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Arno Bertina (1)

Alors que la rentrée littéraire battait son plein, Hors-Sol revenait avec son auteur, sur l’un des livres importants de 2012, Je suis une aventure. L’entretien se se divise en trois parties, avec une surprise à la fin !

Je suis sorti du métro avec les indications d’Arno griffonnées sur un papier. Passer le petit pont, déboucher sur une place, la traverser, faire quatre cents mètres environ, trouver la Poste, traverser en face, descendre la rue.

Une fois cette rue descendue, je ne tombe pas sur les immeubles prévus, mais sur un parc municipal ; je tourne en rond, je relis mon papier ; je remonte vers la Poste, je leur demande où se trouve cette rue : la guichetière ne sait pas. Je panique, je retourne au métro, je vérifie toutes les indications.

Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que je réalise que je ne suis pas sorti à la bonne station de métro, mais à celle d’avant (dont le nom est tellement proche). Je reprends le métro, descends à la bonne station, passe le petit pont, débouche sur une place, la traverse, fais quatre cents mètres environ, trouve la Poste, traverse en face, descends la rue. Cette fois-ci est la bonne, et c’est avec trente-cinq minutes de retard que je retrouve notre hôte.


Je suis une aventure, Verticales, 2012


HS — Je suis une aventure… C’est un gros livre, près de 500 pages, ce n’est pas rien, et on a l’impression qu’il y a un vrai plaisir à l’écrire. Il y a une histoire et mille histoires dans ce livre, et on a l’impression qu’il est difficile à l’auteur de mettre un terme à l’aventure, d’achever et on est toujours renvoyé (enfin c’est le parcours du personnage principal qui veut ça aussi) vers d’autres paysages, vers d’autres parages. On sent un vrai plaisir d’écriture qui serait comme une confiance dans le récit. Est-ce que l’auteur se laisse porter par le récit, par ces méandres ? On a l’impression d’un flux, d’un fleuve ; est-ce que tu as cette impression de te laisser porter ou tout est-il maîtrisé du début à la fin ?

AB — Je vais déjà répondre sur la question du plaisir. Aucun de mes livres n’a été écrit dans la douleur. Je les ai tous écrits porté par ce plaisir que tu indiques. L’idée à laquelle je tiens en disant ça : y compris les plus « difficiles » à lire (ce n’est pas un mot à moi), y compris les plus « cérébraux » (c’est encore moins un mot à moi). Anima motrix est un livre difficile et cérébral m’a-t-on-dit — je ne me reconnais dans aucune de ces deux images mais peu importe — mais c’est un livre que j’ai écrit en étant fréquemment surexcité par ce qui était en train de se passer à l’intérieur du manuscrit. Quand je me heurte à une difficulté (une phrase qui résiste, une idée qui me fuit, un problème de construction), cette difficulté n’abime pas le plaisir d’être en train de travailler à ça. Car le livre m’aide à les surmonter. Les solutions et les ressources sont là, à portée de main si l’on est très concentré, si l’on ne perd pas de vue la combustion.

Il y a des difficultés, c’est très construit, c’est hyper construit, mais pour autant ça s’écrit dans une espèce de fluidité. Pourquoi je tiens à cette idée ? Pour prouver que ce n’est pas si cérébral que ça. L’image de Stendhal écrivant à cheval – évidemment c’est une image, il n’y a pas de réalité derrière cette image – c’est vraiment une image qui me parle. Je cherche ça en écrivant (Anima motrix ou Je suis une aventure) : que le lecteur lui-même puisse être embarqué, c’est-à-dire avoir le sentiment d’être sur une machine qu’il contrôle peut-être à certains moment, comme une moto, et peut-être qu’à d’autres moments il ne la contrôle pas trop, comme un cheval… L’idée est de proposer des vitesses au lecteur, et que ces vitesses aient quelque chose d’ébouriffant, de joyeux. Encore une fois : toute ma pratique de l’écriture est à mille lieux d’être une pratique romantique, c’est-à-dire qui serait liée à la douleur, à l’angoisse, à la page blanche, à la thérapie…

HS — C’est ce qu’on ressent effectivement très fortement : une joie du récit.

