Archives de catégorie : Essai

Jian • Contrespaces (de la rémanence) (3) • fr. 11-15

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins »

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11)

Re-volvere peut aussi signifier « rouler en arrière ». Ainsi de la vague qui se retire dans le ressac, chaos de goûte orienté, déferlement à rebours, dans cet étrange courant, intempestif, tiré vers le grand large. Car l’histoire n’est pas seulement le « déroulement » des faits, mais aussi l’enroulement sur lui-même de tout ce qui arrive : le roulement continu et bouleversant des vagues de temps et de leur ressac secret dans des passés qui reviennent sous nos pieds.
Ne plus nous laisser impressionner, dès lors, par certaines catégories désuètes faisant insulte automatique : réactionnaires, traditionnalistes, archaïques, anti-modernistes etc. On ne revient jamais en arrière, hors du temps linéaire.

Nous sommes les humbles, ceux qui revendiquent l’honneur d’appartenir à l’humus, la terre dont on naît et meurt, sur laquelle on se dresse et se couche, qui soutient dans l’action comme dans le repos, le lieu de la régénération. Car il s’agit bien d’une nouvelle naissance, d’un naître d’exception, dans l’habité géopratique.


12)

Nous avons à mettre les mots, les idées à leur place, mouvante. Ceux-ci ne sont pas la connaissance elle-même, ni son contraire, mais les passages de nos actions, des moments du processus plus large de sentir et d’agir. Ils font partie de nous. Nous les retrouvons inscrits dans nos corps, ils habitent nos gestes et demandent une culture active, sous peine d’être dévorés par eux. Des outils vitaux : c’est bien à tort que nous considérons les outils comme des choses inertes.

Nous entrons dans les tournants et retournements de l’enfantement et de l’avalement dans une temportalité révolutionnaire et fractale.


13)

Sans doute se rend-on compte rarement de l’immense potentiel de subversion dans nos « sociétés »- un grouillement de l‘ombre, teinté d’insolences secrètes et de réalismes sensés, de résistances viscérales, de coalitions improbables, de machinations secrètes.

Mais plutôt que de dire « tout est relation », la révolution qui vient insistera sur le raccord, sur notre aptitude active à créer des accords inédits, des raccords inouïs, de nouvelles chances qui permettent aux lieux les plus éloignés de « communiquer », ouvrant de nouveaux passages ou traçant de nouvelles lignes, frayant des chemins de traverse à celles et ceux qui font communauté en explorant la variabilité des conjugaisons et des déclinaisons. Et tout de se compose pas. Nous nous opposerons à ce qui nous empêche d’exister.


14)

A l’inverse du parti de l’in-nocence, nous habiterons toujours-déjà la nocence radicale, cette sordidissime noyade. « Causer la mort » (Nek-, Nok-) d’un monde à l’agonie, dont la préservation conjuratoire confine à l’acharnement thérapeutique.

Loin d’être-pour-la-mort, ce non-sens nourrira l’humus fertile favorisant la poussée d’autres manières vitales. Lesquelles ne nieraient plus, ni n’absolutiseraient la Mort. Nous ne serons nuisibles que pour les petites mains participant à la systématisation de cette double pince mortifère.

Des profanations de ce qui fut séparé dans la sphère sacrale auront lieu, cas par cas et habilement, en situation. Sera rendue au commun la nocence, la joyeuse impureté de nos vies infâmes et affamée, sans toutefois remplacer un Faitiche par un Autre immaculé, tel que Laïcité, Démocratie ou Humanisme. Le fantasme du Tout-Autre ne fera que reconduire le fantasme du Tout-Même sur son socle pulsionnel incompris.


15)

Nous reprenons ici l’infinition forte du (cosmo)politique comme « un certain degré d’élaboration dans l’élément éthique ». C’est-à-dire, en fait, et très concrètement : apprendre à comprendre les formes-de-vie dans une certaine indétermination, apprendre à apprendre des formes-de-vie dans leur opacité, dans leur « non-communicabilité », da5s l’impossibilité d’échanger les places. Non pas prétendre les chapeauter par un schème révolutionnaire transcendant, macrosphérologique, mais bien tenter de tramer le co-immunisme des formes-de-vie, des mondes sensibles en-train-de-se-faire. Déterminer, au cas par cas, l’arête politique dans les processus de mise en consistance : ce qui est viable ou non, ce qui peut se composer ou ce dont la composition mène à la décomposition collective. L’action poélitique s’intéresse aux processus de venue-au-monde, dans les champs de force de la vie au présent.

