Archives de catégorie : #06 | Traduire

Lucie Taïeb • Au lit avec Mayröcker

Lucie Taïeb

Lucie Taïeb écrit et traduit.
Textes en revues : remue.net, l’intranquille, retors.net, aka
Ouvrages : Groite et dauche, anthologie du poète autrichien Ernst Jandl en 2011 à l’Atelier de l’Agneau ; Tout aura brûlé, en 2013 aux Inaperçus

 

Il est souvent tard lorsque je commence à traduire. Lorsque la journée est finie, avec ses multiples exigences. Le plus souvent je me mets au lit avec mon ordinateur, et avec le livre que je traduis depuis plus d’un an désormais : ich sitze nur GRAUSAM da, de Friederike Mayröcker. C’est la troisième ou quatrième partie du jour qui commence, et elle s’intitule : « au lit avec Mayröcker ».

Le travail de traduction commence avec les yeux. Quelques pages lues, puis défrichage lexical, car l’allemand de Friederike Mayröcker est particulièrement recherché, avec des noms de fleurs à foison (tussilage, fougères arborescentes, scabieuses, digitales, glaïeuls, iris, myosotis, bourrache, pensées). Avec les yeux et avec la main (droite), qui souligne annote, flèche. Une fois le passage lu plusieurs fois, les mots manquants trouvés, je traduis un peu dans ma tête. Et à un moment donné, je m’y mets, je prends le texte et le passe en français.

Quelques jours, parfois quelques semaines plus tard, ce même passage, je le traduis avec la bouche. Je le lis à voix haute, je l’écoute, je le passe dans mon souffle, j’entends alors ce que je n’entendais pas avant. J’imprime, je supprime, je réécris. Et relis. Et réécoute. Et relis encore. Il reste toujours des choses en suspens. Je les garde pour plus tard. Je n’ai pas vraiment envie de finir, même s’il le faut.

Tout cela, c’est ma routine.

Je ne suis pas du genre exclusive. Si je gagnais ma vie en traduisant, je pourrais probablement traduire autre chose que la très belle et extraordinaire prose de Friederike Mayröcker. Mais je ne traduirais pas au lit. Il y a là une intimité, et, pour dire les choses simplement (comme elles sont) : un amour. J’aime l’écriture de Friederike Mayröcker. Ernst Jandl, que j’ai traduit avant elle, m’a occupée des après-midis entières, à chercher en français des équivalents acceptables pour ses mille déplacements et jeux sonores. Mais Mayröcker, c’est une rencontre.

Quelques semaines après avoir commencé à traduire, j’ai fait un rêve de fleurs. J’ai vu en rêve ce que Mayröcker avait vu elle-même avant de le décrire. Et dans mon rêve je me suis dit : je vais prendre ce massif de fleurs en photo, ainsi je traduirai, le livre à ma gauche, la photo à ma droite, et, regardant tantôt l’un, tantôt l’autre, je déroulerai au milieu le texte français.

La photo est toujours manquante, naturellement, mais quel rêve merveilleux.
Lorsque j’ai fini de travailler à traduire Mayröcker, ou un peu avant de commencer à m’y mettre, ou parfois pendant, j’écris pour moi. J’écris avec mes mains, avec mes yeux, avec ma bouche. J’écris avec Mayröcker, car j’écris avec ceux que j’aime. J’écris, surtout, délivrée du poids du doute, de la question de la valeur, du souci de la reconnaissance. En compagnie de cette femme très âgée (et de quelques autres) qui voue véritablement sa vie à l’écriture, dans son appartement de Vienne, se lève tous les jours à quatre heures du matin, et dans une sorte d’accès ou d’extase, passe les toutes premières heures du jour à écrire.

notre lit est notre bureau, dis-je, c’est ici qu’on dort qu’on écrit
(extrait de CRUELLEMENT là, traduction en cours, à paraître en 2014 à l’Atelier de l’Agneau)


© — 2013, Lucie Taïeb

Antonio Werli • Entrer en matière

Dans l’accompagnement de la traduction du léviathan et chef d’œuvre ‘Horcynus Orca’ de Stefano d’Arrigo, qu’il a entreprise avec Monique Baccelli, Antonio Werli, que nous remercions, nous livre ce texte.

