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Christophe Caillé • La promesse

Depuis le début je vois Instin comme un fantôme. Le fantôme de la réalité.

Hinstin est mort à l’aube du siècle dernier et depuis Instin erre dans les allées de la Création, se faisant connaître de quiconque voulant aller au-delà des apparences, là où le commun des mortels ne voit que du feu, dans ce cercle à la fois sacré et sacrilège d’où les créateurs — comme pour le remercier de leur être apparu — tentent désespérément de le faire voir, de le faire réapparaître, de lui donner droit de cité, d’offrir en somme une âme à la réalité.

Sans doute en ce milieu des années 80 Instin était-il derrière moi mais je ne le voyais pas encore. Je n’étais pas du genre à me retourner, on me disait têtu et obstiné. Ils pouvaient être mille contre moi, je gardais ma pensée. Bien sûr je m’examinais, je tâchais de comprendre pourquoi les mille avaient de tout autres pensées. Mais si toujours je croyais être dans le vrai, alors il n’y avait plus rien à faire, personne alors ne pouvait me faire entendre raison. Têtu, peut-être, mais pour moi c’était une forme de résistance. J’agissais en mon âme et conscience. Ma pensée m’appartenait, j’en étais le seul responsable.

Instin se tenait donc derrière moi et, se rappelant soudain qu’il avait été général, me poussa brusquement dans les bras de l’armée.

Ce que je fus alors, on le nommait appelé. Appelé : on a soi-disant besoin de toi et une voix alors prononce ton nom. C’est une espèce qui a disparu, qui déjà à l’époque était en voie de disparition. Dans mon entourage il n’y a pas grand monde à avoir fait l’armée et les quelques cas étaient du type « planqués ». Moi, je me suis retrouvé dans un camp semi-disciplinaire.

Quand je dis « je me suis retrouvé », c’est ma faute, j’ai répondu à l’appel. Au psychiatre qui me posait la question, j’ai répondu « oui, je veux faire l’armée ». Même à eux ça ne paraissait pas évident. J’étais alors au milieu de mes études de sociologie et c’est probablement pour cette raison qu’ils m’ont convoqué chez ce psychiatre que je n’avais pas demandé. Ce dernier a dû se dire : « Ok, si tu veux faire l’armée… », et je me suis retrouvé loin de Nantes, près de la frontière belge, dans une sorte de bout du monde, un no man’s land idéal pour jouer à la petite guerre. Camp de Sissonne, c’est le nom de l’endroit. Qu’y avait-il dans la voix pour que je réponde à l’appel ?

C’était peut-être Instin. Tout ce que je sais, c’est que la voix d’Instin est persuasive. En réalité je crois qu’elle m’a toujours guidé et je sais maintenant pourquoi je suis allé à Sissonne.

Mais à l’époque, il y avait sans doute le désir de me mettre moi-même à l’épreuve, sans doute aussi la volonté de ne pas échapper à la loi commune. J’étais un intellectuel mais je n’étais pas que ça. Et puis, j’avais le goût des expériences. J’avais sûrement envie de voir comment j’allais réagir, précipité dans une situation extrême pour moi, tout à fait en dehors de mon univers. Je n’avais jamais touché à une arme, je n’allais pas voir les films de guerre et j’ai très peu joué aux petits soldats. Je me souviens que mon père était désemparé.

Mon père avait fait la guerre d’Algérie. Il n’en parlait jamais et je ne lui ai jamais rien demandé. Mais il savait que l’infanterie, c’était le pire que je pouvais demander.

Un camp n’est pas une caserne. Quand le jour s’enfuit, vous ne pouvez pas en sortir. Vous le faites une fois pour marcher jusqu’au village mais vous ne le faites pas deux fois. Il n’y a rien à voir et il n’y a rien à faire. Moi qui jusqu’à ce jour ignorais l’ennui, j’ai fait connaissance avec ce vide qui parfois s’installe entre nous et notre pensée.

Rassurez-vous, je ne vais pas ici raconter de l’armée toute mon expérience. Instin veille sur moi. Je le sens qui m’oblige à ne pas perdre de vue le but mais je connais ses faiblesses et je sais ce qu’il aime. Il apprécie les chemins détournés et le mélange des genres, le décalage, le visage qui ne correspond pas à la voix. En outre, pour que le lecteur soit susceptible de comprendre toute l’ironie de l’histoire, il faut bien que je plante le décor et que je décrive un peu l’ambiance.
Je n’avais jamais vu de ciel si bas, si lourd, pesant tout à fait comme un couvercle. Et l’hiver fut rude comme je n’en ai pas connu depuis.

Mais je fus « planqué » à ma manière : ils avaient besoin de radios, à l’issue des classes j’entrai dans le service Transmissions. Là, j’appris un nouveau langage, celui des ti (grosso modo l’équivalent d’une noire) et des ta (l’équivalent d’une blanche). Je savais — et je sais encore en partie — l’alphabet qui va d’Alpha (tita) à Zoulou (tatatiti). Je savais traduire la musique en messages que l’on transmettait aussitôt aux instances supérieures. Nous étions surtout utiles quand il s’agissait de jouer à la guerre. Par exemple, on passait le message « un gaz toxique avance sur nous », et si, peu après, le colonel nous surprenait sans masque, on devait aussitôt s’allonger et jouer les morts. Voilà à peu près à quoi je servais. J’ai du mal à imaginer ce qu’il en aurait été en temps de guerre.

Nous dînions vers six heures, ensuite on occupait comme on pouvait la soirée. Notre adjudant, rondouillard et débrouillard, avait réussi à fourguer aux gars d’avant une télé — objet exceptionnel — ce qui fait que notre chambrée était de loin la moins tranquille et la plus visitée. Par un fait exprès mon lit superposé était au niveau de la télé posée sur une armoire métallique. J’avais donc la tête tout contre et pourtant je lisais ; dans le brouhaha je parvenais à comprendre ce que je lisais car ce que je lisais m’aidait à résister. Je me suis ainsi nourri de tous les essais de Montaigne ; ses leçons de stoïcisme m’étaient hautement profitables tandis que me parvenaient les échos de Santa Barbara.

J’étais différent mais j’avais ma place dans le groupe. Quand il le fallait je savais boire ma quinzaine de bières. Je pourrais vivre dans n’importe quelle communauté du moment qu’on accepte que par quelque côté je m’échappe. Je joue toujours le jeu mais je ne le joue jamais jusqu’au bout. On peut appeler cela de la réserve.

J’ai découvert là-bas un monde que je ne connaissais pas, j’ai rencontré des gars inimaginables. C’est là que j’ai appris que j’étais un privilégié. C’est là que j’ai compris à quel point l’intelligence était l’arme la plus redoutable. C’est sûr, il faut bien se défendre, d’une manière ou d’une autre il faut bien se faire respecter. Mais quel est-il, celui qui abuse de son intelligence, quel est-il, celui qui manipule les autres à seule fin — pense-t-il — de s’en tirer ? Un maître de marionnettes ?

Est-ce une marionnette, l’être de chair et de sang qui dit ce qu’on veut lui faire dire et qui agit comme on l’entend ? Que devient dans les mains de l’écrivain celui dont maintenant il me faut parler, celui qui a voulu que j’en parle, celui que j’espère ne pas avoir manipulé, celui que malgré tout maintenant je manipule, celui qui dans ma mémoire est désormais réduit au rôle de passeur, au seul rôle qu’il ait jamais joué dans ma propre vie qui dans la réalité est la seule qui compte, la seule que je ne peux trahir puisque c’est ma réalité ?

Puisqu’il faut y aller, je vais aller tout de suite à la caricature. Ce garçon, c’est Quasimodo. Quand j’écris ça, je n’ai pas l’impression d’exagérer. Une brute au teint rougeaud, la face taillée à coups de poing, des mains énormes. L’impression d’une violence qui n’est pas complètement parvenue à rentrer et qui se lit dans tous les accidents du corps. Bête mais au fond pas méchant. Les sections combattantes n’en ont pas voulu, il s’est retrouvé dans notre service comme homme à tout faire alors qu’il n’y a rien à faire. Je ne sais plus son nom. Allons-y pour Quasimodo. Un Quasimodo aux petits yeux bleus et aux cheveux blonds.

Nous allons voir ailleurs, nous faisons une virée au Larzac. Nous voyageons dans un VAB (véhicule de l’avant blindé). Nous traversons des villes. Par les petites lucarnes du fond j’aperçois des gens qui sont libres.

Je ne sais pas ce qu’il lui prend — énervement dû à la promiscuité, à la claustrophobie ? — mais Quasimodo m’envoie au visage un bout de pain bien sec. Il me fait mal et je renvoie le bout aussi sec. Branle-bas de combat. Heureusement les autres sont là et parviennent à le calmer.

Le soir même ou le lendemain, je suis de garde. Ça veut dire : veiller la nuit au cas où un message arriverait. Comme nous ne sommes pas assez de radios, on nous adjoint à chacun un conducteur qui toutes les quatre heures nous relaie. Si musique se fait entendre, il réveille le radio qui dort. Moi, j’écope de Quasimodo.

J’aurais pu mal dormir mais en réalité je crois que j’ai très bien dormi. Je n’ai eu aucun mal pour le réveiller et dans la situation inverse il fut la douceur même. Au matin, il me dit ceci : « Promets-moi qu’un jour tu me mettras dans un de tes livres, promets-moi que tu parleras de moi. » J’ai promis. Je croyais que ça ne m’engageait à rien.

A cette époque, autant que je m’en souvienne, il n’était pas du tout question que j’écrive un jour. C’était probablement là mais ça ne m’était pas venu à l’esprit. Tout ce que Quasimodo avait vu, c’était moi en train de lire, moi plongé jusqu’au cou dans les livres. Mon corps était là mais ma tête était ailleurs. Ma tête était préoccupée par les mots au point de les faire siens, de les amalgamer jusqu’à oublier leur origine, jusqu’à avoir l’impression de les faire remonter du fond de ma propre pensée. L’écrivain n’était plus qu’une sorte d’intercesseur, le point d’appel à partir duquel je prenais mon élan, sautant hors de la page pour finalement me retrouver au sein de ma réalité — encore une fois la seule qui compte, la seule grâce à qui je peux me repérer.

En me regardant Instin devait sourire. Lui qui ne cessait d’errer sur les franges, lui dont l’existence relevait du passage d’un monde à un autre, lui qui avait pour mission l’abolition des frontières, savait pertinemment que lire et écrire étaient une seule et même chose. Ce qu’il faut pour lire est ce qu’il faut pour écrire. Bien sûr, lire vraiment, s’investir, ne pas laisser sa propre personne à la porte, et bien sûr, tout autant, écrire vraiment. Il n’y a pas de différence. Juste une question de volonté, ou de patience, ou d’inconscience…

A l’époque, je ne comprenais pas. Pour sûr Instin devait sourire.

Qu’avais-je dans la tête à l’époque — quand nous passions nos journées dans le hangar à laver des véhicules qui ne sortaient guère — qu’avais-je dans la tête quand nous défilions baïonnette au canon, mon œil droit à portée de la baïonnette de mon voisin de droite qui avait du mal à marcher au pas — pensais-je à quelque chose quand vers quatre heures du matin je courais pour être parmi les premiers à sauter dans le camion, pour ne pas attendre dans le froid le retour de ce dernier, pour pouvoir être au lit plus tôt — n’avais-je pas la tête vide quand je transcrivais des messages dont le sens m’était indifférent ?

Je crois en effet que je suis sorti de là la tête vide. J’ai poursuivi mes études mais je n’y croyais plus. Je ne croyais plus au jeu social, je ne comprenais plus l’intérêt de faire de bonnes études et d’avoir un métier respectable. Je m’étais vidé de cela. Malgré moi j’étais dans la situation de celui qui renonce à la vie normale pour être en mesure de recevoir Dieu. Il y a de quoi rigoler. Mais c’est quand même comme ça — à cause dans ma vie de ce trou d’un an par lequel mon envie de réussir avait dégringolé — que peu à peu je me suis mis à écrire, pour combler mon manque de croyance en la réalité telle que désormais elle se proposait — une comédie told by an idiot, signifying nothing.

Instin se penche sur moi, me suggère à l’oreille que j’ai peut-être exagéré. Ti-ta-tititi-titi, titatiti-ti-tatitati-ta-ti-titita-titati, ta-titita-tita-tititita-tita-titi-tititi-ti-ta-ti-tata-tita-tati-titi-titatati-titita-titatiti-ti ? Mais au moins aujourd’hui j’ai tenu ma promesse.

Benoit Jeantet • Et dans l’ennui se tordre (1)

A farmer in the city quoi qu’il en soit. Un jour, alors, il est sorti de son lit. A enfilé une robe de chambre à la sauvette. S’est souvenu de la neige. Et qu’il avait été plus jeune, avant.

Chaque matin, me dit-il, c’est comme si tu mettais de la vieille huile dans un moteur neuf.


*

Bonjour tristesse, me dit-il. Repose-toi si tu veux, moi, je repars au chagrin.