Entre-tien de la relation Terre-monde : tenir de l’entre, tenir par l’entre, prendre soin de cet entre-nous élargi, demeurant disponible et sachant respirer.


Jian • Contrespaces (de la rémanence) (2) • fr. 6-10

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

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6)

Il n’y a jamais eu de changement de base vertical, de renversement du rien au tout : se sous-venir des tables rases désastreuses. Il s’agit là d’acter, radicalement, un trajet (et non un Evénement) habité. Où sommes-nous ? Que s’est-il passé ? Nous sommes là, nous sommes le là. Nous conspirons. Nous existons.

C’est l’exiStance des nous-autres qui est révolutionnaire.

Notre terrienne transcadence (cadere : tomber plutôt que monter, s’élever du « scendere ») et ses clinamens.

7)

Le mot rémanence parle mieux que celui, évanescent, de « survivance » de cette présence-absence que l’on ressent par et dans cette sensibilité sismique à la Terre et aux temporalités, qui vont bien en-deçà de l’Histoire en tant que telle ou de la surface des événements.

Ce talisman infinit « ce qui perdure » dans « ce qui est perdu », ce qui reste vivace dans le révolu. Les forces rémanentes qu’il s’agit de se réapproprier (reclaiming) dans la dé-propriation- disons, n’ayons plus peur, la libération- le jeu libérateur (savoir-faire, savoir-vivre, coopérations, luttes, sabotages, graines, terres,…). Le mal propre est le territoire : la question est échologique, musicale, sphéropratique.

8)

Sortir du temps paulinien et du fantasme d’une coupe radicale dans le mètre du temps, ce Temps géomaîtrisé. Nous entrons dans le « temps prolongé de l’urgence », le temps des catastrophes, le temps de l’ultimatum, plus intense que tout présent, tout futur et tout passé, un « point accéléré » comme croisement de courbes, tel un cœur qui bat plus vite dans le désir (ou dans la peur): une sorte de point de départ et de point d’arrivée infiniment étirés l’un dans l’autre. Un entre-là, un entre-nous qui malaxe la pâte de la présence pour redistribuer le proche et le lointain, l’é-loigné : étranger le proche (rencontrer), devenir le lointain (accueillir) — hospitalité contrapuntique…

Voilà un temps qui vient, autrement qu’intervallaire (Badiou), dans l’à-travers, comme à travers. Une transition du vivre, échappant aux assignations.

Nous en appelons non tant à un moment de rupture, donc, tributaire d’une figuration temporelle linéaire qu’à un mouvement de retour ou de retournement, de cercle ou plutôt de boucle. Au point de bouclage, tout contre l’irréversibilité du temps, une flèche est pourtant lancée au lieu du lieu. Un geste, précis, plutôt que mille gesticulations. Un acte. Mille-et-un actes comme des poussées de sève vivifiantes…

Décider de — et comment — être en commun, permettre à notre existence d’exister et se retourner. Il y va à la fois de décisions cosmopolitiques, mais surtout d’actes au sujet de la cosmopolitique.

9)

Peut-être en avons-nous fini avec le mot de « politique ». A l’heure où la métropole (et non plus la « polis », la Cité) a largement remplacé l’agora par une prolifération de dispositifs autotéliques, à l’heure où la société du spectral ne promet rien d’autres qu’un néo-fascisme verni, le mot de politique parait de plus en plus insuffisant.

Son étroitesse guindée et citadine n’est plus à la mesure des battements tonitruants du monde, des mondes.

La « politique » sort de ses gonds et revient cosmopolitique, le « politique » se diffracte et devient poélitique : décentralisation rurale et extension du domaine des « choses » communes ; différends, palabres et litiges au sujet d’un cosmos habitable ; extension du langage à la multiplicité sémiotique (déconstruction de l’opposition phonè-logos) ; tentative sur le fil de composer un monde comme-un

avec la multiplicité des mondes (au sens de « umwelt » chez Von Uexküll),

expériences de totalisations partielles, toujours glocales,

peuplement toujours en situation du peuple de l’à-venir.

