Archives de catégorie : Feuilleton

Anna de Sandre • Après le chemin

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Un glacis de quatre nuits troue les orties que je frôle en dévalant le chemin des Vieux Lavoirs. Des églantiers ensevelis évoquent les formes de gros pénitents blancs, et les gratte-culs rouges à point noir qui s’en échappent me regardent avec mépris. Mille yeux sévères, mais ce n’est pas ce qui hâte mon pas. Je lève haut les jambes et mes traces sont des trous moyennement profonds, assez en tout cas pour que la neige entre par le haut de mes bottes et gèle mes mollets puis le dessous de mes talons. J’aurais pu y glisser des feuilles de journal roulées. J’aurais pu aussi m’habiller sous le manteau que j’ai jeté à la hâte sur mon pyjama. Mon cœur va péter et ce n’est pas à cause des bouffées glacées que j’avale en courant presque. Je ne prends pas le temps de souffler longuement et je masse la douleur qui démarre ses coups de lance du côté droit. Des geais et des mésanges trifouillent sous les buissons et un petit tas blanc surmonte leur bec, comme une mousse autour des lèvres d’un gourmand sauf qu’ils n’ont pas de quoi manger. Et ça m’est égal. Je me fiche de ces piafs et de ce mime de Barnum, des gens que je croise et qu’étonne mon accoutrement quand hier encore je leur souriais dans une tenue sobre et impeccable. Du désordre des voitures sur le parking de la supérette, des plantes malingres étalées devant le magasin du père Laforgue qui fermera ses portes dans quelques jours, et des papiers gras et des canettes jetés cette nuit par les jeunes cons désœuvrés du lycée Fournier contre le mur des maisons – qui abritent des vies qui peuvent crever sans qu’aujourd’hui cela m’inquiète ou me soulage -.

Je connais ce chemin et puis après le virage à gauche. Je ne salue pas les Humbert. Mon élan tête baissée les intrigue et ils jaseront avec le buraliste après la promenade du chien et l’accompagnement de leur fils à l’école. C’est la loi de Murphy et je la laisse me plier les épaules et frapper mon ventre au creux de ma trouille. Le village s’éveille en couche-tard après les fêtes qui ont martelé son pavé et sali les trottoirs devant ses porches, et pourtant ce matin ils semblent s’être tous donné rendez-vous sur mon chemin, celui qui me paraît à présent interminable alors que je ne l’ai jamais descendu à cette vitesse auparavant, alors que j’ai horreur de marcher vite et que la dernière fois que je me suis pressée, j’étais dans une ancienne décennie et accoutrée autrement.

Je tourne à droite et m’éloigne des trajets familiers pour arriver sur le territoire de Geneviève Lucas. Le portail est ouvert, bloqué par la neige, et c’est moi qui imprime les premières empreintes jusqu’à son perron. Je gravis cinq marches (je ne sais pas pourquoi je les compte), et je sonne un coup bref même si je n’ai pas peur de la réveiller. Pourquoi est-ce que je ne suis pas hors d’haleine ?

Un autre coup prolongé et je colle ma bouche ouverte sur le bois gelé, je frappe les mains à plat à hauteur de mon visage et je crois que c’est moi qui commence à hurler — mais qu’elle ferme sa gueule, c’est qui cette hystérique ? (Je n’ai pas reconnu mes propres hurlements).

C’est toi qui a répondu : « entre ! » et j’attrape une poignée grosse et ronde. Je la serre à blanchir mes jointures. Je n’ai pas le temps de la tourner, un haut-le-cœur me précipite en bas de l’escalier.
Je ne peux pas franchir le seuil de ton nouveau chez-toi.

 

© Anna de Sandre, 2013.

Anna de Sandre • Un parfum de vieux

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.


Un visage terminé par un menton pointu mais avec un rond plat lui donnant l’air presque carré, ça ferait bien son affaire. Une simple épaisseur de chair qui viendrait contrarier le tracé droit dans la mousse à raser. Une petite gueule vallonnée tout en bas et pourquoi pas compliquée d’une fossette virile comme chez ces enfoirés de mâles Douglas.

Le fragment de miroir ne reflète pas l’ensemble de sa figure mais le front, les yeux et la bouche, il peut les voir. D’ailleurs il les regarde et ça ne lui pose pas de problème. C’est quand il arrive au menton qu’il se mettrait presque à pleurer.

Salut, Hepburn ! lui a lancé la vieille Chang-O l’autre soir au réfectoire, et tout le groupe a ri. Il reste un petit cercle de poils sous le lobe gauche, et aussi dans son cou. A son âge il arrive encore à faire ces gestes intimes et contraignants. C’est une sorte de victoire désagréable qui le maintient dans le clan des autonomes, lui prend un temps infini – luxe qu’il s’offre malgré la douleur dans ses mains –, repousse l’échéance du troisième étage où il n’ira pas, et pour tout dire lui rappelle les années du bleu, du vert et du métal, sa tenue d’ouvrier, le Puy de Dôme et l’usine de ferronnerie où il a failli trépasser (la barbe coincée dans la machine, sauvé d’un geste prompt avec les ciseaux de son multi-lames suisse).

