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Anna de Sandre • Une fissure, comme dans un mur

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Ce qu’il manquait à Samuel « Os-de-seiche », c’était la putain d’idée qui lui permettrait de garder la main sur les fesses de la grande Lulu.

« T’as plutôt intérêt à nous sortir de ce piège », qu’elle lui avait dit, et depuis, le cauchemar d’une bulle de chewing-gum monstrueuse dans laquelle il hurlait en vain lui prenait le peu d’espace disponible qu’il aurait pu utiliser pour réfléchir à tout ce qu’ils venaient de vivre.

Il restait trois jours avant la visite des hommes de Berdoues. Trois jours, et la peinture qui tenait les murs de sa case ne lui inspirait rien. Il contemplait cette surface lisse dans un hébètement qui le reposait jusqu’à ce qu’une des lézardes s’impose dans son champ de vision, celle qu’il avait laissée courir, comme cette femme qui allait bientôt foutre le camp (et il se savait incapable de la supplier de tenir encore un peu), avec le canari aphone et la Takamine pour gaucher à pan coupé dont elle avait joué mieux que lui à la soirée des ouvriers chez Berdoues.

Rien, donc, à part la sensation d’une fuite de sable par les jambes de son pantalon, et cela suffisait pour qu’il comprenne qu’il avait eu une vie immobile.

 

© Anna de Sandre, 2013.

Anna de Sandre • Après le chemin

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Un glacis de quatre nuits troue les orties que je frôle en dévalant le chemin des Vieux Lavoirs. Des églantiers ensevelis évoquent les formes de gros pénitents blancs, et les gratte-culs rouges à point noir qui s’en échappent me regardent avec mépris. Mille yeux sévères, mais ce n’est pas ce qui hâte mon pas. Je lève haut les jambes et mes traces sont des trous moyennement profonds, assez en tout cas pour que la neige entre par le haut de mes bottes et gèle mes mollets puis le dessous de mes talons. J’aurais pu y glisser des feuilles de journal roulées. J’aurais pu aussi m’habiller sous le manteau que j’ai jeté à la hâte sur mon pyjama. Mon cœur va péter et ce n’est pas à cause des bouffées glacées que j’avale en courant presque. Je ne prends pas le temps de souffler longuement et je masse la douleur qui démarre ses coups de lance du côté droit. Des geais et des mésanges trifouillent sous les buissons et un petit tas blanc surmonte leur bec, comme une mousse autour des lèvres d’un gourmand sauf qu’ils n’ont pas de quoi manger. Et ça m’est égal. Je me fiche de ces piafs et de ce mime de Barnum, des gens que je croise et qu’étonne mon accoutrement quand hier encore je leur souriais dans une tenue sobre et impeccable. Du désordre des voitures sur le parking de la supérette, des plantes malingres étalées devant le magasin du père Laforgue qui fermera ses portes dans quelques jours, et des papiers gras et des canettes jetés cette nuit par les jeunes cons désœuvrés du lycée Fournier contre le mur des maisons – qui abritent des vies qui peuvent crever sans qu’aujourd’hui cela m’inquiète ou me soulage -.

Je connais ce chemin et puis après le virage à gauche. Je ne salue pas les Humbert. Mon élan tête baissée les intrigue et ils jaseront avec le buraliste après la promenade du chien et l’accompagnement de leur fils à l’école. C’est la loi de Murphy et je la laisse me plier les épaules et frapper mon ventre au creux de ma trouille. Le village s’éveille en couche-tard après les fêtes qui ont martelé son pavé et sali les trottoirs devant ses porches, et pourtant ce matin ils semblent s’être tous donné rendez-vous sur mon chemin, celui qui me paraît à présent interminable alors que je ne l’ai jamais descendu à cette vitesse auparavant, alors que j’ai horreur de marcher vite et que la dernière fois que je me suis pressée, j’étais dans une ancienne décennie et accoutrée autrement.

Je tourne à droite et m’éloigne des trajets familiers pour arriver sur le territoire de Geneviève Lucas. Le portail est ouvert, bloqué par la neige, et c’est moi qui imprime les premières empreintes jusqu’à son perron. Je gravis cinq marches (je ne sais pas pourquoi je les compte), et je sonne un coup bref même si je n’ai pas peur de la réveiller. Pourquoi est-ce que je ne suis pas hors d’haleine ?