10)

Il s’agit d’assumer la suspicion quant à l’origine religieuse du mot (« conversio »). Comme souvent ce n’est pas la « conversion » qui est d’origine religieuse, mais bien le religieux qui capture les forces de déliaisons et de reliaisons. Lent, tourner en rond : un contre-temps dans les plis majoritaires. Un re-venir non pour la seule mémoire, ni surtout pour la conservation, mais un revivre, jusque dans ce qui reste d’in-vécu, de ce qui n’est pas passé dans le passé.

Une histoire native, kairologique, libérée de sa capture eschatologique :
tournée vers le passé qu’elle transforme et le futur qu’elle autorise.


Jian • Contrespaces (de la rémanence) (1) • fr. 1-5

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

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« Nous sommes sans nouvelles de nos ancêtres. Nous nous sommes arrêtés ici- Sans nous connaître nous nous rassemblons- nous échangeons nos souvenirs de guerre- nos plaies ne sont pas les mêmes elles se cicatrisent- nous ne sommes pas seuls »
M.Pleynet

« Le « Un » est ce qui autorise le moins l’union, fût-ce avec l’infiniment lointain, à plus forte raison la remontée et la confusion mystique »
M.Blanchot

A-t-on jamais rien vu d’autre que des énergies qui se condensent et des soleils qui se consument ? Avec, de temps, à autre, révélateurs sonores de ce tissage ininterrompu, sur lequel on a les yeux grands ouverts sans rien suffisamment y remarquer, un monde qui choit et s’éteint, un astre qui soudain éclate.
F.Jullien

« Lorsqu’une voix ou une musique est interrompue soudain, on entend à l’instant même autre chose, un mixte ou un entre-deux de silence et de bruits divers que le son recouvrait, mais dans cette autre chose on entend à nouveau la voix ou la musique, devenues en quelque sorte la voix ou la musique de leur propre interruption : une sorte d’écho, mais qui ne répéterait pas ce dont il serait la réverbération »
J.-L. Nancy

« Mais si l’ouvert devant nous n’est pas le temps ni l’avenir, qu’est-il donc ? »
P. Sloterdijk


Avertissement : Autant le susurrer d’emblée,  la langue présente ici se veut expérimentale.


Nous partons d’un monde dévasté, parcourus de  mots usés contribuant à le faire tenir. D’où la maladroite tentative d’opérer des écarts de langage, qui tentent un tant soit peu d’ouvrir le sens à l’inappropriable, en charriant de folles eaux.

« Ici, comme ailleurs, il faut nous refaire une langue… »

Si la « déconstruction » nous est encore vive, c’est en deçà de son affadissement cool, comme une manière de donner du jeu aux assemblages vitrifiés, pour laisser jouer entre les pièces un possible d’où ceux-ci procèdent mais que, par là même, ils recouvrent.

Guérir la langue blessée, anémiée,  en la rechargeant de significations nouvelles, étrangères, barbares, en la revitalisant, en la réénergisant.

Un vocabulaire se cherche, de nouvelles narrations émergent.

Nous ne pouvons plus nous réfugier dans un discours antédiluvien pour parler cette contemporaine région aphone.

Cela peut agacer. Cela agacera. Nous ne pouvons faire autrement.


Le temps de la fin du monde commence.

Et ce commencement de la fin… ne fait que commencer.

Contre l’hystérie chronologique du capital, emprunter un temps qui nous manque, dans la nuit des temps, dans la nuit canine : soit ce qui vient après la fin de l’Histoire. Un temps qui ne soit plus corseté d’avance par sa linéarité, son irréversibilité ou sa finalité.

Une chronolyse, un souffle qui  échapperait au régime de la dette ou du donné, de l’emprunt ou du rachat.  Espacement plutôt que dépassement

Un espace d’extrême faveur, simplement, dans le vif, de nouvelles partitions.

A la limite du mythe, un passage. Une offrande. De la jointure, le jeu d’une ouverture.

Faire correspondre l’échec de tout un mode de vie avec la fin d’un temps, mais sans doute aussi avec la fin du temps. Entrée dans quelque chose d’autre que l’Histoire.  Par de multiples canaux, en de mystérieux sentiers néogènes.

Un grand écart, un long détour que nous sommes, où commencement et fin se rencontrent, dans la mansion terrestre. Façons de relier le monde, et de s’y attacher.