AB — Eh bien toute mon ambition est là : que cette joie se sente, que le joie et la surprise éprouvées en écrivant… Il faut quand même voir que ces bouquins là par exemple (Anima motrix c’est trois ans, Je suis une aventure c’est cinq ans) à aucun moment j’en suis à me demander comment finir – je ne parle pas du plan, du scénario, mais bien des séries de relectures et corrections. J’aurais pu garder Je suis une aventure encore un an, il aurait pu bouger, il aurait encore pu bouger un peu, mais je ne voulais pas tourner la page, je n’en avais pas ma claque, j’étais très heureux de le voir encore bouger. Simplement à un moment, le désir que j’ai de rester dedans devient un tout petit peu moins fort que le désir que j’ai de me projeter dans le projet suivant. C’est ça qui commande le fait de dire « Allez il est mûr, ça va, ça fait 6 mois que les corrections que j’apporte sont marginales, qu’elles ne font plus bouger la structure »…

HS — Le gros œuvre est fait.

AB — C’est ça, le gros œuvre est fait ; ou alors c’est que je ne suis plus capable de le réinventer, le gros œuvre, tu vois. A un moment tu es trop dedans, tu t’es trop habitué à la configuration des lieux…

HS — Ou alors c’est un autre livre…

AB — Exactement. C’est exactement ce qui s’est passé pour les premiers romans (le personnage féminin qui apparait dans le dernier chapitre du Dehors donne naissance à la cantatrice d’Appoggio qui finit par fuir en Italie et c’est le départ d’Anima motrix). Tu sais c’est un peu l’histoire de Pygmalion ; tu rêves d’être porté toi-même par la somme des vitesses que tu essaies de mettre dans le livre. C’est en partie illusoire, presque utopique, mais enfin ça motive puissamment. Ça ne revient pas à dire que le livre s’écrit tout seul – ce serait beaucoup trop romantique – mais dans une certaine situation, dans tel personnage, j’ai mis tellement d’énergie, par exemple, que les scènes mélancoliques d’abord imaginées (à l’époque du plan) ne fonctionnent plus. Ecrire le livre a infléchi l’idée première. Je suis un peu obligé d’écouter la leçon du livre, et de nourrir cette énergie ; alors il ne peut pas se calmer, ou bien cette situation, ce personnage, ne peuvent que s’emballer. Je ne peux pas, je ne veux jamais être celui qui calme le jeu.

HS — L’énergie ce serait le récit. Anima motrix et Je suis une aventure sont dans le mouvement, et c’est cette énergie-là qui permet de tenir 400, 500 pages ?

AB — Oui, alors le mouvement, c’est un autre truc, ça nous emmène ailleurs. Tous mes personnages sont en mouvement, et ils sont tous en train de fuir, aussi. Il sont tous en mouvement concrètement, c’est-à-dire qu’ils voyagent. Parce que la littérature me permet d’être en mouvement intérieurement, presque de manière naturelle, métaphorique, j’imagine immédiatement les personnages en mouvement, eux aussi. Et ce mouvement est créateur : il va jusqu’à la métamorphose (aussi bien intérieure que physique), mais on reviendra peut-être là-dessus plus tard.

HS — Oui on sent ça, qu’il s’agisse du récit, ou le personnage, ou encore de ses aventures, on sent intuitivement qu’il y a quelque chose de la métaphore ; et ce qui est très frappant dans ces livres, c’est le rapport à la réalité ; lorsque l’auteur veut parler du monde réel, on a l’impression que le récit est une espèce de méta-langage. Je ne sais pas si ça rejoint ce que tu viens de dire. Je travaille beaucoup sur l’espace et sur la poésie dans le récit ; à la limite tu serais un poète du récit, mais ce n’est pas tellement dans la langue, le mot ou le syntagme que cela se manifeste, mais c’est dans la phrase générale, le chapitrage, l’enveloppe globale du livre ?

