Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.
10. L’amour bouclier
Okeanos est le nom d’un fleuve sans source ni fin qui coule autour du monde terrestre. Ce fleuve sans fin se jette dans sa source…
Propulsées et portées par leurs aigrettes, les graines s’échappent, vacillent plus ou moins, sont transportées par la brise et s’abîment dans le sable plus loin. La bouche de l’enfant s’est enflée, arrondie, ses joues se sont gonflées, ont fait une bosse lorsqu’il a soufflé. Buccula, “ petite bouche ”, comme dit son père en le voyant.
Les grands boucliers de protection permettent aux guerriers romains d’avancer en position de tortue. Un anneau central est fixé dans un creux façonné dans leur face interne. A l’extérieur, cela fait une bosse, la buccula comme l’a appelée l’inventeur, le père de l’enfant aux graines volantes.
Une île de lumière sur ton visage. Captons l’instant : ma main fébrile cherche le Nikon, la bonne optique. Vite, le soleil est fugace. Quand te reverrai-je ?
Les mots “bout” et “but” diffèrent peu ; en fait, un but est un bout sans son “o”, sans son petit cercle, petite figure sans bout.
« Son but était d’atteindre le haut de la butte ». Mais une butte n’a pas de “o”, de petit cercle, sauf les anciens sites celtes, couronnés de leurs cercles de pierres levées. Calendriers cosmiques.
Le bout de la vie, est-ce le but, a demandé Michel. Le but ou le début d’une autre. Ce début, est-ce le but ? Ou l’un des buts ?
Quel but as-tu dans la vie ? Dis-moi. Puis-je t’aider ? Quelle sera ta route ? Le mot route – je te l’apprends – vient du terme rupture, une route est une rupture dans l’espace, une ligne directrice illuminant un espace continu, morne, monotone, sans repères.
Quelle sera ta route ?
Les planètes suivent indéfiniment leurs trajectoires, prisonnières de leurs chemins cycliques, routes-boucles.
La petite bouche de l’enfant a une fonction guerrière.
Le fleuve qui épaissit ses flots à chaque affluence file vers son destin maritime, bleu marine.
Déjà une bruine invisible sous l’insolente persévérance du rayonnement solaire s’élève de la surface marine. L’océan transpire. Ainsi viendra la pluie, simple boucle, retour de l’eau.
Inondées de soleil, les feuilles des arbres frémissent ; la vibration atteint vite l’arbre entier et l’eau du sol, appelée par les feuilles, l’irrigue. L’arbre partage : une part pour lui, une autre nébulisée dans l’atmosphère. Déjà une bruine invisible sous l’insolente persévérance du rayonnement solaire s’élève de la surface verte. Ainsi viendra la pluie, simple boucle, retour de l’eau.
Boucle ta ceinture, nous repartons. Padoue n’est plus très loin. Sourire énigmatique. Le coupé bleu a repris l’autoroute : il trace son trajet dans la plaine de Pô. Les pneus lapent l’asphalte et malgré leur matière souple, le contact reste dur, gris sombre sur plus pâle. Rotation technique, rouages sur ruban de ciment, panneaux métalliques, traits blancs vite avalés, messages « in caso di nebbia »… Mais la passagère peut orienter son regard vers les lignes pures des processions de peupliers qui dansent sur l’arrière des rizières et des prés calmes, gorgés d’eau, la vigueur des pousses et des verts, les reflets furtifs, rapides et les bruns labourés dans la profondeur de l’alluvion, quelques fleurs de brume encore accrochées aux buissons. Des lignes étirées dont la chasteté est sous la garde des peupliers sentinelles…
Homme, n’arrêtes pas les cascades, ni les sources, ni les océans, ne tarit pas leurs cycles. N’es-tu pas une fraction, une modeste fraction d’un trajet sans retour ? Tu le crois. Eh ! bien non. Tout s’encycle, tout tourne sur lui-même, planètes, eaux, êtres, matières, tout s’enroule autour du temps et revient un jour.
Torrent, où tournes-tu tes eaux ? Et malgré ta véhémence, ta volonté d’avancer, ton flux rapide, tu es toujours le même, immobile apparence.