La vieille Chang-O, (que Saint Antoine retrouve son éventail en ivoire), jamais elle ne voudra faire entrer dans sa chambre à l’insu du personnel un homme anguleux et sans poils autour de la bouche. C’est comme ça, et elle lui a déjà dit de faire plutôt ses avances à cette guenon de Marguerite.

Jean apaise le feu du rasoir avec une pierre d’alun humide et claque son cou deux fois, paume ouverte, à gauche puis à droite, pour s’imprégner d’une eau orientale cendrée, aux notes camphrées.

Le cabinet de toilette et la chambre ne sentent plus le médicament et la Javel. Chang-O va le rejoindre, c’est sûr, et baiser ses lèvres avant de descendre le prendre dans sa bouche. Demain il rentrera à la maison avec elle. Demain, enfin disons… après-demain ou le jour encore d’après, Seigneur s’il te plaît, j’ai tout mon temps, je suis patient, le jour que Tu veux, nous serons déjà chez moi.

Dans le sillage du parfum il s’étend sur le lit, et quand il pose les mains sur ses yeux, l’éventail de Chang-O ne traîne plus dans une ornière à la sortie d’un ancien camp. Quand il les place le long de son corps, son fils est un bon petit et s’occupe bien de lui. Quand sa respiration devient régulière, il a survécu à l’incendie de l’usine.


© Anna de Sandre, 2013.

Anna de Sandre • L’ombre a tourné

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

J’ai du mal à décrire ce moment où William Cosne a décidé de ne plus venir nous voir. Je visualise à peine le gros insecte noir à cause du soleil d’automne rasant le mur derrière son visage tourné. Et puis, la trace laissée sur le crépi après le bruit sec et mou de son espadrille était légère, pourquoi ne pas dire que c’était tout autre chose : le ricochet d’un caillou de l’allée après une marche arrière un peu brusque, l’empreinte d’une vieille pluie, ou pourquoi pas le choc d’une balle de caoutchouc noire, lancée avec force et précision ?

J’ai servi à nouveau à la tablée des verres d’antésite et de Jurançon, et le beau-père riait toujours, jambes écartées et tapant sur ses cuisses, Madeleine voulait absolument aider au service et ne servait à rien, accablée par la chaleur et les descentes remarquées de son mari, mon frère faisait semblant de lire le mode d’emploi d’un nouveau jouet pour sa fille, et les chats toléraient le chien de Belle-maman en le tenant à distance raisonnable, l’un couché de tout son long près de la table du jardin, et l’autre sur le rebord de la fenêtre, prêt à lui sauter au garrot en cas de rapprochement indécent des reliefs de l’assiette de charcuterie.

J’ai remercié William pour son « courage » mais il savait que les insectes ne m’indisposaient pas. Je crois que c’est là que j’ai su – les pieds nus dans l’herbe brûlée par l’été et lourde des excuses que je ne lui ferai pas –, qu’il n’exposera plus au village ni ses toiles ni ses manques de force et d’appétit. Deux, trois, quatre jours passeront, remplis des gestes qui vous paraissent quotidiens quand je les exécute avec peine, et donc vides comme des sacs à pain et des corbeilles à linge exposés dans une boutique « pour la maison ».

Puis, ce sera un silence plus insistant de l’autre côté de sa porte qui me donnera l’alerte. Je m’étonnerai de ne pas avoir entendu le bruit du portail et je trouverai probablement les clefs de sa voiture sous le pot fendu de l’aloès (il sait que je passe bientôt mon permis de conduire).

Je regarde la ligne de son dos et de sa nuque tranchée par son tee-shirt rouge et je serre les poings. Je ne sais pas retenir, empêcher ou forcer, mais je sais que les proches cessent de l’être avec de la volonté et le retour des lundis.

L’ombre a tourné, et les invités miment le contenu d’une conversation vulgaire et stérile. L’horizon bouché par les toits sera demain à la même place… Moi aussi, probablement.


© Anna de Sandre, 2013.

