Archives de catégorie : Chroniques

219. Ornette Coleman, Free jazz, 1961 | BV

 

 

Sur une pulsation décisive, une fraîcheur déconcertante. Si le mot free jazz existe déjà, voilà la toute première improvisation libre enregistrée. Paradoxalement beaucoup plus existante que bien des essais successifs, alors même que les musiciens n’ont aucune feuille de route, Coleman poursuit le chemin ouvert avec The shape of jazz to come (1959, #122), et c’est peut-être ce jazz-là (qui est venu).

Pour l’occasion, une audace : on embauche un deuxième quartet, et on mixe chaque quartet sur un canal, à gauche Coleman, accompagné de Don Cherry à la trompette, Scott LaFaro à la contrebasse et Billy Higgins à la batterie, tandis qu’à droite on a Eric Dolphy à la clarinette, Freddie Hubbard à la trompette, Charlie Haden et Ed Blackwell à la batterie. Du beau monde donc.

Le résultat, une seule piste de près de quarante minutes (il y a un bonus sur les versions actuelles), absolument saisissante.

 

 

339. Al Green, Let’s stay together, 1972 | BV

 

 

Le coup de génie de cet album quasi parfait (le suivant, Call me (#331), est encore plus abouti) réside dans sa simplicité fulgurante, mais d’une technique maîtrisée. Je reçus un jour un cours de batterie, et le professeur (salut) me dit : bon, écoute la batterie d’Al Green ; écoute juste la batterie pour saisir ce qu’est un rythme qui groove sans en faire des caisses.

Évidemment, le morceau éponyme qui ouvre l’album, impérissable tube et classique, remis à l’honneur par les cinéastes, a fait beaucoup ; mais dès le deuxième (La-la for you), on voit la maîtrise de la composition aussi bien que des arrangements. Et cela se poursuit comme ça, fourmillant d’idée et gorgé d’une tension érotique certaine, faisant de l’opus l’une des perles de la soul moderne, oscillant entre slow sucré sans être sirupeux (How can you) et saccades dansantes (It ain’t no fun for me).

 

 

551. A Tribe Called Quest, Midnight Marauders, 1993 | BV

 

 

Fan de chichourle (comme on dit chez moi) que cet album est intelligent !

Après un premier opus aux accents plutôt jazz (d’ailleurs très bien), dans une espèce de visitation du hip-hop qui aurait pu faire florès dans les années 90 (puis finalement a plutôt fait pschitt, comme un gras flot démoulé par Will Smith par écran interposé), ils (dont le nom est absolument génial, A Tribe Called Quest !) resserrent un peu la pression, affinent leurs samples et leur flot sur ce nouvel album (dont le titre est magnifique, Midnight Marauders).

Moi que les intros gonflent allègrement, je trouve celle-ci plutôt réussie, et qui enchaîne sur un classique, Steve Biko (Stir it up), imparable, que suit un autre classique, Award Tour. Represen / Represent-sent-ent.

On n’est pas surpris de trouver là Busta Rhymes (Oh my god), avec cette enveloppe luxueuse et maline (8 million stories, Electric relaxation) ; certaines pistes sont moins fortes, et on a toujours le défaut du CD qui autorise un empilement trop important de minutes, mais l’ensemble se tient. Le final, qui se voudrait plus bandito (oui, c’est tout ce que j’ai trouvé pour “gangsta”), annonce la suite ?

 

 

383. Mission, The last details, 1983 | BV

 


 

Cet album injustement méconnu (il n’apparaît pas dans la base de All Music ?), est tout à fait agréable à entendre. Oscillant entre une espèce de rock stonien nourri de sang australien (Dreaming) (je ne sais pas pourquoi, c’est ce qui me vient), il propose surtout de bons morceaux hagards de punk lucide, à la sauce industrielle, aux échos à la Reeves Gabrels (Reasons why).

Plusieurs morceaux sont passables (Interrogation, Girl next door) voire oubliable (What goes around), mais on a deux pièces théâtrale ambitieuses délectables : le fascinant Where were you, et le très beau final Stepping Stone, aux accents smithiens (Patti pas cette saucisse de Morissey).

 

 

404. Franco Battiato, Pollution, 1972 | BV

 


 

Ceci n’est pas une erreur 404.

Probablement mal connu en France, Battiato est l’un des auteurs italiens les plus singuliers et respectés qui soient (au niveau de Conte, de Andrè, Gaber, et probablement un peu plus : Janacci), et dont la disparition récente a permis de montrer l’attachement fort de ses compatriotes à ses excursions musicales souvent “désappointantes”. Portant très haut la foi en la chanson populaire, et ne rechignant jamais, ô grand jamais, à des expérimentations et des hybridations audacieuses, il serait, pour le public français, un peu comme un Christophe plus hardi, pour un anglo-saxon, un Harry Nilsson plus enflammé. Mais les comparaisons n’ont jamais raison, et Battiato ressemble surtout à Battiato : “dentro di me vivono degli organismi che non sanno di appartenere al mio corpo, io a quale organismo appartengo?” Une voix aiguë qui peut à la longue ennuyer, et de très forts positionnements soniques, à la limite de l’avant-garde.