soleil

J’arrive aux abords de cette masse d’eau immense, étendue pourtant ramassée ~ brevità di quel passo di mare ~, devant moi, qui sépare les deux rivages de Charybde et Scylla, de la Sicile et de la Calabre. C’est le soir, disons un soir d’octobre tout juste d’après-guerre ~ che era il quattro di ottobre del millenovecentoquarantatre ~, la lumière du soleil s’efface au profit d’une nuit qui dévore minutieusement les reflets saillant de toutes choses, rochers, crêtes, arbres isolés, et dans le pavé d’ombre qui grandit devant moi, se découpe la grande forme qui est le terme du voyage et doit se situer à deux ou trois kilomètres à vol d’oiseau ~ varco aperto fra le due sponde ~, et un peu plus loin les petites, apparaissant estompées comme des grands corps échoués de cétacés ~ carcasse di balene cadute in bonaccia. Le soleil finissant m’apparaît dans toute sa majesté, en levant les yeux au ponant, c’est la première chose que je vois, la disparition de l’astre diurne ~ il sole tramontò ~ qui s’engouffre dans les creux du relief que dessinent les îles sur l’horizon de la mer. Je pense que le couchant mot soleil, il sole, n’est rien d’autre qu’une manière d’indiquer la direction du mot caché îles, isole


courant

La mer, étale depuis le départ il y a quatre jours ~ dalla partenza da Napoli ~, n’a eu de mouvement que l’ondoiement de sa couche superficielle. À l’œil, les brises n’ont fait que peigner la chevelure lisse de sa masse, mais à présent que je me trouve au bord même du canal de Messine, je vois qu’elle commence à s’ébouriffer tout doucement, comme un fauve qui s’éveillerait et serait attisée par le tiède sirocco ~ aveva cominciato sotto sotto ad allionirsi ~, qui combiné aux courants si particuliers du détroit, fabriquent des remous et des bouillons ~ simili a gigantesche murene ~ impossibles à supposer quelques kilomètres plus au nord. La mer paraît devant mes yeux se mélanger, s’intriquer en elle-même, se contorsionner et se retordre ~ nel farsi da mare rema ~ comme pour signifier qu’une nouvelle chose approche, une transformation survient, qu’à l’intérieur de l’opacité liquide se cristallise toute une complexité de courants et de remuements, et qu’un discours est comme prêt à surgir. Je pense que le remuant mot mer, mare, n’est rien d’autre qu’une manière d’indiquer les remous du mot rhème, rema


nuage

Dans les eaux comme dans les cieux, les formes avancent dans un instant changeant, très bref. Je relève à nouveau les yeux, et je voix l’ombre violacée de la fin du jour, que les réverbérations marines redessinent en aquarelle naturaliste ~ sembrava una grande troffa di buganvillea ~ transformant brume et accumulations vaporeuses en lourds amalgames floconneux ~ nuvolaglie fumose ~ qui sont sur le point de dégringoler des massifs, des éperons, des rocailles depuis les deux rivages, comme des pensées ou des évocations venues de loin et d’à-côté, qui viendraient nourrir la béance du Détroit. Malgré les dernières barbailles luminescentes qui persistent dans l’atmosphère, la nuit surgit d’un coup, délayant du même coup de son noir d’encre les îles, les remous et les nuages ~ come ci dilagasse dentro col suo nero inchiostro ~, comme pour fermer de force mes paupières. Je pense que cette nuageaille noire, nuvolaglia nera, n’est rien d’autre que l’ombre manifeste des récits séculaires qui hantent cette mer illimitée…


espadon

Droit devant, tout au bord du promontoire, une silhouette isolée, c’est ’Ndrja, est penchée au-dessus des eaux ~ s’affacciò sul mare ~, qui semble sur le point de s’immerger non dans la mer de vagues mais dans la mer de ses souvenirs. De loin, on dirait l’un de ces gros poissons ~ snelli di vita, delicati ed eleganti per natura ~ qui sur un navire de pêche, remue d’un geste engourdi par une nostalgie enfouie aux profondeurs d’un temps à jamais perdu ~ come una volta ~ lorsqu’il entrevoit du coin de l’œil la portion d’eau d’où il a été retiré. On dirait que la nuit doublement ténébreuse ~ per oscuramento di guerra e difetto di luna ~ n’a jamais été aussi propice à la remembrance. Je vois son regard invoquer des scènes passées, des scènes où les pêcheurs se bataillent l’espadon agonisant, à coups de chapeaux, de cris et de gesticulations ~ sbracciamento o scappellamento ~, et se rappeler comme il devrait être simple de passer ce court mille marin qui lui reste à faire pour rentrer chez lui, à Charybde ~ Cariddi… visavì con Scilla. Ni l’absence de lune, ni l’absence de barque, ni l’absence de pêcheurs ne semble réellement l’accabler, alors que tout est présage ~ avvisaglia ~ d’une calamiteuse fin de voyage. Je pense que le mot espadon, spada, ne vise rien d’autre que planter le soulagement du mot épée, spada, sur son rivage natal…