Un autre coup prolongé et je colle ma bouche ouverte sur le bois gelé, je frappe les mains à plat à hauteur de mon visage et je crois que c’est moi qui commence à hurler — mais qu’elle ferme sa gueule, c’est qui cette hystérique ? (Je n’ai pas reconnu mes propres hurlements).

C’est toi qui a répondu : « entre ! » et j’attrape une poignée grosse et ronde. Je la serre à blanchir mes jointures. Je n’ai pas le temps de la tourner, un haut-le-cœur me précipite en bas de l’escalier.
Je ne peux pas franchir le seuil de ton nouveau chez-toi.

 

© Anna de Sandre, 2013.

Anna de Sandre • Un parfum de vieux

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.


Un visage terminé par un menton pointu mais avec un rond plat lui donnant l’air presque carré, ça ferait bien son affaire. Une simple épaisseur de chair qui viendrait contrarier le tracé droit dans la mousse à raser. Une petite gueule vallonnée tout en bas et pourquoi pas compliquée d’une fossette virile comme chez ces enfoirés de mâles Douglas.

Le fragment de miroir ne reflète pas l’ensemble de sa figure mais le front, les yeux et la bouche, il peut les voir. D’ailleurs il les regarde et ça ne lui pose pas de problème. C’est quand il arrive au menton qu’il se mettrait presque à pleurer.

Salut, Hepburn ! lui a lancé la vieille Chang-O l’autre soir au réfectoire, et tout le groupe a ri. Il reste un petit cercle de poils sous le lobe gauche, et aussi dans son cou. A son âge il arrive encore à faire ces gestes intimes et contraignants. C’est une sorte de victoire désagréable qui le maintient dans le clan des autonomes, lui prend un temps infini – luxe qu’il s’offre malgré la douleur dans ses mains –, repousse l’échéance du troisième étage où il n’ira pas, et pour tout dire lui rappelle les années du bleu, du vert et du métal, sa tenue d’ouvrier, le Puy de Dôme et l’usine de ferronnerie où il a failli trépasser (la barbe coincée dans la machine, sauvé d’un geste prompt avec les ciseaux de son multi-lames suisse).

La vieille Chang-O, (que Saint Antoine retrouve son éventail en ivoire), jamais elle ne voudra faire entrer dans sa chambre à l’insu du personnel un homme anguleux et sans poils autour de la bouche. C’est comme ça, et elle lui a déjà dit de faire plutôt ses avances à cette guenon de Marguerite.

Jean apaise le feu du rasoir avec une pierre d’alun humide et claque son cou deux fois, paume ouverte, à gauche puis à droite, pour s’imprégner d’une eau orientale cendrée, aux notes camphrées.

Le cabinet de toilette et la chambre ne sentent plus le médicament et la Javel. Chang-O va le rejoindre, c’est sûr, et baiser ses lèvres avant de descendre le prendre dans sa bouche. Demain il rentrera à la maison avec elle. Demain, enfin disons… après-demain ou le jour encore d’après, Seigneur s’il te plaît, j’ai tout mon temps, je suis patient, le jour que Tu veux, nous serons déjà chez moi.

Dans le sillage du parfum il s’étend sur le lit, et quand il pose les mains sur ses yeux, l’éventail de Chang-O ne traîne plus dans une ornière à la sortie d’un ancien camp. Quand il les place le long de son corps, son fils est un bon petit et s’occupe bien de lui. Quand sa respiration devient régulière, il a survécu à l’incendie de l’usine.


© Anna de Sandre, 2013.

Anna de Sandre • L’ombre a tourné

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

J’ai du mal à décrire ce moment où William Cosne a décidé de ne plus venir nous voir. Je visualise à peine le gros insecte noir à cause du soleil d’automne rasant le mur derrière son visage tourné. Et puis, la trace laissée sur le crépi après le bruit sec et mou de son espadrille était légère, pourquoi ne pas dire que c’était tout autre chose : le ricochet d’un caillou de l’allée après une marche arrière un peu brusque, l’empreinte d’une vieille pluie, ou pourquoi pas le choc d’une balle de caoutchouc noire, lancée avec force et précision ?

