Christophe Manon • Extrême et lumineux (extraits, 01)

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Christophe Manon a publié une dizaine de livres parmi lesquels Univerciel (NOUS, 2009), Qui vive (Dernier télégramme, 2010), Testament, d’après François Villon (éditions Léo Scheer, coll. LaureLi, 2011) et Cache-cache (Derrière la salle de bain, 2012). Il a collaboré à de nombreuses revues et se produit régulièrement dans le cadre de lectures publiques. On le retrouve ainsi sur Remue.net.

lle attablée dans le salon pour l’un de ces interminables repas (ou banquets ou orgies ou ripailles seraient plus appropriés, considérant la durée du rituel et la quantité considérable de nourriture proposée) donné traditionnellement à l’occasion de la fête du village, réunissant plusieurs générations, depuis les plus jeunes gamins jusqu’à la frêle bisaïeule traînant péniblement son antique carcasse dans la cuisine où elle demeure seule par superstition, parmi les casseroles, les poêles et les marmites, surveillant les cuissons, goûtant les sauces, refusant catégoriquement d’être la treizième convive malgré l’insistance narquoise des membres les plus facétieux, les plus frondeurs et mécréants du clan ; tous réunis en une même tablée, les femmes seules se levant régulièrement pour assurer le service, ôtant les assiettes, changeant les couverts, allant et venant avec de larges plats parmi les puissantes effluves de nourriture, tandis que les hommes s’emploient exclusivement à distribuer les bouteilles de vin vieux préalablement ouvertes et disposées en abondance sur le manteau de la cheminée pour être chambrées et servies à température ambiante, échangeant bruyamment calembours, propos salaces, anecdotes de chasse, vantardises, commentaires sportifs, considérations politiques à l’emporte-pièce, avec une bonne humeur exagérée et artificielle, une sorte d’animation forcée et presque féroce, la table débordant de victuailles (mélange de mets traditionnels français et de recettes italiennes : soupe, lasagnes, gibiers (chevreuil, sanglier, lièvre), civets, rôtis, pommes de terre sautées au four, flancs, quiches, tartes de toutes sortes, salées ou sucrées) qui passent de mains en mains, chacun piochant à son gré et mastiquant avec voracité, les uns se frottant la panse en riant à plein gosier, tandis que d’autres rotent sans vergogne ou quittent leur place quelques minutes pour aller pisser ou fumer une clope dans le jardin, les joues de plus en plus empourprées par la chaleur et l’alcool, les paupières alourdies, les yeux rendus instables et brumeux, noyés dans un bien-être torpide et repu, les chiens se disputant les restes négligemment jetés sous la table par des mains malpropres et graisseuses, babines souillées et dégoulinantes de bave, chacun bavardant, s’interpellant bruyamment dans une confusion croissante, un brouhaha, une gaîté tumultueuse semblable aux scènes festives des primitifs flamands, une certaine convivialité passagère et joviale éclipsant progressivement les rivalités recuites et les brouilles mal digérées ; la vieille femme pénétrant tout à coup dans la salle d’un air hagard et éperdu, se tenant la tête entre les deux mains, la bouche s’entrouvrant et se refermant sans émettre le moindre son, comme si sa détresse l’entourait d’une infranchissable cloison transparente, le garçon finissant tout de même par saisir quelque chose comme : Mon Dieu ! Mon Dieu ! C’est pas possible ! Venez vite ! La grand-mère est tombée dans le feu ! Je crois bien qu’elle est morte ! par-dessus les rires et les apostrophes qui continuent encore de flotter une seconde dans la pièce de façon irrésolue, puis s’évanouissent, s’achèvent en un silence oppressant, aussi matériel et sensible qu’une pierre jetée au beau milieu d’un lac par une nuit paisible, et son écho qui se répercute à l’infini, à la fois imperceptible et solide, chacun échangeant avec ses voisins des regards qui passent sans transition de l’incrédulité à la stupéfaction puis à l’horreur ; puis se levant tous précipitamment en se bousculant, s’agitant dans tous les sens comme des fourmis affolées par la menace d’un invisible danger, repoussant les chaises dans un grand tumulte de verres et de fourchettes qui tombent, se dirigeant pour ainsi dire instinctivement vers le même point par des voies opposées, la scène se déroulant au ralenti, comme en suspension dans le temps, autrement dit : ce qui bouge d’un seul coup presque immobile, à l’arrêt, se figeant pour un instant, le monde soudain se contractant, puis se dilatant au point d’exploser en mille morceaux, se fragmentant en une myriade d’éclats scintillants et coupants, qu’on ne peut saisir sans prendre le risque de se blesser, l’ordre naturel des choses brutalement et définitivement bouleversé, les digues de l’innocence enfantine irrémédiablement rompues, laissant échapper un flot irrépressible et incontrôlable de chagrins, de nostalgies, d’incertitudes et de terreurs, un coup de vent furieux qui balaie l’être de son aile implacable et le secoue, l’ébranle, l’essore, le chavire, arrachant les masques et chamboulant l’ordre des apparences, les monstres qui surgissent, les ombres qui s’étendent, les fantômes qui rodent, le cœur qui se serre, l’estomac qui se soulève sans raison apparente – il doit bien exister un remède à tout ça, c’est cela : chercher le remède, apaiser l’angoisse, calmer l’inquiétude, résoudre l’énigme, éluder le mystère, quoi d’autre sinon ? –, tandis que le garçon, abandonné avec les autres enfants au centre du désastre, se tenant debout, désemparé et inerte, parmi les sièges abandonnés et les verres renversés, à quelques centimètres à peine de la nappe maculée de tâches et des serviettes en désordre, essayant de profiter du relâchement de la surveillance des adultes pour se faufiler et suivre discrètement le mouvement, pénétrer dans le sanctuaire de la connaissance, violer le secret, intercepté toutefois par l’un de ses oncles demeuré en couverture dans la chambre intermédiaire entre le salon et la cuisine, n’apercevant du drame qu’une porte close et des visages tendus, et rien d’autre : pas le moindre signe, aucune marque, aucun présage, aucun indice, aucune modification notable de l’atmosphère, nulle altération significative de l’environnement, la terre qui tourne toujours, le monde toujours semblable et cependant se dérobant derrière la porte close et les visages tendus, prenant alors brusquement conscience de la mortalité des êtres et de la sienne en particulier, conscience qui ne cessera par la suite de le hanter, de le tourmenter jusqu’à provoquer des nausées, parfois, le soir, avant de s’endor

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