mer

Deux vaguelettes, deux ondulations parmi mille ~ quello sventolio flacco flacco dell’onda grigia ~ ont passé devant mes yeux comme un feuillet déplié d’un livre démesuré. Ensuite, ’Ndrja Cambria ~ nocchiero semplice della fu regia Marina ~, marin tel Ulysse de retour après l’errance, tel Achab courant l’océan en quête de lui-même, tel Gilliat qu’aucun écueil ne retient, abandonne le promontoire nocturne et rejoint la marine, certainement avant de traverser. Je pense que cette brève fin de voyage n’est qu’un long commencement, qu’une simple ligne démarque ~ sulla linea dei due mari. Alors, je défais mes lacets et je déboutonne ma chemise, j’ôte chaussures et vêtements, et je plonge aveuglément ~ un salto solo ~ dans les deux-mers de Charybde et Scylla, dans l’épaisse immensité des récits, souvenirs, pensées et paroles de ’Ndrja, dans le faisceau des pages innombrables qu’embrasse Horcynus Orca, et mes traces comme les siennes sont englouties par l’écume rampante, entières englouties, disparaissant dedans, au-dedans là où la mer est mer ~ dentro, piu dentro dove il mare è mare.


Nicolas Richard • Traduisant Thomas Pynchon

“Bleeding Edge” de Thomas Pynchon, en cours de traduction par Nicolas Richard.


Toutes les photos : © Olivier martin-Gambier.


Guy Davenport • Ma demeure

Ce texte de Guy Davenport, écrivain américain, est tiré d’un de ses recueils de nouvelles, The Cardiff Team, New Direction, 1996. Il est traduit par Bernard Hoepffner, que nous remercions au passage 1

Ma_demeure_complet_03

Ce fut le 6 novembre, l’an sixième de mon règne, ou de ma captivité, comme il vous plaira, que je me mis en route pour ce voyage, qui fut beaucoup plus long que je ne m’y étais attendu ; car, bien que l’île elle-même ne fût pas très large, quand je parvins à sa côte orientale, je trouvai un grand récif de rochers s’étendant à deux lieues en mer, les uns au-dessus, les autres en dessous l’eau, et par-delà un banc de sable à sec qui se prolongeait à plus d’une demi-lieue ; de sorte que je fus obligé de faire un grand détour pour doubler cette pointe.

Quand je découvris ce récif, je fus sur le point de renoncer à mon entreprise et de rebrousser chemin, ne sachant pas de combien il faudrait m’avancer au large, et par-dessus tout comment je pourrais revenir ; je jetai donc l’ancre, car je m’en étais faite une avec un morceau de grappin brisé que j’avais tiré du navire.

Ayant mis en sûreté ma pirogue, je pris mon mousquet, j’allai à terre, et je gravis une colline qui semblait commander ce cap ; là j’en découvris toute l’étendue, et je résolus de m’aventurer.

En examinant la mer du haut de cette éminence, j’aperçus un rapide, je dirais même un furieux courant qui portait à l’Est et qui serrait la pointe ; j’en pris une ample connaissance, parce qu’il me semblait y avoir quelque péril, et qu’y étant une fois tombé, entraîné par sa violence, je ne pourrais plus regagner mon île ; vraiment, si je n’eusse pas eu la précaution de monter sur cette colline, je crois que les choses se seraient ainsi passées ; car le même courant régnait de l’autre côté de l’île, seulement il s’en tenait à une plus grande distance ; je reconnus aussi qu’il y avait un violent remous sous la rive ; je n’avais donc rien d’autre à faire qu’à éviter le premier courant, pour me trouver aussitôt dans un remous.

Je séjournai pendant deux jours sur cette colline, parce que le vent, qui soufflait assez fort Est-Sud-Est, contrariait le courant et formait de violents brisants contre le cap ; il n’était donc sûr pour moi ni de côtoyer le rivage à cause du ressac, ni de gagner le large à cause du courant.

Le troisième jour au matin, le vent s’étant abattu durant la nuit, la mer étant calme, je m’aventurai ; que ceci soit une leçon pour les pilotes ignorants et téméraires ! À peine eus-je atteint le cap — je n’étais pas éloigné de la terre de la longueur de mon embarcation —, que je me trouvai dans des eaux profondes et dans un courant rapide comme l’écluse d’un moulin ; il drossa ma pirogue avec une telle violence que tout ce que je pus faire ne put la retenir près du rivage ; et de plus en plus il m’emporta loin du remous, que je laissai à ma gauche. Comme il n’y avait point de vent pour me seconder, tout ce que je faisais avec mes pagaies ne signifiait rien. Alors je commençais à me croire perdu ; car, les courants régnant des deux côtés de l’île, je n’ignorais pas qu’à la distance de quelques lieues ils devaient se rejoindre, et que là c’en serait irrévocablement fait de moi. N’entrevoyant aucune possibilité d’en réchapper, je n’avais devant moi que l’image de la mort, et l’espoir, non d’être submergé, car la mer était assez calme, mais de périr de faim. J’avais trouvé, il est vrai, sur le rivage, une grosse tortue dont j’avais presque ma charge, et que j’avais embarquée ; j’avais une grande jarre d’eau douce, une jarre, c’est-à-dire un de mes pots de terre ; mais qu’était tout cela si je venais à être drossé au milieu du vaste océan, où j’avais l’assurance de ne point rencontrer de terres, ni continent ni île, avant mille lieues tout au moins ?