Christophe Manon • Extrême et lumineux (extraits, 03)

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Christophe Manon a publié une dizaine de livres parmi lesquels Univerciel (NOUS, 2009), Qui vive (Dernier télégramme, 2010), Testament, d’après François Villon (éditions Léo Scheer, coll. LaureLi, 2011) et Cache-cache (Derrière la salle de bain, 2012). Il a collaboré à de nombreuses revues et se produit régulièrement dans le cadre de lectures publiques. On le retrouve ainsi sur Remue.net.

ment indéfinissable, mélange d’angoisse, de tristesse et de mélancolie le soir lorsque la vieille femme propose une tisane de tilleul avant d’aller se coucher, après la diffusion des Cinq dernières minutes ou des Dossiers de l’écran, le vieil homme roupillant déjà depuis des lustres avachi dans son fauteuil tout délabré face à la télévision, bercé par les dialogues insignifiants et le crépitement des bûches dans la cheminée, balançant avec régularité la tête de droite et de gauche comme une branche d’arbre agitée par la brise, ses larges mains jointes sur son ventre proéminent tels deux énormes battoirs, sa bouche émettant des sortes de lapements mouillés semblables à ceux d’un chien repu ou poussant par intermittence un ronflement plus sonore que les autres comme un gros ours irascible et grognon, ouvrant seulement les yeux au moment du générique pour refuser d’une moue dédaigneuse en poussant un profond soupir, dépliant ses jambes ankylosées par la longue station immobile, se grattant le sommet du crâne avec une application obstinée, puis levant lourdement son imposante carcasse, se déplaçant en traînant des pieds dans ses charentaises trouées pour éteindre l’appareil, aller pisser dans l’arrière-cour en contemplant d’un air béat et satisfait les étoiles et la lune qui scintillent timidement derrière le voile humide que dégage son haleine, rentrer les dernières poules qui errent éperdues et stupides dans l’atmosphère vaporisée de brume où la rosée du soir concentre le parfum aigre de la terre et des herbes coupées, faire le tour de la maison avec toujours la même démarche pesante en fermant portes et persiennes, accompagné par l’écho sinistre des cloches dans la campagne et par le vol erratique et disgracieux des chauves-souris – et le vaste ciel noir insondable s’ébrouant au-dessus comme un animal frileux ; ce rituel se répétant invariablement dans une sorte de monotone et pénible silence sous le regard médusé du garçon qui semble émerger mollement d’un long rêve pour plonger aussitôt dans de tristes et stériles spéculations sur notre déplorable condition, son esprit dérivant sans attaches entre des rives lointaines de la vieillesse, du dénuement et de la mort, pris d’une sorte d’effroi spirituel, se disant avec dégoût en observant l’interminable agonie du feu dont les braises palpitent dans l’obscurité : C’est cela, c’est bien cela et rien que cela la mort, toute cette pesanteur, cette répétition du même dans sa morne et pitoyable lenteur quasi immobile, non pas une souffrance ni les mille tourments de l’enfer tels que les ont imaginés nos ancêtres dans leur superstitieuse et naïve candeur, ce serait du moins encore un peu d’action, quelque chose qui ressemblerait encore à la vie, avec des gestes accomplis et du bruit, des plaintes et des corps qui gémissent, mais au contraire l’absence totale de mouvement, l’inertie, la passivité, une torpeur morose et suffocante, quelque chose d’indéfinissable et qu’aucune main ne saurait peindre, qu’aucune imagination ne saurait décrire, non pas l’éclat flamboyant des bûchers, mais la pénombre perpétuelle, un monde gris, étroit et uniforme, non pas l’aiguillon de la douleur mais la terne aphasie, non pas le goût du sang, de la sueur ou des larmes, mais celui de cette foutue tisane, un engourdissement profond et insidieux, et celui qui se débat ou s’insurge s’enfonce encore davantage comme dans un marécage, si bien qu’il se trouve encore plus empêtré, encore plus englué, condamné en quelque sorte à s’effacer puis à disparaître, à moins de renoncer au moindre mouvement, ses spéculations elles-mêmes buttant, achoppant, tournant dans le vide comme un moteur emballé et inutile, se répétant en boucle, impuissantes et vaines, tandis que l’implacable bruit du mécanisme, l’affreux tic-tac de la pendule au-dessus de la cheminée laisse filer inexorablement de minuscules parcelles de temps, un flot indécelable mais continu qui semble lui susurrer inlassablement d’une voix presqu’imperceptible la lente mélopée de la désagrégation et du désastre, ce chant à la fois ténu et insistant qui le submerge et lui brise le cœur, entretenant cette sensation nauséeuse d’écoulement, de fuite éperdue, d’hémorragie, comme une blessure, une plaie impossible à cicatriser, n

© Christophe Manon, 2013

Anna de Sandre • L’enceinte

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Marthe m’agace. Je pense que je le lui dirai un jour. Je ne fuis pas, je reviens toujours et elle n’est jamais tant amoureuse qu’au bord d’un supposé drame. La dernière fois qu’on a couché c’était silencieux et sans joie mais nous recommencerons tacitement parce que c’est dans l’ordre des choses.