AB — Ah oui, c’est certain. J’ai beau lire beaucoup de poésie contemporaine – ça me passionne – je sais que si j’ai une force, si j’en ai une effectivement, elle n’est pas de ce côté-là : je suis incapable de cette concentration-là [de la poésie], et si ce que je fais est de qualité c’est justement dans la direction opposée. C’est de construire une structure, de poser des réseaux, donc de faire revenir tel thème, transformé, de le faire réapparaître à un autre endroit, de penser le livre comme un ensemble de chambres d’écho. C’est l’ampleur ou la dilatation qui permettent qu’arrive quelque chose de beau dans ce que j’écris, ce n’est que rarement, très rarement je crois, du côté du précipité, de la synthèse, de la métaphore poétique.

HS — C’est musical, le roman comme des partitions…

AB — Voilà, un petit peu, alors qu’à l’inverse, la poésie, même avec cette dimension-là, évidemment, la poésie va travailler sur des choses beaucoup plus immédiates. Moi, cette immédiateté, je n’en suis pas du tout capable, tu vois, j’ai besoin de délayer, de construire, et c’est pour ça que de temps en temps, quand je dois faire une lecture d’un passage, je suis un peu embarrassé parce que…

HS — Parce que c’est cinquante pages qu’il faudrait lire, ou cent pages…

AB — Oui voilà chaque passage que je pourrais lire me semble beau parce qu’il est connecté à d’autres passages, et il me faudrait tout expliquer pour que les gens puissent vraiment saisir le sel du truc, quoi. Je pense que d’ailleurs c’est un petit peu ça l’idéal du roman : aucune page détachable de l’ensemble, quoi. Evidemment il y a toujours des morceaux de bravoure dans un roman, qu’on peut extirper pour une lecture publique, mais enfin bon… Ça me rappelle une sortie de Claude Simon. Il s’en était pris à quelqu’un qui l’interrogeait en disant : « J’ai trouvé dans Le jardin des plantes une phrase qui résume parfaitement l’ensemble », et lui répond que non, aucune phrase ne peut prétendre « résumer parfaitement l’ensemble, autrement je n’aurais écrit que cette phrase ».

HS — Comme il n’y a pas une seule phrase dont on puisse se passer dans l’ensemble…

AB — Faut espérer, mais c’est moins certain… Ensuite tu me disais le mouvement est une sorte de méta-langage. Oui, mais ça n’est pas conscient, ça n’est pas voulu. Là, on descend dans la cuisine. L’écriture et la lecture déplacent des choses intérieurement, elles me permettent de respirer mieux en me mettant en mouvement, et il en va de même – un peu naturellement – pour les personnages ; eux-mêmes sont déboussolés, ébouriffés par le… Mais ce qui arrive au personnage, ou le mouvement des personnages n’est pas construit comme une métaphore, ça n’est pas voulu comme une métaphore. Je vois juste que c’est certainement connecté mais à aucun moment je ne me dis « Tiens je vais mettre mes personnages en voyages et ce sera la métaphore de l’écriture ».

A ce sujet là, François Bégaudeau – qui m’a beaucoup parlé de Je suis une aventure – m’a dit une chose intéressante : « Dans Je suis une aventure il y a peut-être trop de déplacements pour les devenirs que tu cherches à raconter » et il a cité Deleuze, une phrase magnifique : « Il faut rester calme pour ne pas effrayer les devenirs ». Je ne connaissais pas cette phrase, je l’ai trouvée fantastique, appliquée à une critique de Je suis une aventure. Oui je suis fasciné par les devenirs, oui c’est ce que j’essaie de traquer en permanence pour les personnages : j’essaie de créer les condition d’un devenir possible pour les personnages, et donc ça passe par le voyage, par le mouvement, par le fait de se frotter au réel, par l’épaisseur des corps autour, du paysage, et peut-être effectivement j’en fait de trop sur ce plan-là. Sans doute Deleuze a-t-il raison sur ce point, peut-être François a-t-il vu juste, ça pourrait être très beau aussi d’essayer de montrer ces devenirs dans un cadre moins agité… Bon c’est une idée… ça ne donnerait pas le même livre du tout, mais je pense qu’un jour peut-être ça m’intéressera d’essayer de faire quelque chose de plus posé qui soit en même temps, sous la surface, tout aussi mobile.

