à l’intérieur de l’opacité liquide se cristallise toute une complexité de courants et de remuements, et qu’un discours est comme prêt à surgir. Je pense que le remuant mot mer, mare, n’est rien d’autre qu’une manière d’indiquer les remous du mot rhème, rema


nuage

Dans les eaux comme dans les cieux, les formes avancent dans un instant changeant, très bref. Je relève à nouveau les yeux, et je voix l’ombre violacée de la fin du jour, que les réverbérations marines redessinent en aquarelle naturaliste ~ sembrava una grande troffa di buganvillea ~ transformant brume et accumulations vaporeuses en lourds amalgames floconneux ~ nuvolaglie fumose ~ qui sont sur le point de dégringoler des massifs, des éperons, des rocailles depuis les deux rivages, comme des pensées ou des évocations venues de loin et d’à-côté, qui viendraient nourrir la béance du Détroit. Malgré les dernières barbailles luminescentes qui persistent dans l’atmosphère, la nuit surgit d’un coup, délayant du même coup de son noir d’encre les îles, les remous et les nuages ~ come ci dilagasse dentro col suo nero inchiostro ~, comme pour fermer de force mes paupières. Je pense que cette nuageaille noire, nuvolaglia nera, n’est rien d’autre que l’ombre manifeste des récits séculaires qui hantent cette mer illimitée…


espadon

Droit devant, tout au bord du promontoire, une silhouette isolée, c’est ’Ndrja, est penchée au-dessus des eaux ~ s’affacciò sul mare ~, qui semble sur le point de s’immerger non dans la mer de vagues mais dans la mer de ses souvenirs. De loin, on dirait l’un de ces gros poissons ~ snelli di vita, delicati ed eleganti per natura ~ qui sur un navire de pêche, remue d’un geste engourdi par une nostalgie enfouie aux profondeurs d’un temps à jamais perdu ~ come una volta ~ lorsqu’il entrevoit du coin de l’œil la portion d’eau d’où il a été retiré. On dirait que la nuit doublement ténébreuse ~ per oscuramento di guerra e difetto di luna ~ n’a jamais été aussi propice à la remembrance. Je vois son regard invoquer des scènes passées, des scènes où les pêcheurs se bataillent l’espadon agonisant, à coups de chapeaux, de cris et de gesticulations ~ sbracciamento o scappellamento ~, et se rappeler comme il devrait être simple de passer ce court mille marin qui lui reste à faire pour rentrer chez lui, à Charybde ~ Cariddi… visavì con Scilla. Ni l’absence de lune, ni l’absence de barque, ni l’absence de pêcheurs ne semble réellement l’accabler, alors que tout est présage ~ avvisaglia ~ d’une calamiteuse fin de voyage. Je pense que le mot espadon, spada, ne vise rien d’autre que planter le soulagement du mot épée, spada, sur son rivage natal…


mer

Deux vaguelettes, deux ondulations parmi mille ~ quello sventolio flacco flacco dell’onda grigia ~ ont passé devant mes yeux comme un feuillet déplié d’un livre démesuré. Ensuite, ’Ndrja Cambria ~ nocchiero semplice della fu regia Marina ~, marin tel Ulysse de retour après l’errance, tel Achab courant l’océan en quête de lui-même, tel Gilliat qu’aucun écueil ne retient, abandonne le promontoire nocturne et rejoint la marine, certainement avant de traverser. Je pense que cette brève fin de voyage n’est qu’un long commencement, qu’une simple ligne démarque ~ sulla linea dei due mari. Alors, je défais mes lacets et je déboutonne ma chemise, j’ôte chaussures et vêtements, et je plonge aveuglément ~ un salto solo ~ dans les deux-mers de Charybde et Scylla, dans l’épaisse immensité des récits, souvenirs, pensées et paroles de ’Ndrja, dans le faisceau des pages innombrables qu’embrasse Horcynus Orca, et mes traces comme les siennes sont englouties par l’écume rampante, entières englouties, disparaissant dedans, au-dedans là où la mer est mer ~ dentro, piu dentro dove il mare è mare.


Anna de Sandre • L’essayage

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

C’était à la fois étrange et reposant de glisser dans ses vêtements, de les essayer un à un en remontant le décolleté d’un col en V sur mes seins trop gros ou en tournant une jupe un peu flottante à ma taille. Ses chaussures étaient entassées sans distinction dans un sac poubelle. Je chaussais deux pointures au-dessus mais ne souhaitais pas les donner à quiconque.

