Nous avons le plaisir, la chance et l’honneur, de publier un texte de Félix Guattari qui est à l’origine d’un développement plus important dans un ouvrage éponyme paru chez Galilée. Nous tenons à remercier Anne Querrien et la revue Multitudes ainsi qu’Emmanuelle Guattari pour nous permettre de le reproduire au sein de ce numéro qui est évidemment profondément débiteur de la pensée de Félix Guattari.
« Il y a une écologie des mauvaises idées,
comme il y a une écologie des mauvaises herbes. » Gregory BATESON
La planète Terre connaît une période d’intenses transformations technico-scientifiques en contrepartie desquelles se trouvent engendrés des phénomènes de déséquilibres écologiques menaçants, à terme, s’il n’y est porté remède, l’implantation de la vie sur sa surface. Parallèlement à ces bouleversements, les modes de vie humains, individuels et collectifs, évoluent dans le sens d’une progressive détérioration. Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est gangrenée par la consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à leur plus pauvre expression… C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive. L’altérité tend à perdre toute aspérité. Le tourisme, par exemple, se résume le plus souvent à un voyage sur place au sein des mêmes redondances d’image et de comportement.
Les formations politiques et les instances exécutives paraissent totalement incapables d’appréhender cette problématique dans l’ensemble de ses implications. Bien qu’ayant récemment amorcé une prise de conscience partielle des dangers les plus voyants qui menacent l’environnement naturel de nos sociétés, elles se contentent généralement d’aborder le domaine des nuisances industrielles et, cela, uniquement dans une perspective technocratique, alors que, seule, une articulation éthico-politique, que je nomme écosophie, entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible d’éclairer convenablement ces questions.
C’est de la façon de vivre désormais sur cette planète, dans le contexte de l’accélération des mutations technico-scientifiques et du considérable accroissement démographique, qu’il est question. Les forces productives, du fait du développement continu du travail machinique, démultiplié par la révolution informatique, vont rendre disponible une quantité toujours plus grande du temps d’activité humaine potentielle. Mais à quelle fin ? Celle du chômage, de la marginalité oppressive, de la solitude, du désoeuvrement, de l’angoisse, de la névrose ou celle de la culture, de la création, de la recherche, de la réinvention de l’environnement, de l’enrichissement des modes de vie et de sensibilité ? Dans le Tiers-monde, comme dans le monde développé, ce sont des pans entiers de la subjectivité collective qui s’effondrent ou qui se recroquevillent sur des archaïsmes, comme c’est le cas, par exemple, avec l’exacerbation redoutable des phénomènes d’intégrisme religieux.
Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels. Cette révolution ne devra donc pas concerner uniquement les rapports de force visibles à grande échelle mais également des domaines moléculaires de sensibilité, d’intelligence et de désir. Une finalisation du travail social régulée de façon univoque par économie de profit et par des rapports de puissance ne saurait plus mener, à présent, qu’à de dramatiques impasses. C’est manifeste avec l’absurdité des tutelles économiques pesant sur le Tiers-monde et qui conduisent certaines de ses contrées à une paupérisation absolue et irréversible. C’est également évident dans des pays comme la France où la prolifération des centrales nucléaires fait peser le risque, sur une grande partie de l’Europe, des conséquences possibles d’accidents de type Tchernobyl. Sans parler du caractère quasi délirant du stockage de milliers de têtes nucléaires qui, à la moindre défaillance technique ou humaine, pourraient conduire de façon mécanique à une extermination collective. A travers chacun de ces exemples se retrouve la même mise en cause des modes dominants de valorisation des activités humaines, à savoir : 1. celui de l’imperium d’un marché mondial qui lamine les systèmes particuliers de valeur, qui place sur un même plan d’équivalence : les biens matériels, les biens culturels, les sites naturels, etc. ; 2. celui qui place l’ensemble des relations sociales et des relations internationales sous l’emprise des machines policières et militaires. Les Etats, dans cette double pince, voient leur rôle traditionnel de médiation se réduire de plus en plus et se mettent, le plus souvent, au service conjugué des instances du marché mondial et des complexes militaro-industriels.
Cette situation est d’autant plus paradoxale que les temps sont en passe d’être révolus où le monde était placé sous l’égide d’un antagonisme Est-Ouest, projection largement imaginaire des oppositions classe ouvrière-bourgeoisie au sein des pays capitalistes. Est-ce à dire que les nouveaux enjeux multipolaires des trois écologies se substitueront purement et simplement aux anciennes luttes de classe et à leurs mythes de référence ? Certes, une telle substitution ne sera pas aussi mécanique ! Mais il paraît cependant probable que ces enjeux, qui correspondent à une complexification extrême des contextes sociaux, économiques et internationaux, tendront à passer de plus en plus au premier plan.
Les antagonismes de classe hérités du XIXème siècle ont initialement contribué à forger des champs homogènes bipolarisés de subjectivité. Puis durant la seconde moitié du XXème siècle, à travers la société de consommation, le welfare, les médias…, la subjectivité ouvrière pure et dure s’est délitée. Bien que les ségrégations et les hiérarchies n’aient jamais été aussi intensément vécues, une même chape imaginaire se trouve main tenant plaquée sur l’ensemble des positions subjectives. Un même sentiment diffus d’appartenance sociale a décrispé les anciennes consciences de classe. (Je laisse ici de côté la constitution de pôles subjectifs violemment hétérogènes comme ceux qui surgissent dans le monde musulman). De leur coté, les pays dits socialistes ont également introjecté les systèmes de valeur « unidimensionalisants » de l’Occident. L’ancien égalitarisme de façade du monde communiste laisse place ainsi au sérialisme mass-médiatique (même idéal de standing, mêmes modes, même type de musique rock, etc.)
En ce qui concerne l’axe Nord-Sud, on imagine difficilement que la situation puisse s’améliorer de façon notable. Certes, à terme, il est concevable que la progression des techniques agro-alimentaires permette de modifier les données théoriques du drame de la faim dans le monde. Mais, sur le terrain, en attendant, il serait tout à fait illusoire de penser que l’aide internationale, telle qu’elle est aujourd’hui conçue et dispensée, parvienne à résoudre durablement quelque problème que ce soit ! L’instauration à long terme d’immenses zones de misère, de famine et de mort semble désormais faire partie intégrante du monstrueux système de « stimulation » du Capitalisme Mondial Intégré. En tout cas, c’est sur elle que repose l’implantation des Nouvelles Puissances Industrielles, foyers d’hyper-exploitation, tels que Hong-Kong, Taiwan, la Corée du Sud, etc.
Au sein des pays développés, en retrouve ce même principe de tension sociale et de « stimulation » par le désespoir avec l’instauration de plages chroniques de chômage et d’une marginalisation d’une part de plus en plus grande de populations jeunes, de personnes âgées, de travailleurs « partialisés », dévalués, etc. Ainsi où que l’on se trouve, on retrouve ce même paradoxe lancinant : d’un côté le développement continu de nouveaux moyens technico-scientifiques, susceptibles potentiellement de résoudre les problématiques écologiques dominantes et le rééquilibrage des activités socialement utiles sur la surface de la planète et, d’un autre côté, l’incapacité des forces sociales organisées et des formations subjectives constituées à s’emparer de ces moyens pour les rendre opératoires. Et pourtant on peut se demander si cette phase paroxystique de laminage des subjectivités, des biens et des environnements, n’est pas appelée à entrer dans une phase de déclin. Un peu partout se mettent à sourdre des revendications de singularité ; les signes les plus voyants, à cet égard, résident dans la multiplication des revendications nationalitaires, hier encore marginales, et qui occupent de plus en plus le devant des scènes politiques. (Relevons en Corse, comme aux pays Baltes, la conjonction entre les revendications écologiques et autonomistes).
A terme, cette montée des questions nationalitaires sera probablement amenée à modifier profondément les rapports Est-ouest et, en particulier, la configuration de l’Europe dont le centre de gravité pourrait dériver décisivement vers un Est neutraliste.
Les oppositions dualistes traditionnelles qui ont guidé la pensée sociale et les cartographies géopolitiques sont révolues. Les conflictualités demeurent mais elles engagent des systèmes multipolaires incompatibles avec des embrigadements sous des drapeaux idéologiques manichéistes. Par exemple, l’opposition entre Tiers-monde et monde développé, éclate de toutes parts. On l’a vu avec ces Nouvelles Puissances Industrielles dont la productivité est devenue sans commune mesure avec celle des traditionnels bastions industriels de l’Ouest, mais ce phénomène s’accompagne d’une sorte de tiers-mondisation interne aux pays développés, elle-même doublée d’une exacerbation des questions relatives à l’immigration et au racisme. Qu’on ne s’y trompe pas, le grand remue-ménage à propos de l’unification économique de la Communauté Européenne ne freinera en rien cette tiers-mondisation de zones considérables de l’Europe. Un autre antagonisme transversal à celui des luttes de classe demeure celui des rapports homme/femme. A l’échelle du globe la condition féminine paraît loin de s’être améliorée. L’exploitation du travail féminin, corrélative à celle du travail des enfants, n’a rien à envier aux pires périodes du XIXème siècle ! Et, cependant, une révolution subjective rampante n’a cessé de travailler la condition féminine durant ces deux dernières décennies. Bien que l’indépendance sexuelle des femmes, en rapport avec la mise à disposition de moyens de contraception et d’avortement, se soit très inégalement développée, bien que la montée des intégrismes religieux ne cesse de générer une minorisation de leur état, un certain nombre d’indices conduisent à penser que des transformations de longue durée – au sens de Fernand Braudel – sont bel et bien en cours (désignation de femmes comme chef d’Etat, revendication de parité hommes-femmes dans les instances représentatives, etc.)
La jeunesse, bien que broyée dans les rapports économiques dominants qui lui confèrent une place de plus en plus précaire et manipulée mentalement par la production de subjectivité collective des mass-médias, n’en développe pas moins ses propres distances de singularisation à l’égard de la subjectivité normalisée. A cet égard, le caractère transnational de la culture rock est tout à fait significatif, celle-ci jouant le rôle d’une sorte de culte initiatique conférant une pseudo-identité culturelle à des masses considérables de jeunes et leur permettant de se constituer un minimum de Territoires existentiels.