Et d’ailleurs peut-être est-ce un petit peu — sauf que je ne le formule que comme ça maintenant — ce que je veux montrer dans Ma solitude s’appelle Brando : poser un petit peu les choses, avoir une forme de livre plus calme, ou moins déconcertante, en espérant que ce que je décrivais de cet homme-là, soit toujours aussi ouvert ou dynamique ou dynamisant…

HS — Peut-être est-ce le défi de l’écrivain, ou de la fiction, de capturer cette énergie dont tu parles ? C’est rigolo que tu me cites Deleuze ; je viens de me rendre compte, je n’avais pas fait gaffe, que les deux titres des deux romans se répondent un peu : dans Anima motrix il y a motrix, dans Je suis une aventure il y aventure, “ce qui vient, est sur le point de venir” étymologiquement. Est-ce que ce sont deux livres sur deux personnage en déplacement ou bien est-ce que ce ne sont pas plutôt des romans qui se traiteraient de la fiction, deux livres sur l’écriture même, en somme ?

AB — Encore une fois, cet aspect là n’est pas vraiment conscient, ou s’il l’est ce n’est pas ce qui me retient au premier chef… Mais je dirais plus que ça : ça pourrait être conscient, parce que j’adore aller aussi sur le terrain critique, j’aime bien regarder mes livres de l’extérieur, mais je me l’interdis. Pourquoi ? Parce qu’il y a vraiment une chose que je déteste — mais ça, ça me regarde, je n’en fais pas une loi avec laquelle faire la leçon aux autres — c’est que je n’aime pas l’idée d’œuvres de création (par opposition maladroite aux essais) qui parlent de l’écriture. Pour moi, ça, c’est la fin du mouvement. Mais encore une fois, je n’en fais pas une loi, je parle de moi. C’est la fin du mouvement ! « Eh bien voilà, c’est un pur circuit fermé. Je parle de ce que je suis en train de faire… » Tous les auteurs qui disent leur impossibilité d’écrire… Mais écrire ce n’est pas simplement écrire, de manière à ce point intransitive, car on ne peut faire avec le langage ce que certains peintres ont réussi à faire avec la peinture, avec la couleur. Le langage qui est la base de l’écriture est autrement impur, c’est-à-dire plus nettement et irréductiblement signifiant que la couleur ou que l’univers des formes. Là encore je n’en fais pas une loi ; je dis simplement que cette impureté du langage, fondamentale, le fait que le même mot puisse servir à Rimbaud dans un poème et à ma fille quand elle me demande de lui sortir un nouveau rouleau de papier toilette, cette impureté-là me passionne, c’est à partir d’elle que je veux écrire. Toutes les approches de la littérature par son versant intransitif m’ont nourri à un moment ; j’ai été fasciné par Blanchot et puis en fait, dans le moment même de cette fascination, j’ai senti que ce n’était pas le territoire que je voulais explorer, parce que j’avais besoin que chaque livre ou chaque ligne écrite soit comme ouvrir une fenêtre, parce que le reste de la vie sociale me semblait trop angoissant ou étouffant, j’avais besoin qu’écrire ou lire ce soit une façon de tourner le dos, façon sauvage et violente, à cet étouffement-là, et l’occasion de multiplier les contacts physique avec le monde dans la page écrite.

Encore une fois : il y a une partie du livre qui peut être lue ainsi, effectivement, comme une métaphore de l’écriture – a fortiori dans Je suis une aventure car il y a trois figures d’écrivains qui sont là (là c’était conscient). On peut lire Je suis une aventure comme un livre de lecteur ; je parle de trois auteurs : qui sont-ils, pourquoi je les place ensemble, comment je les fais réagir les uns avec les autres, c’est une des intrigues du roman, ça.