J’ai servi à nouveau à la tablée des verres d’antésite et de Jurançon, et le beau-père riait toujours, jambes écartées et tapant sur ses cuisses, Madeleine voulait absolument aider au service et ne servait à rien, accablée par la chaleur et les descentes remarquées de son mari, mon frère faisait semblant de lire le mode d’emploi d’un nouveau jouet pour sa fille, et les chats toléraient le chien de Belle-maman en le tenant à distance raisonnable, l’un couché de tout son long près de la table du jardin, et l’autre sur le rebord de la fenêtre, prêt à lui sauter au garrot en cas de rapprochement indécent des reliefs de l’assiette de charcuterie.

J’ai remercié William pour son « courage » mais il savait que les insectes ne m’indisposaient pas. Je crois que c’est là que j’ai su – les pieds nus dans l’herbe brûlée par l’été et lourde des excuses que je ne lui ferai pas –, qu’il n’exposera plus au village ni ses toiles ni ses manques de force et d’appétit. Deux, trois, quatre jours passeront, remplis des gestes qui vous paraissent quotidiens quand je les exécute avec peine, et donc vides comme des sacs à pain et des corbeilles à linge exposés dans une boutique « pour la maison ».

Puis, ce sera un silence plus insistant de l’autre côté de sa porte qui me donnera l’alerte. Je m’étonnerai de ne pas avoir entendu le bruit du portail et je trouverai probablement les clefs de sa voiture sous le pot fendu de l’aloès (il sait que je passe bientôt mon permis de conduire).

Je regarde la ligne de son dos et de sa nuque tranchée par son tee-shirt rouge et je serre les poings. Je ne sais pas retenir, empêcher ou forcer, mais je sais que les proches cessent de l’être avec de la volonté et le retour des lundis.

L’ombre a tourné, et les invités miment le contenu d’une conversation vulgaire et stérile. L’horizon bouché par les toits sera demain à la même place… Moi aussi, probablement.


© Anna de Sandre, 2013.

Anna de Sandre • L’enceinte

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Marthe m’agace. Je pense que je le lui dirai un jour. Je ne fuis pas, je reviens toujours et elle n’est jamais tant amoureuse qu’au bord d’un supposé drame. La dernière fois qu’on a couché c’était silencieux et sans joie mais nous recommencerons tacitement parce que c’est dans l’ordre des choses.

En m’habillant pour sortir sa voix a tenté de me cravater d’un cri plaintif et elle m’a dit que j’étais un fouteur de camp sédentaire. Qu’elle l’acceptait parce que ça me faisait revenir dans ses draps. Elle a peut-être raison et je n’insisterai pas là-dessus tellement j’ai besoin qu’elle ait le dernier mot pour ne pas me sentir égoïste. Je ne sais pas si c’est la certitude de la rabrouer bientôt mais aujourd’hui je me sens prêt à sortir sans bulle, je le sais dans mon ventre et les frissons de ma peau. Des papillons et des fourmis m’habitent. Je suis une ville dans une ville.

Les immeubles ce matin m’inquiètent moins que d’ordinaire. Je ne sais pas pourquoi mais même en prêtant l’oreille j’ai le sentiment qu’ils absorbent les bruits comme les enceintes que j’ai bourrées de laine de mouton pour que le son ne rebondisse pas dans l’auditorium. Je marche dans ma ville comme au milieu des lampes et des condensateurs de liaison de l’ampli que j’ouvre depuis quelques jours pour l’améliorer. Je soude des fils, je branche en parallèle, je fore des trous pour ajouter des interrupteurs et me passer du préampli qui fait perdre du rendement et de la qualité à cette merveille des années soixante-dix acquise pour trois francs six sous au vide-grenier de Fontaine Lestang dimanche dernier, et marcher parmi les gens apaise enfin ma frénésie. Elle est aussi belle qu’un tuner, plus désirable qu’un boîtier d’abord vide que j’ai garni peu à peu des magies achetées dans la revue des audiophiles et jusque là je ne m’en étais pas rendu compte.

Marthe m’affuble d’une bulle pour domestiquer mes angoisses du dehors quand je ne peux plus être dans le dedans des choses à bricoler, alors que j’ai besoin d’une caisse de résonance, mais c’est un quiproquo parmi tant d’autres entre nous.