Je compris alors combien il est facile à la proidence de Dieu de rendre pire la plus misérable condition de l’humanité. Je me représentais alors mon île solitaire et désolée comme le lieu le plus séduisant du monde, et l’unique bonheur que souhaitait mon cœur était d’y rentrer. Plein de ce brûlant désir, je tendais mes bras vers elle. Heureux désert, m’écriai-je. Je ne te verrai donc plus. Ô misérable créature, dis-je, où vas-tu ? Alors je me reprochai mon esprit ingrat, mes murmures contre ma condition solitaire ; que n’aurais-je donné à cette heure pour remettre le pied sur la plage ! Ainsi nous ne voyons jamais le véritable état de notre position avant qu’il n’ait été rendu évident par des fortunes contraires, et nous n’apprécions nos jouissances qu’après que nous les avons perdues. Il serait à peine possible d’imaginer quelle était ma consternation en me voyant loin de mon île bien-aimée (telle elle m’apparaissait alors), emporté au milieu du vaste océan ; j’en étais éloigné de plus de deux lieues, et je désespérais à tout jamais de la revoir. Cependant je travaillai toujours rudement, jusqu’à ce que mes forces fussent à peu près épuisées, dirigeant du mieux que je pouvais ma pirogue vers le Nord, c’est-à-dire au côté Nord du courant où se trouvaient les remous ; dans le milieu de la journée, quand le soleil passa au méridien, je crus sentir sur mon visage une brise légère venant du Sud-Sud-Est. Cela me remit un peu de courage au cœur, surtout quand au bout d’une demi-heure environ il s’éleva un joli frais. En ce moment j’étais à une distance effroyable de mon île, et si le moindre nuage ou la moindre brume fût survenue, je me serais égaré dans ma route ; car, n’ayant point à bord de compas de mer, je n’aurais pas su comment gouverner pour mon île si je l’avais une fois perdue de vue ; mais le temps continuant à être beau, je redressai mon mât, j’aplestai ma voile et portai le cap au Nord autant que possible pour sortir du courant.

À peine avais-je dressé mon mât et ma voile, à peine la pirogue commençait-elle à forcer au plus près, que je m’aperçus par la limpidité de l’eau que quelque changement allait survenir dans le courant, car l’eau était trouble dans les endroits les plus violents ; en remarquant la clarté de l’eau, je sentis le courant qui s’affaiblissait, et au même instant je vis à l’Est, à un demi-mille environ, la mer qui déferlait contre les roches ; ces roches partageaient le courant en deux parties ; la plus grande courait encore au Sud, laissant les roches au Nord-Est, tandis que l’autre, repoussée par l’écueil, formait un remous rapide qui portait avec force vers le Nord-Ouest.

Ceux qui savent ce que c’est que de recevoir sa grâce sur l’échelle, d’être sauvé de la main des brigands juste au moment d’être égorgé, ou qui se sont trouvés en d’équivalentes extrémités, ceux-là seulement peuvent concevoir ce que fut alors ma surprise de joie, avec quel empressement je plaçai ma pirogue dans la direction de ce remous, avec quelle hâte, la brise fraîchissant, je lui tendis ma voile et courus joyeusement vent arrière, drossé par un reflux impétueux.

Ce remous me ramena d’une lieue dans mon chemin, directement vers mon île, mais à deux lieues plus au Nord que le courant qui m’avait d’abord drossé ; de sorte qu’en approchant de l’île je me trouvai vers sa côte septentrionale, c’est-à-dire à son extrémité opposée à celle d’où j’étais parti.

Quand j’eus fait un peu plus d’une lieue à l’aide de ce courant ou de ce remous, je sentis qu’il était passé et qu’il ne me portait plus. Je trouvai toutefois qu’étant entre deux courants, celui au Sud qui m’avait entraîné, et celui au Nord qui s’éloignait du premier des deux lieues environ sur l’autre côté, je trouvai, dis-je, à l’Ouest de l’île, l’eau tout à fait calme et dormante ; la brise m’étant toujours favorable, je continuai donc de gouverner directement pour l’île, mais je ne faisais plus un sillage aussi grand qu’auparavant.