En m’habillant pour sortir sa voix a tenté de me cravater d’un cri plaintif et elle m’a dit que j’étais un fouteur de camp sédentaire. Qu’elle l’acceptait parce que ça me faisait revenir dans ses draps. Elle a peut-être raison et je n’insisterai pas là-dessus tellement j’ai besoin qu’elle ait le dernier mot pour ne pas me sentir égoïste. Je ne sais pas si c’est la certitude de la rabrouer bientôt mais aujourd’hui je me sens prêt à sortir sans bulle, je le sais dans mon ventre et les frissons de ma peau. Des papillons et des fourmis m’habitent. Je suis une ville dans une ville.

Les immeubles ce matin m’inquiètent moins que d’ordinaire. Je ne sais pas pourquoi mais même en prêtant l’oreille j’ai le sentiment qu’ils absorbent les bruits comme les enceintes que j’ai bourrées de laine de mouton pour que le son ne rebondisse pas dans l’auditorium. Je marche dans ma ville comme au milieu des lampes et des condensateurs de liaison de l’ampli que j’ouvre depuis quelques jours pour l’améliorer. Je soude des fils, je branche en parallèle, je fore des trous pour ajouter des interrupteurs et me passer du préampli qui fait perdre du rendement et de la qualité à cette merveille des années soixante-dix acquise pour trois francs six sous au vide-grenier de Fontaine Lestang dimanche dernier, et marcher parmi les gens apaise enfin ma frénésie. Elle est aussi belle qu’un tuner, plus désirable qu’un boîtier d’abord vide que j’ai garni peu à peu des magies achetées dans la revue des audiophiles et jusque là je ne m’en étais pas rendu compte.

Marthe m’affuble d’une bulle pour domestiquer mes angoisses du dehors quand je ne peux plus être dans le dedans des choses à bricoler, alors que j’ai besoin d’une caisse de résonance, mais c’est un quiproquo parmi tant d’autres entre nous.

Ma ville est l’ampli dont je veux améliorer la qualité de son. Cette analogie m’oxygène tellement que ses toits m’évoquent une canopée et la trouée bleue entre les barres du quartier commercial figure un lac quelque part dans le Montana où je nage de toutes mes forces pour lutter contre le froid et le courant, et surtout battre à la course le pluvier argenté aux aisselles noires qui file par dessus ma tête. La pureté du son qu’il émet en criant sa défaite alors que je rejoins la rive éclate ma bulle et je crois dévisager les passants pour la première fois. Je vais en reproduire l’exacte qualité et il m’est égal que la foule que je traverse ne le sache pas.

© Anna de Sandre

Christophe Manon • Extrême et lumineux (extraits, 02)

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Christophe Manon a publié une dizaine de livres parmi lesquels Univerciel (NOUS, 2009), Qui vive (Dernier télégramme, 2010), Testament, d’après François Villon (éditions Léo Scheer, coll. LaureLi, 2011) et Cache-cache (Derrière la salle de bain, 2012). Il a collaboré à de nombreuses revues et se produit régulièrement dans le cadre de lectures publiques. On le retrouve ainsi sur Remue.net.