Ma ville est l’ampli dont je veux améliorer la qualité de son. Cette analogie m’oxygène tellement que ses toits m’évoquent une canopée et la trouée bleue entre les barres du quartier commercial figure un lac quelque part dans le Montana où je nage de toutes mes forces pour lutter contre le froid et le courant, et surtout battre à la course le pluvier argenté aux aisselles noires qui file par dessus ma tête. La pureté du son qu’il émet en criant sa défaite alors que je rejoins la rive éclate ma bulle et je crois dévisager les passants pour la première fois. Je vais en reproduire l’exacte qualité et il m’est égal que la foule que je traverse ne le sache pas.

© Anna de Sandre

Anna de Sandre • Une halte

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

« Lave-toi, tu pues », m’ordonna-t-il, et sa voix était basse et un peu fatiguée, mais je n’ai pas décelé de colère, de contrariété ou un quelconque nuage qui aurait assombri davantage le ciel mauvais que cet impératif tendait au-dessus de l’odeur de mes mains salies.

J’en profitai pour maugréer un peu jusqu’à ce qu’une gifle me retourne, partie depuis son bras qui juste avant encore était au repos, et je me servis de cet élan pour sortir de la grotte et marcher jusqu’au ruisseau.

L’herbe poussait drôlement vite par ici ; je pouvais presque la voir monter, mais le soleil et sa putain de sécheresse les cramaient encore plus vite, ce qui vous faisait marcher sur une montagne pelée entre de longs poils épars, et  ça me donnait la vague impression d’être juchée sur le dos d’un immense chien jaune bouffé par une pelade.

Je lavai, frottai et rinçai le sang partout où il avait giclé, et je savais que s’il avait levé la main sur moi pour la première fois de sa vie, c’était parce qu’il n’avait pas supporté que je tue à sa place. La dépouille nous avait nourris cinq jours durant et donné assez de force pour marcher loin de la maison où Rosa dessinait encore ses modèles, et il disait qu’une gamine comme moi ne méritait pas une telle déchirure mais qu’il n’avait pas le choix, bordel, que la quitter ne devait pas impliquer forcément de me perdre.

La brûlure de la gifle, je m’en foutais, mais le bourdonnement persistant à mon oreille me préoccupait sérieusement. Il était hors de question que j’aie une perte d’audition.

Je voulais pouvoir jouer bientôt, pincer les cordes et gueuler les textes qu’il avait écrit avant ma naissance, et qu’un public captif hurle avec moi ses paroles et le venge de tout ce qu’elle et moi lui avions fait manquer.

En rentrant dans la grotte, où le feu sifflait et crachotait doucement, je vis les lumières et les ombres du sommeil s’engueuler sur son visage.

Je m’allongeai contre lui, empoignai une mèche de ses cheveux et m’endormis comme une brute.

© Anna de Sandre

Anna de Sandre • L’essayage

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

C’était à la fois étrange et reposant de glisser dans ses vêtements, de les essayer un à un en remontant le décolleté d’un col en V sur mes seins trop gros ou en tournant une jupe un peu flottante à ma taille. Ses chaussures étaient entassées sans distinction dans un sac poubelle. Je chaussais deux pointures au-dessus mais ne souhaitais pas les donner à quiconque.

Un peu de givre sur la fenêtre durcissait avec la fin de la journée et ma respiration sortait en volutes dans la chambre comme d’une opportune cigarette. Les radiateurs éteints depuis ces jours derniers ne m’indisposaient pas. La succession des essayages laissait même une fine sueur sur le haut de mon corps qui alourdissait l’odeur de mon parfum. J’enchaînais les gestes devant les glaces de l’armoire avec rapidité, non pas à la sauvette mais sous l’impulsion d’une frénésie. Je n’attendais rien de mon reflet qui renvoyait mon image affublée de ses fringues. Juste mon sourire dont je ne savais plus s’il était victorieux ou gêné, un peu des deux je crois, en remarquant les moitiés de son lit que je partageais en me tenant debout trois pas devant. J’avais baisé sur sa couette en satin avec un voisin qui n’en demandait pas tant après m’avoir aidée à porter quelques-uns de ses meubles à la déchetterie. Je n’avais pas osé aller jusqu’à ouvrir sa couche pour me tordre et hurler dans ses draps inchangés depuis qu’on l’avait enlevée.

C’était la semaine précédente seulement et j’avais l’impression de rouvrir sa chambre après avoir vécu une longue vie loin de son appartement, ailleurs que dans cette ville où j’avais enchaîné des jobs lamentables pour l’entretenir et lui payer ses putains de médicaments.