C’est dans ces contextes d’éclatement, de décentrement, de démultiplication des antagonismes et des processus de singularisation que surgissent les nouvelles problématiques écologiques. Entendons-nous bien, je ne prétends aucunement qu’elles soient appelées à « chapeauter » les autres lignes de fracture moléculaires, mais il m’apparaît qu’elles appellent une problématisation qui leur devienne transversale.
S’il n’est plus question, comme aux périodes antérieures de lutte de classe ou de défense de la « patrie du socialisme », de faire fonctionner une idéologie de façon univoque, il est concevable, par contre, que la nouvelle référence écosophique indique des lignes de recomposition des praxis humaines dans les domaines les plus variés. A toutes les échelles individuelles et collectives, pour ce qui concerne la vie quotidienne aussi bien que la réinvention de la démocratie, dans le registre de l’urbanisme, de la création artistique, du sport, etc. il s’agit, à chaque fois, de se pencher sur ce que pourraient être des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d’une re-singularisation individuelle et/ou collective, plutôt que dans celui d’un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir. Perspective qui n’exclut pas totalement la définition d’objectifs unificateurs, tels que la lutte contre la faim dans le monde, l’arrêt de la déforestation ou la prolifération aveugle des industries nucléaires. Seulement, il ne saurait plus s’agir là de mots d’ordre stéréotypés, réductionnistes, expropriant d’autres problématiques plus singulières et impliquant la promotion de leaders charismatiques.
Une même visée éthico-politique traverse les questions du racisme, du phallocentrisme, des désastres légués par un urbanisme qui se voulait moderne, d’une création artistique libérée du système du marché, d’une pédagogie capable d’inventer ses médiateurs sociaux etc. Cette problématique, en fin de compte, c’est celle de la production d’existence humaine dans les nouveaux contextes historiques. L’écosophie sociale consistera donc à développer des pratiques spécifiques tendant à modifier et à réinventer des façons d’être au sein du couple, au sein de la famille, du contexte urbain, du travail, etc. Certes, il serait inconcevable de prétendre revenir à des formules antérieures, correspondant à des périodes où à la fois la densité démographique était plus faible et où la densité des rapports sociaux était plus forte qu’aujourd’hui. Mais il s’agira littéralement de reconstruire l’ensemble des modalités de l’être en groupe. Et cela pas seulement par des interventions « communicationnelles » mais par des mutations existentielles portant sur l’essence de la subjectivité. Dans ce domaine, on ne s’en tiendra pas à des recommandations générales mais on mettra en œuvre des pratiques effectives d’expérimentation aussi bien aux niveaux microsociaux qu’à de plus grandes échelles institutionnelles.
De son côté, l’écosophie mentale sera amenée à réinventer le rapport du sujet au corps, au fantasme, au temps qui passe, aux « mystères » de la vie et de la mort. Elle sera amenée à chercher des antidotes à l’uniformisation mass-médiatique et télématique, au conformisme des modes, aux manipulations de l’opinion par la publicité, les sondages, etc. Sa façon de faire se rapprochera plus de celle de l’artiste que de celle des professionnels « psy » toujours hantés par un idéal suranné de scientificité.
Rien dans ces domaines n’est joué au nom de l’histoire, au nom de déterminismes infrastructuraux ! L’implosion barbare n’est nullement exclue. Et faute d’une telle reprise écosophique (quel que soit le nom qu’on voudra lui donner), faute d’une réarticulation des trois registres fondamentaux de l’écologie, on peut malheureusement présager la montée de tous les périls : ceux du racisme, du fanatisme religieux, des schismes nationalitaires basculant dans des refermetures réactionnaires, ceux de l’exploitation du travail des enfants, de l’oppression des femmes…
Reproduction d’un manuscrit original remis par l’auteur à Emmanuel Videcoq, antérieurement à la publication de son livre par les Editions Galilée.
Comme si ||| comme s’il y avait de la joie dans la répétition. Du binaire. || || | | comme si la litanie des chiffres, celle qui s’érige en rythme, comme si des bras levés ou des éclats d’obus, ou comme des bâtons, des lances, des fusils dressés pour | || C’est une troupe, un régiment, un convoi, une horde. Les hommes : leurs armes font comme des statues ou des piliers, avancent comme scolopendre ou scutigère, et dans leur dandinement articulé et ridicule, la tortue ou la quinconce, ils cherchent à reproduire la maison. Il se réclusent, tout encombrés de leurs armures ou leur harnachement, dans le domestique. |
Joie dans la répétition. Two words falling between the drops and the moans of his condition ||
Cette meute bâtit son propre monument. | || | || ||| Leurs corps tranquilles-sans souffle, deviennent la raison pour laquelle d’autres montent au front. Ce dehors ils en font un dedans, ce dedans est leur dehors, ils rythment. || || | || Binaire. Rythme. Battement. || ||| | |
Le monument est la maison de la guerre. Ce qui est se meut dans l’alternance des 1 et des 0, dans le binaire, le rythme ou le battement, c’est tout le possible de parler, d’écrire. Des traits noirs sur du papier blanc. || 11/11 ça me parle. | 11/11 c’est mon mois, c’est moi(s). || | || | || ||| | 11/11 c’est lili. | || |||| | || lIlI. || | ||| Tout se répète. Tout se reproduit. | || | ||| || C’est tout le possible de (se) reproduire | ||| | || || | || | |
Ma question est grave, terrible. Elle est le malheur de ton existence. Elle met en doute ta réponse. Regarde la ville, les noms des rues, les monuments. | || | || || Ce monument. Je suis ce monument, de colonne érigées, de bras levés, de fusils dressés. Les pieds battent, les cœurs pulsent, le régiment, la cohorte, la litanie avance. |
« Novembre c’est moi ! » Novembre c’est moi, et chaque année je répète ce rituel à présent bien établi. La rencontre du maire, du conseiller qui se dit général, du sénateur. Leurs mains moites et leurs cheveux gras. L’obséquiosité de leur trompettes. | || | ||| | | ||| Code || || || | | || || | || | | ||| | | Leur regard livide et obscène. | | ||| Barre | Qu’en savent-ils, au fond ? | | Quelles obsèques ! Chaque année remettre le couvert et quand je rentre, éméché, du monument, je ne peux que m’assoir devant le manoir, sur le monticule ou dans le gazon, en songeant aux espoirs des hommes jetés dans la boue comme des chiffons qui se déchirent. ||
L’espoir est une denrée périssable, voilà ce que je dis, et je ||
Ma vie entière s’est placée devant moi comme un fantôme. Flaubert, Novembre.
Le général instin est un sujet collectif singulier. Evoquons brièvement la proximité du général instin avec la figure d’un totem et disons qu’il est homme, visage d’un homme, mais que, dans son passage à l’au-delà, il a sans doute perdu toute assignation à un sexe et qu’il est aujourd’hui autant homme que femme, et ni l’un ni l’autre. Il se dépasse lui-même et se place à la jointure des temps.
Tout en préservant son originellité mystérieuse, il s’ouvre aux multiplications et aux divisions, à des formules algébriques et musicales savantes et populaires. Il « s’attache » à tout ce qui fait transition et communique avec son fonds le plus ancien. Il se métamorphose instantanément. Il lui pousse de nombreux bras, d’innombrables jambes et des infinités de têtes. On peut y voir des descendances et des ascendances. C’est une hydre. Il dépasse l’humain pour rejoindre le transcendant et l’immanent, pour rejoindre l’infra-humain : animal divin essence formule image icône. Il ne parle pas haut et fort, mais bas et doucement. On ne sait si sa voix s’éteint ou commence. Il n’a pas encore rassemblé sa matière. Il ne connaît pas sa raison d’être. Il s’interroge sur sa présence ici. Il se demande quoi. « A qui ai-je l’honneur ? »
Car parler du général revient forcément à poser la question de sa définition, et à dire instantanément que sa figure nous pose la question de sa définition et la question de ce qu’est une définition, et à dire en même temps que sa figure enlève notre capacité à le déterminer ou à le caractériser une bonne fois pour toutes. C’est même son projet, sa raison d’être. C’est-à-dire d’être sans raison autre que celle qui est à chercher au sujet de lui-même et de son projet, nous ouvrant à son être indéfini. Par cette incitation, et à travers son invitation, le sujet constitue un appel auquel nous nous sentons conviés et même pourrait-on dire convoqués.
Dans son immense solitude, la figure ne pouvait demeurer seule, elle nous réclamait, elle nous demandait. L’exhumateur d’instin lui-même dès le départ se sentit convié. Plus que convié, interpellé. « Que fais-tu là, sur cette terre, toi aujourd’hui que je regarde et qui me vois ? ». Mais lui non plus ne pouvait demeurer seul avec cette présence confuse, obscure, inconnue à l’intérieur de lui, pressentant que cette présence ne serait réellement présence que par l’évocation qui pourrait en être faite par d’autres, et qu’il lui fallait donc devenir figure collective si elle ne l’était pas déjà, en filigrane, dès son apparition singulière, comme une énigme posée à chacun de nous dans sa singularité. Le général dans son appel ne pouvait se satisfaire d’être une individualité. Tout son être exigeait dans sa question une réponse collective.
Reprenant la phrase interrogative survenue dès son apparition « que fais-tu là, sur cette terre, toi aujourd’hui que je regarde et qui me vois ? », l’appel pose la question de notre présence dans le présent, interrogeant précisément le passage de la vie à la mort et de la mort à la vie dans le temps présent. Car, rappelons-le, le général est un mort, ne l’oublions pas, le général est un mort, mais c’est un mort joyeux qui, par son souvenir et son absence surgissant ensemble, se situe entre la vie et la mort. Le mystère de sa figure interroge le temps de l’être. Or l’être ou le devenir être, dans son rapport à lui-même, ne sert à rien et n’a aucune finalité en dehors de la question de son passage sur la terre qui est son être même tout en étant son devenir. Son rapport à la mort et à la vie avant la mort est son seul rapport. Cette joie.