                                         mir, terrorisé par des assemblées entières d’êtres repoussants, silhouettes cauchemardesques, chimères horrifiques affalées dans les recoins ou dissimulées derrières les rideaux dont les replis à leur tour deviennent menaçants, ombres fugitives s’insinuant parmi les meubles et les objets, s’immisçant dans les plus petits interstices, s’infiltrant jusque sous les couvertures, se métamorphosant en créatures monstrueuses et difformes, foules mélancoliques de revenants aux contours indistincts, farandoles obscènes d’immenses méduses luminescentes flottant au-dessus de sa tête, colonies d’énormes araignées aux longues pattes velues attroupées dans les plus sombres encoignures de la trop vaste maison dont la sinistre chambre d’enfant se trouve à l’étage, isolée de la présence rassurante des adultes, seul si seul si irrémédiablement seul dans la nuit noire, à la merci des assauts d’une multitude de mutants, batraciens, mollusques, sauriens, invertébrés et animalcules de toutes sortes qui s’enchevêtrent, se chevauchent, s’entassent en rampant sur le plancher, glissent le long des murs en laissant derrière eux de repoussantes traînées de sécrétions visqueuses, puis se répandent derrière les cloisons, se faufilent sournoisement dans les moindres failles en produisant d’assourdissants froissements d’élytres, des bruissements de tentacules, des chuintement de mandibules, un tumulte incessant de murmures, de plaintes macabres et de gémissements qui envahissent son esprit et l’emplissent d’une irrésistible terreur ; harcelé par un grouillement insensé et affolant d’insectes inquiétants, de bêtes sauvages aux pupilles luisantes de cruauté, de spectres et de squelettes dont les os scintillent dans les ténèbres, petite chose pelotonnée sur sa couche tressaillant au moindre bruit suspect : le craquement lugubre des lattes du parquet dans les escaliers, le sifflement du vent s’engouffrant dans les conduits des cheminées ou sous les jointures des fenêtres, un volet qui claque, le grincement d’une porte qu’un courant d’air déplace par intermittence, le vol erratique et paniqué d’un papillon se heurtant contre les vitres ou sur la surface du plafond, les modulations stridentes d’un oiseau de nuit, les pas furtifs d’un animal furetant sur le gravier de l’allée du jardin, le miaulement d’un chat sur le toit, le jappement d’un chien dans le lointain ; tout son corps chétif alarmé et montant la garde, frémissant, tétanisé par la frousse, recroquevillé dans les draps trempés d’une sueur glacée, la respiration haletante, les mâchoires serrées sur un appel muet, les pupilles désespérément écarquillées sur l’obscurité pour tenter d’en percer les insondables secrets, d’en repousser l’étreinte oppressante, incapable même de tendre sa petite main craintive et tremblante pour atteindre l’interrupteur de la lampe de chevet, le bras comme irrémédiablement pétrifié, comme retenu par une force occulte et intransigeante, se disant : Ils viennent, les voilà. C’est après moi qu’ils en ont. Ils vont m’emporter loin d’ici, loin de ma chambre et de mes jouets et de mes livres que j’aime tant. Ils vont m’emporter et me dévorer et plus personne ne pensera à moi, plus personne ne saura qui j’étais. Je vais mourir et mes os seront dispersés et je serai oublié. Il faut que j’appelle, que je crie, que le cri sorte de ma bouche et retentisse. Il faut que je me redresse et que je résiste à la nuit qui vient, au froid qui m’envahit, à la mort qui m’étreint. Il faut que je sois plus fort que la peur car c’est ce que l’on m’a appris : la peur n’est qu’une sottise et les enfants doivent la surmonter pour grandir et devenir des hommes. Il faut que je sorte la peur en même temps que le cri et que je les expulse tous deux hors de moi, que je les crache et qu’ils disparaissent et que cela finisse, oh que cela finisse, et que je me retrouve en plein jour sous le soleil et sa lumière trop vaste, si vaste et si implacable qu’elle en est presque douloureuse et pourtant rassurante car elle réchauffe, et je serai sauvé par la lumière ou je me consumerai par elle ; ou bien passant de longues heures à observer avec une fascination morbide mêlée d’angoisse et d’épouvante le dessin des veines du bois sur la porte de l’armoire en face de son lit dont des réseaux parallèles ou à peine divergents de droites et de courbes sinueuses contournent des nodosités plus sombres, aux formes arrondies ou ovales, composant un ensemble de signes mouvants dans lesquels il devine le corps d’une femme particulièrement belle et très fine, la taille élancée, la poitrine haute et ferme, le port altier, les jambes interminables, avec de grandes ailes de papillon se déployant dans le dos, la tête n’étant qu’une immense flamme sertie d’une paire d’yeux effilés, cette vision fantasmatique et obsédante inspirée des images des tourments de l’enfer dont il connaît les détails par des reproductions de tableaux, et dont les différents cercles suscitent stupeur et effroi, mesurant alors sans en saisir toutes les implications l’ampleur de sa solitude, toute l’immensité des détresses enfantines, faisant l’expérience d’un désespoir inexplicable et qui paraît inépuisable, pris dans un redoutable réseau de terreurs ancestrales, de peurs inavouables et qui prennent aux entrailles, la vie la mort l’avenir incertain la fuite inexplicable du temps le chagrin le néant, l’amour aussi qui cause de si grandes inquiétudes quand on est un enfant car on redoute ce qu’on ne connaît pas et l’on craint ce que l’on désire, la gorge nouée avec un goût de cendre et de poussière dans la bouche – à moins que ce ne soit un goût de sang, cette chose qui circule en nous et qui cependant nous échappe et s’écoule sans qu’on puisse jamais en arrêter le flot –, tout cela qui tient éveillé des nuits entières, à ruminer de mornes et insaisissables pensées ou qui fait se dresser sur son matelas en sursaut et en nage, parcouru par d’incontrôlables frissons, ce senti

© Christophe Manon, 2013

Anna de Sandre • Une halte

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

« Lave-toi, tu pues », m’ordonna-t-il, et sa voix était basse et un peu fatiguée, mais je n’ai pas décelé de colère, de contrariété ou un quelconque nuage qui aurait assombri davantage le ciel mauvais que cet impératif tendait au-dessus de l’odeur de mes mains salies.

J’en profitai pour maugréer un peu jusqu’à ce qu’une gifle me retourne, partie depuis son bras qui juste avant encore était au repos, et je me servis de cet élan pour sortir de la grotte et marcher jusqu’au ruisseau.

L’herbe poussait drôlement vite par ici ; je pouvais presque la voir monter, mais le soleil et sa putain de sécheresse les cramaient encore plus vite, ce qui vous faisait marcher sur une montagne pelée entre de longs poils épars, et  ça me donnait la vague impression d’être juchée sur le dos d’un immense chien jaune bouffé par une pelade.