Le en-commun qui nous partage

(Im-manence du Monde, per-manence de la Terre)


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1)

Des signes pressent, partout, tout le temps, étouffés. Des bruits, des tremblements, des ravages de notre espace vital, notre lieu d’être, notre sol comme-un.
De l’indéfinissable, ces secousses appellent une mémoire et une langue, une sémiose. Biologique, géologique: des alertes, des surprises d’inconscience.

Ce monde est malade de conscience, malheureuse, aplanie, privatisée, planante. Percevoir, recevoir ces signes qui transitent les sens, nous branchant aux courants de fond qui travaillent la Terre et son habitation. Im/expressions. Décider en conséquence, en effets, loin de toute volonté volontariste. Un grand bricolage, ou une nouvelle alliance.

Hors d’une logique du choc ou de la transgression, con-cevoir une révolution.

2)

D’inédits plissements font corps, de nouvelles affections. Des signes sont captés, dans un monde largement désaffecté, entre la prison et le chaos. Ils demandent des réponses bien en deçà de toute question. Le mot  même de « nouveau » est usé jusqu’à la corde. Disons : d’exception.  A même ce début de la fin, guetter l’occasion polychronique, comme cette rencontre précaire entre des germes en dormance et l’atmosphère ambiante. Une énergie cinéthique, dans l’ordre intensif. Un tiers-inclus opérant d’autres relations-avec, d’autres pactes ou cooptations.

3)

Cette mnésie consiste à oublier activement l’ « histoire des vainqueurs » et à l’anhumaniser. Raccorder les canaux du passé le plus refoulé avec ceux qui remettent le monde en circuit, en en redistribuant le sens et l’insensé. Ouvrir une péri-ode, une odyssée nouvelle : prendre la vitesse de l’Histoire et, la devançant, annoncer par nos tourbillonnements anastrophiques les grands cataclysmes qui viennent (qui sont donc déjà là : catastrophes).

Béance active, vacance, laisser-être ouvrant le branle aux formes-de-vie par ses tours, détours et retours multiples. A l’instar des motions  cardiaques : systoles- diastoles marquant par leur rythme le caractère révolutionnaire de l’existence.

4)

On nous dit que tout circule, mais la stagnation est patente : univers carcéral, claustration généralisée, inconscient verrouillé, séquestration totalitaire, pure captivité, réclusion de chaque instant et en tout lieu : plus d’Eden ni d’île miraculeuse,  plus d’ailleurs ni de lendemains qui chantent.  On a marginalisé l’espace même de notre vouloir vivre.

Il s’agit bien de se réapproprier les fluctuations secrètes qui circulent encore quand tout semble arrêté, dans l’agitation perpétuelle. Que l’effet offensif de notre refus ne surplombe pas sa vivacité fabulatrice.

5)

Contre la distance critique, notre décision vient de et dans l’extrême proximité distale.
La Critique de ce monde par les  asociaux intégrés que nous sommes nourrit la capacité à y stagner : radicalement hétéronomes, pratiquement, à la mesure même de notre autonomie idéalisée.
Individu mytheux, communauté hypnotique.

Différemment et après la déconstruction de telles abstractions, il est question de reconfigurer un sensible en bataille, en discord perpétuel. C’est-à-dire de nous attaquer pratiquement à l’atteinte des conditions de possibilités de la vie même, à sa capacité d’altération.

Il est ici question du « subtil », de la vie qui passe entre les mailles du filet. Une pratique de l’insauvable, le nom d’un silence dont personne ne peut reproduire l’événement.

Tanguy Viel • La disparition de Jim Sullivan

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.



tanguy viel • ‘La disparition de Jim Sullivan’

Je dois dire que c’était gagné d’avance parce que Tanguy Viel, on connaît.

Ça a commencé avec Le black note (tiens un titre américain ?) et depuis en passant par Maladie, Cinéma et les autres ça ne s’est pas arrêté, sauf que Paris- Brest, c’était en 2009 et que quatre ans sans un livre de Tanguy Viel, c’est long, c’est très long.
Alors on relisait.

Sur Facebook on échangeait avec des fans, on citait la dernière phrase de L’absolue perfection du crime.

La lumière s’était arrêtée pour nous, le disque orangé du soleil tombé aux trois quarts sous l’horizon, et les larmes sur mes yeux qui irisaient la mer. J’ai repris l’escalier, tranquillement, et je ne me suis pas retourné.

Puis arrive La disparition de Jim Sullivan.