A cette question « que fais-tu là sur cette terre ? », qu’est-ce que peut répondre un collectif ? Un collectif peut-il répondre à cette question ? Ce qui entraîne les questions suivantes : Comment peut y répondre un collectif ? Et qu’est-ce que penser le collectif ? Et qu’est-ce qu’être un collectif ? Et qu’est-ce que penser le rapport au collectif ? Et qu’est-ce que poser la question du collectif d’une manière singulière ? Qu’est-ce que penser le collectif tout en étant singulier c’est-à-dire en partant non d’une question générale mais de l’apparition singulière d’une figure ouverte posant ces questions ? Une figure peut-elle réunir un collectif ? Et un collectif peut-il devenir une figure ? Un collectif peut-il répondre à ces questions ? Comment répondre à cet appel, à cette question du collectif ? Est-ce possible ?
Pour répondre à ces questions il faut en revenir à la figure interrogatrice de ce visage apparaissant et disparaissant qui en appelle l’autre, le tout autre, l’autre absolu dans son être présent au présent même d’aujourd’hui. Et l’on voit bien qu’y répondre de façon définitive serait refermer les questions que la figure dans son irrésolution nous invite à maintenir ouvertes. La singularité propre, originelle, du général instin est que les questions qu’il pose ne peuvent jamais être pensées ou discutées en vue d’une finalité qui les résoudrait mais d’une prolifération ou d’une continuelle progression ou irrésolution d’elles-mêmes. Il y a dans ces questions la pensée ferme que leur intérêt est qu’il n’y ait pas de réponse autre que leurs manifestations, appel à les relancer sous leurs formes diverses. Mais comment répondre à une question tout en n’y répondant pas ? La manifestation de cette réponse est qu’il n’y aurait rien à répondre mais seulement à poser encore la question de l’être et de son devenir. Et le collectif serait la manifestation de cette réponse.
La question du collectif que le général provoque ne peut être posée que si elle est posée en des termes singuliers et ne peut s’énoncer que parce qu’elle s’énonce différemment pour chacun. Pas de voix d’unisson mais, à partir du lancer de la première voix, tout de suite d’autres voix s’élèvent, se font entendre et rejoignent des voix enfouies ou enfuies… Qui chante là ? Des voix qui perdent leurs noms dans l’espace de leur chant mais qui trouvent leur chant dans l’espace de leurs voix anonymes… Et c’est dans cet aménagement des voix multiples, originelles, qu’apparaît la figure, et aussi ce qui s’en dégage et ce qui la dépasse. A proprement parler le collectif. Ainsi, dans ce bond et ce jeu léger ouvrant la révolution que nous pourrions incidemment faire sur nous-mêmes, dans ce passage qu’est notre vie sur cette terre, au moment même où nous abandonnons les prérogatives qui sont censées nous être allouées, ici se situe le point de départ du collectif.
Gonzague de Montmagner est écologue et possède son propre bureau d’étude pour l’analyse des enjeux et menaces des aménagements sur la nature. Il est membre d’Hors-Sol mais possède également son propre blogue, µTime, qui une extraordinaire ressource sur l’écologie entendue comme pensée, pratique et politique. Nous avons choisi de reprendre ici l’un des textes publiés sur ce blogue, qui sera peu à peu intégré à la charte graphique du nôtre !
“ […] une plante est un chant dont le rythme déploie une forme certaine, et dans l’espace expose un mystère du temps. ” Paul Valéry
La cuisine de ce petit blog : confronter des univers, poser l’artifice d’un cadre commun qui ne prétend pas au vrai, laisser se produire des effets, ouvrir des pistes à l’attention, à la curiosité combinatoire de chacun. Dans cette optique, interférences et petits ponts pour des chaussées où cheminer, cette semaine marquait la conclusion du séminaire du collège international de philosophie sur les horizons de l’écologie politique, le botaniste Francis Hallé était l’invité de l’émission « A voix nue » sur France Culture. L’occasion pour nous d’un petit tissage, en marchant, autour de Spinoza, la plante et l’écologie.
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First, les horizons de l’écologie politique, et l’opportunité qui nous est offerte de broder autour de l’intervention du spinoziste Pierre Zaoui. Lors d’un billet précédent, nous avions déjà retranscrit quelques uns des fragments introductifs d’une problématique que l’on pourrait rassembler comme suit : des promesses d’un gai savoir écologique à une nouvelle espérance politique ?
Suite donc. Si l’écologie politique est autre chose qu’un nouveau réalisme, à partir de quelle philosophie la penser ? Interférences communes avec les orientations qui nous animent ici, une pensée écologique sur un mode spinoziste (l’homme n’est pas un empire dans un empire) est-elle soutenable ?
La réponse de Pierre Zaoui à cette interrogation s’appuie ici sur les travaux d’Arne Næss, philosophe norvégien fondateur de la deep ecology. Une retranscription partielle et très synthétique de ce temps du séminaire est proposée ci-dessous.
Afin de constituer ce que l’on pourrait appeler une ontologie écologique, Næss s’inspire d’une lecture naturaliste de Spinoza. Quelques mots sur le projet de Næss. Celui-ci est d’abord un projet écosophique. C’est-à-dire qu’il vise à ce que tout individu, dans sa singularité, puisse articuler ses convictions, ses rapports au monde, avec ses pratiques quotidiennes. L’écosophie nous apparaît donc ici comme une question de style de vie, un certain art de composer son mode d’existence à partir des relations que chacun peut établir dans la nature. En cela, cette approche qui englobe dans un même élan les différentes sphères de la vie humaine (psychique, sociale, biologique) diffère totalement du projet de l’écologie de surface : la gestion de l’environnement en tant qu’extériorité, la gestion des effets externes d’une crise écologique elle-même conçue comme extérieur à l’individu (qui la pense).
« Par une écosophie je veux dire une philosophie de l’harmonie écologique ou d’équilibre. Une philosophie comme une sorte de Sofia, ouvertement normative, elle contient à la fois des normes, des règles, des postulats, des annonces de priorités de valeur et les hypothèses concernant l’état des affaires dans notre univers. La sagesse est la sagesse politique, la prescription, non seulement la description scientifique et la prédiction. Les détails d’une écosophie montrent de nombreuses variations dues à des différences significatives concernant non seulement les faits de la pollution, des ressources, la population, etc, mais aussi les priorités de valeur. » Arne Næss
Pour toute singulière que soit la démarche écosophique, écosophie T voire utile propre, Næss prend néanmoins le soin de baliser le chemin de diverses normes communes et dérivées.
-> La norme n°1, la plus haute, consiste en la réalisation de Soi. Il s’agit là d’une certaine reformulation du conatus spinoziste. Pour Næss, chaque chose tend à se réaliser elle-même, quand pour Spinoza chaque chose tend à persévérer dans son être, c’est à dire à augmenter sa puissance d’agir. Ce conatus, cet effort d’exister, constitue l’essence intime de chaque chose. Trois hypothèses sous-tendent cette première norme posée par Næss .
H1/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus l’identification avec les autres est grande et profonde. Cette première hypothèse fait écho au 3ème genre de connaissance de Spinoza. A savoir que, plus on persévère dans son être, plus on comprend Dieu, et surtout, plus on comprend Dieu à travers les choses singulières.
H2/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus sa croissance à venir dépend de la réalisation des autres. Cette seconde hypothèse, que l’on pourrait également exprimer comme le développement des autres contribue au développement de Soi, permet à nouveau un retour partiel sur Spinoza. Pour ce dernier, et pour le dire vite, rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme vivant sous la conduite de la raison.
Ce qui est le plus utile à l’homme, ce qui s’accorde le plus directement à sa nature, c’est l’homme. Cette proposition nous renvoie au concept de notions communes, à savoir que ce qui est commun à toutes choses, se retrouve dans le tout et dans la partie, ne peut se concevoir que d’une façon adéquate. Or l’homme partage le plus de notions communes avec l’homme. C’est ainsi que dans tous les cas « de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients » (Éthique IV, proposition XXXV Scholie).
« C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien. »Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV, corollaire 2
H3/ Troisième hypothèse, la réalisation de Soi, complète et pour chacun, dépend de tout ça. Conclusion : j’ai donc besoin que les autres se développent pour me développer.
-> La norme 2 découle de la norme 1, il s’agit de la réalisation de Soi pour tous les êtres vivants. Autrement dit, la persévérance de mon être dépend de la persévérance de chaque chose singulière.
A partir de Spinoza, Næss nous propose donc une arme pour penser l’écologie. A sa base, une résistance profonde à tout catastrophisme éclairé, à sa pointe, il s’agit de pouvoir développer et multiplier des rapports de joie dans et avec la nature : « (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature », Arne Næss.
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Compléments sur la formule de l’homme est un Dieu pour l’homme chez Spinoza :
« Proposition XXXV
Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature. Démonstration En tant que les hommes sont dominés par des sentiments qui sont des passions, ils peuvent être différents par nature et opposés les uns aux autres. Au contraire, on dit que les hommes agissent dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison; et par conséquent tout ce qui suit de la nature humaine, en tant qu’elle est définie par la Raison, doit être compris par la seule nature humaine, comme par sa cause prochaine. Mais puisque chacun, d’après les lois de sa nature, désire ce qu’il juge être bon, et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être mauvais, puisque en outre, ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après le commandement de la Raison, est nécessairement bon ou mauvais, les hommes, dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison, font nécessairement ce qui est nécessairement bon pour la nature humaine et par conséquent pour chaque homme, c’est-à-dire qui s’accorde avec la nature de chaque homme. Et donc les hommes s’accordent nécessairement entre eux, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison.
– Corollaire I
Dans la nature, il n’y a rien de singulier qui soit plus utile à l’homme qu’un homme qui vit sous la conduite de la Raison. Car ce qui est le plus utile à l’homme, c’est ce qui s’accorde le mieux avec sa nature, c’est-à-dire l’homme. Or l’homme agit, absolument parlant, selon les lois de sa nature, quand il vit sous la conduite de la raison et dans cette seule mesure, il s’accorde toujours nécessairement avec la nature d’un autre homme. Donc parmi les choses singulières, rien n’est plus utile à l’homme qu’un homme, etc.