Vers quatre heures du soir, étant à une lieue environ de mon île, je trouvai que la pointe de rochers cause de tout ce malencontre, s’avançant vers le Sud, comme il est décrit plus haut, et rejetant le courant plus au Midi, avait formé d’elle-même un autre remous vers le Nord ; ce remous me parut très fort et porter directement dans le chemin de ma course, qui était Ouest presque plein Nord. À la faveur d’un bon frais, je cinglai à travers ce remous, obliquement au Nord-Ouest, et en une heure j’arrivai à un mille de la côte ; l’eau était calme, j’eus bientôt regagné le rivage.

Dès que je fus à terre je tombai à genoux, je remerciai Dieu de ma délivrance, résolu d’abandonner toutes pensées de fuite sur ma pirogue ; et après m’être rafraîchi avec ce que j’avais de provisions, je la hâlai tout contre le bord, dans une petite anse que j’avais découverte sous quelques arbres, et me mis à sommeiller, épuisé par le travail et la fatigue du voyage.

J’étais fort embarrassé de savoir comment revenir dans ma demeure avec ma pirogue. J’avais couru trop de dangers, je connaissais trop bien le cas, pour penser tenter mon retour par le chemin que j’avais pris en venant ; et ce que pouvait être l’autre côté (l’Ouest, veux-je dire), je l’ignorais et ne voulais plus courir de nouveaux hasards ; je me déterminai donc, mais seulement dans la matinée, à longer le rivage du côté du couchant, pour chercher une crique où je pourrais mettre ma frégate en sûreté, afin de la retrouver si je venais à en avoir besoin ; ayant côtoyé la terre pendant trois milles ou environ, je découvris une très bonne baie, profonde d’un mille et allant en se rétrécissant jusqu’à l’embouchure d’un petit ruisseau ; là, je trouvai pour mon embarcation un excellent port, où elle était comme dans une darse qui eût été faite tout exprès pour elle. Je l’y plaçai, et l’ayant parfaitement abritée, je mis pied à terre pour regarder autour de moi et voir où j’étais.

Je reconnus bientôt que j’avais quelque peu dépassé le lieu où j’étais allé lors de mon voyage à pied sur ce rivage ; et, ne retirant de ma pirogue que mon mousquet et mon parasol, car il faisait excessivement chaud, je me mis en marche. La route était assez agréable, après le trajet que je venais de faire, et j’atteignis sur le soir mon ancienne tonnelle, où je trouvai chaque chose comme je l’avais laissée ; car c’était, ainsi que je l’ai déjà dit, ma maison de campagne.

Je passai par-dessus la palissade, et je me couchai à l’ombre pour reposer mes membres, car j’étais harassé, et je m’endormis aussitôt. Mais jugez si vous le pouvez, vous qui lisez mon histoire, quelle dut être ma surprise quand je fus arraché à mon sommeil par une voix qui m’appela plusieurs fois par mon nom, Robin, Robin, Robin Crusoé, pauvre Robin Crusoé ! Où êtes-vous Robin Crusoé ? Où êtes-vous ? Ou êtes-vous allé ?
mi, fatigué d’avoir ramé, ou pagayé, comme cela s’appelle, toute la première partie du jour et marché durant toute l’autre, que je ne me réveillai pas entièrement ; je flottais entre le sommeil et le réveil, je croyais songer que quelqu’un me parlait. Mais comme la voix continuait de répéter, Robin Crusoé, Robin Crusoé, je m’éveillai enfin tout à fait, horriblement épouvanté et dans la plus grande consternation. Mais à peine eus-je ouvert les yeux que je vis mon Poll perché sur la cime de la haie, et reconnus aussitôt que c’était lui qui me parlait ; car c’était justement le langage lamentable que j’avais coutume de lui tenir et de lui apprendre ; et lui l’avait si bien retenu, qu’il venait se poser sur mon doigt, approcher son bec de mon visage, et crier, Pauvre Robin Crusoé ! Où êtes-vous ? Où êtes-vous allé ? Comment êtes-vous venu ici ? et autres choses semblables que je lui avais enseignées.

Cependant, bien que j’eusse reconnu que c’était le perroquet, et qu’au fait ce ne pouvait être personne d’autre, je fus assez longtemps à me remettre. J’étais étonné que cet animal fut venu là, et je cherchai quand et comment il y était venu, plutôt qu’ailleurs. Lorsque je fus bien assuré que ce n’était personne d’autre que mon fidèle Poll, je lui tendis la main, je l’appelai par son nom, Poll, et l’aimable oiseau vint à moi, se posa sur mon pouce, comme il avait l’habitude de le faire, et continua de me dire, Pauvre Robin Crusoé ! comment étais-je venu là ? et où étais-je allé ? juste comme s’il eut été enchanté de me revoir ; et je l’emportai ainsi avec moi au logis.