Mais ces dernières années, c’est vrai, j’ai fini par me dire que j’étais arrivé au bout de quelque chose, qu’après tout, mes histoires, elles auraient aussi leur place ailleurs, par exemple en Amérique, par exemple dans une cabane au bord d’un grand lac ou bien dans un motel sur l’autoroute 75, n’importe où pourvu que ça quelque chose se mette à bouger

Et là on sait tout de suite, mais vraiment tout de suite, que ça va être « crazy », qu’on va percevoir jusqu’à « trois mille deux cents éclats de mots » en même temps.

Et c’était encore plus formidable qu’on l’imaginait, c’était un roman américain avec tous les codes du genre, on y était comme dans les meilleurs du Big Jim, y avait les grands espaces, l’alcool, les divorces… mais c’était aussi un roman français, et ce subtil montage, l’écrivain se regardant écrire (pas nouveau certes) marche à fond, parce que Tanguy Viel a du métier, de l’humour, qu’il fait participer son lecteur et l’associe à ses tours et pirouettes. Et d’expliquer pourquoi telle ou telle scène, tel nom pour les lieux et les personnages tout en déployant une intrigue serrée dont on ne dévoilera rien, ce serait vous enlever tout le plaisir de l’émotion, de la tension et de la beauté qui irradient ces pages, en effet, comme le dit Fabrice Colin :

C’est très ennuyeux d’expliquer en quoi tel ou tel bouquin est magique, et c’est merveilleux en même temps de ne pas pouvoir le faire — ça signifie que le mystère de l’écriture résiste à l’analyse et au trivial.

FT

*
François Tresvaux anime le Café littéraire de Sainte-Cécile-les-vignes (84), CALIBO.

Oliver Rohe • Ma dernière création est un piège à taupes

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.

Rohe • Rohe • Ma dernière création est un piège à taupes • Inculte 2012

Intense et bref, le texte d’Oliver Rohe est l’adaptation de la pièce radiophonique AK-471. Le texte intrique le destin de l’arme la plus fameuse au monde et la vie de son inventeur, Mikhaïl Kalachnikov, de sa propre voix (en italique) ou plus ou moins mise en fiction, le tout dans une Russie en perpétuels soubresauts, malgré le manteau impeccable des bouleaux et de la neige.

Ce dispositif efficace, mené avec précision et brio, évoque également les échos du monde globalisé dans lequel nous vivons ; il est bien certain que ce petit texte, d’abord destiné à la radio, tient haut la main les promesses qu’il n’a pas faites. On serait dans l’erreur de lui conférer plus d’ambition que celle d’une texte bref (mais intense) destiné à la radio.

Ceci établit, on pourra enfin lire le livre qui est d’une efficacité narrative évidente.

L’hiver, par un chemin chaque fois identique et emprunté par lui seul, il se rendait à pied au collège du village voisin. Il pénétrait à l’aube dans la forêt enneigée, sinuait parmi les ifs et les grands mélèzes, longeait la lisière du bois, longeait les lacs et les étangs gelés. Il aimait la façon dont son corps se rétractait pour se défendre contre le froid, les fissures qui parfois menaçaient les surfaces vitrifiées. (16)

Dans ce cadre précis, la vie de Kalachnikov est celle d’un enfant plus ou moins solitaire, fasciné par l’ordre des machines.

En ces temps-là cruciaux pour la formation de l’esprit il observait avec constance et ravissement les systèmes mécaniques sommaires, les poulies, les manivelles, les courroies, les engrenages. Il regardait, il enregistrait. Les frictions, la fluidité, les poussées, les tractions. Et par une journée de tempête polaire qu’on imagine de tous les diables il a enterré son père mort de fatigue et d’amertume. (18-19).

Et si les machines le fascinent, il en sera autrement de la nature, qui est cruelle et pleine de mort. Lorsqu’il fuit le camp de déportés, il retrouve son village natal, transformé depuis son départ. « Quand elles changent, avait-il pensé, il faudrait que les choses changent de nom. » (22).

Il ferait donc changer les choses, il inventerait l’outil qui améliorerait les imperfections de la nature, qui rectifierait les injustices. Ce destin est exceptionnel : ce paysan fils de paysan, au contact permanent de la nature, va produire un petit objet qui va se diffuser dans tout l’empire soviétique et au-delà et après, jusqu’à aujourd’hui, portant loin de son créateur son nom dans le monde entier : Kalachnikov.