– Corollaire II
C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien.
– Scholie
Ce que nous venons de montrer, l’expérience même l’atteste chaque jour par de si clairs témoignages, que presque tout le monde dit que l’homme est un Dieu pour l’homme. Pourtant il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la raison; mais c’est ainsi; la plupart se jalousent et sont insupportables les uns aux autres. Néanmoins ils ne peuvent guère mener une vie solitaire, de sorte que la plupart se plaisent à la définition que l’homme est un animal politique; et de fait, les choses sont telles que, de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients.»Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV
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Suite du séminaire. Pourquoi cette lecture que fait Næss de Spinoza ne fonctionne pas ?D’après Pierre Zaoui, Næss force beaucoup trop Spinoza, et cela sur plusieurs points clés.
-> Premier point de friction, la conception de la nature. La Natura chez Spinoza n’est ni la planète, ni l’environnement, ni l’ensemble des êtres vivants de la biosphère, etc. La Natura est un concept désincarné : une nature aveugle et mécaniste, régie par des lois causales qui engendrent nécessairement des effets, d’où la géométrie des affects, et qui de plus, ne différencie pas l’artificiel du naturel.
Il n’y a donc pas d’identification possible entre le concept de Natura chez Spinoza et celui de nature chez Naess, sauf à confondre la substance avec le mode infini médiat (la figure totale de l’univers ou l’ensemble de la biosphère par exemple). Le Deus sive Natura de Spinoza est une pensée « dénaturante » si l’on entend nature au sens de Naess.
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Compléments sur la distinction Nature naturante / naturée chez Spinoza :
« Avant d’aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer ce qu’il faut entendre par Nature naturante et par Nature naturée. Car je suppose qu’on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que par nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (par le Coroll. 1 de la Propos. 14 et le Coroll. 2 de la Propos. 16) (…) J’entends, au contraire, par nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d’autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent être ni être conçues sans Dieu. » Spinoza, Ethique 1, Proposition 29, Scholie.
Compléments sur le mode infini médiat chez Spinoza :
« Un mode donné doit son essence de mode à la substance et son existence à l’existence d’un attribut, si c’est un mode infini (E1P23) et à l’existence d’autres modes finis, si c’est un mode fini (E1P28). Il existe dans le système spinoziste un mode infini immédiat pour chaque attribut, l’entendement absolument infini pour la pensée et le mouvement/repos pour l’étendue. Il existe aussi un mode infini médiat (suivant non de l’infinité de l’attribut mais de l’infinité des modes) : la figure totale de l’univers pour l’étendue et probablement (Spinoza ne le précise pas explicitement) la compréhension infinie de cette figure pour la pensée. Cf. Lettre 64 à Schuller.
Pour exprimer le rapport de la substance à ses modes, on pourra tenter l’image de l’océan et de ses vagues… qui comme toute image a ses limites. L’océan serait la substance, les courants et les vagues ses modes finis. Chaque vague peut être considérée individuellement selon sa durée et son extension particulières, mais elle n’a d’existence et d’essence que par l’océan dont elle est une expression. L’océan et ses courants ou vagues ne peuvent être séparés qu’abstraitement. Le “mode infini immédiat” de cet océan-substance serait le rapport de mouvement et de repos qui caractérise la totalité de cet océan, s’exprimant donc de façon singulière en chaque vague. Le mode infini médiat serait le résultat global du mouvement et du repos des vagues de l’océan. Mais il ne faut pas voir là un processus, en fait tout cela s’imbrique en même temps, le “résultat” qu’est le mode infini médiat n’est pas chronologique mais seulement logique. »Source : Spinoza et nous.
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-> Second point de divergence, la conception même du conatus. La persévérance dans l’être, au sens de conservation radicale chez Spinoza, celle-ci diffère de la réalisation de Soi. Naess entend par Soi l’ensemble des êtres vivants, puis par extension l’ensemble de la biosphère. Outre le fait que chez Spinoza la différence entre l’artificiel et le naturel, le vivant et le non-vivant, ne fassent pas sens, le conatus, persévérance dans l’être au sens d’une recherche de toujours plus de puissance en acte, celui-ci permet, s’actualise à travers le développement technique, la prédation, la captation.
-> Troisième point, la notion d’identification (avec les autres, les non-humains ou les choses singulières) pose un problème d’ordre conceptuel. Chez Spinoza, il y a une essence de l’homme. C’est en ce sens que rien n’est plus utile à un homme que la communauté des hommes raisonnables. Soit là où se partage le plus de notions communes, et où peut donc se former le plus d’idées adéquates sur lois de la Nature. C’est-à-dire sur les causes qui nous déterminent à agir. Notons ici qu’avant d’atteindre le 3ème genre, notre connaissance de la Nature ne nous conduit qu’à la connaissance de nous-mêmes en tant que mode (modification), la connaissance de notre place dans la Nature, de nos rapports, et non à la connaissance de la Nature en elle-même à travers les choses singulières.
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Complément sur les notions communes :
« Ce qui est commun à toutes choses et se trouve également dans le tout et dans la partie, ne se peut concevoir que d’une façon adéquate. (…) Il suit de là qu’il y a un certain nombre d’idées ou notions communes à tous les hommes. Car tous les corps se ressemblent en certaines choses, lesquelles doivent être aperçues par tous d’une façon adéquate, c’est-à-dire claire et distincte. » Spinoza, Ethique II, proposition 38« Ce qui est commun au corps humain et à quelques corps extérieurs par lesquels le corps humain est ordinairement modifié, et ce qui est également dans chacune de leurs parties et dans leur ensemble, l’âme humaine en a une idée adéquate. (…) Il suit de là que l’âme est propre à percevoir d’une manière adéquate un plus grand nombre de choses, suivant que son corps a plus de points communs avec les corps extérieurs. » Spinoza, Ethique II, proposition 39
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Conclusion de Pierre Zaoui, Arne Naess nous propose une conception trop optimiste de l’unité-pluralité et des joies de et dans la nature. Or chez Spinoza, la nature, entendue cette fois au sens le plus proche de la biosphère de Naess, celle-ci est oppressive, le lieu de la mortalité et de la servitude native, d’où l’obligation faite à l’homme, au nom de son conatus, de développer des techniques d’émancipation et de transformation en contradiction avec les objectifs de préservation. Au final, l’écosophie de Naess ne peut assurer le passage d’une éthique à une politique. Cette réalisation de Soi dans la nature n’est pas possible, si Spinoza a raison.
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Spinoza pour penser l’écologie de ce point de vue, non. Soit. Face à cette proposition, opposons quelques intuitions. Des intuitions, c’est-à-dire quelques rencontres. La figure végétale, une occasion de penser l’écologie, Spinoza, une occasion de penser la figure végétale ?
L’Ethique pour chacun, une lecture partielle et singulière de laquelle se dégage un climat, un complexe d’affinités. Alors voici la petite histoire d’un lecteur idiot qui remonte les images, expérimente le climat de l’Éthique comme celui d’un grand corps végétal et recherche des correspondances. Si l’Ethique n’est pas un manuel de botanique, un regard plus végétal sur le conatus pourrait-il nous permettre de penser une certaine formule écologique, après et à partir de Spinoza ?
Le conatus, l’effort vers un gain de puissance indéfini. Reconnaissons qu’il est assez tentant de rapprocher cette formule d’un toujours plus de l’ubris qui semble caractériser les sociétés occidentales modernes. Le conatus, ou en quelque sorte la formule de la démesure spinoziste. Captation, usages et transformation indéfinies de la nature afin d’émancipation, le manque de sobriété s’inscrit au cœur même du système du philosophe.
Je capture et gagne en puissance donc je pollue. Il flotte à l’endroit de cette proposition comme une vraie difficulté de notre mode de penser. Pour l’exprimer, sans doute est-il utile de revenir à l’énoncé suivant : parler d’écologie, c’est parler de l’homme, un animal biologique et politique. Or si nous demeurons relativement vigilent vis-à-vis de nos diverses projections anthropocentriques dans la nature, notre résidu de zoocentrisme semble quant à lui incompressible. Nous pensons, et nous représentons le monde, sur un mode essentiellement animal. Cette prédominance du paradigme zoologique révèle notre difficulté à penser l’altérité radicale, par exemple celle d’un mode d’existence tel que le végétal, c’est à dire une manière autre de gérer le temps et de capter l’énergie. A l’animal transcendant, le végétal immanent nous dit Francis Hallé, à l’animal la parole, au végétal l’écrit, pour Francis Ponge.
« Nous sommes face à une altérité totale. Et c’est précisément ce qui me touche tant. Ces plantes, si fondamentalement différentes, forment des poches de résistance à la volonté de contrôle de l’homme. Moi, ça me rassure, ça me permet de respirer (…). »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Quel(s) drôle(s) de rapport(s) entre le mode d’existence végétal et la pensée de Spinoza ?
Des correspondances et des interférences. L’expérience d’une musique aux vitesses et lenteurs communes, le commun restant ici un point flottant. Une attraction sans mot, quand bien même se questionnent derrière les notions d’individu et de frontière, le type de composition – appropriation, marquage et pollution – d’avec le dehors qu’implique une certaine immobilité.
Les végétaux, ces grandes surfaces d’inscription parcourue d’intensités multiples, ces grands corps décentralisés sans organes vitaux, qui opèrent par différence de potentiel (hydrique, chimique, etc.) et dont la croissance indéfinie n’épuise pas leur environnement. Notre intuition donc, pour penser l’écologie avec et après Spinoza, serait donc d’imaginer les effets d’un conatus hybride de type végétal, voire plus loin, d’une communauté humaine fonctionnant, à une certaine échelle, à l’image d’un méta-organisme végétal. Quelques pistes à développer.