J’avais alors pour quelque temps tout mon content de courses sur mer et j’en avais bien assez pour demeurer tranquille quelques jours et réfléchir sur les dangers que j’avais courus. J’aurais été fort aise d’avoir ma pirogue sur mon côté de l’île, mais je ne voyais pas qu’il fût possible de l’y amener. Quant à la côte orientale que j’avais parcourue, j’étais payé pour ne plus m’y aventurer ; rien que d’y penser mon cœur se serrait et mon sang se glaçait dans mes veines. Et pour l’autre côté de l’île, j’ignorais ce qu’il pouvait être ; mais en supposant que le courant portât contre le rivage avec la même force qu’à l’Est, je pouvais courir le même risque d’être drossé, et emporté loin de l’île ainsi que je l’avais été déjà ; toutes ces raisons firent que je me résignai à me passer de ma pirogue, quoiqu’elle fût le produit de tant de mois de travail pour la faire et de tant de mois pour la lancer.

Benoît Vincent • Entre ici et ailleurs

Ce texte a paru une première dans Poezibao

C’est un livre étrange où plusieurs voix cohabitent.


La porte est toujours ouverte

Enfonçons d’emblée les portes ouvertes : c’est entendu, traduire est impossible. Et, à la limite, sauf à répéter mot pour mot, la traduction est le degré zéro du commentaire ou de l’interprétation.

Il est possible, aussi, que la répétition mot pour mot soit déjà une interprétation. La traduction, entre répétition, paraphrase et tout-autre, peine à trouver un site où s’enraciner.

Alors c’est entendu, traduire est écrire est impossible.

Evoquons une donnée subsidiaire : si on conçoit à peu près de traduire une langue vivante, qu’en est-il d’une langue morte — si quelque chose comme langue morte veuille signifier quelque chose ?

Si traduire est impossible, traduire une langue morte l’est d’autant plus, d’autant plus que personne n’est capable d’en vérifier la pertinence ou la… La quoi ? La justesse ? La fidélité ? C’est bien ce qui manque à la traduction et donc l’argument tombe de lui-même.

Continuons : si traduire à partir d’une langue morte est doublement impossible, qu’en est-il de traduire une langue vivante en une langue morte ? Est-ce assassiner la langue que la traduire en latin ? Est-ce comme la sacrifier ?

Arrivés à ce point, où nous nous sommes heurtés violemment à toutes les portes ouvertes, reprenons.

Pascal Quignard a trouvé malin, au début de son œuvre, de composer un poème en langue latine, Inter aerias fagos, et ce texte est reproduit ici. Emmanuel Hocquart l’avait alors traduit une première fois en français, et ce texte est reproduit ici. Trente-cinq ans plus tard, sous la houlette d’une érudite, Bénedicte Gorrillot, cinq autres poètes — et non des moindres : Pierre Alferi, Eric Clémens, Michel Deguy, Christian Prigent et Jude Stéfan — vont proposer du texte de Quignard leur version en langue française.

Le résultat : INTER, un livre étrange où plusieurs voix cohabitent.


La porte est toujours fermée

Traduire : est-ce additionner ou soustraire ? Est-ce clarifier ou obscurcir ? Questions récurrentes.

Ce livre est d’autant plus frappant que, dès les premières pages de la lettre qui fait office de préface, envoyée par Quignard à Gorrillot, celui-ci déclare : “Il faut croire que pour moi l’oral est impossible.”

L’oral : et c’est précisément la langue parlée, donc la langue vivante.

Or ce qui est impossible, à l’évidence, c’est que quelque chose comme la littérature écrite, aujourd’hui d’autant plus, puisse avoir lieu, trouver un lieu où reposer, où habiter et qu’un auteur contemporain écrive un poème dans une langue disparue dans sa forme orale vingt siècles auparavant — et pire encore, que six poètes réécrivent ce texte, dans une autre langue, trente-cinq ans plus tard.

Réécrivent dans une autre langue : poussent ce texte, une première fois poussé, dans son indigénat d’origine. Car le texte de Quignard n’est pas — malgré les postures que ce dernier voudrait adopter — n’est évidemment pas né en latin. Il est né en français, puis traduit en latin, parce que la langue de la noesis — et l’on sait combien cela est important pour l’auteur — est la langue de la mère.

Pourquoi recourir au latin ? Précisément : c’est la langue antérieure au français, sa langue mère. Ce n’est pas une langue morte, à moins que le parent, la mère, le père, soit toujours un parent mort — ce qui n’est pas loin d’être le cas. Dans la représentation de l’auteur, c’est en tout état de cause le perdu (la perdue, dit-il d’ailleurs (25)). L’abandonné. Et ce qui justifie l’inquiétude même : le silence ; la terreur : non tumultus non quies. L’inquiétude est alors la stupéfaction.