HS — Et Rodgeure : c’est l’un de ces auteurs ? Un quatrième auteur, ou…

AB — Non, je n’ai pas poussé le truc jusque là. Je le considère comme quelqu’un d’infiniment créatif, mais d’une manière qui échappe à la sphère de l’art. Qu’est ce que ça veut dire être créatif ? Heu, je vais continuer sur… Tu me demandais tout à l’heure quels liens on peut faire ou voir entre mes différents bouquins… Voir comment je passe de l’un à l’autre, comment ils dialoguent les uns avec les autres, ce sont des choses qui me passionnent… Je suis une aventure est connecté à deux livres : Anima motrix et Ma solitude s’appelle Brando. Qu’est-ce qu’il prend à Anima motrix ? Dans Anima motrix il est déjà question d’un essaim d’étourneau et quand j’ai eu fini le livre, très peu de temps après, j’ai eu le sentiment que je n’avais pas exploité la folie de ce truc-là. Et vraiment dès ce moment-là je me suis dit « Tiens je veux reprendre ça, il faut que je revienne à ce moment-là pour repartir et rebondir plus loin ». A ça s’est connecté le Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, de Pirsig, parce que Pirsig étudie la notion de “Qualité”, ce ne serait ni une philosophie du sujet ni une philosophie de l’objet, ce serait une sorte de synthèse entre les approches occidentales et orientales. Or j’avais le sentiment qu’il n’abordait pas tant que ça les conséquences de ce truc-là sur l’identité. J’avais le sentiment d’aborder le point aveugle de son enquête. J’avais le sentiment qu’on pourrait essayer d’écrire une espèce de suite, un livre frère…

Je reviens maintenant à Ma solitude s’appelle Brando, j’essaie de faire le portrait d’une liberté rare, d’un type qui a expérimenté quelque chose d’assez étrange. La plupart du temps, les gens qui s’estiment libres, ou qui veulent manifester cette liberté, le font de manière trop tapageuse. Dans un dîner de famille, quelqu’un s’engueule avec tous les autres : « Vous n’êtes que des cons, votre vie pue, je me casse, je suis plus libre que ça », etc. Il balance ça sur la table et il s’en va. Eh ben moi je trouve ça douteux ; si tu es libre, tu n’as pas besoin de te mesurer à des gens qui ne le sont pas. Cet homme-là, celui dont je parle dans Ma solitude s’appelle Brando, qui est un grand-oncle, est toujours resté proche de sa famille, qui était bien moins libre que lui, et pourtant il a vécu sa vie pleinement, c’est-à-dire qu’il ne s’est pas interdit grand chose apparemment, sur le plan de ses désirs et des entorses à la morale de son temps, et de son milieu ; il a été heureux, c’était un homme épanoui, en paix avec lui-même apparemment. Ce qui est marrant, c’est que ce n’est qu’une fois le livre terminé que j’en suis venu à dire les choses de cette façon : ce mec-là a été libre sans s’inventer d’ennemi. Cette formule, apparue une fois le livre terminé, m’a permis de rebondir. Ce rebond, c’est Je suis une aventure. Là aussi dans l’expression “une liberté sans ennemi”, il y a un truc que je n’ai pas fini d’explorer. Donc d’un côté l’identité en mouvement – en l’emmenant vers des choses peut-être plus déconcertantes et folles que dans Anima motrix –, et de l’autre côté cette liberté sans ennemi : ce sont deux des trucs nourriciers de Je suis une aventure.

HS — Tu as dit beaucoup de choses qui suscitent en moi plein de questions, mais je vais essayer de tenir mon fil tout de même pour ne pas trop se disperser. Ce que tu viens de dire c’est ce qui permet aussi de beaucoup s’ancrer dans le réel, donc en prenant ces personnages, ces auteurs sur lesquels tu travailles, d’en choisir un qui est hyper réel, transfiguré par la sport, par les médias, etc… Est-ce que c’est cette liberté sans ennemi qui te permet de jouer et de faire jouer la réalité dans la fiction, par la fiction ?

AB — Oui, je vais aller dans ta direction. Cette liberté sans ennemi, elle a plein de versants différents, et un de ces versants est de penser que le réel, la réalité, sont composés de choses totalement hétérogènes les unes par rapport aux autres, et en même toutes complètement connectées. C’est ce qui fait que dans le livre, il y a des éléments du réel le plus écœurant, au sens du plus consistant…