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Piste n°1 : un conatus végétal
« Ils [les arbres] ne sont qu’une volonté d’expression. Ils n’ont rien de caché pour eux-mêmes, ils ne peuvent garder aucune idée secrète, ils se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction […], ils ne s’occupent qu’à accomplir leur expression : ils se préparent, ils s’ornent, ils attendent qu’on vienne les lire. »Francis Ponge
Penser l’écologie avec et après Spinoza, ce serait tout d’abord s’intéresser à quelque chose de l’ordre d’un conatus végétal. Une certaine figure de la maîtrise de sa propre maîtrise. Le mode d’existence végétal, celui d’une croissance indéfinie (conatus) qui s’il transforme son environnement, ne l’épuise pas (sobriété). La plante synthétise et intègre quand l’animal capte et dissipe.
Une croissance indéfinie … (comment fait-on mourir un arbre ? on le cercle de fer) …
« Le plus vieil arbre que l’on ait identifié pour l’instant, le houx royal de Tasmanie, a 43 000 ans. Sa graine initiale aurait germé au Pléistocène, au moment de la coexistence entre Neandertal et l’homme moderne. Le premier arbre sorti de la graine est mort depuis longtemps, mais la plante, elle, ne meurt pas, plusieurs centaines de troncs se succèdent sur 1 200 mètres. »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
« Je pense que ces deux règnes [i.e. végétal et animal] se déploient dans des domaines différents. L’animal gère très bien l’utilisation de l’espace. Il est constamment en train de bouger. Le réflexe de fuite ou la pulsion de fuite dont vous parliez en témoigne. Les pulsions qui l’amènent à se nourrir ou à se reproduire correspondent toujours à des questions de gestion de l’espace. Leur adversaire, en l’occurrence la plante, n’a aucune gestion de l’espace, puisqu’elle est fixe. Mais par contre, elle a une croissance indéfinie, une longévité indéfinie, et est virtuellement immortelle ; ce qu’elle gère donc c’est le temps. » Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »
… qui transforme son environnementsans l’épuiser
Art de la sélection et du recyclage, joyeuse chimie végétale des antidotes et des poisons qui transforme, sans l’épuiser, son environnement. A partir des éléments présents, azote et eau notamment, la plante co-produit son sol et son climat. Lorsque Deleuze parle d’éthologie à propos de l’Ethique de Spinoza, cette science qui étudie le comportement animal en milieu naturel, notre hypothèse est justement que l’on pourrait tout aussi bien parler l’éco-éthologie végétale.
« (…) L’Ethique de Spinoza n’a rien à voir avec une morale, il la conçoit comme une éthologie, c’est-à-dire comme une composition des vitesses et des lenteurs, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté sur ce plan d’immanence (…) L’éthologie, c’est d’abord l’étude des rapports de vitesse et de lenteur, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté qui caractérisent chaque chose. Pour chaque chose, ces rapports et ces pouvoirs ont une amplitude, des seuils (minimum et maximum), des variations ou transformations propres. Et ils sélectionnent dans le monde ou la Nature ce qui correspond à la chose, c’est-à-dire ce qui affecte ou est affecté par la chose, ce qui meut ou est mû par la chose. (…) »Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».
« L’animal est mobile, la plante pas, et c’est un sacré changement de paradigme : les végétaux ont dû développer une astuce largement supérieure à la nôtre. Ils sont devenus des virtuoses de la biochimie. Pour communiquer. Pour se défendre. Prenons le haricot : quand il est attaqué par des pucerons, il émet des molécules volatiles destinées à un autre être vivant, un prédateur de pucerons. Voilà un insecticide parfait ! Pour se protéger des gazelles, un acacia, lui, change la composition chimique de ses feuilles en quelques secondes et les rend incroyablement astringentes. Plus fort encore, il émet des molécules d’éthylène pour prévenir ses voisins des attaques de gazelles. Enfin, des chercheurs de l’Institut national de recherche d’Amazonie (INPA) viennent de montrer que les molécules volatiles, émises par les arbres tropicaux, servent en fait de germes pour la condensation de la vapeur d’eau sous forme de gouttes de pluie. Autrement dit, les arbres sont capables de déclencher une pluie au-dessus d’eux parce qu’ils en ont besoin ! »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
« Toute machine, avec une entrée d’énergie, produit des déchets. Les thermodynamiciens, les physiciens l’ont démontré. Mais où passent les excréments des arbres ? On a dit que c’était peut-être l’oxygène, ou les feuilles mortes. Or il semblerait que ce soit le tronc, et plus précisément la lignine, qui constitue l’essentiel du bois. Il s’agit d’un produit très toxique que l’arbre dépose sur des cellules qui sont en train de mourir et qui vont se transformer en vaisseaux – ceux-là mêmes qui vont permettre la montée de l’eau dans le tronc. On peut donc dire que l’arbre repose sur la colonne de ses excréments : cette lignine qui donne aux plantes leur caractère érigé, qui leur permet de lutter contre la pesanteur et de s’élever au-dessus des végétations concurrentes. C’est très astucieux. Et c’est bien dans le style des plantes de tirer parti de façon positive de quelque chose de négatif. On dit souvent que l’arbre vient du sol. Mais en réalité, il est né d’un stock de polluants, puisqu’il est constitué à 40 % de molécules à base de carbone (le reste est de l’eau). L’arbre a cherché le carbone dans l’air, l’a épuré et transformé en bois. Alors, couper un arbre, c’est comme détruire une usine d’épuration. »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Piste n°2 : la communauté ou le méta-organisme végétal
A travers la figure végétale, nous avons accès à un certain type de conatus : la recherche d’un utile propre et d’un développement de puissance qui n’épuise pas son environnement. Par ailleurs, le paradigme végétal doit également nous permettre de poser un regard sur le faire communauté, c’est à dire l’art de composer ou d’associer les puissances.
« (…) Enfin, l’éthologie étudie les compositions de rapports ou de pouvoirs entre choses différentes. C’est encore un aspect distinct des précédents. Car, précédemment, il s’agissait seulement de savoir comment une chose considérée peut décomposer d’autres choses, en leur donnant un rapport conforme à l’un des siens, ou au contraire comment elle risque d’être décomposée par d’autres choses. Mais, maintenant, il s’agit de savoir si des rapports (et lesquels ?) peuvent se composer directement pour former un nouveau rapport plus « étendu », ou si des pouvoirs peuvent se composer directement pour constituer un pouvoir, une puissance plus « intense ». Il ne s’agit plus des utilisations ou des captures, mais des sociabilités et communautés (…) Comment des individus se composent-ils pour former un individu supérieur, à l’infini ? Comment un être peut-il en prendre un autre dans son monde, mais en en conservant ou respectant les rapports et le monde propres ? Et à cet égard, par exemple, quels sont les différents types de sociabilité ? Quelle est la différence entre la société des hommes et la communauté des êtres raisonnables ?… Il ne s’agit plus d’un rapport de point à contrepoint, ou de sélection d’un monde, mais d’une symphonie de la Nature, d’une constitution d’un monde de plus en plus large et intense. Dans quelle mesure et comment composer les puissances, les vitesses et les lenteurs ? »Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».
« Comprendre l’arbre suppose d’opérer une révolution intellectuelle. C’est un être à la fois unique et pluriel. L’homme possède un seul génome, stable. Chez l’arbre, on trouve de fortes différences génétiques selon les branches : chacune peut avoir son propre génome, ce qui conforte l’idée que l’arbre n’est pas un individu mais une colonie, un peu comme un récif de corail. »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Un arbre c’est déjà une association de puissance. Rappelons que pour Spinoza, une chose, un corps est toujours le résultat d’un agencement singulier de parties. Une société, un livre, un son, tous sont des corps et relèvent comme tel d’une certaine composition de rapports de vitesses et de lenteurs entre les parties qui le composent.
L’arbre est une société de cellules très fluide (décentralisation, indépendance, redondance, totipotence, variabilité du génome, etc.) Une organisation coloniaire qui compose des puissances entre des parties très autonomes, chacune déployant son conatus, ce qui permet à l’ensemble une croissance indéfinie, la division ou reproduction asexuée. C’est ainsi que pour l’arbre, toute mort ne vient que du dehors.
« (…) qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui être spinoziste ? Il n’y a pas de réponse universelle. Mais je me sens, je me sens vraiment spinoziste, en 1980 – alors je peux répondre à la question, uniquement pour mon compte : qu’est-ce que ça veut dire pour moi me sentir spinoziste ? Et bien ça veut dire être prêt à admirer, à signer si je le pouvais, la phrase : la mort vient toujours du dehors. La mort vient toujours de dehors, c’est-à-dire la mort n’est pas un processus. »Source : La voix de Gilles Deleuze en ligne
« L’idée ici, en évoquant que les colonies sont virtuellement immortelles, signifie qu’il n’y a pas de sénescence. Il existe, bien sûr, au niveau de l’individu constitutif, une sénescence – par exemple l’abeille a une durée de vie assez courte – mais cette sénescence n’apparaît plus au niveau de la colonie elle-même. Si aucun événement extérieur massivement pathogène ne vient détruire la colonie, elle continuera à vivre indéfiniment : aucune raison biologique interne ne la fait acheminer vers la mort. Il en va ainsi de l’arbre : s’il se met à faire trop froid, il meurt, mais cela ne correspond pas à une sénescence interne. Tant que les conditions resteront bonnes, la vie va durer ; c’est en ce sens que j’emploie l’expression d’une potentielle ou virtuelle immortalité. »Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »
Art de la composition des rapports et de la colonisation des milieux, le végétal est un être structurellement greffable, un être dont l’existence même consisterait à étendre l’espace possible des greffes infinies.
Des greffes, des symbioses et des imitations : la couille du diable, est-ce une plante ou une fourmilière, le corail, un animal aux formes de développement végétal, les transcodages qui s’opèrent dans la reproduction sexuée entre les plantes à fleur et les insectes. A une certaine échelle, fourmilière, essaim, ces groupes animaux optent pour des stratégies d’organisation qui nous apparaissent comme calquées sur le modèle du végétal fluide.
Du paradigme végétal, une certaine manière de tisser dans la nature la toile des relations qui porte son existence, de ses captures résulte des expressions, grille de lecture de formes itératives caractéristiques : coraux de l’architecture des humeurs, toile de l’internet ou des hyper-réseaux urbains, etc.