Son téléphone bleu, assorti au monochrome de la chambre, prenait la poussière. Elle fut la seule à s’en servir, rarement. En entrant ici, on faisait rapidement le tour de ses possessions, de ses propriétés. Un territoire petit et mal entretenu qu’elle quittait à regret, pressée par tout ce qui pour elle était une obligation. La décence lui interdisait tout juste le pot de chambre et la toilette de chat, et je la croisais quelquefois dans ses peignoirs et ses robes de chambre. Rarement vêtue pour sortir. J’étais sa meilleure domestique et j’expédiais ses affaires courantes sans jamais faillir : j’avais trop peur d’en mourir.

Les cloches de Ste Bénigne sonnèrent l’heure. J’adressai un adieu muet au téléphone, au lit et aux miroirs qui me montraient dans son manteau-redingote favori d’un agréable vert bouteille, je humai un reste de son parfum à l’ylang-ylang accroché sur son pull à col-boule en cachemire gris perle et je sortis de mon sac à main un échantillon de bois de cade pur jus que j’ouvris et répandis par frottements sur le chambranle de sa porte. Il chasse les sorcières à tous coups et je ne souhaitais pas qu’elle me jouât un nouveau tour, même à présent que je l’avais vaincue.

L’oncle Jacques, impatient de se recueillir une énième fois au pied de son lit, apparut dans l’embrasure.

L’effroi lisible sur son visage fut une nouvelle victoire.


Anna de Sandre • La cicatrice

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Comment trouver une réponse pertinente à la question qui l’absorbe depuis quelques jours, Jules n’en sait rien et ça l’assombrit plutôt. Il a du culot, mais pas avec elles, et pas « pour ça ». Il vaut mieux maintenir sa paume sur la flamme d’un briquet ou obéir à Matt comme quand il tombe sur toi le jour de sa raclée au poker que de leur poser la question, parce que les filles, c’est encore plus étrange que des girafes malades.

Le cours d’histoire est interminable alors que Jules voudrait bien poser ses fesses à l’angle des préfabriqués pour contempler les lézardes dans le mur au fond de la cour.

C’est un ancien élève qui avait offert de le financer pour remplacer le grillage d’origine. Un petit trapu qui fumait des Cohiba et traînait souvent dans le bar où des groupes de gamins sifflaient des bières achetées au Shopi de la rue Monge. Matt disait qu’il les aimait avant quatorze ans avec une poignée de sel, et Jules voyait la grande Maïwenn en débardeur-bermuda et Lucas dans sa chemise à carreaux fétiche, tous les deux ficelés chez le vieux dans sa cuisine.

Un énorme plat en terre cuite sur la table et eux dedans, enfouis sous des kilos de sel comme le chapon en coque de sel du dernier réveillon.

Dans les fissures du mur, il y a des nids d’araignée, des messages secrets, de la moisissure et des mondes parallèles dangereux, hors du commun… ou plutôt non,dans l’ordinaire des rythmes circadiens de leurs habitants minuscules, si proche du nôtre donc que Jules peut les fixer de longues minutes sans se lasser.

Ce sont des fentes qui lui sont familières, presque amicales. Généreuses, même, vu comme elles lui font passer du bon temps avec leur mystère. Pas comme la fente des filles.

La fente des filles, elle cicatrise à la mernopause. Quand elles sont vieilles tu ne peux plus les baiser, leur trou se bouche. Ça aussi c’est Matt qui le dit. Il raconte parfois des craques pour se moquer mais là, c’est du sérieux. Et de toute façon, l’information n’est pas vérif able : la plus vieille du bahut n’a que dix-neuf ans et les enseignantes ne sont pas de vraies femmes. A part mademoiselle Larieu bien sûr, qui donne les cours de gymnastique : les filles de sa classe l’ont vue enfiler deux soutiens-gorge l’un sur l’autre dans les vestiaires pour protéger ses nichons, mais elle, hors de question de lui poser une question sexe. C’est même clair que c’est mort.

Jules plonge la tête dans ses mains et se concentre sur son cahier où les dates le narguent avec les doigts d’honneur dont il les a affublées. Il en rectifie un sur Marignan mais ça ne l’empêche pas de durcir malgré lui et de transpirer. Son stylo glisse et il le jette avec colère. Le regard de la prof dans le brouhaha intéressé de la classe achève de le mettre dans l’embarras. Bon sang, il est le seul à ne pas savoir, parce qu’il se pisse trop dessus pour oser demander !