HS — Le plus vulgaire…

AB — Le plus vulgaire, oui, mais même le plus épais. Féderère c’est typiquement ça : une figure à la fois déjà historique ou légendaire ET une figure d’actualité (on en entend parler à la radio, etc). Mais ce c’est pas glorieux, paradoxalement, car le prosaïque l’emporte toujours. Les auteurs dont je parle, Thoreau, Pirsig – beaucoup moins connu –, et à la fin John Muir, ont tous les trois des statuts vraiment différents les uns des autres, mais c’est l’histoire des arts et des idées, c’est le réel dans sa dimension la plus noble. Or Thoreau apparaît sous les traits d’un fantôme, c’est-à-dire quelque chose qui est tout sauf sérieux, réel, réaliste. Quand tu dis “liberté sans ennemi”, c’est exact que ça se retrouve à plein de niveaux, dans le sens où il ne faut ne jamais avoir sur les choses une vison manichéenne, étroite ; pourquoi faire intervenir des fantômes ou des aspirants fantômes ? Parce que le réel — là je vais dire des inepties, mais des inepties qui ne se retrouvent pas tant que ça dans l’esthétique — le réel est totalement hybride.
Un exemple : durant le trajet pour venir ici, tu as pensé à Gênes, tu étais perdu dans la géographie de Gênes, tu n’étais pas, mentalement, à Vanves où je t’attendais, mais dans le nord de l’Italie. Et moi je me demandais s’il t’était arrivé quelque chose, si l’un de nous pensait à un autre jour, etc. Il y a là une multitude de plans qui se superposent et s’entremêlent, qui deviennent totalement indémêlables. C’est typiquement ce que j’ai envie de désigner. Je vais donc montrer à la fois le bus qui te klaxonne – du réel agressif bien consistant, bien présent – et je vais essayer de tout faire pour qu’il puisse y avoir dans la même phrase le bus 126 qui fait la jonction Porte d’Orléans-Saint-Cloud, et la géographie de Gênes dans laquelle tu te baladais à nouveau…

Faire des livres qui soient tramés de manière très très fine, et que tout ça soit mis sur le même plan, parce que dans nos vies, même si on n’y fait pas gaffe, tout est sur le même plan. Moi ce que j’aurais envie de reprocher, parfois – à certains films, à certains livres –, c’est de rendre tout étanche, ou tout horizontal, plat. L’éditeur va te suggérer de mettre un point à tel ou tel endroit pour faire deux phrases à partir d’une seule, au motif que la phrase commence à Paris et se termine à Gênes »… Bon eh bien, non, moi je n’ai pas de point dans la tête, pas plus que toi qui dans Vanves se promène à Gênes. Car c’est justement ça que je veux montrer : l’incroyable vie de nos cerveaux.

HS — Et puis du monde, qui est à la fois et réel et fictionnel, mais en même temps.

AB — Oui ! Les morts qui nous hantent. Ces choses sont très concrètes, c’est ce qui provoque la mélancolie, qui fait qu’on va mal répondre à la buraliste. Mais c’est très beau ça, parce que la buraliste elle va dire « Quel connard ce mec » alors que non ! Si elle savait à quoi tu penses au moment où tu oublies de la remercier… Tout d’un coup, il y a du décalage, et il est très beau ce décalage.

HS — C’est là où joue le livre, l’œuvre d’art ; c’est une matière possible pour l’art et c’est ce qu’il devrait faire ; malheureusement souvent il est trop d’un coté ou trop de l’autre (et plutôt du côté du réel)…

AB — Le fantasme est celui-là : montrer le réel énorme, gros de tout ça, indémêlable. Parce que quand tu t’arrêtes, ensuite, t’as des palpitations ; tu t’es fait klaxonner par le bus et tu t’es vu mort. Résultat ton esprit galope à nouveau, il part dans une autre direction folle… Mais c’est… Alors tu t’assoies sur un banc pour te calmer. Et quand tu es calmé, tu te dis que tout ce que tu as vécu là en cinq minutes, c’était d’une densité ! Au début du XXème, joie, le monologue intérieur a été inventé ou perfectionné pour essayer de capter ce truc-là. Mais le monologue intérieur (être dans la tête de quelqu’un) ne me suffit pas ; ce qui m’émeut, ce que je trouve magnifique humainement, c’est de montrer les conséquences de ce flux intérieur sur l’extérieur, toutes les disruptions, les connexions, que ça crée avec le dehors…

À suivre…

Mathieu Larnaudie • Acharnement

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.