Un peu de givre sur la fenêtre durcissait avec la fin de la journée et ma respiration sortait en volutes dans la chambre comme d’une opportune cigarette. Les radiateurs éteints depuis ces jours derniers ne m’indisposaient pas. La succession des essayages laissait même une fine sueur sur le haut de mon corps qui alourdissait l’odeur de mon parfum. J’enchaînais les gestes devant les glaces de l’armoire avec rapidité, non pas à la sauvette mais sous l’impulsion d’une frénésie. Je n’attendais rien de mon reflet qui renvoyait mon image affublée de ses fringues. Juste mon sourire dont je ne savais plus s’il était victorieux ou gêné, un peu des deux je crois, en remarquant les moitiés de son lit que je partageais en me tenant debout trois pas devant. J’avais baisé sur sa couette en satin avec un voisin qui n’en demandait pas tant après m’avoir aidée à porter quelques-uns de ses meubles à la déchetterie. Je n’avais pas osé aller jusqu’à ouvrir sa couche pour me tordre et hurler dans ses draps inchangés depuis qu’on l’avait enlevée.

C’était la semaine précédente seulement et j’avais l’impression de rouvrir sa chambre après avoir vécu une longue vie loin de son appartement, ailleurs que dans cette ville où j’avais enchaîné des jobs lamentables pour l’entretenir et lui payer ses putains de médicaments.

Son téléphone bleu, assorti au monochrome de la chambre, prenait la poussière. Elle fut la seule à s’en servir, rarement. En entrant ici, on faisait rapidement le tour de ses possessions, de ses propriétés. Un territoire petit et mal entretenu qu’elle quittait à regret, pressée par tout ce qui pour elle était une obligation. La décence lui interdisait tout juste le pot de chambre et la toilette de chat, et je la croisais quelquefois dans ses peignoirs et ses robes de chambre. Rarement vêtue pour sortir. J’étais sa meilleure domestique et j’expédiais ses affaires courantes sans jamais faillir : j’avais trop peur d’en mourir.

Les cloches de Ste Bénigne sonnèrent l’heure. J’adressai un adieu muet au téléphone, au lit et aux miroirs qui me montraient dans son manteau-redingote favori d’un agréable vert bouteille, je humai un reste de son parfum à l’ylang-ylang accroché sur son pull à col-boule en cachemire gris perle et je sortis de mon sac à main un échantillon de bois de cade pur jus que j’ouvris et répandis par frottements sur le chambranle de sa porte. Il chasse les sorcières à tous coups et je ne souhaitais pas qu’elle me jouât un nouveau tour, même à présent que je l’avais vaincue.

L’oncle Jacques, impatient de se recueillir une énième fois au pied de son lit, apparut dans l’embrasure.

L’effroi lisible sur son visage fut une nouvelle victoire.


Jian • Contrespaces (de la rémanence) (6) • fr. 27-30

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

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26)

Nous avons à élaborer des fictions surrectionnelles, des figurations d’exception. Les fictions sont encore trop souvent opposées à ce qui serait la réalité. Or, le sens de fictum, fingere  ne renvoie pas au faux, ni au faux-semblant propre au « mentir-vrai » mais à la nécessité pour « ce qui arrive » de venir d’un arrière-fond sensible où le temps n’est pas clairement marqué, daté, déterminé, mélangé qu’il est encore à la matière ou à la chair du monde dans ses textures, son grain, ses pulsations.

Un temps de la fin : un empirisme radical, du groupe (James) ou de la multiplicité (Deleuze), vers une « anarchie couronnée » qui renoue avec l’illusion fabulatrice et crée de nouveaux rapports infraphysiques.

Une péri/ode anatomique, un épis/ode anastrophique qui revient inexorablement d’où tout part mais qui, par force centrifuge, capte les forces périphériques et les rends, en les piratant.

Ni cathédrales renaissantes, ni champ de ruine ou morcellement allégorique, voici un appel à composer.

De fait, c’est apprendre à devenir contemporains.


27)

Prendre le contre-pied du temps hystérique, contrefaire l’histoire dans un hors-temps qui la dépossède d’elle-même, créer un contre-temps bien plus qu’un contre-courant, qui aille à contre-sens de sa force aveugle, de sa mobilisation infinie.

Temportalité mythique plus qu’historique, grande dérive et interminable déroute de notre transhumanité.

*Temportalité archéologique dont le jaillissement se mêle à celle des grands hominidés dont nous sommes les contemporains à l’échelle de l’histoire dé-mesurée, à côté de laquelle « la nôtre », l’Histoire, ne signifie pratiquement rien.