La prof se retourne une fois le silence obtenu pour écrire au tableau et tout le monde est occupé à recopier. Même le gros Mattéo fait de son mieux pour avoir une partie du cours sur son cahier.
Pourtant, Jules sait que Camille a sûrement la réponse.

Elle est assise à côté de lui depuis deux mois pour ce cours, et il n’a pas seulement repéré qu’elle ne sera jamais pour lui avec ses airs de bourge : il a également compris qu’elle connaissait plus de choses que les filles de son âge.

C’est inscrit dans sa fossette et l’attache fine de ses poignets. Camille, elle est physiquement intelligente. La science infuse, des fringues cool, et un cul de reine. « Oui, et quand j’aurai récupéré mon royaume en tuant le félon qui me l’a piqué, j’en ferai ma reine. Il faut juste que j’ai les pistaches bien accrochées pour le lui dire. Et puis que je trouve le bon moment aussi. Pas évident, ça, de
trouver l’occase. »

Une mouche est entrée par la fenêtre ouverte et choisit de défroisser ses ailes pendue à une des ampoules du fond. Personne n’a levé le nez. Jules déglutit lourdement et profite de cette concentration inhabituelle pour tourner la tête sur sa voisine de table : « C’est vrai qu’le trou d’ta chatte y va s’refermer tout seul à ta mernopause ? »

Il a craché ça avec sa bouche dure et malheureuse.

Les filles sont des comédiennes avec du sang glacé dans les veines. Elle n’a pas bougé. Salope, merde. Réponds-moi ! tu m’as très bien entendu. Allez, si elle me répond, j’apprends tous les verbes irréguliers, j’appelle la copine de mon père Maman, cette radasse, je bois un litre de bière sans roter ni pisser, je fais le tour du quartier à poil, je…

« Non, ce n’est pas vrai. »

Sa voisine lui a sifflé la réponse à travers ses dents fermées en remuant à peine la bouche. Des mois d’entraînement j’en suis sûr. Et ce blond qu’est-ce que ça tue les yeux, et sous les néons c’est pire la vache ! Camille regardemoi…

C’est pas possible Camille, il faut que tu me regardes. J’ai besoin de tes yeux sur mon corps d’éléphant raté, de tes rubans débiles qui m’agacent, d’entendre encore ta voix qui vient de sortir juste pour moi et qui me fout un coup de poing dans la poitrine. Frappe-moi si tu veux, défoule ta colère si tu en as une mais occupe-toi de moi bordel de Dieu !

Camille se penche en avant sur le pupitre jusqu’à poser sa nuque dans son coude replié, ce qui lui permet de continuer à écrire en dévisageant son binôme.

Elle le fixe avec intérêt et sa bouche lui sourit doucement, un peu comme la nounou quand elle prend sa petite soeur dans les bras.

« Attends-moi ce soir au métro. Je te dirai tout ce que tu veux savoir. Mais hé ! chut, hé ! Après, tu me payes un pain aux raisins à la boulangerie. Et quand je l’aurai tout bien mangé, alors seulement j’aurai envie de sortir avec toi. Mais qu’on soit bien d’accord, j’en aurai peut-être juste envie et rien de plus…»

 

Anna de Sandre • Trois poèmes


PRENDRE LANGUE

Une poussière maligne
Faufile à points serrés
La langue et ses tracas
Dans la bouche du taiseux
De l’idiot d’Ardizas
A la brune une pluie crache
De sa plume malhabile
Sur la panse le jambage
Des six lettres d’un nom
Le papier du bonhomme
Ne tait plus l’anonyme
Et dépouille de son ombre
Un doux rêve d’enfançon
Comme on jette au vélin
Les aubes d’une encre folle
La neige offre un feuillage
Aux branches mortes des arbres
Et rappelle qu’il est temps
De commencer la danse
De toucher le pelage
Vif de la bête en marche
Et comme elle de tirer
Le fardier des saisons
Pour tracer le sillon
Puis marquer de son trait
Le sentier que prendra
A sa suite le petit
Dont il jongle dans les airs
Les syllabes du prénom
Bien avant d’engendrer
Les entrailles de sa mère.