Mathieu Larnaudie, ‘Acharnement’

L’erreur serait de considérer que ce livre est une attaque frontale du métier de plume, ou encore une dénonciation facile du métier politique. Je crois que ce n’est précisément pas ce qu’à voulu faire Mathieu Larnaudie (mais peut-être suis-je dans l’erreur).

Müller, le personnage principal, écrit des discours pour un homme politique qui vient de perdre une élection ; mis au placard par nécessité, il se retire dans sa grande propriété de campagne, et s’adonne à la passion d’écrire des discours, ressasser le réel et s’envoyer un petit verre de chartreuse de temps en temps.

Le temps est rythmé par la chute de suicidaires qui depuis le pont romain qui traverse le parc viennent s’écraser dans la propriété. Müller regarde tout cela de la fenêtre, comme il regarde également le jardinier, qui s’est est mis en tête de transformer la friche sauvage qu’était le parc en un objet finement ciselé.

C’est un monde de solitude, d’abord. Müller est seul avec lui-même, il se retire, pour rédiger le discours ultime, le discours parfait. Il n’est secondé que par Marceau, le jardinier un peu dérangé depuis la mort accidentelle de sa femme, qui se consacre avec ferveur à la mise en œuvre du parc.

Müller est spectateur. Tout comme il observe la population comme une biologie extravagante ou étrangère qu’il s’agirait de saisir entre pinces ou observer évoluer dans une boîte de Pétri, il voit le monde au travers de la baie vitrée qui donne sur le parc et le viaduc.

Lorsque, m’écartant de ma table de travail, je m’avançais devant la baie vitrée, au gré de la saison, je voyais se déployer ou se rabougrir le feuillage des arbres, refleurir les rosiers, pâlir la haie de thuyas qui borde ce côté du terrain, plus loin dans la pente roussir les buissons d’aubépine ou reverdir les hautes herbes que Marceau viendrait faucher. (33)

Spectateur solitaire de l’avancement du monde, Müller est un analyste fin et sans doute habile rhétoriqueur — c’est son occupation principale, après tout. En substance, il est celui qui se trouve derrière ; derrière la baie ou derrière l’écran (vie politique ou séries policières), derrière les références historiques ou derrière un homme politique (Gonthier) qui, lui, est bel et bien au devant du monde ; de nervi à éminence grise, le pas est vite franchi.

Assis à côté, j’étais presque aussi tendu dans l’effort qu’il devait l’être ; mon regard ne pouvait réprimer une tendance à suivre le sien. (64)

La richesse de son argumentaire, sur tel ou tel sujet, sa manière de raconter, parsemée de subjonctifs imparfaits dans le plus pur style classique, les évènements horribles et absurdes qui s’abattent dans cette ville « paumée, choisie parce que paumée ». Protégé dans sa tour d’ivoire, la posture rappelle à bien des égards celle de l’écrivain, qui se fabrique une île où il va pouvoir composer sereinement.

Je créais ainsi les conditions propices à la tâche que je m’étais fixée. Surtout je pensais qur le simple fait d’être parvenu à prescrire et à organiser ma réclusion volontaire en ces lieux marquait le plus haut degré de liberté qui pût m’être accordé : il n’en pouvait résulter qu’une forme d’accomplissement de moi-même et de mes ambitions. Ici au moins, personne ne viendrait plus m’emmerder. J’aurais tout le loisir d’écrire les discours que je souhaitais sans avoir à me soucier de ceux ou celui qui me les aurai(en)t commandés. Circonscrire le périmètre de mes heures engageait ma justification. (32-33)

Étonnamment libre dans ce cadre d’où il ne peut s’échapper, Müller peut toutefois ainsi s’adonner à la pratique qui seule l’intéresse. La rhétorique. Il évoque ainsi le dernier discours prononcé par Gonthier, alors que la guerre électorale est d’ores et déjà perdue, les chiffres n’étant pas bon, et enthousiasme du public moins fervent (64 à 72). C’est l’occasion de sentir à la fois la tension entre les deux protagoniste, l’auteur et le comédien, mais aussi de revenir sur cet écart fluctuant qui fait toute l’alchimie de la littérature, le passage de l’une instance à l’autre, et l’efficience de ce passage (de cette passation). En des pages d’une grande solidité et d’une grande pertinence, nous entrevoyons peut-être ce que l’auteur (du livre, cette fois-ci) a voulu cerner par le dispositif narratif qu’il a mis en place.