Cascade inverse, Anne. Pluie inverse, Anne. Sur le radeau des cimes, tu es trempée sous le soleil ardent. La grande usine végétale s’est mise en route pour le retour de l’eau. Et tes vêtements, ton corps mouillé témoignent du flux inverse. Chaque arbre coupé est une parcelle de sécheresse.
Sandrine, tu es la fin de ma finitude.
Du haut de la tour, regarde les tours et les détours des routes sans retours. Regarde ces entrelacs où se perdent les lignes. Où est ta ligne de vie ? Étoffe de routes, ruptures enroulées, tissu de déroutes, ruptures déroulées. Piège, aucun fil de tissu tressé ne bifurque, évidemment. Où est l’erreur ? C’est la tour : tu es sur Tour, dieu hermaphrodite qui veille sur les cycles, sur les boucles. Est-ce que Tour ment ? Non, c’est nous qui sommes dans l’erreur, nous brisons les cycles, et Tour enregistre et transmet. Tour, mesure immanente de la persistance des boucles.
A quelle fin as-tu employé ce terme ? Quel terme ? Terme ! Boucle.
Il est faux de dire que la tour mente. Cela me tourmente. Existe-t-il une étoffe, un paysage où les fils s’unissent, se fusionnent ?
Le tournant de la vie, c’est quand ? C’est mon tour ? ! C’est toi ! ? Toi qui oriente mon destin, toi que je regardais sans comprendre.
Dans le jardin de Padoue, l’espace est circulaire et s’ouvre quatre fois, au levant et au ponant, au septentrion et au midi. Est-ce à dire que le cercle est rompu ? Non. Les graines cueillies par les jardiniers seront semées au printemps et la vie lèvera.
Le consul est de passage dans son protectorat. Il inspecte les troupes, l’avancement des routes, les constructions. Les autorités lui montrent les cultures gagnées sur la nature, les réserves alimentaires, lui font goûter les meilleurs vins, entendre les poèmes et les chants les plus beaux. Mais l’homme aime les armes, avant d’être consul, il était général des armées de César. Il visite les forges, essaie les armes, les caresse en connaisseur. Il s’arrête devant le nouveau bouclier. Qu’est-ce, demande-t-il au père de l’enfant, qu’est-ce que cet anneau au centre ? Le père, intimidé par cet imprévu, cherche ses mots, le peu qu’il a. Il ne veut pas faire attendre le consul, montrer son illettrisme. C’est la buccula dit-il, conscient de l’inexactitude, mais ne trouvant que ce mot dans sa tête, bien mémorisé à cause de l’enfant.
Le consul essaie l’arme. Il la saisit, la relâche puis la reprend avec précipitation, appréciant la rapidité avec laquelle le bouclier se place en bonne position.
C’est bien cette buccula, dit-il, très bien. Et il ordonne la fabrication du modèle qui équipera désormais les armées romaines. Et depuis, la buccula, la boucle, c’est l’anneau. La forme, la bosse a été oubliée au profit de la fonction, l’anneau de maintien. C’est très romain, l’efficacité avant le verbe.
Tendresse. Elle revient, elle, aussi, cyclique, tournoyante, tendrement tournoyante. Visage de passage, lumière vacillante. Amour, te boucles-tu ? Quel bouclier te protège ? Quel partage est ta fin première ? Ne bouge pas, immobilise cet instant où l’amour passe, invisible et beau, échange irréel. Courant. Récit sans paroles, à bouches qui se touchent. Le contact des lèvres boucle le cycle, comme l’eau, la matière, la nature, comme la planète qui accomplit sa révolution, l’amour boucle. Prends, je te le donne, il ne m’appartient pas, je ne sais d’où il vient, je le sens impatient au fond de moi. Il est pour toi, il m’échappe. Il fuit vers son destin magique.
Amour est le nom d’un fleuve sans source ni fin.
mot de base : boucle
phase préparatoire et d’écriture : A. Bruckner, Symphonie n° 8 1er mouvement – P. Kaas, Les mannequins d’osier
Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).