*

Le samedi matin, me dit-il, j’aime bien me feuilleter les pages de ce catalogue où il est question de t’installer une piscine là où tu pourras jamais, même pas en rêve.


*

Alors c’était donc hier soir et c’était même un hier soir où David Bowie est entré dans la cuisine avec Lou Reed, même que, me dit-il. Alors c’était si soudain et j’avais tellement mes frigos vides qu’ils n’ont pas trop traîné dans les parages, en fait. Toute façon, Lou Reed, il est devenu con comme c’est pas permis. L’a bonne mine, tiens, avec ses binocles de prof de philo que trop d’herbes haïtiennes auraient défoncé pour mille ans. David, lui, ah non, c’est pas la même. Oh mais rien à voir, je te dis. Du tout, du tout. L’autre c’est zéro et un chiffre. David, la classe à deux cents pour cent, tu vois. Et putain quand il a fait comme ça : ” Avé vu quellequechoz for le dinner ? Hum, hum ? La putain de sa mère de classe. Ouais.


*

Il n’arrêtait pas de leur réclamer des preuves d’amour, me dit-elle. Parait que tous les mauvais parents font ça.


*

J’ai installé une piscine, juste en dessous de mes yeux, me dit-elle. La tristesse à débordement, c’est l’avenir.


*

C’est souvent, me dit-il, que mes rêves résonnent comme un vieux chant de bivouac.


*

Au début, me dit-elle, j’ai rêvé d’avoir un destin d’oiseau sur la branche. Je sais, c’était un peu idiot. Un peu bébête. D’autant que le solfège et moi. Voilà. Et puis j’ai dû vieillir, comme on vieillit. Comme le corbeau blanc, un jour, est devenu noir. Comme ça.


*

La vie, plus j’y pense, me dit-il et alors lui c’est ce genre de garçon chez qui l’enfance n’est pas résolue à mourir, du moins pas tout de suite, les rêves résistent, les rêves entendent bien crever l’arme à la main, debout, casoar et gants blancs, oui, bref, la vie, me dit-il, tu vois c’est comme un film. Le film, pour qu’il soit réussi, que ce soit un grand film, un beau film tant qu’à faire,avant que ta caméra elle commence à tourner autour des acteurs, à venir les prendre par la main, une belle main de caméra à poigne de givre-dans le cas contraire, si ta caméra et sa main sans cesse au milieu de la mort, sans cesse au milieu de la vie, elle ont pas envie de venir se les chercher, les acteurs, si elles se sentent pas le moins du monde attirées par eux, là ce sera mort d’entrée ton truc. Pfuit les sortilèges du ci-né-ma-oui donc, avant que ta caméra elle commence sa petite danse du ventre autour de ce monde minuscule en mouvement-vivre, tu dirais qu’ici ça se résume à cette formule magique : Moteur… Moteur demandé… Action. Ensuite, parce que c’est forcé qu’on passe tous par ces moments-là, l’âge, les doutes tout ça, ensuite et pour peu que ce sale désir de mort te vienne, alors t’aurais qu’à gueuler ” coupez”. C’est d’une simplicité d’ancien testament. Voilà. T’aurais qu’à.- oui donc, avant que ta caméra elle se sente tant soit peu concernée par le spectacle des hommes et eux, les acteurs, ils aimeraient bien qu’on les entraîne dans l’autre monde, de l’autre côté du miroir, au pays de la vie éternelle, tu vois, avant ça, il lui faut une histoire, des mots, quelque chose qui déclenche un geste simple mais précis. Simple. Précis. Pur. Ta caméra c’est comme le stylo de quelqu’un qui écrit. Comme le pinceau d’un peintre, si tu veux. La vie donc, plus j’y pense, me dit-il, plus je me dis que c’est comme au cinéma. Que c’est rien qu’une sombre affaire de désirs et de manques. Salut.


*

Ma vie est grise, me dit-elle. Et pourtant, plus jeune j’avais, comme tout le monde, de ces impatiences dans les yeux, dès qu’on m’offrait une rose.


*

Ce qui me fascine avec la vie, vois-tu, me dit-il, c’est quand tu dis : deux rue des boulets plus deux demis chambrés et que ça fait pas quatre.


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Le métro, ce matin-là, c’était rien qu’une forêt de jambes, me dit-il. Et elle alors avec ses collants noirs, t’aurait dit un arbre égaré au bord de la route.


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Il n’y a pas trente-six façons de se raconter, me dit-il. Il n’y a que des narrations favorables.


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La première fois que j’ai perdu une dent, me dit-il, c’est à peine si je t’en ai voulu.


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La vie ? Une grande pompe à vide, me dit-il.


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C’était un matin de sept ans et demi, un matin toute blonde, me dit-il. Il a suffi que ce matin se mette, comme ça blondement, à me sauter sur les genoux, pour que j’arrête enfin de faire la gueule.


*

La première fois que je suis née, me dit-elle, j’ai eu du mal à te reconnaître. Même quand tu m’as fait bonjour, mes yeux n’en croyaient pas leurs oreilles.


*

Au début, me dit-elle, on s’est couché dans les herbes folles. On regardait le fleuve et nos amours se maçonnaient dans l’indifférence. Le cidre était bu. La honte était bio. Et puis est venu le temps de l’embauche. Alors on a quitté l’embouchure de la jeunesse.


*

Le printemps ? Trop facile, le printemps, me dit-elle.

Luc Garraud • Le chien à ses occupations

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


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On aurait bien voulu partir avec lui, mais l’emmener : « impossible !» nous avait dit Jean-Philippe. Assez vite, on avait décidé de le laisser en vacances ici. Le voyage en voiture ce n’était pas son truc, au chien, trop dur pour lui avec ses aigreurs à chaque tournant, ses poils aussi longs que sales, aussi gras que gentil. Il n’aimait que le siège avant et surtout c’était impossible de conduire sans le regarder. Il fallait le rassurer tout le temps en lui lançant des « brave chien », à tout va, ou bien des « c’est un bon toutou ça, hou là là, c’est le bon toutou à son Gégé». Tout le monde aurait pu ajouter son surnom il s’en foutait le chien, que ce soit Jean-Phi, ou Jojo, l’important c’était « hou là là, c’est un bon toutou ça», c’est ça qui le faisait frémir, humide et brillant dans son œil, ça se voyait. La route c’était pour lui insupportable, il devenait fou en hurlant des trucs de chien pas cool, si on ne le regardait pas. À partir de là, conduire et le regarder en même temps rendait le voyage pas très facile.

On laissa le chien à ses occupations.

Dans sa vie de chiot, il avait pris un coup de trop derrière la tête, ça lui avait sûrement débloqué des choses dedans, mais surtout ça lui en avait abîmé d’autres. Il se regardait chaque matin dans la glace, il était à cheval sur son look, bien que son problème majeur soit tout autre : il était très myope, pour ne pas dire aveugle, le comble pour un chien, il fallait l’aider pour traverser la rue, pour aller chez Janine en face, par exemple, qui lui faisait une soupe du tonnerre. Il aurait pu passer sous un camion qui ne l’aurait pas vu traverser. Ça, on ne le voulait pas, avec sa corpulence, il n’aurait pas pu passer dessous, c’est mathématique.

On lui mettrait la télé pendant huit jours, même la nuit, ses croquettes préférées, pour l’eau, il savait se servir tout seul à l’évier, il avait toujours su faire. On préviendrait Janine.

Son vrai nom, au chien, c’était Atragène, on ne sait pas qui avait pu lui donner ce nom de la haute, c’était gravé sur sa médaille, abandonné on était allés le chercher à la SPA. Nous on l’appelait Atra, c’était moins compliqué, des fois même on disait atrabilaire pour rire, quand on en avait un peu marre de lui.

On avait tout préparé pour partir, pour aller voir la mer, même de loin, la voir. Le voyage, nous y pensions depuis des jours et des nuits. Le coffre à ras bord rempli pour huit jours. Oublier un truc, on ne sait jamais quoi et si on en aura besoin, mais c’est toujours au bout de vingt minutes de route qu’on se le dit, alors retourner le chercher ça fait un aller-retour pour perdre beaucoup de temps, on s’en passera. La voiture est pleine d’inutile, de choses de rien, on part avec.

Nous avions une carte, ou plutôt un plan de ville, pour s’en sortir, c’était une vieille carte pliée qui avait déjà beaucoup servi, salie par les doigts et usée aux angles. Il manquait la couverture et toute la légende. Par chance, était resté accroché au dos un feuillet broché, incomplet malheureusement, sur l’histoire de la ville. Il y avait toutes les dates importantes, les monuments que l’on n’aurait pas le temps de visiter et les hommes célèbres, mais uniquement ceux commençant par un A et un B. Joël avait tout lu plusieurs fois, des dates importantes, il y en avait trois : la crue de la Joyeuse du 7 septembre 1902 qui monta jusqu’à trois mètres au-dessus de la normale, la pendule du square Jean-Jacques Rousseau qui n’a été remontée qu’une seule fois depuis 1924, et le passage, vu qu’il est passé partout, de Napoléon, en revenant de je ne sais où. Il manquait sûrement quelques dates mais ça nous suffisait bien. Quand aux célébrités, il y avait à A, Jean Abrarad qui était un prestidigitateur de renom et reconnu localement, pas que dans la rue comme nous le fit remarquer Joël, à B, il y avait Bernard Benoit dont on ne savait pas quel était le prénom ou le nom de famille. Il était l’inventeur d’un fameux gâteau « le rocher dans la mer », une sorte de macaron au chocolat salé, un signe qu’on n’était pas loin de la plage. Du dernier personnage illustre nous n’avions que les dates de mort et de naissance, tout le reste de sa vie se trouvait sur la page suivante que nous n’avions pas.

Avec trois dates et deux personnages, tu peux faire le guide touristique, Joël était fier de nous raconter ce qu’il savait sur la ville, qu’il n’avait pourtant jamais parcourue, comme nous du reste, on était prêts à tout gober.

La carte on l’avait eue d’un cousin de Jean-Philippe, qu’il lui avait envoyée par la poste en décembre, comme cadeau de Noël. On savait que la ville était grande, on n’était jamais sortis de notre rue, on n’était jamais allés très loin. La cathédrale on ne l’avait vue qu’en carte postale. On s’est écrié « c’est ça », en passant devant, poussés par un gros camion qui nous collait au cul. On s’est arrêtés un peu plus loin en triple file sous les klaxons, Joël est sorti pour prendre une photo pour sa mère, mais on était tellement près, sans recul, qu’il n’a pu prendre que la porte et encore pas toute entière, « c’est déjà ça », il a dit en remontant dans la voiture, il était content ça se voyait.

On se parlait peu d’habitude, mais là, la découverte, ça déliait les langues. C’est surtout la lecture de la carte qui rendait l’instant intéressant, on ne savait plus où on était au moment même où on levait le nez de la carte pour lire le nom du panneau de la rue, ça roulait trop vite, enfin pas nous, les autres surtout. Il y avait au centre d’un des trois feuillets de la carte (il en manquait un sur les quatre) dans un cercle rouge « vous êtes ici », en grosses lettres, ça nous a troublés un moment. C’était probablement une carte récupérée dans un abribus ou ailleurs, elle était en morceaux, elle avait bien déjà servi, pour aller où, ça, ça ne se voyait pas. Lire, déchiffrer, chercher avec les yeux ne laisse aucune trace sur le papier, elle avait déjà dû rendre bien service.

La carte devait nous mener de la route en-dessous de la maison et rejoindre assez vite le périph’, comme nous l’avaient dit les voisins, pas ceux avec les volets bleus mais ceux juste après, encore après ceux où c’est marqué chien méchant.

Un jour sur la grille de la maison du voisin, au lieu de « chien méchant », il y avait peinture fraîche, alors Gérard s’était dit qu’aujourd’hui les choses étaient différentes. Il avait cueilli un panier de cerises pour faire plaisir, parce que ça sert à ça un panier de cerises, à faire plaisir aux voisins, à lier des liens, parce que de l’autre côté de la palissade, ce n’était pas gagné pour faire connaissance.

Le jardin du voisin était tiré à quatre épingles avec des conifères fatigués tous plus laids les uns que les autres, dorés, pleureurs, bleutés à n’en plus pouvoir. On hésitait toujours à aller sonner, pour aller chercher le ballon, on essayait d’entrer sans se faire gueuler dessus par le molosse. La voisine était toujours bien mise, avec sa voie aiguë elle nous disait « entrez, entrez, il n’est pas méchant », mon œil, il bouffait tout, les pompes, les marches d’escaliers, les matelas, tout, et pourquoi pas les gens.

« Non, non jamais il a mangé personne ! »… Mangé peut-être pas, mais mordu ça aurait pu arriver, alors on se méfiait.

Le voisin lui, il était abonné aux grands airs de la musique classique, des disques vinyles. Il recevait chaque mois un nouvel air par la poste. Le chien lui, il chopait le colis dans la boîte, faute de pouvoir bouffer le facteur, il aurait bien voulu.

L’abonnement était évidemment un prétexte, un chien mélomane, pas celui-là, c’était plutôt à coups de dents, qu’il attaquait un concerto pour piano de Bétove, nous on aurait plutôt préféré une fugue, pour qu’il aille se perdre ailleurs, loin, pas une fugue de Back.