Dans ce disque pourtant, son deuxième, c’est une enveloppe nettement progressive qui voit le jour, comme le démontre le morceau phare Areknames (qui se prononce [â-rék-na-mès], et dont le texte est lisible, à l’envers : “Sisopromatem ereitnorf alled etnem”, le dernier vers, peut en effet être *Mente della frontiere metamorposi S…, et “Areknames”, *Se mankera) qui ferait rougir un Tangerine Dreamer par l’usage accompli des synthétiseurs. Avec Beta, c’est plus vers une espèce de tissu floydien qu’on se dirige (basse, guitare, chant et piano… basse surtout, très Atom Heart Mother). Plancton est figuratif, y compris au niveau du texte, et mêle donc guitare et synthés, folk et progressif allégrement, et Pollution un peu trop explicatif, sans nier toutefois les liens à la chanson italienne (ce chant parlé et vindicatif), voire au classique.

C’est donc un drôle de disque, mais un disque assez cohérent, et qui marque le décalage que représentera par la suite toujours plus l’art de Battiato (“del ritmo magnetico sole-terra, per poter deviare l’umanità dalla catastrofe in cui sta per precipitare” lit-on dans le Manifesto funebre) qui est déjà un peu trop conscient de l’ironie de tout ce cirque. Les pleurs finaux hallucinés, mêlés de plages et de samples classiques, en conviennent.

Il faut de ce pas écouter d’autres albums. Nous verrons ce que nous prépare le hasard.

 

 

297. King Crimson, Red, 1974 | BV ⚫

 


 

Passons sur l’exécrable pochette : ça commence du tonnerre, comme du Crimson King.

Mais ça finira vite, puisque l’album marque la fin de la production du groupe pour les années soixante-dix, première fausse sortie. Réduit à un trio (Robert Fripp, Bill Bruford, John Wetton), bien qu’enregistré avec les anciens membres Ian McDonald et Mel Collins, le disque traduit la lassitude de Fripp qui, sous l’influence de Georges Gurdjieff dit-on, considère comme révolue l’ère jurassique du rock progressif — étrange pressentiment en cette année où les premiers sérieux punks font leur apparition notamment dans l’Ohio.

Cela n’empêche pas de détonner, dès le deuxième morceau, avec ce lyrisme digne de Barclay James Harvest, un rien désuet (et musical-fantasy), un premier morceau bien lourd et un troisième qui ramène carrément au premier album (In the court of the CK, #291). Voilà pour la première face. La seconde retient en effet ce style, qui est donc le leur, le vrai, pour Starless, après un truc expérimental passable.

Or ce dernier morceau est une excellente sortie en matière. Les notes lancinantes du long pont ébruitent d’abord des paysages stimulants, pour finalement se résoudre en une remarquable composition cinématographique aux accents brutalistes, qui malgré les limites du genre, nous donnent des plaisirs presque malsains, comme après un repas trop arrosé d’avoir trop mangé.

 

 

Au bout de la lorgnette | HPJ

 

Chaque fois qu’il s’apprêtait à regarder un paysage, il appréhendait ce moment où le cadre commençait à se former pour délimiter l’espace d’un tableau. Il ne comprenait pas comment son champ de vision s’achever, sans qu’il ne le décide, par un tableau. Comme s’il disposait d’un viseur d’appareil photographique, tout objet, et le vide lui-même se présentaient dans une scène rectangulaire. Les choses qu’il voyait trop longtemps se figuraient d’elles-mêmes en état de portrait. Il se trouvait confronté tous les jours à la même question : comment une simple potiche posée sur une table ou un buffet pouvait-elle être prise pour un portrait ? Il n’avait jamais été tenté de personnifier les objets, et curieusement, ceux-ci redevenaient anonymes.

Il aurait pu croire qu’il était atteint d’un trouble de la perception, mais il savait qu’aucun instrument optique ne lui aurait permis d’anéantir sa vision rectangulaire. Peut-être, s’est-il dit en riant, suis-je victime du syndrome de la carte postale.

Il avait remarqué qu’au cours des rêves, quand il tentait d’en reconstituer un, le même phénomène d’encadrement se produisait : les images du rêve, aussi fantasques pouvaient-elles paraître, finissaient par se plier à la discipline rectangulaire du tableau. Comme dans un film.

Chaque fois qu’il se plaçait face à un paysage, celui-ci se présentait telle une nature morte en instance de s’animer. Les arbres, la végétation, le ciel, les nuages, l’eau de la rivière d’abord figés dans leur allure se mettaient lentement en mouvement, et ses yeux, se disait-il, n’avait qu’un seul désir : se tromper, toujours se tromper jusqu’à découvrir la vérité de ce qu’il croyait voir.

Il était là, près du petit pont qu’il avait vu depuis son enfance, le paysage était en train de se métamorphoser en tableau à tel point que même des morts apparaissaient telles les ombres portées des portraits qui étaient en train de prendre forme devant lui. Il fermait alors les paupières pour faire le vide en les ouvrant à nouveau. Il utilisait le mouvement même de ses paupières comme celui d’une balayette qui fait du vide.