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Constatons donc à la suite Francis Hallé l’inspiration zoocentré de nos pensées : individu, volume, mobilité, pulsion de fuite, consommation et dissipation des forces, concurrence exclusive, etc. Conséquences, et avant même de penser toute politique, il nous est déja comme impensable d’imaginer le déploiement d’une puissance qui n’épuise pas son environnement, qui ne soit pas exclusive dans son occupation de l’espace, etc.
Or à l’aide du paradigme végétal, tout du moins de la lecture ou de l’image que nous pouvons nous en faire, il nous est pourtant possible d’avancer l’idée d’une maîtrise de notre propre maîtrise, de penser avec et après Spinoza une écologie des frontières mobiles et de l’autonomie.
Celle-ci implique une modification de notre utile propre, afin d’en conserver l’accès (un conatus qui n’épuise pas son environnement), mais également de continuer à gagner en autonomie dans la Nature, en composant de nouvelles organisations émancipatrices (associations de puissances fluides et décentralisées et modèle de la greffe).
L’arbre est une configuration d’interactions, dynamiques et singulières, appropriée aux conditions de vie de la forêt, la forêt est une association d’arbres dont les interactions produisent leurs propres niches écologiques, la forêt. Étrangeté, curiosité, altérité, les principes d’attention au monde et d’expérimentation sont vraissemblablement porteurs de plus de puissance que ses cousins de la responsabilité et autre précaution.
« (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature » Arne Næss
Laurence Morizet, photographe et céramiste et Benoît Vincent, écrivain, qui ont déjà participé au premier dossier, produisent ensemble de petites plaquettes de texte et illustration. Après Pholques, publié en 2009 à compte d’auteur, ils profitent de cette thématique pour présenter leur nouveau travail : Rhizes.
Claire Nouvian est journaliste, productrice et réalistatrice. Elle a été en 2005 la correspondante de la mission océanographique de l’institut de recherce Harbor Branch dans la golfe du Maine Les films qu’elle a écrits ou réalisés ont remporté de nombreux prix ; citons Une nuit sous la mer, Expédition dans les abysses, Océanautes. En 2007-2008 une grande exposition sur la vie des abysses est organisée au Muséum d’Histoire Naturelles de Paris, dont elle est la commissaire et pour laquelle elle écrit un très beau livre, Abysses, publié la même année aux éditions Fayard. Nous publions ici une vive polémique déclenchée suite à la diffusion d’un reportage de Thalassa (France 3) sur la pêche en hauts fonds.
1. Le Courriel accompagnant la lettre
Bonjour,
Vendredi 8 octobre, Thalassa a diffusé une émission sur la pêche profonde qui n’était pas seulement favorable à celle-ci, mais qui en faisait ouvertement la promotion.
Cet épisode arrive dans un contexte politique particulièrement important car les quotas fixés par l’Europe pour les espèces profondes sont en cours de négociation or ces espèces sont vulnérables, beaucoup d’entre elles sont menacées et les habitats profonds sont ravagés par les chalutiers industriels dont on connaît les dégâts environnementaux et l’absence de sélectivité.
L’objectif politique est clair : assurer aux armateurs industriels que la France, par le biais de l’opinion publique, soutient cette pêche destructrice. Une balle offerte aux défenseurs de cette activité résiduelle et déficitaire, bien que massivement subventionnée, pour aller clamer la légitimité de ce massacre de la biodiversité à Bruxelles.
J’écris d’Asie où le gouvernement de Hong Kong a, quant à lui, annoncé aujourd’hui qu’il interdirait dès l’année prochaine le chalutage dans ses eaux (une étape historique qui peut avoir un effet vertueux sur les régions alentour).
Ironiquement, le jour de la diffusion de Thalassa, les négociations sur les subventions recommençaient à l’OMC à Genève et l’Australie appelait les nations à interdire les subventions allouées aux méthodes de pêche destructrices comme le chalutage de fond (et a fortiori le chalutage profond).
C’est dire si la France est dans l’air du temps en termes d’orientation de ses pratiques de pêche vers des méthodes durables, équitables et sélectives…
A la lumière de ce contexte, on comprend que ce reportage est plus grave qu’on ne peut l’imaginer. Il ne s’agit pas seulement de désinformation, mais de propagande, avec distorsion des propos au montage, manipulation des images, sélection soigneuse des informations etc. de façon à scléroser les marges de manœuvres politiques.
J’ai été profondément choquée par la suite de mensonges décomplexés qui y sont promus. Il m’est impossible de laisser passer des propos aussi dangereux et lourds de conséquences pour notre économie et notre environnement, sans rétablir une image plus fidèle (et référencée) de la situation.
Je joins la lettre ouverte que j’ai adressée au journaliste de Thalassa ainsi qu’à sa direction, qui fait dans un premier temps une synthèse de la situation en France à l’heure actuelle : les problèmes de cette pêche, son impact sur les espèces, les milieux marins, l’économie française, et qui plus loin décrypte les manipulations qui sont faites au montage pour ternir l’image des environnementalistes au profit de celle des chalutiers industriels de façon à fausser le débat.
Les deux premières pages concernent plutôt la rédaction de Thalassa, je vous enjoins donc de vous rendre directement à la troisième page.
Ce document est destiné à la plus large diffusion possible, n’hésitez aucunement à le faire circuler.
Manlio Iofrida est professeur de philosophie à l’Université de Bologne. Il travaille depuis de nombreuses années sur la philosophie française et plus particulièrement sur les œuvres de Gilles Deleuze et de Maurice Merleau-Ponty. Il est notamment particulièrement concerné par le thème de la nature et de la naturalité.
La natura, l’ecologia sono temi che sono diventati, ormai da molti anni, quasi dei luoghi comuni, di cui si servono indifferentemente le parti politiche e le posizioni culturali più diversi; tuttavia, si tratta di concetti tutt’altro che scontati e privi di pericoli e ambiguità. Se si esamina brevemente il concetto di natura che è al centro del pensiero di Rousseau, e che certamente è stato uno dei più importanti e influenti, questi problemi emergono con chiarezza: nemico della tecnica, Rousseau le contrappone una natura vergine, intatta, intesa come un’origine piena: appellarsi alla natura diventa così la nostalgia del recupero di uno stato e un’epoca precedente alla violenza dell’uomo; natura significa un ordine, un equilibrio che ha l’oggettività di una legge naturale. In questo modo, la natura non è che l’opposto correlativo della cultura e della storia: questa coppia di concetti, nonché escludersi, si presuppongono reciprocamente, pur escludendosi, secondo quella categoria del supplemento che Jacques Derrida, nel suo De la grammatologie, ha così efficacemente introdotto, proprio a proposito di Rousseau e del suo grande seguace contemporaneo, Claude Lévi-Strauss.
Se vogliamo uscire dall’alternativa di questi concetti tradizionali, dobbiamo deciderci a pensare la natura non come a qualcosa di oggettivo, di positivo, di fisso e stabile, ma, al contrario, come a qualcosa di negativo, di storico, di relativo (in senso lato) a un soggetto (non necessariamente umano: anche semplicemente animale). Per fare un esempio molto banale, che cosa è naturale per noi? Ciò che si riferisce a un sapere che non deriva dalla nostra tradizione culturale, dal linguaggio, dalla nostra esperienza storica e personale, ma che attingiamo mediante le risorse del nostro corpo: quest’ultimo è ben lontano dall’essere diretto da un sapere positivo, chiaro e cosciente, da ciò che possiamo aver appreso per via intellettuale e culturale; anche se la cultura e la storia molto possono su di esso, non possono mai esaurire quello strato, preculturale e prelogico, che comanda gli aspetti fondamentali della nostra vita come esseri viventi, biologici. Non respiriamo, né camminiamo secondo quel che ci detta la nostra volontà cosciente: al contrario, come ha ben mostrato Italo Svevo, se ci mettiamo a camminare pensando ai movimenti dei muscoli delle nostre gambe che sono a ciò necessari, cominciamo ben presto a zoppicare e incespicare…
Se diamo il giusto peso a questo sapere prelogico che governa la parte fondamentale della nostra vita, arriveremo rapidamente a riconoscere che naturale non è un ordine di cose oggettivo e originario, ma un rapporto, un certo accordo fra noi in quanto esseri viventi e l’ambiente che ci circonda, una corrispondenza che si è creata fra noi e il mondo in secoli di evoluzione; la natura non è un oggetto, ma la coppia essere vivente-ambiente, coppia che è in continua trasformazione, poiché sia il nostro ambiente che noi, esseri viventi che ne facciamo parte, siamo in continua evoluzione e la vita consiste in uno scambio reciproco fra l’essere vivente e l’ambiente in cui è inserito.
È chiaro, in questa prospettiva, che né tecnica né cultura né storia sono esclusi da un simile concetto di natura: la tecnica non è che il prolungamento dei nostri organi e dunque non fa che spostare l’equilibrio fra noi e l’ambiente a nostro favore, ma senza mai (come dimostrano recenti eventi naturali: l’eruzione del vulcano islandese, la rovinosa inondazione di petrolio nel Golfo del Messico…) esaurire del tutto la natura, senza mai culturalizzarla completamente. Storico è l’equilibrio fra essere vivente e ambiente che si realizza in ciascun momento, poiché esso non dipende dal rispetto di nessuna legge fissa, ma dall’adattarsi continuo di due entità intimamente storiche, dinamiche, l’ambiente e l’essere vivente.