Je lavai, frottai et rinçai le sang partout où il avait giclé, et je savais que s’il avait levé la main sur moi pour la première fois de sa vie, c’était parce qu’il n’avait pas supporté que je tue à sa place. La dépouille nous avait nourris cinq jours durant et donné assez de force pour marcher loin de la maison où Rosa dessinait encore ses modèles, et il disait qu’une gamine comme moi ne méritait pas une telle déchirure mais qu’il n’avait pas le choix, bordel, que la quitter ne devait pas impliquer forcément de me perdre.

La brûlure de la gifle, je m’en foutais, mais le bourdonnement persistant à mon oreille me préoccupait sérieusement. Il était hors de question que j’aie une perte d’audition.

Je voulais pouvoir jouer bientôt, pincer les cordes et gueuler les textes qu’il avait écrit avant ma naissance, et qu’un public captif hurle avec moi ses paroles et le venge de tout ce qu’elle et moi lui avions fait manquer.

En rentrant dans la grotte, où le feu sifflait et crachotait doucement, je vis les lumières et les ombres du sommeil s’engueuler sur son visage.

Je m’allongeai contre lui, empoignai une mèche de ses cheveux et m’endormis comme une brute.

© Anna de Sandre

Christophe Manon • Extrême et lumineux (extraits, 01)

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Christophe Manon a publié une dizaine de livres parmi lesquels Univerciel (NOUS, 2009), Qui vive (Dernier télégramme, 2010), Testament, d’après François Villon (éditions Léo Scheer, coll. LaureLi, 2011) et Cache-cache (Derrière la salle de bain, 2012). Il a collaboré à de nombreuses revues et se produit régulièrement dans le cadre de lectures publiques. On le retrouve ainsi sur Remue.net.