Le voisin, il avait de quoi se consoler, avec son jardin au cordeau. Il était membre du jury du concours des villas fleuries, ça aide pour gagner. Fier comme un géranium, il avait le premier prix chaque année. Des avalanches de roses, de rouges, de rois des balcons, de gloires de Samothrace, à pleurer. Il ne pouvait que gagner. Il fallait absolument éviter de le faire parler sur le sujet, on en avait pour des plombes.

Gérard était entré avec son panier, pour faire quelques pas dans le jardin, la grille s’était refermée d’un coup de vent dans son dos, ça réveilla le chien qui ne dormait que d’un œil le long de la haie. Comparé à Atra, on nous avait toujours expliqué que le molosse du voisin était de race pure avec des papiers, mon cul, une fin de race sans aucun doute. Un reste de queue coupée dans les règles de l’art douteux, celui de rafraîchir les oreilles et les queues trop longues, avant la dernière vertèbre. Il promenait son paratonnerre frétillant de bas en haut et son trou de balle en étoile rose bonbon, magnifique. Atra était moins sportif, c’est sûr.

D’un coup le chien s’est jeté sur Gérard, il a lâché son panier. Il a saisi sa tong comme un glaive, pour pouvoir éloigner la gueule du chien de ses mollets et puis lui a vite laissé la chaussure, qui est partie au fond du jardin, on ne l’a jamais revue. C’est pour cela que Gérard n’avait qu’une seule tong pour aller voir la mer.

On était partis assez vite avec le coffre plein de trucs, Gérard, Joël, Jean-Philippe et moi. On s’était connus très tôt dès le primaire, on avait poussé ensemble jusqu’au lycée, le plus âgé avait deux mois de plus que les trois autres. Il avait surtout une frangine qu’on aurait bien emmenée voir la mer, mais elle n’a pas voulu, au dernier moment, elle a été reçue à Science Po, pas de bol pour nous.

On suivait les bordures de la carte évitant l’inconnu du morceau qui manquait. Il devait se composer de rues, comme tous les plans de ville, de ruelles et d’avenues, à moins que le bord de la carte fût tout près de la mer, que le papier touche à la plage, que les vagues viennent dans le sable au bord de la carte, on n’aurait pas pris le risque de se perdre.

Les ruelles étaient de plus en plus étroites, sinueuses. Ça montait et ça redescendait d’un coup. Les façades étaient hautes, on ne reconnaissait rien, on n’était jamais passés là. En tournant à droite, on avait pris sans certitude, au point où on en était, une montée très raide qui nous amena à un cul-de-sac, par miracle sous un porche l’on pouvait traverser sous un immeuble et passer dans une rue à côté. On s’est arrêtés pour demander notre route, le premier gars au bord du trottoir avait une grande carte dépliée toute neuve. Jean-Philippe avec son bout de carte est sorti de la voiture demander de l’aide, avant même qu’il ait pu dire quelque chose le gars a répondu « Deutschland ». Alors Jean-Phi est vite remonté dans la voiture, on a cherché quelqu’un d’autre, mais la circulation était tellement forte qu’on s’est embarqués dans le trafic sans vraiment décider où cela nous menait, on n’a jamais pu s’arrêter.

Ça faisait déjà deux heures que nous étions partis on tournait en rond, c’est sûr. La pluie s’était invitée au voyage, des trombes d’eau en dix minutes dans les ruelles, des torrents, les égouts dégorgeaient. On s’est arrêtés à nouveau, à l’angle de la rue Victor Hugo et Marcel Cerdan, on était dans le quartier des poètes. «C’est à droite » a crié Joël, pour la première fois, on savait où on était sur le plan.

On a remonté une rue sur plusieurs centaines de mètres en guettant à chaque carrefour la rue des jonquilles, elle débouchait sur le boulevard qui mène tout droit à la mer. On a eu beau la remonter doucement jusqu’en haut, rien, on n’a rien vu, pas de rue des jonquilles. Tout au bout, on est arrivés dans une petite rue, un peu bosselée avec des creux et des bosses dans l’asphalte. On était complètement paumés, quand Jean-Philippe a dit : « tiens c’est drôle, le chien-là, coincé entre les deux barreaux de la grille, il ressemble vachement à Atra.». On s’est tous retournés pour voir et on a reconnu la maison, le chien, on n’avait jamais pris la rue dans ce sens-là en voiture. On était revenus au point de départ avec un plan qui aurait dû nous mener à la mer, mais qui par malice avait réussi à nous ramener chez nous, un bon plan c’est sûr.

On a arrêté la voiture. Le voisin a regardé par-dessus la haie, interloqué et inquiet même de nous voir vider le coffre à peine deux heures après notre départ pour voir la mer. Le chien lui avait eu deux heures de vacances sans nous.

Guy Davenport • Ma demeure

Ce texte de Guy Davenport, écrivain américain, est tiré d’un de ses recueils de nouvelles, The Cardiff Team, New Direction, 1996. Il est traduit par Bernard Hoepffner, que nous remercions au passage 1

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Ce fut le 6 novembre, l’an sixième de mon règne, ou de ma captivité, comme il vous plaira, que je me mis en route pour ce voyage, qui fut beaucoup plus long que je ne m’y étais attendu ; car, bien que l’île elle-même ne fût pas très large, quand je parvins à sa côte orientale, je trouvai un grand récif de rochers s’étendant à deux lieues en mer, les uns au-dessus, les autres en dessous l’eau, et par-delà un banc de sable à sec qui se prolongeait à plus d’une demi-lieue ; de sorte que je fus obligé de faire un grand détour pour doubler cette pointe.

Quand je découvris ce récif, je fus sur le point de renoncer à mon entreprise et de rebrousser chemin, ne sachant pas de combien il faudrait m’avancer au large, et par-dessus tout comment je pourrais revenir ; je jetai donc l’ancre, car je m’en étais faite une avec un morceau de grappin brisé que j’avais tiré du navire.

Ayant mis en sûreté ma pirogue, je pris mon mousquet, j’allai à terre, et je gravis une colline qui semblait commander ce cap ; là j’en découvris toute l’étendue, et je résolus de m’aventurer.

En examinant la mer du haut de cette éminence, j’aperçus un rapide, je dirais même un furieux courant qui portait à l’Est et qui serrait la pointe ; j’en pris une ample connaissance, parce qu’il me semblait y avoir quelque péril, et qu’y étant une fois tombé, entraîné par sa violence, je ne pourrais plus regagner mon île ; vraiment, si je n’eusse pas eu la précaution de monter sur cette colline, je crois que les choses se seraient ainsi passées ; car le même courant régnait de l’autre côté de l’île, seulement il s’en tenait à une plus grande distance ; je reconnus aussi qu’il y avait un violent remous sous la rive ; je n’avais donc rien d’autre à faire qu’à éviter le premier courant, pour me trouver aussitôt dans un remous.

Je séjournai pendant deux jours sur cette colline, parce que le vent, qui soufflait assez fort Est-Sud-Est, contrariait le courant et formait de violents brisants contre le cap ; il n’était donc sûr pour moi ni de côtoyer le rivage à cause du ressac, ni de gagner le large à cause du courant.

Le troisième jour au matin, le vent s’étant abattu durant la nuit, la mer étant calme, je m’aventurai ; que ceci soit une leçon pour les pilotes ignorants et téméraires ! À peine eus-je atteint le cap — je n’étais pas éloigné de la terre de la longueur de mon embarcation —, que je me trouvai dans des eaux profondes et dans un courant rapide comme l’écluse d’un moulin ; il drossa ma pirogue avec une telle violence que tout ce que je pus faire ne put la retenir près du rivage ; et de plus en plus il m’emporta loin du remous, que je laissai à ma gauche. Comme il n’y avait point de vent pour me seconder, tout ce que je faisais avec mes pagaies ne signifiait rien. Alors je commençais à me croire perdu ; car, les courants régnant des deux côtés de l’île, je n’ignorais pas qu’à la distance de quelques lieues ils devaient se rejoindre, et que là c’en serait irrévocablement fait de moi. N’entrevoyant aucune possibilité d’en réchapper, je n’avais devant moi que l’image de la mort, et l’espoir, non d’être submergé, car la mer était assez calme, mais de périr de faim. J’avais trouvé, il est vrai, sur le rivage, une grosse tortue dont j’avais presque ma charge, et que j’avais embarquée ; j’avais une grande jarre d’eau douce, une jarre, c’est-à-dire un de mes pots de terre ; mais qu’était tout cela si je venais à être drossé au milieu du vaste océan, où j’avais l’assurance de ne point rencontrer de terres, ni continent ni île, avant mille lieues tout au moins ?

Je compris alors combien il est facile à la proidence de Dieu de rendre pire la plus misérable condition de l’humanité. Je me représentais alors mon île solitaire et désolée comme le lieu le plus séduisant du monde, et l’unique bonheur que souhaitait mon cœur était d’y rentrer. Plein de ce brûlant désir, je tendais mes bras vers elle. Heureux désert, m’écriai-je. Je ne te verrai donc plus. Ô misérable créature, dis-je, où vas-tu ? Alors je me reprochai mon esprit ingrat, mes murmures contre ma condition solitaire ; que n’aurais-je donné à cette heure pour remettre le pied sur la plage ! Ainsi nous ne voyons jamais le véritable état de notre position avant qu’il n’ait été rendu évident par des fortunes contraires, et nous n’apprécions nos jouissances qu’après que nous les avons perdues. Il serait à peine possible d’imaginer quelle était ma consternation en me voyant loin de mon île bien-aimée (telle elle m’apparaissait alors), emporté au milieu du vaste océan ; j’en étais éloigné de plus de deux lieues, et je désespérais à tout jamais de la revoir. Cependant je travaillai toujours rudement, jusqu’à ce que mes forces fussent à peu près épuisées, dirigeant du mieux que je pouvais ma pirogue vers le Nord, c’est-à-dire au côté Nord du courant où se trouvaient les remous ; dans le milieu de la journée, quand le soleil passa au méridien, je crus sentir sur mon visage une brise légère venant du Sud-Sud-Est. Cela me remit un peu de courage au cœur, surtout quand au bout d’une demi-heure environ il s’éleva un joli frais. En ce moment j’étais à une distance effroyable de mon île, et si le moindre nuage ou la moindre brume fût survenue, je me serais égaré dans ma route ; car, n’ayant point à bord de compas de mer, je n’aurais pas su comment gouverner pour mon île si je l’avais une fois perdue de vue ; mais le temps continuant à être beau, je redressai mon mât, j’aplestai ma voile et portai le cap au Nord autant que possible pour sortir du courant.

À peine avais-je dressé mon mât et ma voile, à peine la pirogue commençait-elle à forcer au plus près, que je m’aperçus par la limpidité de l’eau que quelque changement allait survenir dans le courant, car l’eau était trouble dans les endroits les plus violents ; en remarquant la clarté de l’eau, je sentis le courant qui s’affaiblissait, et au même instant je vis à l’Est, à un demi-mille environ, la mer qui déferlait contre les roches ; ces roches partageaient le courant en deux parties ; la plus grande courait encore au Sud, laissant les roches au Nord-Est, tandis que l’autre, repoussée par l’écueil, formait un remous rapide qui portait avec force vers le Nord-Ouest.

Ceux qui savent ce que c’est que de recevoir sa grâce sur l’échelle, d’être sauvé de la main des brigands juste au moment d’être égorgé, ou qui se sont trouvés en d’équivalentes extrémités, ceux-là seulement peuvent concevoir ce que fut alors ma surprise de joie, avec quel empressement je plaçai ma pirogue dans la direction de ce remous, avec quelle hâte, la brise fraîchissant, je lui tendis ma voile et courus joyeusement vent arrière, drossé par un reflux impétueux.

Ce remous me ramena d’une lieue dans mon chemin, directement vers mon île, mais à deux lieues plus au Nord que le courant qui m’avait d’abord drossé ; de sorte qu’en approchant de l’île je me trouvai vers sa côte septentrionale, c’est-à-dire à son extrémité opposée à celle d’où j’étais parti.

Quand j’eus fait un peu plus d’une lieue à l’aide de ce courant ou de ce remous, je sentis qu’il était passé et qu’il ne me portait plus. Je trouvai toutefois qu’étant entre deux courants, celui au Sud qui m’avait entraîné, et celui au Nord qui s’éloignait du premier des deux lieues environ sur l’autre côté, je trouvai, dis-je, à l’Ouest de l’île, l’eau tout à fait calme et dormante ; la brise m’étant toujours favorable, je continuai donc de gouverner directement pour l’île, mais je ne faisais plus un sillage aussi grand qu’auparavant.

Vers quatre heures du soir, étant à une lieue environ de mon île, je trouvai que la pointe de rochers cause de tout ce malencontre, s’avançant vers le Sud, comme il est décrit plus haut, et rejetant le courant plus au Midi, avait formé d’elle-même un autre remous vers le Nord ; ce remous me parut très fort et porter directement dans le chemin de ma course, qui était Ouest presque plein Nord. À la faveur d’un bon frais, je cinglai à travers ce remous, obliquement au Nord-Ouest, et en une heure j’arrivai à un mille de la côte ; l’eau était calme, j’eus bientôt regagné le rivage.