*

LE TEMPS D’INFUSION

Dans une ville dézinguée
Des hommes amoindris
N’osent plus toucher leurs joues
Du fil de leur rasoir
Avant de sortir voir le monde
Pour payer leur écot
Des femmes à peine plus vieilles
Poussent et jettent leurs bicyclettes
Le long des fossés d’où
Elles tirent des orties de la
Menthe et du pissenlit
Dans le limon des jours crus
Tombent les heures de visite
C’est la recette instantanée
Des soupes et des pisse-mémé
Tout le monde tache ses dessous
En égrenant ses misères
Fait croire qu’il a connu la guerre
Chante en chœur et à la tierce
Une berceuse où se mêlent
Des vols noirs et des cerises
Et chacun est content
Quand le soleil sèche les os
D’avoir parlé si haut
Dans son sang et ses humeurs
Contre le jour la nuit s’adosse
Fermant leurs yeux d’une ombrée
Elle tend la main vers Azraël
Qui se penche et embrasse
Dans une envolée de mouches
Ces corps vêtus de flanelle
Avant de supprimer leur angoisse
En les baisant à pleine bouche.


*

L’ODEUR DE LA FÈVE TONKA

J’évite
la rue de la Chouette
où une vieille gosse
tire en laisse
un singe soyeux
recousu
derrière les deux oreilles.
On peut l’appeler Lola
Anne-Charlotte
ou pourquoi pas
Mama Bouba.
Son nom son âge
elle ne s’en souvient pas
depuis les Nuits
des Gros Couteaux.
Elle a cassé la branche
d’une famille
où ça vit
des mille et des cents
où ça oublie
de crever
et de léguer
de la poudre sèche
sur les pistes de glace
du zig-zag
dans la course
d’un monarchiste
en fuite
et des nuances
dans le sifflet
d’un mockingbird.
Elle dit pour ne pas
perdre la face
après avoir déjà
perdu la tête
qu’elle veut créer
un autre espace
un tout petit
qui respirera
par des artères
serrées entre les pierres
des bâtiments
où elle mettra
de chaque côté
un bar à soupe
et un bar à eau
le premier Zanzi
et le deuxième Cinna.
Sur sa chair ferme
au grain
déjà putrescible
il y a l’odeur
de la fève tonka
cuite aux rayons
de mille soleils.
Mille révolutions
d’un astre faiblard
empêché par les arbres
plantés plus tôt
de brunir sa peau
par la fenêtre de son bureau
sur lequel elle gratte
(il est au fond
du couloir
la dernière porte
à droite)
Je sais que les hommes
et les garçons
de son ancienne maison
ont tiré fort sur un drap grossier.
Je sais que tous les gars
de cette capitainerie
suaient dessus
devant la bâtisse
où elle avait passé
une dernière nuit
dans le faible
l’obscur et l’humide
à écrire
pour ne plus sentir
l’odeur poisser entre les douches
et les linges propres
et à tirer des lignes au stylo
à défaut
d’être de la lignée.
Se reconnaître par le choix
d’un nom de plume
collée pleine de merde encore
au cul de l’oeuf
d’où elle voulait sortir
pour naître légale
oui légitime et officielle
et qui sait peut-être par la presse
d’un imprimeur.
Tu pues, bâtarde !
(Elle le savait.)
La senteur de vanille
était des armoiries
d’une étrangère
et son faux père
ses faux oncles
et ses faux frères
jouaient
pour une nuit
à passer avec elle
jouaient
à reculons
les poings serrés
sur ce foutu drap
pour gagner
et l’emporter
faire un trophée
de son amande
et puis cracher
sur son visage.
Les rares fois
où je la vois
je baisse les yeux
et presse le pas
car je n’ai rien fait
pour qu’entre la lumière
dans ses nuitées
et dans son con déchiré.
Je la voulais tant moi
sa bâtisse
ils m’ont dit
Tu te tais
(j’étais en bas)
on te la vend
et on disparaît.
Une fois je l’ai croisée
dans cette rue
de la Chouette où
(je ne sais plus qui me l’a dit)
elle rêve sur ses commerces
en comptant
avec ses pas.
En me pressant
à sa hauteur
j’ai coulé
un bref regard
et vu ses narines
frémir.
Je crois
qu’elle a reconnu
sur moi
l’odeur
de la fève Tonka.