lle attablée dans le salon pour l’un de ces interminables repas (ou banquets ou orgies ou ripailles seraient plus appropriés, considérant la durée du rituel et la quantité considérable de nourriture proposée) donné traditionnellement à l’occasion de la fête du village, réunissant plusieurs générations, depuis les plus jeunes gamins jusqu’à la frêle bisaïeule traînant péniblement son antique carcasse dans la cuisine où elle demeure seule par superstition, parmi les casseroles, les poêles et les marmites, surveillant les cuissons, goûtant les sauces, refusant catégoriquement d’être la treizième convive malgré l’insistance narquoise des membres les plus facétieux, les plus frondeurs et mécréants du clan ; tous réunis en une même tablée, les femmes seules se levant régulièrement pour assurer le service, ôtant les assiettes, changeant les couverts, allant et venant avec de larges plats parmi les puissantes effluves de nourriture, tandis que les hommes s’emploient exclusivement à distribuer les bouteilles de vin vieux préalablement ouvertes et disposées en abondance sur le manteau de la cheminée pour être chambrées et servies à température ambiante, échangeant bruyamment calembours, propos salaces, anecdotes de chasse, vantardises, commentaires sportifs, considérations politiques à l’emporte-pièce, avec une bonne humeur exagérée et artificielle, une sorte d’animation forcée et presque féroce, la table débordant de victuailles (mélange de mets traditionnels français et de recettes italiennes : soupe, lasagnes, gibiers (chevreuil, sanglier, lièvre), civets, rôtis, pommes de terre sautées au four, flancs, quiches, tartes de toutes sortes, salées ou sucrées) qui passent de mains en mains, chacun piochant à son gré et mastiquant avec voracité, les uns se frottant la panse en riant à plein gosier, tandis que d’autres rotent sans vergogne ou quittent leur place quelques minutes pour aller pisser ou fumer une clope dans le jardin, les joues de plus en plus empourprées par la chaleur et l’alcool, les paupières alourdies, les yeux rendus instables et brumeux, noyés dans un bien-être torpide et repu, les chiens se disputant les restes négligemment jetés sous la table par des mains malpropres et graisseuses, babines souillées et dégoulinantes de bave, chacun bavardant, s’interpellant bruyamment dans une confusion croissante, un brouhaha, une gaîté tumultueuse semblable aux scènes festives des primitifs flamands, une certaine convivialité passagère et joviale éclipsant progressivement les rivalités recuites et les brouilles mal digérées ; la vieille femme pénétrant tout à coup dans la salle d’un air hagard et éperdu, se tenant la tête entre les deux mains, la bouche s’entrouvrant et se refermant sans émettre le moindre son, comme si sa détresse l’entourait d’une infranchissable cloison transparente, le garçon finissant tout de même par saisir quelque chose comme : Mon Dieu ! Mon Dieu ! C’est pas possible ! Venez vite ! La grand-mère est tombée dans le feu ! Je crois bien qu’elle est morte ! par-dessus les rires et les apostrophes qui continuent encore de flotter une seconde dans la pièce de façon irrésolue, puis s’évanouissent, s’achèvent en un silence oppressant, aussi matériel et sensible qu’une pierre jetée au beau milieu d’un lac par une nuit paisible, et son écho qui se répercute à l’infini, à la fois imperceptible et solide, chacun échangeant avec ses voisins des regards qui passent sans transition de l’incrédulité à la stupéfaction puis à l’horreur ; puis se levant tous précipitamment en se bousculant, s’agitant dans tous les sens comme des fourmis affolées par la menace d’un invisible danger, repoussant les chaises dans un grand tumulte de verres et de fourchettes qui tombent, se dirigeant pour ainsi dire instinctivement vers le même point par des voies opposées, la scène se déroulant au ralenti, comme en suspension dans le temps, autrement dit : ce qui bouge d’un seul coup presque immobile, à l’arrêt, se figeant pour un instant, le monde soudain se contractant, puis se dilatant au point d’exploser en mille morceaux, se fragmentant en une myriade d’éclats scintillants et coupants, qu’on ne peut saisir sans prendre le risque de se blesser, l’ordre naturel des choses brutalement et définitivement bouleversé, les digues de l’innocence enfantine irrémédiablement rompues, laissant échapper un flot irrépressible et incontrôlable de chagrins, de nostalgies, d’incertitudes et de terreurs, un coup de vent furieux qui balaie l’être de son aile implacable et le secoue, l’ébranle, l’essore, le chavire, arrachant les masques et chamboulant l’ordre des apparences, les monstres qui surgissent, les ombres qui s’étendent, les fantômes qui rodent, le cœur qui se serre, l’estomac qui se soulève sans raison apparente – il doit bien exister un remède à tout ça, c’est cela : chercher le remède, apaiser l’angoisse, calmer l’inquiétude, résoudre l’énigme, éluder le mystère, quoi d’autre sinon ? –, tandis que le garçon, abandonné avec les autres enfants au centre du désastre, se tenant debout, désemparé et inerte, parmi les sièges abandonnés et les verres renversés, à quelques centimètres à peine de la nappe maculée de tâches et des serviettes en désordre, essayant de profiter du relâchement de la surveillance des adultes pour se faufiler et suivre discrètement le mouvement, pénétrer dans le sanctuaire de la connaissance, violer le secret, intercepté toutefois par l’un de ses oncles demeuré en couverture dans la chambre intermédiaire entre le salon et la cuisine, n’apercevant du drame qu’une porte close et des visages tendus, et rien d’autre : pas le moindre signe, aucune marque, aucun présage, aucun indice, aucune modification notable de l’atmosphère, nulle altération significative de l’environnement, la terre qui tourne toujours, le monde toujours semblable et cependant se dérobant derrière la porte close et les visages tendus, prenant alors brusquement conscience de la mortalité des êtres et de la sienne en particulier, conscience qui ne cessera par la suite de le hanter, de le tourmenter jusqu’à provoquer des nausées, parfois, le soir, avant de s’endor

Jian • Contrespaces (de la rémanence) (7, et dernier) • fr. 31-34

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

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Nous n’avons surtout pas besoin de plus d’ « esprit » ou d’un « nouvel esprit ». Mais la révolution est en-corps spirituelle : si nous re-trouvons le sens de « souffle » : inspiration et expiration. Re-plonger dans la mouvance des spires ou la motilité brute. C’est une question de respiration, en son sens le plus terre-à-terre. Notre esprit charnel prend sa source dans la re-spiration, dans le mouvement de libération des possibles, et identifié à l’imagination en tant que souffle de l’esprit. L’inspiration de l’esprit doit tout à ce à quoi il aspire.

Ce souffle peut déboucher sur des opérations de langage : décliner chaque nom selon les flexions, inflexions et réflexions qui monstrent les innombrables fluctuations de la chose (or, tomate, taupe, homme,…) et son écueil mortifère lorsqu’elle se mure en Objet, dont la trajectivité éco-techno-symbolique est déniée.


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Nous sortons du schème sacrificiel qui préside les mobilisation infinies, qu’elles se veulent « révolutionnaires » ou « conservatrices » (et leurs conjonctions plus ou moins oxymoriques). Manière reposant sur la projection de tout ce qui devient sur un seul et même axe vertical : sèche antithèse disjoignant un ciel valorisé et une terre abjectée.


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A l’ère du biopouvoir et de la privatisation des existences, il ne s’agit plus tant de ré-sister, que de con-sister. Respirer au politique présent. Conspirer de puissance.