Dès que je fus à terre je tombai à genoux, je remerciai Dieu de ma délivrance, résolu d’abandonner toutes pensées de fuite sur ma pirogue ; et après m’être rafraîchi avec ce que j’avais de provisions, je la hâlai tout contre le bord, dans une petite anse que j’avais découverte sous quelques arbres, et me mis à sommeiller, épuisé par le travail et la fatigue du voyage.

J’étais fort embarrassé de savoir comment revenir dans ma demeure avec ma pirogue. J’avais couru trop de dangers, je connaissais trop bien le cas, pour penser tenter mon retour par le chemin que j’avais pris en venant ; et ce que pouvait être l’autre côté (l’Ouest, veux-je dire), je l’ignorais et ne voulais plus courir de nouveaux hasards ; je me déterminai donc, mais seulement dans la matinée, à longer le rivage du côté du couchant, pour chercher une crique où je pourrais mettre ma frégate en sûreté, afin de la retrouver si je venais à en avoir besoin ; ayant côtoyé la terre pendant trois milles ou environ, je découvris une très bonne baie, profonde d’un mille et allant en se rétrécissant jusqu’à l’embouchure d’un petit ruisseau ; là, je trouvai pour mon embarcation un excellent port, où elle était comme dans une darse qui eût été faite tout exprès pour elle. Je l’y plaçai, et l’ayant parfaitement abritée, je mis pied à terre pour regarder autour de moi et voir où j’étais.

Je reconnus bientôt que j’avais quelque peu dépassé le lieu où j’étais allé lors de mon voyage à pied sur ce rivage ; et, ne retirant de ma pirogue que mon mousquet et mon parasol, car il faisait excessivement chaud, je me mis en marche. La route était assez agréable, après le trajet que je venais de faire, et j’atteignis sur le soir mon ancienne tonnelle, où je trouvai chaque chose comme je l’avais laissée ; car c’était, ainsi que je l’ai déjà dit, ma maison de campagne.

Je passai par-dessus la palissade, et je me couchai à l’ombre pour reposer mes membres, car j’étais harassé, et je m’endormis aussitôt. Mais jugez si vous le pouvez, vous qui lisez mon histoire, quelle dut être ma surprise quand je fus arraché à mon sommeil par une voix qui m’appela plusieurs fois par mon nom, Robin, Robin, Robin Crusoé, pauvre Robin Crusoé ! Où êtes-vous Robin Crusoé ? Où êtes-vous ? Ou êtes-vous allé ?
mi, fatigué d’avoir ramé, ou pagayé, comme cela s’appelle, toute la première partie du jour et marché durant toute l’autre, que je ne me réveillai pas entièrement ; je flottais entre le sommeil et le réveil, je croyais songer que quelqu’un me parlait. Mais comme la voix continuait de répéter, Robin Crusoé, Robin Crusoé, je m’éveillai enfin tout à fait, horriblement épouvanté et dans la plus grande consternation. Mais à peine eus-je ouvert les yeux que je vis mon Poll perché sur la cime de la haie, et reconnus aussitôt que c’était lui qui me parlait ; car c’était justement le langage lamentable que j’avais coutume de lui tenir et de lui apprendre ; et lui l’avait si bien retenu, qu’il venait se poser sur mon doigt, approcher son bec de mon visage, et crier, Pauvre Robin Crusoé ! Où êtes-vous ? Où êtes-vous allé ? Comment êtes-vous venu ici ? et autres choses semblables que je lui avais enseignées.

Cependant, bien que j’eusse reconnu que c’était le perroquet, et qu’au fait ce ne pouvait être personne d’autre, je fus assez longtemps à me remettre. J’étais étonné que cet animal fut venu là, et je cherchai quand et comment il y était venu, plutôt qu’ailleurs. Lorsque je fus bien assuré que ce n’était personne d’autre que mon fidèle Poll, je lui tendis la main, je l’appelai par son nom, Poll, et l’aimable oiseau vint à moi, se posa sur mon pouce, comme il avait l’habitude de le faire, et continua de me dire, Pauvre Robin Crusoé ! comment étais-je venu là ? et où étais-je allé ? juste comme s’il eut été enchanté de me revoir ; et je l’emportai ainsi avec moi au logis.

J’avais alors pour quelque temps tout mon content de courses sur mer et j’en avais bien assez pour demeurer tranquille quelques jours et réfléchir sur les dangers que j’avais courus. J’aurais été fort aise d’avoir ma pirogue sur mon côté de l’île, mais je ne voyais pas qu’il fût possible de l’y amener. Quant à la côte orientale que j’avais parcourue, j’étais payé pour ne plus m’y aventurer ; rien que d’y penser mon cœur se serrait et mon sang se glaçait dans mes veines. Et pour l’autre côté de l’île, j’ignorais ce qu’il pouvait être ; mais en supposant que le courant portât contre le rivage avec la même force qu’à l’Est, je pouvais courir le même risque d’être drossé, et emporté loin de l’île ainsi que je l’avais été déjà ; toutes ces raisons firent que je me résignai à me passer de ma pirogue, quoiqu’elle fût le produit de tant de mois de travail pour la faire et de tant de mois pour la lancer.

Luc Garraud • Assis sur un tabouret

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


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Sur la colline on la voyait de loin, clignotant comme un phare. C’était une grande maison, faite de bois et de métal, un peu bancale mais juste, le tout tenait bon. C’était tout en étage avec des escaliers extérieurs, accrochés à la façade. Les chambres étaient sans confort, mais il était toujours bien de venir ici, de passer un moment sur la terrasse sans se lasser, quelques jours venir se poser. Le jardin était lumineux comme du miel.

Il était naturel à tous les voyageurs, à tous les passagers un peu fatigués, de laisser du temps ici, une trace, pour qu’on se rappelle, qu’on se souvienne du passage.

La maison était pleine d’objets, une sorte de musée fabriqué avec des petits riens, des paroles aux murs, des chansons cachées dans les pierres, des histoires en suspension dans l’air.

C’était bien aussi de venir avec rien, rien en poche, juste les mains pour parler ou bien sans un mot à dire, un lieu pas compliqué.

On était tout aussi heureux de venir que de repartir, le lieu était fait pour passer.

Il y avait des habitués, des réguliers, ceux du premier août par exemple, ils venaient depuis vingt ans le premier août, mais l’on n’a jamais su pourquoi le premier août, ni osé le demander.

Un résident à l’année occupait une chambre au rez-de-chaussée donnant sur le jardin au nord. Il passait plus de jours ici qu’à l’extérieur. Il partageait quotidiennement la maison avec un couple qui s’était posé là depuis longtemps et qui s’occupait des choses que l’on ne voit pas.

Ils assuraient à deux l’intendance sans un bruit, voyageurs depuis longtemps arrêtés, ils n’auraient pas voulu que l’on vienne pour eux. Ils devenaient, de jours en jours, de plus en plus transparents.

Il y avait dans la salle du bas, une sorte de grande cuisine aménagée en demi-sous-sol, avec une seule ouverture rectangulaire qui apportait un peu de lumière à l’intérieur. Un soupirail suspendu, perché, ouvert dans le mur, à la hauteur des yeux d’un homme pas trop grand. La fenêtre donnait sur le jardin en pente et sur une grande pelouse. L’ensemble était dominé par des nuances de vert et des genêts jaunes d’or. Un chemin mal tracé longeait une haie de cornouillers, de frênes et de noisetiers.
Au centre, au second champ et en contrebas, au bord d’un talus, piqué bien droit, il y avait un magnolia à grandes fleurs au feuillage vert toute l’année.

L’arbre en trois années changeait l’ensemble de ses feuilles, sans se faire remarquer, petit à petit.

Il était taillé régulièrement, il avait la forme d’un grand cône dressé, tronqué sur le haut, aplati, le tronc était dégagé.

Tout le reste du jardin était un fouillis, jamais taillé ou presque, seul l’arbre gardait une gueule humaine. On savait exactement son âge, la maison tenait depuis sa plantation un carnet de compte. Il y avait toujours quelqu’un pour lui apporter une attention journalière, il était constant, il perdait deux feuilles par jour, c’était marqué dans le carnet. Il avait été planté en 1905, par un jardinier mort depuis.

Un seul homme au village savait le tailler, il observait l’arbre de loin, une seule fois, et il montait dedans en fermant les yeux. Il se calait et avec un sécateur à longs bras, coupait les centimètres en trop, de l’intérieur.

Couper les branches d’un tilleul poussant dans un salon, la maison avait été construite autour, tailler sans casser la vaisselle, ni érafler quoi que ce soit. Il avait des dizaines d’histoires d’arbres à raconter.

Une année l’arbre fût méconnaissable, sans forme, on se posa pas mal de questions. On apprit un jour la mort du tailleur, épuisé, c’est son frère qui vint nous l’annoncer, son frère jumeau, il était venu nous dire la maladie, les fractures jamais recollées, depuis deux ans, l’empêchant à jamais de danser encore dans l’arbre. Lui, le frère jumeau, tout contraint de le remplacer tant bien que mal, il était monté dans l’arbre pour son frère, le sauver un moment, l’éloigner de la chute. On trouva l’arbre, dès lors, très bien taillé.

Un jour dans la cuisine du bas, on remarqua accroché au mur un dessin épinglé aux quatre angles, placé à coté de l’ouverture de la fenêtre dans son prolongement à la même hauteur. C’était exactement la vue du jardin.

Il fallut trois jours pour le remarquer tellement les deux images se confondaient en une seule, celle du dessin et du jardin. Il fallait se placer exactement là où le dessin avait été fait, s’assoir au centre de la pièce sur un tabouret haut.

En trois jours seulement le jardin avait changé, des nuances fines, le genêt avait déjà viré au jaune d’or. Il était indiqué lundi 21 avril dans le coin droit en bas, au crayon gris, il n’y avait pas de nom, ni d’initiales.

L’auteur du dessin est resté mystérieux jusqu’à aujourd’hui, même si on pensa un temps à une jeune fille, passagère, discrète, restée quelques jours ici, cinq jours tout au plus. On ne sut pas pourquoi elle était venue, comme tant d’autres ici, ni partie aussi vite et où, on ne savait rien, ni son nom, ni son âge, ni sa langue, on était sur du pas-grand-chose.

La maison était ouverte à tous et souvent bien des années plus tard, d’anciens visiteurs de passage nous racontaient leur séjour ici, qu’ils s’étaient arrêtés là huit jours, pour la douceur du lieu et le souvenir d’un chien nommé Alfred dont on n’avait jamais entendu parler.

La maison était un lieu d’oublis et d’affabulations, sans que l’on se rappelle un seul trait de visage, ni le timbre d’une voix.

On aurait bien aimé la connaitre, elle ne devait pas avoir vingt ans, en laissant ce dessin au mur, une trace visible de son passage. On aurait aimé lui demander, lui parler. Un jour, je ne sais comment et par qui, on apprit quelle fut contrainte de quitter la route au volant d’une voiture pour éviter un éléphant dans une rue de Bombay, probablement une situation banale en Inde, accidentée gravement, elle était morte dans le train du retour, c’est tout ce que l’on sut.

Il ne fallut pas longtemps pour ouvrir le jeu de ce qui allait occuper dorénavant un bon nombre de voyageurs de passages. Les jours précédant le 21 avril de chaque année, les habitués venaient plus nombreux, on venait voir le jardin et le dessin, l’observer assis sur le tabouret, voir les changements, les nuances, essayer de garder l’image dans sa tête. Voir le jardin tomber en hiver, se faner, pourrir, se figer jours après jours et reverdir, pour pousser en grand et se confondre un instant pendant quelques heures.

C’était la cohue en cuisine, plus de cent personnes certaines années se succédaient, certains arrivaient le lendemain mais en vain, le jardin avait déjà viré. Le jeu était d’être là, pour faire le jardin identique au dessin juste un jour. On était tous jardiniers du dimanche ou à la petite semaine, on était spécialiste en rien, on jouait avec le temps de la saison, tout se faisait à la seconde, du jour pour le lendemain.

Il fallait assister le jardin, le retarder, l’avancer dans son développement, le genêt avait droit chaque année à sa couverture pour la nuit, pour réchauffer ses fleurs sous la lune. On donnait à la pelouse un aspect « vieille prairie », comme sur le modèle, le soir nous mangions dans l’obscurité, dans le noir complet, afin d’éviter d’éclairer le jardin. Nous avions peur que l’herbe pousse un peu trop dans la nuit. On en faisait des tonnes.

On avait décidé de fixer au sol le tabouret au bon endroit, il était très mal placé au milieu de la pièce. Il gênait, c’est certain, pour les tâches du quotidien ; mais pour voir le jardin et le dessin il était à la bonne place, à la seule et unique place possible. Il y avait des postures à toutes heures mais une seule était la bonne pour la confusion.