*Temportalité géologique, chtonienne et tellurique qui nous ébranle depuis des temps immémoriaux, bien avant que le temps dit humain ne s’en mêle. L’intrusion de Gaïa.

*Temportalité post-exotique, sinon onirique ou chamanique. L’Autre et l’Ailleurs ne constitue plus un « exotisme » qui puisse alimenter nos désirs et espoirs, mais re-présentent la source de mutations du trajet où l’altération échappe dorénavant à toute identité fixe : errante ou erratique, vaste steppe ou jungle labyrinthique dans lesquelles le temps lui-même se perd, tombant dans son propre gouffre sous le poids de sa densité, comme les astronomes prétendent qu’un jour l’Univers entier s’effondrer sous son propre poids.

Temps de la « fin sans fin », temps d’après qu’aucune histoire ne peut décrire dans la mesure où elle ne s’excrit jamais en faits, mais en fiction, en souffles, en façonnements d’êtres de devenirs, en fabrications de sens et de formes que nous pouvons voir et faire voir, sentir et faire sentir, cultiver en commun, tout contre l’im-monde.


28)

Ces pulsations temporelles dessinent le contrespace d’après, où battent les organes vitaux de la longue durée,
de la calme endurance, du… durable (sic).

Le contrespace se sous-vient des animaux
que nous suivons et qui nous habitent
(ainsi du végétal, de l’unicellulaire, de la « soupe primitive »,… jusqu’aux ressources mythiques), traversant la chronologique dévorante de mondes.

L’histoire- si nous pouvons prendre ce terme en dehors de sa détermination métaphysique et donc historique- ne relève plus ainsi de la question du Temps grammatique (ni de celle de la succession ou de la causalité) mais de celle de la communauté ou de l’être-en-commun. Communauté inavouable parce que trop nombreuses mais aussi parce qu’elle ne se connaît pas elle-même.

Une autre cartographie que celle qui préside aux géopolitiques du temps, une autre stratégie du lieu à occuper et à libérer du même coup, que celle des territoires partout colonisés et toujours clôturés de notre humanimalité, une autre manière d’avoir lieu sans le conquérir ni le posséder.

Non plus le lieu-support, le lieu-socle, ou le lieu-sol, ni non plus le lieu-niche, le lieu-nid, le lieu-abri, le lieu-refuge, non. Nous à la limite, au seuil, sur les contours et les pourtours, en équilibres sur les limes (non pas uniquement bordure ou triste limite, mais aussi chemin de traverse, piste et sentier).

Jamais en lieu sûr, mais dans l’obscurité première, d’avant la séparation de l’ombre et de la lumière, du jour et de la nuit, dans la désobéissance du monde, des frontières qui séparent le proche et le lointain, l’intime de l’étranger.

Rien ne s’arrache sans attache. Arrachement et attachement vont de pair, bien au-delà des consonances de leurs noms.
Les liens qui libèrent…


29)

Il ne s’agit pas de fuir le temps, mais de le faire fuir, d’opérer des trouées pour emprunter ces voies certes étroites, mais libres, de la « fiction » où le temps se met à révolutionner à vitesse infinie : le contrespace est un outre-temps, un temps d’après, une pro-jection dans le Là des rémanences vitales à partager. Demandez aux semences leur manière de faire des mondes.


30)

Contre le fétichisme de la Tête, grande timonière de la révolution, nous chuchoterons « Nous ne sommes pas encore nés, nous ne sommes pas encore au monde, il n’y a pas encore de monde … la seule question est d’avoir un corps » (Artaud). Un corps qui ne soit pas la dissémination de la tête décapitée: chacun fait corps avec ce qui le fait vivre : l’air, l’autre, la terre, l’horizon…

L’aufklärung veut aller du haut vers le bas, il nous faut inverser cela. Retournement de toutes les valeurs à cet endroit. Ce qui ne veut pas dire aller du corps vers l’esprit dans un fallacieux mouvement qui ne ferait que valider ce à quoi il tente d’échapper. Mais bien de trouver un circuit somatique qui ne reconduirait pas ce dualisme même.

C’est un re-tour des sens, et non pas du Sens : toucher, goûter, sentir, écouter, voir… et la problématisation de leur conditions de possibilité non (trop) mutilées.

Le monde n’a plus besoin de sens, dont il déborde à ne plus savoir quoi faire : dogmes, vœux pieux, beaux principes et grandes idées, petits idéalismes et grands massacres. Il ne faut rien ajouter au monde, mais retailler dans l’abondance.