La latin, comme juste avant-langue (comme on parle d’arrière-boutique), c’est l’espace-limite entre les mondes, entre les civilisations. “Le latin, c’est transformer le vieux en nouveau” (20) et c’est précisément : traduire — ou retraduire, attendu que, etc.

Il n’y a donc pas de langue vivante ou morte ; il y a le latin, qui survit comme mémoire dans le français, le roumain ou le portugais.

La présence de Saint Jérôme qui court dans le texte, par quatre citations mises en évidence par le texte critique — pour ceux qui ne lui sont pas familiers. Par la paraphrase (le commentaire) liminaire : aussi, avec Saint Thomas et Pétrarque. Trois noms, trois états de stupeur. Trois silences, c’est entendu.

Réentendu. On peut aussi se heurter sans cesse aux mêmes portes closes.

Ni calme, ni bruyant, c’est le silence de la terror. L’exégète de Quignard reconnaîtra l’affection pour les “mots de la terre et du sol” avant que celui-ci ne nous l’explique. Cette terreur, qui serait plutôt une stupéfaction (ou une sidération, qui est géographiquement à l’opposé), ne s’exprime que par un mot de chut. De chut à terre, parce qu’on dirait que l’homophonie est aussi bonne conseillère — qu’on chute (à terre) depuis ce chemin escarpé dont il est question (la sortie des enfers, la sortie hors de la terre, de la mère — rapprochement rapide) — qu’on chute ses yeux, son regard, vers l’être aimé qui, vers lequel se retournant, disparaît.

L’imaginaire d’Orphée est bien présent, indiqué tel, fondateur, redondant.

Tout le texte est redondance : tout comme l’œuvre de Pascal Quignard n’est qu’un éternel retour, la surimpression, pour ne pas dire la superposition, l’empilement des textes n’est plus une traduction, une interprétation unique d’un texte obscur, mais au contraire : son éparpillement (oserait-on dire démembrement), son éparpillement en mille autres langues.

Langues qui parfois se contredisent, n’en déplaise aux auteurs, jouent, s’égarent, choisissent, riment ou chantent, en définitive : créent.

C’est la leçon de cette lecture-traduction-écriture : peu importe le fond, il est acquis, il est entendu (142-143) ; mais le vecteur, le véhicule. Peu importe alors la traduction, et sa soi-disant fidélité. Le travail à l’œuvre ici est d’ordre poétique. Et dans cette optique, traduire c’est écrire — la traduction c’est la poésie1

Imaginons le véhicule comme non pas ce qui porte, mais ce qui portant se transforme. Le véhicule est le dispositif, le véhicule est transporté. C’est pourquoi ça ne passe pas, comme dit Quignard. Ça laisse passer.


Une porte est toujours soit ouverte soit fermée

Qu’est-ce qu’une porte ? Pardon de l’évidence : un objet qui permet de passer d’un dedans à un dehors. D’un ici à un ailleurs. Du domestique au sauvage. De la maison (domus) à la forêt (sylva, ou plus justement ici : saltus).

Est-ce que l’objet du poète est de confiner à l’ineffable ? A l’indicible ? Au raffut, aux cris, aux violentes déchirures des voix ? Aux souffles, aux grognements ? Aux glapissements ? Aux vagissements ? Précisément, pas. Plutôt au petit bruit chut, à la bouchée bée, au nuage de fumée qui l”hiver (hiems) se fige dans l’air : un espace pour du non-mot.

Un espace délimité pour le vide. La présence de l’absence.

De la même manière, Quignard va venir aux abords de la langue, dans cet espace de friche (saltus), qui n’est pas ici — je crois — le bond (car le mot est polysémique en latin). Cette friche n’est pas : l’ager : le champ cultivé ; cette friche n’est pas la silva, la forêt du sauvage (dont le mot provient)2

Il est un entre-deux, un espace de transition, tout comme bétail, n’est pas complètement domestique, et très animal, ou encore le dieu, la femme, la poésie. Toutes les banalités sont possibles.

A propos : ce saltus est un ban, un lieu où la loi domestique est encore sensible, mais aussi à l’écart, périphérique, suburbain. Il en est aujourd’hui pas seulement des banlieues, mais encore de la rurbanité, de toutes les zones, artisanales ou commerciales, des lotissements, et de tout ce qu’on connaît de ces espaces.