Un jour la foudre est tombée. Elle à suivi le tronc de l’arbre au centre du jardin-dessin pour aller se perdre dans le sol, une grande fissure insignifiante blanche initiée sous l’écorce invisible.

Dès le lendemain, le gardien du carnet nous dit : « hier, l’arbre à perdu trois feuilles et aujourd’hui aussi » alors on le surveilla, trois, puis quatre, puis dix par jour et plusieurs centaines tombèrent les semaines suivantes. L’arbre se déplumait à vue d’œil. On sut rapidement que plus ne serait jamais comme avant.

Au bout de trois mois, sans une feuille, il était ridicule, et une nuit, il craqua doucement ; au matin il était couché au milieu du cadre de la fenêtre, sur le coté, les racines à l’air. On essaya bien de le redresser, de le replanter, mais sans ses feuilles, ce fut une bien sombre journée, perdre un arbre.

La sensation de le retrouver sur le dessin nous consola un peu, un moment. Avec ce vide au jardin, on savait que plus rien ne pourrait les confondre. Changer quelques chose au jardin, c’est toujours possible, mais effacer l’arbre du dessin, le cacher pas quelque subterfuge, c’est une autre histoire.

Les discutions étaient très animées. Le tabouret était devenu un objet sans intérêt, on l’arracha du sol, on boucha la fenêtre avec des briques, dans l’obscurité totale, on ne vit plus le jardin, ni le dessin, plus rien du tout.

Nous sommes restés là un long moment dans le noir à attendre, plusieurs heures sans savoir que faire, alors on a fermé à clé la cuisine en sous-sol.

C’était triste de savoir que le jardin lui aussi n’avait plus de regard vers l’intérieur, on se perdait de vue. On ne parlait plus de l’arbre, ni du dessin et plus personne ne descendait au jardin.

La cuisine est encore fermée aujourd’hui.

Le jardin est à l’abandon, il fait comme il veut.

Un jour on remarqua, dans le même trou, qu’un arbre avait été planté, de la même essence, un cousin en quelque sorte, pour dire de se donner une suite, quelqu’un y avait pensé.

Ça fait déjà dix ans, cela, et l’arbre pousse, dans le fouillis du jardin, dans un mètre d’herbes folles.

Dans vingt ans ou plus, on le taillera comme avant, comme un flan reversé, on lui redonnera une gueule au centre du jardin et on cassera les briques pour rouvrir la fenêtre de la cuisine en sous-sol et ce jour là, il y aura du monde assis sur le tabouret.

revue • Le Chant du Monstre #1

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.



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Une nouvelle revue, c’est un évènement important ; c’est un évènement important parce qu’ici du moins, on considère que les revues sont des lieux formidables de découverte et d’expressions des singularité. A l’heure où le numérique pèse beaucoup sur la création littéraire (sans pour autant que les publications numériques soient considérées à leur juste valeur), sortir une revue papier est gonflé.

Mais les tenancières, ci-devant Sophie Duc, Angélique Joyau et Céline Pévrier, ont en effet un sacré courage et, on peut le dire à présent, le pari est tenu et leur travail est une réussite. Une vraie grande belle réussite. A laquelle on associera Alexandre Rivault et Julien Berthier, graphiste et lettriste de l’objet. Et sans doute les éditions Intervalles qui ont pris ce risuqe là, ce n’est pas si souvent.

Un bien bel objet donc, esthétique dans la forme et complet dans le contenu. Format à l’italienne allongé, 130 pages environ, et six rubriques :
— Affinités électives donne la place, une palce confortable, à un éditeur qui présente son parcours et son travail. Le premier à se coller au jeu est Dominique Bordes de Monsieur Toussaint Louverture, jeune éditeur fortement remarqué par Karoo et Enig marcheur, dont un extrait est ici proposé, avec David Foster Wallace, Frederick Exley, Russel Hoban,
— Alchimie en est le cahier de création hybride : texte + image, et présente dans ce premier numéro le travail ébouriffant de Donatien Garnet et Guillaume Bullat ainsi que le remarquable style de Thomas Vinau et Emilie Alenda.
Seul contre tous est une tribune laissée à une éminence du livre, et c’est Fabrice Colin qui s’en va découdre du Foenkinos ;
Ex-qui ? est la rubrique dédiée aux auteurs morts, mais bien vivants dans leur évocation et leur force ! Kathy Acker, cette fois-ci.
Cabinet de curiosités, comme son nom l’indique ajoute au artificialia et naturalia les literalia ; avec Frédéric Noël ; puis Pierre Senges illustré par Killoffer ; on ne les présente plus.
— enfin Parce que ! pour les textes injustifiables et dont le choix s’impose à l’évidence. Et c’est vrai que le texte de Pierre Terzian fait mouche.

Exigence est en effet un mot qui revient régulièrement pour décrire cette équipe et son œuvre ; impertinence, un peu aussi, mais surtout, dirions-nous, vu d’ici, une véritable curiosité, ce qui est tout de même plus porteur et plus cohérent, et une vrai grand plaisir pour la découverte et l’art. Nous souhaitons donc longue vie à ce monstre, parce que nous aussi, on aime bien les monstres.

Luc Garraud • Les griottes

luc_garraud
Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


jussieu

J’étais jardinier à la cour des miracles, au sein d’une équipe animée par des rituels désuets et ridicules dès le matin. Ratisser les feuilles et tondre les pelouses apportait du mouvement à ce petit peuple, soumis à des règles d’un petit monde.

Un seul espoir, attendre la fin du jour, que la nuit passe. La main sur le pantalon, laver les camionnettes, passer plus de temps à ranger qu’à faire, cirer les pneus, tout faire propre et regarder les passantes, boire et reboire ou bien le contraire. Se faire chier à longueur de journées sur la suite à prendre.



C’était rassurant quand on avait trouvé une chose à faire, tout le monde était d’accord, engourdis qu’on était. Je crois ne jamais avoir vu une pareille fanfare depuis. Ma première procession avait commencé comme ça, arrivant de nulle part. J’ai cru longtemps que c’était ça le travail en équipe.

J’allais leur chercher des bouteilles de rouge. Le blanc se buvait au bar, plusieurs petits à la suite, accumulés comme ça, petit à petit ça faisait un grand blanc à la fin. J’allais à l’épicerie avec des consignes, des litres à étoiles : « T’en prendras quatre », c’était le minimum. En général dès que le vin avait un bouchon de n’importe où qu’il vienne il était bon. Ce n’était pas vraiment des gourmets, ni des esthètes, mais ils aimaient manger et boire. Les discutions étaient souvent limitées à ça, même si le flot intarissable sur les déboires de l’impuissance prenait aussi du temps sur la journée.

J’ai fait ça pour aider pendant des semaines sans vraiment me rendre compte dans quel bazar terrible je trempais, je ne buvais que de l’eau.


La troupe ça ressemblait à une grande caravane diversifiée. Un gros gars fort et bedonnant d’une soixantaine d’année, avait chaque matin sur la peau un bleu de chauffe bien propre et repassé par sa femme. La ceinture en cuir par-dessus était ajustée au minimum autour de son ventre, lustrée, on voyait bien les trous marqués des années plus maigres. Je ne l’ai vue qu’au dernier cran me tirer la langue. Ça retenait son autorité de chef, un embonpoint qui se voyait. Il était coiffé au Pétrole Hahn et frotté au sent-bon à la lavande, parfum déjà perdu à sept heures trente dans son odeur d’ours. Il suait à grosses gouttes au moindre effort, sans en faire un seul. Il suçait des pastilles à la menthe, tout le temps. Il était, je crois, plus bon que bête, mais mis en boite par la bande à railler qu’il dirigeait tant bien que mal, ça ne se voyait pas vraiment. Il rentrait le soir imbibé comme une éponge avec mille excuses. Il avait dû aider dans d’autres moments difficiles, des gens au-dessus de lui, des besognes ingrates pour ceux qui ne voulaient pas les faire, on se souvenait de ça, on l’avait mis là, il aurait pu parler. Il devenait très rouge certaines fois, émacié naturellement qu’il était déjà par le vin.



Condescendent et toujours à se montrer, Jean, un vieil aigri, lui, était tiré à quatre épingles. Il était en fin de cycle. Il venait en vélo et à cet âge ça me semblait bien courageux, quand on vient en vélo c’est qu’on ne marche plus, c’est trop loin les pieds, la marche est haute. Un jour, j’ai vu au détour d’un immeuble qu’il habitait à moins de cent mètres de là, sortir son vélo le matin, le rentrer le soir, un sacré rituel.

Nous nous retrouvions le matin à sept heures précises, c’était la règle, commencer à l’heure. On n’avait pas intérêt à arriver en retard, sinon on nous en parlait toute la journée, des cinq minutes à rattraper. Cinq minutes gagnées à courir, se lever lentement, rester coincé dans le lit, regarder se déployer doucement les feuilles de platanes le long des quais du Rhône, ou bien encore le bus de ville qui s’évertue ce matin-là à s’arrêter à tous les feux rouges.

Après sept heures l’horaire n’avait plus d’importance, seul le moment de partir réveillait un peu les consciences, un peu avant.


Jean, son seul atout à lui était de nous prendre pour des cons, car il savait tenir un marteau. Il avait appris en installant les voies à la SNCF. Il avait aussi une tête à les avoir fait sauter, ou du moins il avait dû essayer mais il n’en parlait pas. Alors évidement, nous qui ne savions pas planter un clou, ça en jetait la SNCF. Il avait un avis sur tout dès qu’on disait quelque chose. Nous n’étions pour lui que des jeunes blancs-becs à qui on ne parle pas, tous des bons à rien. Il n’avait vraiment que son cul de vieux à contenter. Il parlait de sa fille, ça il nous en parlait et chaque matin, nous avions droit à ses exploits, comparés aux nôtres. Elle avait réussi à partir pour faire je ne sais quoi, douée pour les études, très douée pour le commerce, le rêve. Lui il avait fait jardinier pour finir. 



Une troupe bancale, dans laquelle il y avait Monsieur Aimé monté sur ses lunettes fumées. Il était assez bonhomme, bien que raide et réac comme un fouet. Sa « bonne femme » nous aurait tous remis dans le droit chemin à coup de pompes dans l’cul. Une autorité naturelle dont il était fier, il en souffrait sans nous le dire. Elle était concierge, son dévouement pour distribuer le courrier dans les étages et sa dextérité mielleuse pour récupérer les étrennes début janvier l’impressionnait chaque année, vu que ça payait les deux bouteilles de pommard du réveillon. C’est lui qui sortait les poubelles le matin à six heures pile, qui lavait les sols le soir à vingt heures, qui tondait la pelouse le samedi et taillait les deux-cent soixante-quinze mètres de haies de troènes deux fois par an, sa femme, elle, elle était concierge.

Il était du genre « il vous faudrait une bonne guerre ». Comment on a pu laisser passer ça, s’en prendre plein la gueule. Ils n’avaient que nous, en première ligne, des chiens à battre. L’alcool ne suffisait plus à atténuer, à faire oublier la peur qu’ils avaient eue d’y laisser un bras, la tête ou l’ensemble en morceaux. Oublier les amis perdus, panser les familles écrabouillées par la douleur de la guerre, les controverses inavouées, cachées à jamais dans leur tête cassée. Alors évidement il fallait pour les calmer être d’accord avec eux, les écouter répéter leur plainte, on ne pouvait faire que ça. On ne comprenait rien ou peu de chose à cette histoire, on avait vingt ans. On aurait bien voulu partager mais pas tout, faire le tri, se rappeler les morts, les blessures et les amitiés, mais comment on démonte une arme, ah non merci ! comment d’un coup de révolver on envoie la monnaie, gardez tout. Ils ne parlaient que d’un seul bloc, le mal était trop fort. Mais dans leur « plus jamais ça » on sentait toujours « à vous maintenant, on a donné », alors que nous on aurait bien voulu dire : « et si on faisait tout pour plus que ça recommence », mais à vingt ans on ne sait pas dire ça, pas encore.

C’était donc récurent, journalier, on avait d’autres soucis à résoudre, que de se coltiner les leurs, ceux de la guerre, on était loin, on avait du mal à tout croire, pas le temps. Nous, on voulait bouffer à toutes les cantines. Ça faisait du boucan dans leurs têtes, ça se voyait, dans les nôtres aussi.



Aimé, il gueulait avant de parler, nous, nous avions appris à nous taire. Nous avions tous les trois le même âge et on s’entendait bien, tous les matins ont espérait de petits miracles, mais chaque matin, rien.

Un matin, on apprit que la femme d’Aimé était atteinte d’un cancer. Là, d’un coup, tout à changé, on n’a plus jamais entendu parler de la guerre, ni de nos faces de blancs-becs bons à rien. Ça à duré moins de six mois et là on a vu ce qu’on n’avait jamais vu auparavant. Tous les matins, tel un fildefériste sur sa corde en équilibre, il faisait trois kilomètres à pied, il arrivait de plus en plus tard.

Un jour on avait fait un détour par chez lui, on avait bu un café, il nous avait reçu comme des papes, attendus depuis longtemps, comme jamais il nous avait parlé. On avait eu droit au détail de la mise en bière, « tout l’immeuble est venu, elle a bien été fleurie ».