L’AK-47 né de la bataille de Stalingrad, des plans quinquennaux et de l’ouvrière coiffée d’un fichu sur un champ agricole était plus qu’un fusil efficace favorisant un certain rééquilibrage des rapports de force sur le terrain militaire, il était le symbole brandi par l’exploité contre le capitaliste, par l’opprimé contre le colonisateur, plus largement par le faible contre le fort, il était l’étendard planétaire de la justice immanente et de la libération. (36-37)

On suit notre technicien qui, à ses heures perdues, écrit des poèmes, élève sa famille et imagine toutes sortes de systèmes contre les nuisibles, insectes, ou rongeurs, ou autres. Pendant ce temps, l’Union Soviétique s’affaiblit, et bientôt elle s’écroule. L’arme AK-K7 est sur tous les fronts mondialisés, après la Guerre Froide, sans plus le charme libertaire avec lequel elle avait été conçue et peut-être, utilisée.

[I]l écrivait à nouveau des poèmes.
Sur le caoutchouc, la fonderie, les soudures.
Sur les femmes. (53)

A observer la description érotique de la page 61, scène du montage de l’arme, on commence à saisir l’enjeu textuel ici mis en branle. Kalachnikov est un créateur. Ce texte, en plus de nous raconter le destin exceptionnel d’un personnage donné dans une époque donnée, ce texte nous déporte sur la question du rapport entre le créateur et son œuvre. Sans glisser béatement vers une interprétation métaphorique des couples Kalachnikov/AK-K7 vs artiste/œuvre, on peut à tout le moins en déduire une certaine position, presque esthétique, sans doute faussement éthique, du technicien.

Elle était magnifique dans ses lignes et ses proportions parce qu’elle était en tout point conforme à ce qu’il avait imaginé, à ses croquis et à ses travaux préparatoires, parce qu’elle était la réponse parfaite aux réclamations des soldats sur le champ de bataille et à l’hôpital, comme une matérialisation unique de leur parole collective, et bien plus que cela : de leurs humeurs secrètes, de l’expression de leurs visages, de l’état de leur corps, de tout ce qui excédait les possibilités de la parole et échouait en dehors du territoire de la langue. (61)

Le livre en somme interroge non seulement les conditions de possibilité de la création mais aussi (et surtout) l’espèce de concaténation, enfin l’espèce d’évidence qu’il peut exister entre un objet (fut-il artistique ou militaire) et celui qui le conçoit. Le livre peut-être dénonce cela, que l’œuvre en aucun cas, comme ce fut le cas dans l’esprit de Kalachnikov, n’est là pour répondre à un besoin précis, n’est là pour combler un manque ou contenir une béance (cf. 71 et 72). C’est d’ailleurs le renversement étonnant de l’usage et du rôle de l’arme magique, l’arme investie de missions mystiques. Et nous citerons à cet effet les dernières pages du texte, qu’on pourra résumer par le poème de Kalachnikov, aussi :

J’ai tout pesé scrupuleusement
Dans la vie et je n’ai plus d’appuis
Mon cœur ne bat plus normalement
Mon corps entier est engourdi.
Je suis déjà comme enterré
Autour de moi tout se défait.
(68)

Pour le poète comme pour l’ingénieur, un monde sans frontières, un monde sans idéal, ne peut autoriser le bon déroulement du travail et de l’ouvrage. C’est un monde alors fait d’inquiétude, et quelle pourrait être l’œuvre qui puisse y trouver refuge ? Et de quel esprit malade ?