Ma allora quale è il senso del concetto di rispetto dell’ordine ecologico? Se non esiste una natura oggettiva, fissa, immobile, astorica, possiamo forse fare qualunque cosa? Ovviamente no: un ordine e un equilibrio, per il fatto di essere dinamici e di non consistere in leggi oggettivabili, non sono per questo meno reali; i limiti al prometeismo dell’uomo ci sono, e i risultati della loro violazione sono sotto gli occhi di tutti – basti pensare al fenomeno surriscaldamento del pianeta. Semplicemente, l’ordine e l’equilibrio vanno riferiti non a un’entità, ma a quella relazione vitale (e dunque non meccanica e non completamente determinabile) fra essere vivente e ambiente che è il vero significato del concetto di natura. Sono antiecologiche tutte quelle tecniche e quelle azioni (non solo umane) che tendono a inaridire o a distriggere tale relazione vitale; sono ecologiche quelle che invece non solo la conservano, ma possono accrescere, rafforzare tale relazione. Così l’equilibrio (ormai purtroppo distrutto) che si era stabilito fra uomo e ambiente in Camargue non era affatto dovuto allo spontaneo equilibrio armonico della natura, ma a un insieme di tecniche tradizionali di controllo delle acque, di gestione parsimoniosa delle risorse del suolo, ecc., insomma, ad un insieme di interventi umani legati alla cultura contadina tradizionale del luogo, che erano tali da lasciare un certo gioco, una certa libertà alle forze evolutive dell’ ambiente: non si trattava di un controllo totale (che è sempre mitico), ma di un’azione umana accordata all’azione convergente dell’ambiente, dunque di un controllo parziale – che lasciava spazio all’indeterminatezza, al caso, all’intervento imprevedibile del non-umano. In questo senso l’ecologia non è l’abolizione della storia, ma la possibilità di immaginare un’altra storia, un’altra tecnica che invece di cercare di esaurire la natura cercano di lasciarne attive le risorse.
Torniamo ora un momento al concetto di equilibrio fra essere vivente o ambiente, – un tema in cui convergono la lezione di Maurice Merleau-Ponty, che ha coniato per esso il termine di chiasma, e quello della contemporanea teoria dei sistemi, che parla piuttosto di accoppiamento. Il senso di tali termini va attentamente soppesato in tutte le sue implicazioni: non si tratta di pensare alla coesistenza di due termini – l’essere vivente e l’ambiente – l’uno esterno all’altro, ma della relazione di due “entità” che non sono né un’unità pura e semplice (l’essere vivente infatti si distingue e si contrappone all’ambiente) né due entità separate: si tratta di due entità che si coappartengono. La relazione fondamentale, fondativa della natura è una relazione paradossale: possiamo cercare di avvicinarci alla comprensione di tale paradossalità se prendiamo in esame il fenomeno della visione. Quando noi guardiamo un paesaggio, ciò che conta è certo quello che vediamo di fronte a noi; ma in realtà, lo spettacolo anteriore è condizionato dal fatto che noi siamo inseriti in un campo visivo: non potremmo vedere quel paesaggio senza che ci fosse in qualche modo presente (non esplicito, non evidente) anche tutto ciò che è alle nostre spalle. Noi non vediamo come una cinepresa che guarda dall’alto e dall’esterno gli eventi che riprende, noi vediamo il mondo dal suo interno: in altri termini, il visibile ha una parte di invisibile che lo condiziona e lo rende possibile. Il fenomeno della visione manifesta insomma il fatto che io appartengo a un mondo che è più ampio di me, anche se (è questo il culmine del paradosso) quel mondo non potrebbe esistere senza di me: è il mio mondo e se non ci fosse il mio occchio a suscitarlo, esso non ci sarebbe.
Se abbiamo voluto soffermarci su questa singolare relazione, non è per un’inutile sottigliezza concettuale: in realtà, questo tipo di relazione, per cui io rientro in qualcosa che mi eccede, è proprio, come già annunciavamo, quella che fonda la natura e l’ecologia. È proprio il fatto che la mia esistenza rimanda a qualcosa che mi eccede, che va ben al di là di ciò che io posso aver fatto e costruito a evidenziare che non tutto si riduce al mio facere, alla mia costruzione consapevole e che esiste qualcosa da cui dipendo, anche se questa dipendenza non è meccanica e anche se quello da cui io dipendo dipende a sua volta da me, secondo quella dipendenza reciproca che anche la fisica quantistica e il principio di indeterminazione di Heisenberg, nel XX secolo, hanno posto in luce. A monte del mio facere c’è un appartenere, a monte della cultura e dell’azione c’è un momento di passività e contemplazione, ogni determinatezza presuppone un vuoto e un’indeterminatezza che sono una risorsa vitale. Non è vero che in principio era l’azione; al contrario, l’azione è l’altra faccia di un momento di stasi, di immobilità, di limite: una ripetizione marca costantemente ogni differenza, un ricorso vichiano inflette la mitica curva del progresso in un cerchio, o, se si vuole, in una spirale che si riavvolge su se stessa[1]. Al ritmo febbrile dell’azione utile e trasformativa si affianca un momento di contemplazione estatica, di inutilità o gioia priva di finalità esterna che fa parte a pieno titolo dell’idea di natura: quest’ultima non è volta ad un passato di purezza immemoriale, ma rappresenta la fuoriuscita dall’utile e dalla storia che è possibile, almeno in via di principio, in ogni presente storico. La natura e la storia non si dispongono su una linea evolutiva che fa sì che l’equilibrio si sposti progressivamente dalla prima alla seconda: esse sono piuttosto in un rapporto orizzontale, di coappartenenza reciproca e ogni momento storico – se gli uomini sono in grado di pensare e agire non prometeicamente, ma con la consapevolezza del limite e dell’ appartenenza – può aprirsi sulla natura che gli fa da sfondo e da sostegno: va da sé che si tratterà di combinare azione e non-azione, attività e passività, di radicare l’attività nella consapevolezza del limite. A noi, oggi, dunque, il compito di operare storicamente per conquistare la natura che è sul nostro orizzonte, prima che la catastrofe incombente in più modi – riscaldamento ambientale, inaridirirsi delle risorse naturali, continuo impoverirsi del patrimonio della biodiversità – non ci trascini in uno di quei “ricorsi di barbarie” su cui la lezione di Giovambattista Vico ha ancora molto da insegnarci.
[1] Questi temi del vuoto, dell’immobilità e della ripetizione sono stati sentiti assai più dalla cultura orientale che da quella occidentale e la riscoperta, anche in Occidente, di questi valori, riscoperta che dura ormai da più di un secolo, è anch’essa un aspetto importante del sorgere di una nuova sensibilità ecologica.
Diplômé en Horticulture puis en paysage, j’ai créé mon entreprise en 1990. Diplômé entre 1990 et 2003 en phytothérapie et biologie, j’organise des formations dans l’idée d’autonomiser les professionnels sur la thématique “Les plantes pour soigner les plantes”. Auteur de deux livres sur ce thème (Les soins naturel aux arbres en 2008 et Purin d’ortie et compagnie, avec Bernard Bertrand et Jean-Paul Collaert, en 2009, tous deux aux édition de Terran), j’ai été “mis à mal” par les autorités en 2006 pour le simple fait d’apprendre aux professionnels les métiers de la terre; à réaliser des préparations naturelles par les plantes. Je prône une recherche pour le domaine public libre accès.
L’écologie définit donc une science de l’habitat qui permet à bon nombre de spécialistes (biologistes, économistes, sociologues…) de trouver chaussure à leurs pieds.
Qu’entendait Haeckel en introduisant le terme écologie ? Ce naturaliste allemand (1834-1919), fervent disciple de Darwin et grand voyageur émit la « Loi de biogénétique fondamentale » selon laquelle l’ontogénèse (développement embryonnaire) est une courte récapitulation de la phylogénèse (suite des formes ancestrales). Cette acquisition des formes modelées par ces forces cosmo-telluriques qui constituent la matière et qui sont en résonances avec ces dites forces.
Peut-on imaginer ou encore mieux ressentir ces forces informatrices qui nous façonnent, de la cellule à l’embryon et de l’embryon à cet être doué de raison ?
Ces forces qui nous pénètrent, nous lient à la terre, participent à notre éducation proprement individuelle. La naissance de la science Moderne fut précédée puis accompagnée par la pensée philosophique qui divisa l’esprit et la matière. Cette dualité a générée par un conformisme éducatif une scission sur la manière d’entrevoir les choses de la vie.
La naissance sémantique du bien et du mal au 8ème Concile Œcuménique (en 869) a fait naître une pensée clivée, partagée où progressivement jaillit une perte d’identité. L’être humain a certainement su utiliser à bon escient cet instinct animal en coévolution avec son environnement. L’un et l’autre se bâtissaient mutuellement. Le regard façonné puis projeté sur le vivant ne s’est pas toujours entouré d’une scrupuleuse connaissance sémantique qui de façon inaliénable à rendu les choses hermétiques.
Certains philosophes durant la période de l’antiquité, enseignait la façon de regarder, d’observer le vivant sans jugement ni doctrine. Une simple plante pouvait être observée sans forcément la nommer ou chercher à le connaître. La connaissance par l’interprétation à façonné notre façon de voir les choses mais en même temps est née une dualité cartésienne proprement individuelle, isolant l’individu à l’intérieur de lui-même ! Cette « connaissance » consciente a pris le pas sur le moi organique et a générée une spéciation de la pensée qui plus tard a générée des formes de pensées élémentaires. Chaque individu s’accroche à ses pensées qui se transforment en éléments spécifiques comme le talent, les croyances, les sentiments…
Observer sans interprétation, sans nommer, sans disséquer peut permettre à l’individu de se réapproprier. Nous n’observons que les connaissances et non les phénomènes et ce qui compte, c’est la transformation par un processus puis un contreprocessus.
Le vivant est en permanence en train de faire deux pas en avant puis trois pas en arrière. L’être humain se doit d’en faire autant afin non pas « d’évoluer » de façon unidirectionnelle mais de se grandir par déconstruction et reconstruction. C’est peut être cela le plus gros défi écologique de l’humanité : le regard sur soi.
Cela peut générer une écologie identitaire en accord avec soi même et redonnera un sens aux décisions et actions collectives !
Vivre l’écologie mais aussi vivre la philosophie permet l’autonomie de son entier et ne fera plus de l’écologie et de la philosophie un concept. Pour cela, nous nous devons d’expérimenter par delà les concepts l’écologie et la philosophie afin de transmettre des expériences organiques non hermétiques mais bien vivantes ! En passant par l’expérimentation, l’être humain, la société toute entière deviendra lente. Cette lenteur salvatrice au niveau individuelle et sociétale va « droper » une écologie spéculative et hypocrite. La transmutation sera lente en accord avec les changements de chacun et ce qui est lent est fiable.