Nous trois, on était tombés là, je ne sais comment dans cette carriole, avec de la chance ou une vague connaissance. On s’est quitté de vue depuis trente ans, mais dans la tête on y pense encore. L’équipe, elle, est depuis au trois-quarts sous terre ou presque.

A la suite de ça, il y avait Louis, un vieux garçon encore jeune, grand et gros, dodelinant, l’ensemble tremblant comme une feuille. La cérémonie du blanc le matin, au zinc, sans toucher au verre avec les bras dans l’dos, du bout des lèvres, un, puis un autre, et de trois pour tenir debout et le sourire revenu des matins noirs comme des chicots, c’était parti pour la journée.


Il était bon, d’une finesse incroyable. Lui, il ne racontait que des histoires, des belles, toujours les mêmes, des histoires anciennes avec son œil qui te regarde pour que tu ne perdes pas le fil, pour pas que tu te perdes, pour que tu suives sa route un moment et qu’il t’emmène, jamais très loin, dans son pays proche où il ne se passe que de petites choses oubliées depuis longtemps.


Il regardait les autres sans dire un mot, il aurait pu dire, il connaissait la foudre des mieux pensants.

Sur la route étroite, avec sa voiture qu’il ne pouvait plus conduire depuis des lustres ; il me racontait la blanquette de veau qu’il avait mangé en s’arrêtant dans un restaurant au bord du canal et celle qu’il n’avait pas pu retenir, qui l’avait contraint alors à rester seul et à errer. Bouffé de timidité et d’angoisses, il me racontait son pays d’enfance avec l’œil bleu.


Oublié par ses cousins depuis qu’il était sans parents, sans frères, jamais retourné depuis là-bas. Je l’imaginais bien avoir pris le bus, un bouquet à la main, une veste couleur pétrole et une chemise à carreaux boutonnée jusqu’en haut, râpée au col. Il aurait marché le long de la petite route pendant deux kilomètres glissant sans cesse entre le fossé herbeux et le rebord de bitume gravillonné, sous une pluie transversale. Tout le séparait de la nationale au village. Sans prévenir, sans s’annoncer, il savait que ce serait difficile. Il connaissait l’endroit comme sa poche en sonnant à la première maison, celle de son cousin, c’est sa femme qui ne l’avait vu que deux fois en trente ans qui le reçut à la porte, elle prit le bouquet du bout des doigts. Le cousin n’était pas là et il ne rentrerait que le surlendemain et qu’il serait très content de savoir que son cousin était passé, enfin il le crut. Trempé comme un rat, il était rentré en prenant le chemin à l’inverse, c’est comme ça je pense qu’il me le raconta, je ne crois pas qu’il y soit retourné une autre fois.

Une équipe quoi, où Louis faisait office de Prince tous les jours déchu, il était comme un souffre-douleur permanent, l’image inverse des autres. 


Il décorait les manches élimées de sa veste de petites brisures de pains bien choisies, glanées sur les tables. Il soufflait comme un gonfleur pour martelas de camping.

En queue de troupe, un gars dont je ne me souviens plus le prénom. 
Un gars, qui finissait bien l’équipe, un garçon à qui l’on rendait tout, il tirait une cigarette de sa poche avant de te serrer la main, un geste toujours, généreux au premier coup d’œil. Un fil de paysan, de la campagne, paumé mais un peu moins que les autres.

Un jour il m’emmena chez lui dans les collines, pour aller ramasser des griottes. L’arbre était tombé, il est couché, courbé au sol, accroché à une pente de ces montagnes vallonnées. Juste des volumes posés. Faut tenir debout dans les pentes et l’herbe est grasse, bien verte quand les griottes sont mûres, on les voit bien.

 Quel bonheur d’aller là bas, les journées sont longues et il n’y pas d’heure pour la cueillette. Je suis reçu par ses parents, on est bien reçus, je suis l’ami du fils, celui qui a bien voulu venir à la ferme.

 C’est une grande bâtisse et c’est grand autour, toutes les choses sont poussées. C’est un bordel de ferrailles et d’anciennes machines, en attente qu’elles rouillent. Un cimetière de tracteurs, le long des murs, adossés aux arbres, à même le sol, un peu partout et sans ordre, il y a la place, alors pourquoi réfléchir.



On entre, c’est comme souvent saisissant à l’intérieur. On discute de choses et d’autres, on ne sait comment remercier pour un tel cadeau, une cueillette.

On dit qu’on va y aller, après quelques civilités, ici ce ne sont pas les mêmes, se sont d’autres façons de faire, on ne s’en va pas sans rester un peu.
 La bouteille de vin et les verres sortent du placard. On discute de tout, pas vraiment de tout quand même, des choses en commun.

Bon et bien cette fois on va y aller « mais vous allez bien manger avec nous » et c’est un verre de rouge qui vous accroche à la table, je reste pour la soupe.

La toile cirée est venue par bateau, des boussoles et des ancres marines s’entremêlent à l’infini. Il y a tout, c’est un monde de meubles noirs avec des napperons blancs jaunis, tout est figé, ça poisse un peu. Il y a des tue-mouches qui tombent du plafond.

Aux murs sont accrochés des souvenirs de toutes les époques ; une photo de mariage ; dans un cadre le portrait d’un homme qui porte une belle moustache noire et épaisse, il est en costume du dimanche, c’est le tonton ou le parrain, qui est mort écrasé, puis mangé par la batteuse.



Sur le dessus de la cheminée, bien au chaud, une vierge de Lourdes en cire molle et cabossée fait face à un christ réchauffé, avec son rameau de buis coincé dans le dos. Les croyances viennent du sol, elles sont païennes et fortes. On parle du temps qu’il fait, qu’il fera et qu’il a fait surtout, c’est plus sûr. 


La soupe c’est des poireaux gros comme des avant-bras, et des patates. En hauteur sous les poutres, une colonie de coupes dorées occupe de petites places. Les plus grandes sont sur le rebord de la cheminée, il y a une plaque gravée sur chacune. Des dates de concours de boules ? de tournois de foot ? de championnats de labours ? Dans une odeur de maison familière près des bêtes.

Les coupes brillent de toute part, elles prennent toute la place dans la pièce sombre.


J’ai dis oui pour la soupe, dans l’imaginaire des assiettes creuses et ébréchées, des morceaux de pain dans un bouillon plat, c’est si chaud qu’on mange lentement.

Je pense au panier trop plein qui m’attend sagement dans mon coffre. Le gout de la griotte, acide et fumée, animale et sanguine cramoisie, un arbre mourant, déchaussé. La confiture du dernier souffle, d’une dernière cueillette.

Ce serait bien « Viens, se serait dommage de les perdre » et pourquoi ça tombe sur moi, parce que je dis oui et quand on vous invite faut dire oui, ça se refuse pas.

Les coupes me regardent toujours. La petite sœur de douze ans est devant moi, toute dorée avec ses bottines de majorettes. Un pull rose au crochet ajouré et bouffant aux manches, une médaille de baptême en or. Elle est jolie, comme la campagne, elle n’a pas finie de pousser. Elle prend son accordéon et elle joue debout devant moi, bousculée en avant par le père à chaque pas qu’elle recule, timide, c’est un fracas de notes qui dégoulinent à toute vitesse, elle est maladroite sans exploit, c’est du par cœur, elle titube, l’instrument sous le menton et ça tricote les pastilles.

On trouve ça beau bien sûr, on sait surtout qu’elle à gagné des coupes, on est fier de les montrer, la soupe a un autre goût.

 Ça se déchaîne à nouveau comme un roulis, un interminable flonflon, que rien n’arrête. Derrière elle, dans son dos, le petit frère se bat avec les bretelles de son instrument trop lourd, excité lui aussi de vouloir montrer. Sans gène et sans le moindre effort, il pousse sa sœur qui n’en finit pas.

Lui aussi, Il a voulu faire pareil, pas pour gagner des coupes, mais plutôt pour faire comme sa sœur, il a appris seul avec sa sœur, alors, comme il aimait bien ça, on a ressortit le petit accordéon de sa boîte, celui offert par le parrain à Noël.


Et en deux notes, c’est parti, une furie démarre, ça met du volume dans la maison. Le père ne peut plus commenter, ne peut plus parler sur la musique, il se tait le père. Ce n’est pas du musette à proprement parler, c’est déjà différent à la deuxième note, c’est inventé.

C’est un musicien qui joue là, du velours agricole. On ne comprend pas, il s’entraîne jamais, il ne joue pas au moins une heure par jour comme sa sœur. Il ne fait jamais comme sa sœur, les coupes il les a toutes gagnées, ramenées à chaque fois. Mais c’est bien de jouer de la musique devant les gens du village qui l’attire, le père il ne comprend pas pourquoi il ferme les yeux quand il joue, en face du monde. Depuis l’âge de quatre ans, il en a huit et demi.

Il travaille peu à l’école, il est lent dans son travail. Il n’est pas avec les autres et pourtant il n’est pas bête quand il veut. Alors certains jours, il reste à la maison pour aider, y a toujours à faire. Il va garder les chèvres avec son accordéon, il n’a jamais perdu une chèvre. Je ne sais pas ce qu’il va faire, il est fait pour reprendre les bêtes. Il dit qu’il aime les musiques à la télé et qu’il écoute la radio dans son lit.

Un jour, il a pris le bus pour l’école et n’est pas rentré le soir, le lendemain on l’a cherché partout, on n’a jamais su où il était allé.
 En rentrant il nous a dit : « C’est un métier accordéoniste sur le tour de France, non ! » Il est têtu, dans sa tête, il sait, mais il ne dit rien.

« Ma femme elle pense qu’il pourrait faire les deux, travailler la terre et continuer à jouer de temps en temps de son accordéon ; moi, je ne suis pas contre mais qui va s’occuper des bêtes. »

*

Il est là, sur une estrade bricolée, en costume et cravate rouge, droit comme un i.


J’ai reconnu sa silhouette de loin, son visage est devenu adulte, je me suis piqué devant lui mais il ne m’a pas reconnu. Il a soulevé son instrument posé sur la chaise à coté de lui. Il à accroché les bretelles dans son dos, j’ai entendu ses yeux se fermer, sur la première note un goût de griottes m’est venu dans la bouche.



Oliver Rohe • Ma dernière création est un piège à taupes

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.

Rohe • Rohe • Ma dernière création est un piège à taupes • Inculte 2012

Intense et bref, le texte d’Oliver Rohe est l’adaptation de la pièce radiophonique AK-471. Le texte intrique le destin de l’arme la plus fameuse au monde et la vie de son inventeur, Mikhaïl Kalachnikov, de sa propre voix (en italique) ou plus ou moins mise en fiction, le tout dans une Russie en perpétuels soubresauts, malgré le manteau impeccable des bouleaux et de la neige.

Ce dispositif efficace, mené avec précision et brio, évoque également les échos du monde globalisé dans lequel nous vivons ; il est bien certain que ce petit texte, d’abord destiné à la radio, tient haut la main les promesses qu’il n’a pas faites. On serait dans l’erreur de lui conférer plus d’ambition que celle d’une texte bref (mais intense) destiné à la radio.

Ceci établit, on pourra enfin lire le livre qui est d’une efficacité narrative évidente.

L’hiver, par un chemin chaque fois identique et emprunté par lui seul, il se rendait à pied au collège du village voisin. Il pénétrait à l’aube dans la forêt enneigée, sinuait parmi les ifs et les grands mélèzes, longeait la lisière du bois, longeait les lacs et les étangs gelés. Il aimait la façon dont son corps se rétractait pour se défendre contre le froid, les fissures qui parfois menaçaient les surfaces vitrifiées. (16)

Dans ce cadre précis, la vie de Kalachnikov est celle d’un enfant plus ou moins solitaire, fasciné par l’ordre des machines.

En ces temps-là cruciaux pour la formation de l’esprit il observait avec constance et ravissement les systèmes mécaniques sommaires, les poulies, les manivelles, les courroies, les engrenages. Il regardait, il enregistrait. Les frictions, la fluidité, les poussées, les tractions. Et par une journée de tempête polaire qu’on imagine de tous les diables il a enterré son père mort de fatigue et d’amertume. (18-19).

Et si les machines le fascinent, il en sera autrement de la nature, qui est cruelle et pleine de mort. Lorsqu’il fuit le camp de déportés, il retrouve son village natal, transformé depuis son départ. « Quand elles changent, avait-il pensé, il faudrait que les choses changent de nom. » (22).

Il ferait donc changer les choses, il inventerait l’outil qui améliorerait les imperfections de la nature, qui rectifierait les injustices. Ce destin est exceptionnel : ce paysan fils de paysan, au contact permanent de la nature, va produire un petit objet qui va se diffuser dans tout l’empire soviétique et au-delà et après, jusqu’à aujourd’hui, portant loin de son créateur son nom dans le monde entier : Kalachnikov.