À observer maintenant une carte répertoriant pour nous les usines de fabrication, les arsenaux et les centres de stockage, les zones de conflits et les routes officielles ou clandestines de la distribution des armes, de ces quelque cent millions de Kalachnikov certifiées ou contrefaites inondant le marché mondial, sans qu’aucune réglementation et qu’aucun contrôle sérieux ne vienne encadrer leur circulation, leur circulation libre et effrénée, à observer les trajets compliqués et les circonvolutions de ce flux incessant de Kalachnikov sur le marché, il devient encore plus aisé de comprendre que ce fusil d’assaut imaginé par un paysan russe bientôt centenaire n’épargne aucun continent et aucune région, que sa dissémination forme un réseau d’échanges de plus en plus dense et touffu, à l’image de n’importe quelle autre marchandise d’envergure planétaire, d’une boisson gazeuse, d’un téléphone mobile ou d’un produit immatériel. Cette œuvre de colonisation méthodique, de maillage serré et systématique que l’on observe sur la carte noircie et surchargée peut donner de prime abord une impression vertigineuse d’unification du monde, comme si la circulation de la marchandise avait reconfiguré notre géographie globale pour en faire une surface plate, lisse et monochrome ; mais cette impression est évidemment fallacieuse, parce que la marchandise AK-47 ne travaille au contraire qu’à la fragmentation permanente des territoires, à leur fractionnement en portions, en parcelles toujours plus réduites sur le modèle de la guerre civile infinie — et ainsi chaque ville, chaque quartier, chaque pâté de maisons et chaque immeuble peut pour des raison aussi diverses qu’irrationnelles faire l’objet d’une fixation en territoire, d’un territoire à occuper, à surveiller, à défendre, c’est-à-dire d’un débouché potentiel pour les fusils d’assaut AK-47. (82-84)

Mathieu Larnaudie • Acharnement

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.

Mathieu Larnaudie, ‘Acharnement’

L’erreur serait de considérer que ce livre est une attaque frontale du métier de plume, ou encore une dénonciation facile du métier politique. Je crois que ce n’est précisément pas ce qu’à voulu faire Mathieu Larnaudie (mais peut-être suis-je dans l’erreur).

Müller, le personnage principal, écrit des discours pour un homme politique qui vient de perdre une élection ; mis au placard par nécessité, il se retire dans sa grande propriété de campagne, et s’adonne à la passion d’écrire des discours, ressasser le réel et s’envoyer un petit verre de chartreuse de temps en temps.

Le temps est rythmé par la chute de suicidaires qui depuis le pont romain qui traverse le parc viennent s’écraser dans la propriété. Müller regarde tout cela de la fenêtre, comme il regarde également le jardinier, qui s’est est mis en tête de transformer la friche sauvage qu’était le parc en un objet finement ciselé.

C’est un monde de solitude, d’abord. Müller est seul avec lui-même, il se retire, pour rédiger le discours ultime, le discours parfait. Il n’est secondé que par Marceau, le jardinier un peu dérangé depuis la mort accidentelle de sa femme, qui se consacre avec ferveur à la mise en œuvre du parc.

Müller est spectateur. Tout comme il observe la population comme une biologie extravagante ou étrangère qu’il s’agirait de saisir entre pinces ou observer évoluer dans une boîte de Pétri, il voit le monde au travers de la baie vitrée qui donne sur le parc et le viaduc.

Lorsque, m’écartant de ma table de travail, je m’avançais devant la baie vitrée, au gré de la saison, je voyais se déployer ou se rabougrir le feuillage des arbres, refleurir les rosiers, pâlir la haie de thuyas qui borde ce côté du terrain, plus loin dans la pente roussir les buissons d’aubépine ou reverdir les hautes herbes que Marceau viendrait faucher. (33)

Spectateur solitaire de l’avancement du monde, Müller est un analyste fin et sans doute habile rhétoriqueur — c’est son occupation principale, après tout. En substance, il est celui qui se trouve derrière ; derrière la baie ou derrière l’écran (vie politique ou séries policières), derrière les références historiques ou derrière un homme politique (Gonthier) qui, lui, est bel et bien au devant du monde ; de nervi à éminence grise, le pas est vite franchi.

Assis à côté, j’étais presque aussi tendu dans l’effort qu’il devait l’être ; mon regard ne pouvait réprimer une tendance à suivre le sien. (64)

La richesse de son argumentaire, sur tel ou tel sujet, sa manière de raconter, parsemée de subjonctifs imparfaits dans le plus pur style classique, les évènements horribles et absurdes qui s’abattent dans cette ville « paumée, choisie parce que paumée ». Protégé dans sa tour d’ivoire, la posture rappelle à bien des égards celle de l’écrivain, qui se fabrique une île où il va pouvoir composer sereinement.