Me revient alors à l’esprit ce mot de Jean-Christophe Bailly dans Le dépaysement, pour qui le non-lieu, ou le hors-lieu, qu’on a tôt fait d’assimiler à ces franges du presque, n’existe pas. Il s’oppose ainsi à la conception de Marc Augé, pour lequel a contrario, ceux-ci sont le signe de la surmodernité : “les réalités du transit (les camps de transit ou les passagers en transit) à celle de la résidence ou de la demeure, l’échangeur (où l’on ne se croise pas) au carrefour (où l’on se rencontre), le passager (que définit sa destination) au voyageur (qui flâne en chemin)” (Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité).

De Culoz, Bailly dit ceci : “lieu entraperçu (mais surtout pas non-lieu – la fortune de ce concept vide, même s’il désignait tout autre chose (les aires neutres des aéroports) a été catastrophique” (35).

A vrai dire, il n’y a pas de grande différence à mon sens entre les deux visions, sauf à n’être jamais passé ou pire : à n’avoir jamais marché dans les zones. Habitué de la friche, du rond-point et, qui plus est, habitant rural (ou rurbain, nous vivons comme des urbains), je crois que la difficulté tient surtout à ce que personne n’est préparé, ou n’a envie, de lâcher ses repères et son terrain, et préfère bâtir des frontières : à dire le non-lieu, on induit le lieu-, ou le lieu-même.

Ce n’est pas terrible, mais si l’on est anthropologue, cela signifie qu’il n’y a pas de place ici pour une relation d’échange ou une culture. A moins que l’anthropologue ne puise discerner ce nouveau type de relation — ce qui est possible aussi.

Quoiqu’il en soit, nous devons impérativement (et là nous retrouvons pour la nième fois Foucault et son hétérotopie ainsi que la déterritorialisation de Deleuze et Guattari) considérer qu’il puisse exister des espaces transitifs, des entre-deux, des intervalles, des interstices où se développe une parole — et la poésie est de ce côté-là.

Ce que dit Bailly c’est le lieu entraperçu. Et peu après, de cette “vraie banlieue” (je souligne), qu’il est “tout ce qui pourrait faire penser que l’on est arrivé en un point du monde qui aurait le bonheur ou peut-être même la présomption de se déclarer comme tel n’existe plus”. Tout comme Deleuze et Guattari mettent un préfixe dé-, ou Faucault hétéro- (ce qui est rigolo).

Alors ce lieu n’existe pas, n’est pas recensé, n’est pas lisible.

Et c’est une erreur, car l’espace de la friche, lui, existe bel et bien. Il y a, d’un point de vue botanique par exemple, les plantes inféodées à l’ager, celles de la silva, et : les plantes de friches, du saltus. Les friches rudérales, comme on les nomme, où se développent par exemple l’orge, les vergerettes, le panais, les mélilots, etc. (il en existe plusieurs sortes).

Il y a donc un espace positif pour la zone, la banlieue, le terrain vague et ses populations. Qui sait si la poésie n’y est pas indigène ? Qui sait si elle n’en est pas même endémique ?


Pas de porte

C’est toute l’œuvre de Quignard, cela, et qu’il rassemble sous le terme de sordidissima (tout ceci est bien connu).

Il faudrait donc pouvoir imaginer, se représenter, un monde et un texte dans lesquels les portes ne sont ni ouvertes ni fermées, ou la porte même est l’espace. Les Romains avaient sans doute un plusieurs dieux pour les portes selon qu’elles sont ouvertes ou fermées, ils avaient aussi le dieu des carrefours, et le dieu du commerce.

En quoi on peut donc se contredire, et exprimer que la poésie comme translation, comme traduction, est aussi courant d’air : laisse passer les cris, les vides, comme les mots et le sens, à la fois. Courant alternatif et continu. Tout ce qui fait qu’une chose et une chose et autre chose. Toute la beauté de l’&. C’est cela qu’elle dit, et ne dit pas : qu’elle est d’ici, mais aussi d’ailleurs. Qu’elle est juste et fausse. Qu’elle est fidèle et infidèle.

Et le livre que nous tenons entre les mains, en cela, est absolument exemplaire. Point n’est besoin de revenir sur les écarts de sens, sur les trahisons, sur les points de frictions entre tous les auteurs. Il est juste besoin de lire, au besoin simultanément, le texte latin et ses copeaux contemporains.

Tout l’appareil peut suffire à saisir les points les plus délicats, et le commenter ne serait que bavardage. D’autant plus spécieux que le texte latin lui-même porte déjà , en soi, tous les germes de cette réflexion et appelle, appelle, on dirait, à la faute, à la traduction, à la poésie. Il hèle (21), par-delà sa différence, la différence. Il nous dit, de fort loin, ce que nous nous préparons à entendre. Il est en-deçà même de toute exégèse (en dénonce la folie, l’inutile) ; en-deçà c’est-à-dire qu’il sous-tend, il est là, toujours là, en soi. Cet autre en soi. Cet autre en soi.