L’AK-47 né de la bataille de Stalingrad, des plans quinquennaux et de l’ouvrière coiffée d’un fichu sur un champ agricole était plus qu’un fusil efficace favorisant un certain rééquilibrage des rapports de force sur le terrain militaire, il était le symbole brandi par l’exploité contre le capitaliste, par l’opprimé contre le colonisateur, plus largement par le faible contre le fort, il était l’étendard planétaire de la justice immanente et de la libération. (36-37)

On suit notre technicien qui, à ses heures perdues, écrit des poèmes, élève sa famille et imagine toutes sortes de systèmes contre les nuisibles, insectes, ou rongeurs, ou autres. Pendant ce temps, l’Union Soviétique s’affaiblit, et bientôt elle s’écroule. L’arme AK-K7 est sur tous les fronts mondialisés, après la Guerre Froide, sans plus le charme libertaire avec lequel elle avait été conçue et peut-être, utilisée.

[I]l écrivait à nouveau des poèmes.
Sur le caoutchouc, la fonderie, les soudures.
Sur les femmes. (53)

A observer la description érotique de la page 61, scène du montage de l’arme, on commence à saisir l’enjeu textuel ici mis en branle. Kalachnikov est un créateur. Ce texte, en plus de nous raconter le destin exceptionnel d’un personnage donné dans une époque donnée, ce texte nous déporte sur la question du rapport entre le créateur et son œuvre. Sans glisser béatement vers une interprétation métaphorique des couples Kalachnikov/AK-K7 vs artiste/œuvre, on peut à tout le moins en déduire une certaine position, presque esthétique, sans doute faussement éthique, du technicien.

Elle était magnifique dans ses lignes et ses proportions parce qu’elle était en tout point conforme à ce qu’il avait imaginé, à ses croquis et à ses travaux préparatoires, parce qu’elle était la réponse parfaite aux réclamations des soldats sur le champ de bataille et à l’hôpital, comme une matérialisation unique de leur parole collective, et bien plus que cela : de leurs humeurs secrètes, de l’expression de leurs visages, de l’état de leur corps, de tout ce qui excédait les possibilités de la parole et échouait en dehors du territoire de la langue. (61)

Le livre en somme interroge non seulement les conditions de possibilité de la création mais aussi (et surtout) l’espèce de concaténation, enfin l’espèce d’évidence qu’il peut exister entre un objet (fut-il artistique ou militaire) et celui qui le conçoit. Le livre peut-être dénonce cela, que l’œuvre en aucun cas, comme ce fut le cas dans l’esprit de Kalachnikov, n’est là pour répondre à un besoin précis, n’est là pour combler un manque ou contenir une béance (cf. 71 et 72). C’est d’ailleurs le renversement étonnant de l’usage et du rôle de l’arme magique, l’arme investie de missions mystiques. Et nous citerons à cet effet les dernières pages du texte, qu’on pourra résumer par le poème de Kalachnikov, aussi :

J’ai tout pesé scrupuleusement
Dans la vie et je n’ai plus d’appuis
Mon cœur ne bat plus normalement
Mon corps entier est engourdi.
Je suis déjà comme enterré
Autour de moi tout se défait.
(68)

Pour le poète comme pour l’ingénieur, un monde sans frontières, un monde sans idéal, ne peut autoriser le bon déroulement du travail et de l’ouvrage. C’est un monde alors fait d’inquiétude, et quelle pourrait être l’œuvre qui puisse y trouver refuge ? Et de quel esprit malade ?

À observer maintenant une carte répertoriant pour nous les usines de fabrication, les arsenaux et les centres de stockage, les zones de conflits et les routes officielles ou clandestines de la distribution des armes, de ces quelque cent millions de Kalachnikov certifiées ou contrefaites inondant le marché mondial, sans qu’aucune réglementation et qu’aucun contrôle sérieux ne vienne encadrer leur circulation, leur circulation libre et effrénée, à observer les trajets compliqués et les circonvolutions de ce flux incessant de Kalachnikov sur le marché, il devient encore plus aisé de comprendre que ce fusil d’assaut imaginé par un paysan russe bientôt centenaire n’épargne aucun continent et aucune région, que sa dissémination forme un réseau d’échanges de plus en plus dense et touffu, à l’image de n’importe quelle autre marchandise d’envergure planétaire, d’une boisson gazeuse, d’un téléphone mobile ou d’un produit immatériel. Cette œuvre de colonisation méthodique, de maillage serré et systématique que l’on observe sur la carte noircie et surchargée peut donner de prime abord une impression vertigineuse d’unification du monde, comme si la circulation de la marchandise avait reconfiguré notre géographie globale pour en faire une surface plate, lisse et monochrome ; mais cette impression est évidemment fallacieuse, parce que la marchandise AK-47 ne travaille au contraire qu’à la fragmentation permanente des territoires, à leur fractionnement en portions, en parcelles toujours plus réduites sur le modèle de la guerre civile infinie — et ainsi chaque ville, chaque quartier, chaque pâté de maisons et chaque immeuble peut pour des raison aussi diverses qu’irrationnelles faire l’objet d’une fixation en territoire, d’un territoire à occuper, à surveiller, à défendre, c’est-à-dire d’un débouché potentiel pour les fusils d’assaut AK-47. (82-84)

Mathieu Larnaudie • Acharnement

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.

Mathieu Larnaudie, ‘Acharnement’

L’erreur serait de considérer que ce livre est une attaque frontale du métier de plume, ou encore une dénonciation facile du métier politique. Je crois que ce n’est précisément pas ce qu’à voulu faire Mathieu Larnaudie (mais peut-être suis-je dans l’erreur).

Müller, le personnage principal, écrit des discours pour un homme politique qui vient de perdre une élection ; mis au placard par nécessité, il se retire dans sa grande propriété de campagne, et s’adonne à la passion d’écrire des discours, ressasser le réel et s’envoyer un petit verre de chartreuse de temps en temps.

Le temps est rythmé par la chute de suicidaires qui depuis le pont romain qui traverse le parc viennent s’écraser dans la propriété. Müller regarde tout cela de la fenêtre, comme il regarde également le jardinier, qui s’est est mis en tête de transformer la friche sauvage qu’était le parc en un objet finement ciselé.

C’est un monde de solitude, d’abord. Müller est seul avec lui-même, il se retire, pour rédiger le discours ultime, le discours parfait. Il n’est secondé que par Marceau, le jardinier un peu dérangé depuis la mort accidentelle de sa femme, qui se consacre avec ferveur à la mise en œuvre du parc.

Müller est spectateur. Tout comme il observe la population comme une biologie extravagante ou étrangère qu’il s’agirait de saisir entre pinces ou observer évoluer dans une boîte de Pétri, il voit le monde au travers de la baie vitrée qui donne sur le parc et le viaduc.

Lorsque, m’écartant de ma table de travail, je m’avançais devant la baie vitrée, au gré de la saison, je voyais se déployer ou se rabougrir le feuillage des arbres, refleurir les rosiers, pâlir la haie de thuyas qui borde ce côté du terrain, plus loin dans la pente roussir les buissons d’aubépine ou reverdir les hautes herbes que Marceau viendrait faucher. (33)

Spectateur solitaire de l’avancement du monde, Müller est un analyste fin et sans doute habile rhétoriqueur — c’est son occupation principale, après tout. En substance, il est celui qui se trouve derrière ; derrière la baie ou derrière l’écran (vie politique ou séries policières), derrière les références historiques ou derrière un homme politique (Gonthier) qui, lui, est bel et bien au devant du monde ; de nervi à éminence grise, le pas est vite franchi.

Assis à côté, j’étais presque aussi tendu dans l’effort qu’il devait l’être ; mon regard ne pouvait réprimer une tendance à suivre le sien. (64)

La richesse de son argumentaire, sur tel ou tel sujet, sa manière de raconter, parsemée de subjonctifs imparfaits dans le plus pur style classique, les évènements horribles et absurdes qui s’abattent dans cette ville « paumée, choisie parce que paumée ». Protégé dans sa tour d’ivoire, la posture rappelle à bien des égards celle de l’écrivain, qui se fabrique une île où il va pouvoir composer sereinement.

Je créais ainsi les conditions propices à la tâche que je m’étais fixée. Surtout je pensais qur le simple fait d’être parvenu à prescrire et à organiser ma réclusion volontaire en ces lieux marquait le plus haut degré de liberté qui pût m’être accordé : il n’en pouvait résulter qu’une forme d’accomplissement de moi-même et de mes ambitions. Ici au moins, personne ne viendrait plus m’emmerder. J’aurais tout le loisir d’écrire les discours que je souhaitais sans avoir à me soucier de ceux ou celui qui me les aurai(en)t commandés. Circonscrire le périmètre de mes heures engageait ma justification. (32-33)

Étonnamment libre dans ce cadre d’où il ne peut s’échapper, Müller peut toutefois ainsi s’adonner à la pratique qui seule l’intéresse. La rhétorique. Il évoque ainsi le dernier discours prononcé par Gonthier, alors que la guerre électorale est d’ores et déjà perdue, les chiffres n’étant pas bon, et enthousiasme du public moins fervent (64 à 72). C’est l’occasion de sentir à la fois la tension entre les deux protagoniste, l’auteur et le comédien, mais aussi de revenir sur cet écart fluctuant qui fait toute l’alchimie de la littérature, le passage de l’une instance à l’autre, et l’efficience de ce passage (de cette passation). En des pages d’une grande solidité et d’une grande pertinence, nous entrevoyons peut-être ce que l’auteur (du livre, cette fois-ci) a voulu cerner par le dispositif narratif qu’il a mis en place.

L’implacable machine littérature ratisse large. Ou dit autrement, avec l’une des plus belle phrases du livre : Je restais livré au calme nu de mon acharnement.. Le parc est entretenu, et Müller parfait son œuvre.

Une impassible frénésie m’animait. Invariablement, continuellement, fiévreusement le plus souvent, machinalement parfois, dans mon bureau je consultais, prélevais, synthétisais, composais, rédigeais ; sur l’estrade de bois, les mains agrippées aux bords de mon pupitre, les mains voletant ans les airs, les mains tendues devant moi, les mains ouvertes et démonstratives, les poings fermés et volontaires, je prononçais le plus aboutis de mes discours. (73)

Mais les morts poursuivent leur perpétuelle chute vers le sol et la fin ; leur irruption dans sa propriété, comme la visite, bientôt récurrente des familiers du mort en manière d’hommage perturbent ce cadre bien établi. Le « bout de territoire reculé » élu « pour mette en œuvre ses efforts » « lui était devenu hostile » (85). Les morts ont cette faculté de nous sortir hors de nous.

Ces morts, comme à l’accoutumée, venaient plonger le réel sous une lumière crue et, comme à leur habitude, venaient réclamer la main d’autres morts, ses morts personnels, ses morts intimes et privés, ses morts à soi. Ce que les morts effleurent ou désignent est décontenancé, exorbité, un instant touche, lui-même devenu spectre, à la mort.

Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher de rôder — vagabond, lui semblait-il, dans sa propre maison —, de revenir dans le bureau […] Ne fût-ce que pour y ressentir de nouveau son malaise — vérifier que ce malaise perdurait —, quelque chose l’y ramenait. Peut-être est-ce ce qui l’étonnait le plus lui-même : que son abandon n’ait jamais pu être complet, que toujours une force tenace et absurde, germée au cœur même de son découragement et dont il ne savait si elle tenait d’un reliquat d’illusions ou d’une forme paradoxale d’instinct de préservation, l’eût maintenu dans l’attente du jour où son désir reviendrait. (88-89)

Ce qui vient troubler en somme l’établissement de cet ordre parfait (94), c’est l’absolue absurdité des évènements, des morts chutant sans raison préalablement connue, sans prévenir — non pas comme un chien se fait piquer par un serpent, par exemple, malgré l’absurdité du fait, une cause existe — mais c’est l’absence de motivation, tout à fait insaisissable par cet esprit rigoureux et rationnel. Mes morts ne parlent pas (119), voilà le cœur du problème.

Lorsqu’une jeune femme vient s’écraser un soir d’orage dans le parc, Marceau la déplace et la veille, dans une geste de recueillement confinant à l’érotisme. Si Müller imagine que « les yeux des morts […] désignent pour nous la possibilité d’un aurte monde » (toujours cet écran médian), Marceau lui a « pris sa te^te dans ses mains, une contrée hostile et lointaine dont il n’arrivait pas à revenir » (132-133).

Ce livre dont nous ne déflorerons pas plus le propos peut apparaître comme une charge politique, nous le répétons, mais il nous semble que, de manière beaucoup plus subtile, et à la manière disons d’un velours linguistique, lourd, élégant et précis, le texte avance aux frontières du langage même, cherchant précisément dans le hiatus entre celui qui écrit et ce qui écrit, explorant ces interstices avec une certaine aisance et, pourquoi ne pas le dire, une malignité qui sans doute passera à côté du lecteur trop imbu d’histoires ou trop pressé d’atteindre la fin.

Roman sur la suspension, ce moment où les choses figées déclarent leur inestimable vulgarité (les choses du réel), le texte épouse à la perfection les sentiments et les impressions de Müller. Il se veut aussi — c’est une hypothèse — formule du désir d’écrire. À la manière d’une grand artisan, Claude Simon par exemple, le texte sans état d’âme poursuit la tâche qu’il s’est donnée : évoluer dans ces zones hostiles où la fiction encontre le réel, ou la mort tend la main à la vie. Et ce que cela engage de la responsabilité du je.