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La raréfaction de tensions ré-volutionnaires, de re-tour vers l’avant du cycle initiatique est un désastre, non pas moral ou politique, mais hétérologique. Le cycle n’est pas le contraire de l’invention (invenire : venir vers, venir à, venir dans : advenir au monde en l’inventant). Le temps du venir n’est pas l’opposé du temps cyclique, sauf là où les êtres sont expulsés de leur situation vivante, chassés de leur terre, privés de leur ciel et rendus étrangers à leur humus, à l’humble et fulgurante puissance du vivre. Nous pouvons le chantier.


*

Etirer sa fin par-delà l’histoire, se retirer dans cet espace désormais ouvert de la fin qui commence, puisque le post- semble à nouveau un pré-, l’après une sorte d’avent

(aventus : « l’arrivée, la venue », en tant qu’elle est « désirée, espérée, attendue »)

Ou alors, rien ne résiste à la destruction.

Et de cela, c’est le silence qui parle.

A nous de le porter, de le montrer, de le chanter : matérialiser les rémanences dans les contrespaces
Imminence. Incantation qui fait lever un monde. Et chaque aujourd’oui du jadis lance l’offrande et l’occasion d’espacer le temps : de décider en quoi ce n’est plus le temps, mais notre temps.

Nous regardons vers le large, vers le Pontos (d’où vient aussi le mot « pont ») enfant de Gaïa, « avant » Chronos. Les problèmes (re)commencent à se poser, existentiellement, ici sur la Terre, cette merveille.

Ralentis camarade, le vieux monde est en toi.


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« Tu devras construire le passage, c’est dans la ruine du reflet que tu le découvriras, dans la ruine des eaux déjà impropres à porter l’idée des navires.(…) C’est dans la ruine du reflet que tu dissimuleras la dernière balise. C’est dans la dernière balise que tu feras mine de flotter, car il faudra continuer à feindre. » A.Volodine


Anna de Sandre • L’essayage

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

C’était à la fois étrange et reposant de glisser dans ses vêtements, de les essayer un à un en remontant le décolleté d’un col en V sur mes seins trop gros ou en tournant une jupe un peu flottante à ma taille. Ses chaussures étaient entassées sans distinction dans un sac poubelle. Je chaussais deux pointures au-dessus mais ne souhaitais pas les donner à quiconque.

Un peu de givre sur la fenêtre durcissait avec la fin de la journée et ma respiration sortait en volutes dans la chambre comme d’une opportune cigarette. Les radiateurs éteints depuis ces jours derniers ne m’indisposaient pas. La succession des essayages laissait même une fine sueur sur le haut de mon corps qui alourdissait l’odeur de mon parfum. J’enchaînais les gestes devant les glaces de l’armoire avec rapidité, non pas à la sauvette mais sous l’impulsion d’une frénésie. Je n’attendais rien de mon reflet qui renvoyait mon image affublée de ses fringues. Juste mon sourire dont je ne savais plus s’il était victorieux ou gêné, un peu des deux je crois, en remarquant les moitiés de son lit que je partageais en me tenant debout trois pas devant. J’avais baisé sur sa couette en satin avec un voisin qui n’en demandait pas tant après m’avoir aidée à porter quelques-uns de ses meubles à la déchetterie. Je n’avais pas osé aller jusqu’à ouvrir sa couche pour me tordre et hurler dans ses draps inchangés depuis qu’on l’avait enlevée.

C’était la semaine précédente seulement et j’avais l’impression de rouvrir sa chambre après avoir vécu une longue vie loin de son appartement, ailleurs que dans cette ville où j’avais enchaîné des jobs lamentables pour l’entretenir et lui payer ses putains de médicaments.

Son téléphone bleu, assorti au monochrome de la chambre, prenait la poussière. Elle fut la seule à s’en servir, rarement. En entrant ici, on faisait rapidement le tour de ses possessions, de ses propriétés. Un territoire petit et mal entretenu qu’elle quittait à regret, pressée par tout ce qui pour elle était une obligation. La décence lui interdisait tout juste le pot de chambre et la toilette de chat, et je la croisais quelquefois dans ses peignoirs et ses robes de chambre. Rarement vêtue pour sortir. J’étais sa meilleure domestique et j’expédiais ses affaires courantes sans jamais faillir : j’avais trop peur d’en mourir.

Les cloches de Ste Bénigne sonnèrent l’heure. J’adressai un adieu muet au téléphone, au lit et aux miroirs qui me montraient dans son manteau-redingote favori d’un agréable vert bouteille, je humai un reste de son parfum à l’ylang-ylang accroché sur son pull à col-boule en cachemire gris perle et je sortis de mon sac à main un échantillon de bois de cade pur jus que j’ouvris et répandis par frottements sur le chambranle de sa porte. Il chasse les sorcières à tous coups et je ne souhaitais pas qu’elle me jouât un nouveau tour, même à présent que je l’avais vaincue.

L’oncle Jacques, impatient de se recueillir une énième fois au pied de son lit, apparut dans l’embrasure.

L’effroi lisible sur son visage fut une nouvelle victoire.