La couleur est passée directement du ciel dans ce poème à cabine de douche où elle fait un dépôt. Enfance et air iodé partent ensemble par un trou unique. Les mots diminuent. Des lois de la prononciation ne subsiste que l’enveloppe. Aucun corps ne surgit plus, n’enfle, n’éclate en totalité. Le ciel n’était qu’une représentation. Les oiseaux n’y sont plus prononçables, ou différemment, comme le reste. On obtient une forme qui se divise en deux pour passer dans deux trous à la fois ou davantage. Une même main agitée de mouvements contradictoires se détache de son ombre en s’élevant ou en s’enfonçant dans le langage. À la fin seulement elle défait tout.
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On a cru voir disparaître quinze ou vingt mille points par minute, il y en avait le double, c’étaient des lignes ou fragments de lignes. Les points disparaissent dans un champ de vision à côté dont, faute de langue, on ne dit rien. Tous les éléments sont remplacés terme à terme. Peu probable qu’il en manque un ou qu’il fasse provisoirement défaut. Des détails se succèdent dans des épisodes. C’est le matin puis le soir. Impression de vitesse relative. Il s’agit d’apprendre. Tel mode d’action devient le seul possible. Un corps fait un petit bond au-dessus d’une ombre à plat comme ici sur le sol. On ne sait pas vers qui ou quoi revenir avec des mots différemment coupés et reliés entre eux. La nuit est allée très vite, sans autre fin qu’un enchaînement, une accumulation.
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Au démarrage on prend dans les phares une tête et des membres de chien en carton. La tête est dans un raté de la langue un visage, un corps, selon l’angle adopté. La chaleur du corps se révèle à une heure de là. Il ou elle a son équivalent dans la réalité, de supposés renards, éphémères constructions fauves et nerveuses sorties de la forêt. Peut-être vingt, ou cinquante. Une oreille pointue devient l’épreuve à surmonter. Tout le lac se soulève en même temps puis déferle. Il faut revoir les chiffres. Dans la confusion, c’est-à-dire langue et réalité confondues, plusieurs disparaissent qu’il faut retrouver si on veut savoir ce qu’ils sont ou ce qu’on est. Mais on oublie ce qu’on cherche et quand on se croise on s’échange comme un mot de passe : toujours rien. Mystère et invention.
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Le nom n’existe pas pour la perte d’un ami surgissant de ses vêtements puis de sa peau. La phrase écrite ou prononcée qui manque a lieu juste après. L’exercice long et fastidieux n’implique pas le résultat décevant. Un serpent sorti d’un tuyau pénètre avant nous dans la pièce et la remplit d’un seul coup, signe d’un grand désordre. À tout énoncé s’oppose une respiration du corps alternant haut et bas visible sur un tableau. Le serpent qui nous précède échappé d’un tuyau est un ver, le ver un serpent dans nos mains qui nous fuit. Le serpent, sauf erreur, a quitté son tuyau tandis que, hagards et le corps épais comme une planche à passer et repasser ses nerfs, nous trouvions dans la fuite une issue menant à cette histoire où il s’agit d’en découdre enfin.
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Nous observons les oiseaux que nous voyons divisés par trois ou un multiple de trois sur le radiateur. Un tableau montre leur chant divisible en autant de chants qu’il en existe. En réunissant leurs corps et en les réduisant à un seul on obtient ce résultat. On met bout à bout ce qui est éparpillé dans la nature où les corps des oiseaux vont aux habits d’un opéra qu’on écoute en accéléré. Nous finissons d’observer ensemble le tableau. Le pouls qu’on entend continue sans ornements ni détours. Un savoir momentané nous envahit. Nous figurons près du radiateur où sont réunis les oiseaux en un seul et constatons en prenant leur pouls qu’il marche au ralenti. La même opération permet d’obtenir à volonté d’autres résultats. Nous héritons du chant costumé des oiseaux sur le radiateur.
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L’arbre costaud manque tomber d’un côté puis de l’autre avec le vent très fort qui tourne et le bâtiment gris de l’école apparaît derrière. Une cabane en bois voit son toit s’envoler. L’oiseau dont le nom s’arrête arrive au milieu du ciel. On observe de loin l’objet qui fait semblant. Les travaux de terrassement débordent sur un chantier plus ancien. Quelque chose ou quelqu’un pousse un cri qui pourrait être un animal. Un homme en réfléchissant mieux fait des progrès fulgurants sans rien dire. Une longueur au creux du feuillage est effectuée dehors en moins de deux. L’homme aux progrès sans rien dire élit domicile et le vent qui souffle éteint le feu dissimulé qui dévorait son cœur. On ne voit pas les finitions de la syntaxe. Au feu qu’on attisait dans le foyer succède un oiseau qui s’arrachant du sol atteint le sommet de l’arbre au moment de tomber à terre.
Une poussière maligne
Faufile à points serrés
La langue et ses tracas
Dans la bouche du taiseux
De l’idiot d’Ardizas
A la brune une pluie crache
De sa plume malhabile
Sur la panse le jambage
Des six lettres d’un nom
Le papier du bonhomme
Ne tait plus l’anonyme
Et dépouille de son ombre
Un doux rêve d’enfançon
Comme on jette au vélin
Les aubes d’une encre folle
La neige offre un feuillage
Aux branches mortes des arbres
Et rappelle qu’il est temps
De commencer la danse
De toucher le pelage
Vif de la bête en marche
Et comme elle de tirer
Le fardier des saisons
Pour tracer le sillon
Puis marquer de son trait
Le sentier que prendra
A sa suite le petit
Dont il jongle dans les airs
Les syllabes du prénom
Bien avant d’engendrer
Les entrailles de sa mère.
*
LE TEMPS D’INFUSION
Dans une ville dézinguée
Des hommes amoindris
N’osent plus toucher leurs joues
Du fil de leur rasoir
Avant de sortir voir le monde
Pour payer leur écot
Des femmes à peine plus vieilles
Poussent et jettent leurs bicyclettes
Le long des fossés d’où
Elles tirent des orties de la
Menthe et du pissenlit
Dans le limon des jours crus
Tombent les heures de visite
C’est la recette instantanée
Des soupes et des pisse-mémé
Tout le monde tache ses dessous
En égrenant ses misères
Fait croire qu’il a connu la guerre
Chante en chœur et à la tierce
Une berceuse où se mêlent
Des vols noirs et des cerises
Et chacun est content
Quand le soleil sèche les os
D’avoir parlé si haut
Dans son sang et ses humeurs
Contre le jour la nuit s’adosse
Fermant leurs yeux d’une ombrée
Elle tend la main vers Azraël
Qui se penche et embrasse
Dans une envolée de mouches
Ces corps vêtus de flanelle
Avant de supprimer leur angoisse
En les baisant à pleine bouche.
*
L’ODEUR DE LA FÈVE TONKA
J’évite
la rue de la Chouette
où une vieille gosse
tire en laisse
un singe soyeux
recousu
derrière les deux oreilles.
On peut l’appeler Lola
Anne-Charlotte
ou pourquoi pas
Mama Bouba.
Son nom son âge
elle ne s’en souvient pas
depuis les Nuits
des Gros Couteaux.
Elle a cassé la branche
d’une famille
où ça vit
des mille et des cents
où ça oublie
de crever
et de léguer
de la poudre sèche
sur les pistes de glace
du zig-zag
dans la course
d’un monarchiste
en fuite
et des nuances
dans le sifflet
d’un mockingbird.
Elle dit pour ne pas
perdre la face
après avoir déjà
perdu la tête
qu’elle veut créer
un autre espace
un tout petit
qui respirera
par des artères
serrées entre les pierres
des bâtiments
où elle mettra
de chaque côté
un bar à soupe
et un bar à eau
le premier Zanzi
et le deuxième Cinna.
Sur sa chair ferme
au grain
déjà putrescible
il y a l’odeur
de la fève tonka
cuite aux rayons
de mille soleils.
Mille révolutions
d’un astre faiblard
empêché par les arbres
plantés plus tôt
de brunir sa peau
par la fenêtre de son bureau
sur lequel elle gratte
(il est au fond
du couloir
la dernière porte
à droite)
Je sais que les hommes
et les garçons
de son ancienne maison
ont tiré fort sur un drap grossier.
Je sais que tous les gars
de cette capitainerie
suaient dessus
devant la bâtisse
où elle avait passé
une dernière nuit
dans le faible
l’obscur et l’humide
à écrire
pour ne plus sentir
l’odeur poisser entre les douches
et les linges propres
et à tirer des lignes au stylo
à défaut
d’être de la lignée.
Se reconnaître par le choix
d’un nom de plume
collée pleine de merde encore
au cul de l’oeuf
d’où elle voulait sortir
pour naître légale
oui légitime et officielle
et qui sait peut-être par la presse
d’un imprimeur.
Tu pues, bâtarde !
(Elle le savait.)
La senteur de vanille
était des armoiries
d’une étrangère
et son faux père
ses faux oncles
et ses faux frères
jouaient
pour une nuit
à passer avec elle
jouaient
à reculons
les poings serrés
sur ce foutu drap
pour gagner
et l’emporter
faire un trophée
de son amande
et puis cracher
sur son visage.
Les rares fois
où je la vois
je baisse les yeux
et presse le pas
car je n’ai rien fait
pour qu’entre la lumière
dans ses nuitées
et dans son con déchiré.
Je la voulais tant moi
sa bâtisse
ils m’ont dit
Tu te tais
(j’étais en bas)
on te la vend
et on disparaît.
Une fois je l’ai croisée
dans cette rue
de la Chouette où
(je ne sais plus qui me l’a dit)
elle rêve sur ses commerces
en comptant
avec ses pas.
En me pressant
à sa hauteur
j’ai coulé
un bref regard
et vu ses narines
frémir.
Je crois
qu’elle a reconnu
sur moi
l’odeur
de la fève Tonka.