C’est l’apparition du vide, puis son évanescence, qui provoquait le flou. Mais le flou en devenait fou d’être dans un cadre, le flou bouillonnait dans sa clôture. Et le tableau volait en morceaux…

Quand la nature décidait de tenir tête dans le champ de vision où elle se rendait définitivement morte comme dans un tableau, elle épousait l’immuabilité d’une vanité.

« Je vous le dis, Monsieur le garde-champêtre, on l’a trouvé là, ce matin, il ne respirait plus, j’ai observé ses yeux grands ouverts, et j’ai vu mon portrait figé dans son regard. Je vous l’avoue, c’est le portrait tout craché de son meurtrier. C’est moi ».

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672. Death Grips, The money store, 2012 | BV

 

 

Évènement rare et étonnant de rap expérimental, totalement hors des entiers battus, mais complètement hip-hop, sans l’intellectualisme d’Antipop, ni d’ailleurs la vaine provocation à tout prix de nombreux collègues, plutôt un nihilisme industriel assez pénétrant et définitif. Si l’ensemble n’est pas inoubliable, tous les morceaux recèlent une indéniable énergie et ne présentent pas de défaut majeur ; de plus ils offrent aux oreilles sensibles des sonorités variées et renouvelées, puisées dans la pop, le glitch ou même le métal et le progressif, c’est assez déroutant, finalement. Et c’est le mieux qu’on puisse attendre d’un groupe de no-rap, qui crie sa liberté sur fond de dystopie un rien hostile. À noter que leur premier opus, un genre de mixtape librement téléchargeable, ouvre en fanfare cette carrière, qui se poursuit sans faux-pas. Mais ce disque est leur effort le plus singulier. Et ce n’est pas un premier avril.

 

 

789. John Coltrane & Don Cherry, The Avant-Garde, 1966 | BV

 


 

Oui, évidemment, on a là deux monstres du jazz plus ou moins libre, et on pourrait penser que l’association soit détonante. Les sessions remontent à 1960, mais l’album ne paraît qu’en 1966, entre-temps les deux ont largement pu explorer des territoires plus aventureux. Et en effet, on reste un peu stupéfait par les pistes (trois morceaux d’Ornette Coleman, un cosigné par Monk, et un seul de Cherry), et leurs interprètes (à nouveau Charlie Haden et Ed Blackwell, venus également de chez Coleman, enfin sur les deux morceaux plus flamboyants, Cherryco et The Blessing, Haden est remplacé par Pearcy Heath du Modern Jazz Quartet sur les trois autres), qui sont extrêmement bien ficelées et garnies, mais qui restent un peu toutes sur leur quant-à-soi… ce qui n’est pas désagréable, sans être exubérant, et pour tout dire, un peu contradictoire avec le titre. Blackwell propose de belles innervations rythmiques tout au long du disque.

 

 

257. Portishead, Dummy, 1994 | BV

 


 

Un classique des années 90. Et pas des moindres. Alors qu’un rock dit alternatif prend ses aises (poursuivant simplement le punk, comme le punk poursuivait le deuxième âge du rock, celui des années 60, lequel poursuivait le premier, etc.), avec PJ Harvey, que le hip-hop s’y frotte avec Beck, qu’une electro pop s’affirme et comment avec Björk — et tout ceci sur fond de grunge mené par Nirvana et Pearl Jam — une nouvelle brèche s’ouvre, qu’on appellera trip-hop, et qui s’incarne avec Massive Attack : les territoires, comme à l’aube des temps, se répartissent. Et tout à coup Portishead semble synthétiser tout cela, hip-hop, punk et autre, oui, peut-être du trip-hop, mais on ne peut nier ni l’énergie punk ou post-punk si on veut, et le côté exigeant qui ne rechigne pas à des ambiances progressives.

L’album commence très fort avec trois morceaux qui donnent la couleur, trois morceaux relativement différents qui démontrent toutes les qualités du sample (Geoff Barrow), de la guitare (Adrian Utley) et de la voix (Beth Gibbons).

C’est un choc, un nouveau choc, qui est porté à l’international, lol, par ce tube absolument imparable, un nouveau My baby juste cares for me du genre, Glory box, que tout le monde connaît (et qui est parfaite, comme Jóga, Loser, et Down by the water). Quand l’album sort, on ne connaît des impétrants cités, encore, que Debut (prometteur évidemment, #492), Mellow gold (#461) qui vient de sortir, et Rid of me (#172) : c’est-à-dire qu’ils ont fait leur meilleur album jusque là, qu’ils n’ont pas fait encore leur meilleur meilleur (!) (Homogenic (#68), Odelay (#170) et To bring you my love (#72)), et débarque Dummy (Massive Attack publiera Mezzanine en 1998, mais je pense qu’ils savent qu’ils ont perdu cette partie-là).

Et comme les autres, ce n’est encore rien face au successeur éponyme (#12, mais premier ex-æquo). Hâte !