L’implacable machine littérature ratisse large. Ou dit autrement, avec l’une des plus belle phrases du livre : Je restais livré au calme nu de mon acharnement.. Le parc est entretenu, et Müller parfait son œuvre.

Une impassible frénésie m’animait. Invariablement, continuellement, fiévreusement le plus souvent, machinalement parfois, dans mon bureau je consultais, prélevais, synthétisais, composais, rédigeais ; sur l’estrade de bois, les mains agrippées aux bords de mon pupitre, les mains voletant ans les airs, les mains tendues devant moi, les mains ouvertes et démonstratives, les poings fermés et volontaires, je prononçais le plus aboutis de mes discours. (73)

Mais les morts poursuivent leur perpétuelle chute vers le sol et la fin ; leur irruption dans sa propriété, comme la visite, bientôt récurrente des familiers du mort en manière d’hommage perturbent ce cadre bien établi. Le « bout de territoire reculé » élu « pour mette en œuvre ses efforts » « lui était devenu hostile » (85). Les morts ont cette faculté de nous sortir hors de nous.

Ces morts, comme à l’accoutumée, venaient plonger le réel sous une lumière crue et, comme à leur habitude, venaient réclamer la main d’autres morts, ses morts personnels, ses morts intimes et privés, ses morts à soi. Ce que les morts effleurent ou désignent est décontenancé, exorbité, un instant touche, lui-même devenu spectre, à la mort.

Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher de rôder — vagabond, lui semblait-il, dans sa propre maison —, de revenir dans le bureau […] Ne fût-ce que pour y ressentir de nouveau son malaise — vérifier que ce malaise perdurait —, quelque chose l’y ramenait. Peut-être est-ce ce qui l’étonnait le plus lui-même : que son abandon n’ait jamais pu être complet, que toujours une force tenace et absurde, germée au cœur même de son découragement et dont il ne savait si elle tenait d’un reliquat d’illusions ou d’une forme paradoxale d’instinct de préservation, l’eût maintenu dans l’attente du jour où son désir reviendrait. (88-89)

Ce qui vient troubler en somme l’établissement de cet ordre parfait (94), c’est l’absolue absurdité des évènements, des morts chutant sans raison préalablement connue, sans prévenir — non pas comme un chien se fait piquer par un serpent, par exemple, malgré l’absurdité du fait, une cause existe — mais c’est l’absence de motivation, tout à fait insaisissable par cet esprit rigoureux et rationnel. Mes morts ne parlent pas (119), voilà le cœur du problème.

Lorsqu’une jeune femme vient s’écraser un soir d’orage dans le parc, Marceau la déplace et la veille, dans une geste de recueillement confinant à l’érotisme. Si Müller imagine que « les yeux des morts […] désignent pour nous la possibilité d’un aurte monde » (toujours cet écran médian), Marceau lui a « pris sa te^te dans ses mains, une contrée hostile et lointaine dont il n’arrivait pas à revenir » (132-133).

Ce livre dont nous ne déflorerons pas plus le propos peut apparaître comme une charge politique, nous le répétons, mais il nous semble que, de manière beaucoup plus subtile, et à la manière disons d’un velours linguistique, lourd, élégant et précis, le texte avance aux frontières du langage même, cherchant précisément dans le hiatus entre celui qui écrit et ce qui écrit, explorant ces interstices avec une certaine aisance et, pourquoi ne pas le dire, une malignité qui sans doute passera à côté du lecteur trop imbu d’histoires ou trop pressé d’atteindre la fin.

Roman sur la suspension, ce moment où les choses figées déclarent leur inestimable vulgarité (les choses du réel), le texte épouse à la perfection les sentiments et les impressions de Müller. Il se veut aussi — c’est une hypothèse — formule du désir d’écrire. À la manière d’une grand artisan, Claude Simon par exemple, le texte sans état d’âme poursuit la tâche qu’il s’est donnée : évoluer dans ces zones hostiles où la fiction encontre le réel, ou la mort tend la main à la vie. Et ce que cela engage de la responsabilité du je.