Benoît Vincent • Entre ici et ailleurs

Ce texte a paru une première dans Poezibao

C’est un livre étrange où plusieurs voix cohabitent.


La porte est toujours ouverte

Enfonçons d’emblée les portes ouvertes : c’est entendu, traduire est impossible. Et, à la limite, sauf à répéter mot pour mot, la traduction est le degré zéro du commentaire ou de l’interprétation.

Il est possible, aussi, que la répétition mot pour mot soit déjà une interprétation. La traduction, entre répétition, paraphrase et tout-autre, peine à trouver un site où s’enraciner.

Alors c’est entendu, traduire est écrire est impossible.

Evoquons une donnée subsidiaire : si on conçoit à peu près de traduire une langue vivante, qu’en est-il d’une langue morte — si quelque chose comme langue morte veuille signifier quelque chose ?

Si traduire est impossible, traduire une langue morte l’est d’autant plus, d’autant plus que personne n’est capable d’en vérifier la pertinence ou la… La quoi ? La justesse ? La fidélité ? C’est bien ce qui manque à la traduction et donc l’argument tombe de lui-même.

Continuons : si traduire à partir d’une langue morte est doublement impossible, qu’en est-il de traduire une langue vivante en une langue morte ? Est-ce assassiner la langue que la traduire en latin ? Est-ce comme la sacrifier ?

Arrivés à ce point, où nous nous sommes heurtés violemment à toutes les portes ouvertes, reprenons.

Pascal Quignard a trouvé malin, au début de son œuvre, de composer un poème en langue latine, Inter aerias fagos, et ce texte est reproduit ici. Emmanuel Hocquart l’avait alors traduit une première fois en français, et ce texte est reproduit ici. Trente-cinq ans plus tard, sous la houlette d’une érudite, Bénedicte Gorrillot, cinq autres poètes — et non des moindres : Pierre Alferi, Eric Clémens, Michel Deguy, Christian Prigent et Jude Stéfan — vont proposer du texte de Quignard leur version en langue française.

Le résultat : INTER, un livre étrange où plusieurs voix cohabitent.


La porte est toujours fermée

Traduire : est-ce additionner ou soustraire ? Est-ce clarifier ou obscurcir ? Questions récurrentes.

Ce livre est d’autant plus frappant que, dès les premières pages de la lettre qui fait office de préface, envoyée par Quignard à Gorrillot, celui-ci déclare : “Il faut croire que pour moi l’oral est impossible.”

L’oral : et c’est précisément la langue parlée, donc la langue vivante.

Or ce qui est impossible, à l’évidence, c’est que quelque chose comme la littérature écrite, aujourd’hui d’autant plus, puisse avoir lieu, trouver un lieu où reposer, où habiter et qu’un auteur contemporain écrive un poème dans une langue disparue dans sa forme orale vingt siècles auparavant — et pire encore, que six poètes réécrivent ce texte, dans une autre langue, trente-cinq ans plus tard.

Réécrivent dans une autre langue : poussent ce texte, une première fois poussé, dans son indigénat d’origine. Car le texte de Quignard n’est pas — malgré les postures que ce dernier voudrait adopter — n’est évidemment pas né en latin. Il est né en français, puis traduit en latin, parce que la langue de la noesis — et l’on sait combien cela est important pour l’auteur — est la langue de la mère.

Pourquoi recourir au latin ? Précisément : c’est la langue antérieure au français, sa langue mère. Ce n’est pas une langue morte, à moins que le parent, la mère, le père, soit toujours un parent mort — ce qui n’est pas loin d’être le cas. Dans la représentation de l’auteur, c’est en tout état de cause le perdu (la perdue, dit-il d’ailleurs (25)). L’abandonné. Et ce qui justifie l’inquiétude même : le silence ; la terreur : non tumultus non quies. L’inquiétude est alors la stupéfaction.

La latin, comme juste avant-langue (comme on parle d’arrière-boutique), c’est l’espace-limite entre les mondes, entre les civilisations. “Le latin, c’est transformer le vieux en nouveau” (20) et c’est précisément : traduire — ou retraduire, attendu que, etc.

Il n’y a donc pas de langue vivante ou morte ; il y a le latin, qui survit comme mémoire dans le français, le roumain ou le portugais.

La présence de Saint Jérôme qui court dans le texte, par quatre citations mises en évidence par le texte critique — pour ceux qui ne lui sont pas familiers. Par la paraphrase (le commentaire) liminaire : aussi, avec Saint Thomas et Pétrarque. Trois noms, trois états de stupeur. Trois silences, c’est entendu.

Réentendu. On peut aussi se heurter sans cesse aux mêmes portes closes.

Ni calme, ni bruyant, c’est le silence de la terror. L’exégète de Quignard reconnaîtra l’affection pour les “mots de la terre et du sol” avant que celui-ci ne nous l’explique. Cette terreur, qui serait plutôt une stupéfaction (ou une sidération, qui est géographiquement à l’opposé), ne s’exprime que par un mot de chut. De chut à terre, parce qu’on dirait que l’homophonie est aussi bonne conseillère — qu’on chute (à terre) depuis ce chemin escarpé dont il est question (la sortie des enfers, la sortie hors de la terre, de la mère — rapprochement rapide) — qu’on chute ses yeux, son regard, vers l’être aimé qui, vers lequel se retournant, disparaît.

L’imaginaire d’Orphée est bien présent, indiqué tel, fondateur, redondant.

Tout le texte est redondance : tout comme l’œuvre de Pascal Quignard n’est qu’un éternel retour, la surimpression, pour ne pas dire la superposition, l’empilement des textes n’est plus une traduction, une interprétation unique d’un texte obscur, mais au contraire : son éparpillement (oserait-on dire démembrement), son éparpillement en mille autres langues.

Langues qui parfois se contredisent, n’en déplaise aux auteurs, jouent, s’égarent, choisissent, riment ou chantent, en définitive : créent.

C’est la leçon de cette lecture-traduction-écriture : peu importe le fond, il est acquis, il est entendu (142-143) ; mais le vecteur, le véhicule. Peu importe alors la traduction, et sa soi-disant fidélité. Le travail à l’œuvre ici est d’ordre poétique. Et dans cette optique, traduire c’est écrire — la traduction c’est la poésie1

Imaginons le véhicule comme non pas ce qui porte, mais ce qui portant se transforme. Le véhicule est le dispositif, le véhicule est transporté. C’est pourquoi ça ne passe pas, comme dit Quignard. Ça laisse passer.


Une porte est toujours soit ouverte soit fermée

Qu’est-ce qu’une porte ? Pardon de l’évidence : un objet qui permet de passer d’un dedans à un dehors. D’un ici à un ailleurs. Du domestique au sauvage. De la maison (domus) à la forêt (sylva, ou plus justement ici : saltus).

Est-ce que l’objet du poète est de confiner à l’ineffable ? A l’indicible ? Au raffut, aux cris, aux violentes déchirures des voix ? Aux souffles, aux grognements ? Aux glapissements ? Aux vagissements ? Précisément, pas. Plutôt au petit bruit chut, à la bouchée bée, au nuage de fumée qui l”hiver (hiems) se fige dans l’air : un espace pour du non-mot.

Un espace délimité pour le vide. La présence de l’absence.

De la même manière, Quignard va venir aux abords de la langue, dans cet espace de friche (saltus), qui n’est pas ici — je crois — le bond (car le mot est polysémique en latin). Cette friche n’est pas : l’ager : le champ cultivé ; cette friche n’est pas la silva, la forêt du sauvage (dont le mot provient)2

Il est un entre-deux, un espace de transition, tout comme bétail, n’est pas complètement domestique, et très animal, ou encore le dieu, la femme, la poésie. Toutes les banalités sont possibles.

A propos : ce saltus est un ban, un lieu où la loi domestique est encore sensible, mais aussi à l’écart, périphérique, suburbain. Il en est aujourd’hui pas seulement des banlieues, mais encore de la rurbanité, de toutes les zones, artisanales ou commerciales, des lotissements, et de tout ce qu’on connaît de ces espaces.

Me revient alors à l’esprit ce mot de Jean-Christophe Bailly dans Le dépaysement, pour qui le non-lieu, ou le hors-lieu, qu’on a tôt fait d’assimiler à ces franges du presque, n’existe pas. Il s’oppose ainsi à la conception de Marc Augé, pour lequel a contrario, ceux-ci sont le signe de la surmodernité : “les réalités du transit (les camps de transit ou les passagers en transit) à celle de la résidence ou de la demeure, l’échangeur (où l’on ne se croise pas) au carrefour (où l’on se rencontre), le passager (que définit sa destination) au voyageur (qui flâne en chemin)” (Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité).

De Culoz, Bailly dit ceci : “lieu entraperçu (mais surtout pas non-lieu – la fortune de ce concept vide, même s’il désignait tout autre chose (les aires neutres des aéroports) a été catastrophique” (35).

A vrai dire, il n’y a pas de grande différence à mon sens entre les deux visions, sauf à n’être jamais passé ou pire : à n’avoir jamais marché dans les zones. Habitué de la friche, du rond-point et, qui plus est, habitant rural (ou rurbain, nous vivons comme des urbains), je crois que la difficulté tient surtout à ce que personne n’est préparé, ou n’a envie, de lâcher ses repères et son terrain, et préfère bâtir des frontières : à dire le non-lieu, on induit le lieu-, ou le lieu-même.

Ce n’est pas terrible, mais si l’on est anthropologue, cela signifie qu’il n’y a pas de place ici pour une relation d’échange ou une culture. A moins que l’anthropologue ne puise discerner ce nouveau type de relation — ce qui est possible aussi.

Quoiqu’il en soit, nous devons impérativement (et là nous retrouvons pour la nième fois Foucault et son hétérotopie ainsi que la déterritorialisation de Deleuze et Guattari) considérer qu’il puisse exister des espaces transitifs, des entre-deux, des intervalles, des interstices où se développe une parole — et la poésie est de ce côté-là.

Ce que dit Bailly c’est le lieu entraperçu. Et peu après, de cette “vraie banlieue” (je souligne), qu’il est “tout ce qui pourrait faire penser que l’on est arrivé en un point du monde qui aurait le bonheur ou peut-être même la présomption de se déclarer comme tel n’existe plus”. Tout comme Deleuze et Guattari mettent un préfixe dé-, ou Faucault hétéro- (ce qui est rigolo).

Alors ce lieu n’existe pas, n’est pas recensé, n’est pas lisible.

Et c’est une erreur, car l’espace de la friche, lui, existe bel et bien. Il y a, d’un point de vue botanique par exemple, les plantes inféodées à l’ager, celles de la silva, et : les plantes de friches, du saltus. Les friches rudérales, comme on les nomme, où se développent par exemple l’orge, les vergerettes, le panais, les mélilots, etc. (il en existe plusieurs sortes).

Il y a donc un espace positif pour la zone, la banlieue, le terrain vague et ses populations. Qui sait si la poésie n’y est pas indigène ? Qui sait si elle n’en est pas même endémique ?


Pas de porte

C’est toute l’œuvre de Quignard, cela, et qu’il rassemble sous le terme de sordidissima (tout ceci est bien connu).

Il faudrait donc pouvoir imaginer, se représenter, un monde et un texte dans lesquels les portes ne sont ni ouvertes ni fermées, ou la porte même est l’espace. Les Romains avaient sans doute un plusieurs dieux pour les portes selon qu’elles sont ouvertes ou fermées, ils avaient aussi le dieu des carrefours, et le dieu du commerce.

En quoi on peut donc se contredire, et exprimer que la poésie comme translation, comme traduction, est aussi courant d’air : laisse passer les cris, les vides, comme les mots et le sens, à la fois. Courant alternatif et continu. Tout ce qui fait qu’une chose et une chose et autre chose. Toute la beauté de l’&. C’est cela qu’elle dit, et ne dit pas : qu’elle est d’ici, mais aussi d’ailleurs. Qu’elle est juste et fausse. Qu’elle est fidèle et infidèle.

Et le livre que nous tenons entre les mains, en cela, est absolument exemplaire. Point n’est besoin de revenir sur les écarts de sens, sur les trahisons, sur les points de frictions entre tous les auteurs. Il est juste besoin de lire, au besoin simultanément, le texte latin et ses copeaux contemporains.

Tout l’appareil peut suffire à saisir les points les plus délicats, et le commenter ne serait que bavardage. D’autant plus spécieux que le texte latin lui-même porte déjà , en soi, tous les germes de cette réflexion et appelle, appelle, on dirait, à la faute, à la traduction, à la poésie. Il hèle (21), par-delà sa différence, la différence. Il nous dit, de fort loin, ce que nous nous préparons à entendre. Il est en-deçà même de toute exégèse (en dénonce la folie, l’inutile) ; en-deçà c’est-à-dire qu’il sous-tend, il est là, toujours là, en soi. Cet autre en soi. Cet autre en soi.