Je créais ainsi les conditions propices à la tâche que je m’étais fixée. Surtout je pensais qur le simple fait d’être parvenu à prescrire et à organiser ma réclusion volontaire en ces lieux marquait le plus haut degré de liberté qui pût m’être accordé : il n’en pouvait résulter qu’une forme d’accomplissement de moi-même et de mes ambitions. Ici au moins, personne ne viendrait plus m’emmerder. J’aurais tout le loisir d’écrire les discours que je souhaitais sans avoir à me soucier de ceux ou celui qui me les aurai(en)t commandés. Circonscrire le périmètre de mes heures engageait ma justification. (32-33)

Étonnamment libre dans ce cadre d’où il ne peut s’échapper, Müller peut toutefois ainsi s’adonner à la pratique qui seule l’intéresse. La rhétorique. Il évoque ainsi le dernier discours prononcé par Gonthier, alors que la guerre électorale est d’ores et déjà perdue, les chiffres n’étant pas bon, et enthousiasme du public moins fervent (64 à 72). C’est l’occasion de sentir à la fois la tension entre les deux protagoniste, l’auteur et le comédien, mais aussi de revenir sur cet écart fluctuant qui fait toute l’alchimie de la littérature, le passage de l’une instance à l’autre, et l’efficience de ce passage (de cette passation). En des pages d’une grande solidité et d’une grande pertinence, nous entrevoyons peut-être ce que l’auteur (du livre, cette fois-ci) a voulu cerner par le dispositif narratif qu’il a mis en place.

L’implacable machine littérature ratisse large. Ou dit autrement, avec l’une des plus belle phrases du livre : Je restais livré au calme nu de mon acharnement.. Le parc est entretenu, et Müller parfait son œuvre.

Une impassible frénésie m’animait. Invariablement, continuellement, fiévreusement le plus souvent, machinalement parfois, dans mon bureau je consultais, prélevais, synthétisais, composais, rédigeais ; sur l’estrade de bois, les mains agrippées aux bords de mon pupitre, les mains voletant ans les airs, les mains tendues devant moi, les mains ouvertes et démonstratives, les poings fermés et volontaires, je prononçais le plus aboutis de mes discours. (73)

Mais les morts poursuivent leur perpétuelle chute vers le sol et la fin ; leur irruption dans sa propriété, comme la visite, bientôt récurrente des familiers du mort en manière d’hommage perturbent ce cadre bien établi. Le « bout de territoire reculé » élu « pour mette en œuvre ses efforts » « lui était devenu hostile » (85). Les morts ont cette faculté de nous sortir hors de nous.

Ces morts, comme à l’accoutumée, venaient plonger le réel sous une lumière crue et, comme à leur habitude, venaient réclamer la main d’autres morts, ses morts personnels, ses morts intimes et privés, ses morts à soi. Ce que les morts effleurent ou désignent est décontenancé, exorbité, un instant touche, lui-même devenu spectre, à la mort.

Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher de rôder — vagabond, lui semblait-il, dans sa propre maison —, de revenir dans le bureau […] Ne fût-ce que pour y ressentir de nouveau son malaise — vérifier que ce malaise perdurait —, quelque chose l’y ramenait. Peut-être est-ce ce qui l’étonnait le plus lui-même : que son abandon n’ait jamais pu être complet, que toujours une force tenace et absurde, germée au cœur même de son découragement et dont il ne savait si elle tenait d’un reliquat d’illusions ou d’une forme paradoxale d’instinct de préservation, l’eût maintenu dans l’attente du jour où son désir reviendrait. (88-89)

Ce qui vient troubler en somme l’établissement de cet ordre parfait (94), c’est l’absolue absurdité des évènements, des morts chutant sans raison préalablement connue, sans prévenir — non pas comme un chien se fait piquer par un serpent, par exemple, malgré l’absurdité du fait, une cause existe — mais c’est l’absence de motivation, tout à fait insaisissable par cet esprit rigoureux et rationnel. Mes morts ne parlent pas (119), voilà le cœur du problème.

Lorsqu’une jeune femme vient s’écraser un soir d’orage dans le parc, Marceau la déplace et la veille, dans une geste de recueillement confinant à l’érotisme. Si Müller imagine que « les yeux des morts […] désignent pour nous la possibilité d’un aurte monde » (toujours cet écran médian), Marceau lui a « pris sa te^te dans ses mains, une contrée hostile et lointaine dont il n’arrivait pas à revenir » (132-133).

Ce livre dont nous ne déflorerons pas plus le propos peut apparaître comme une charge politique, nous le répétons, mais il nous semble que, de manière beaucoup plus subtile, et à la manière disons d’un velours linguistique, lourd, élégant et précis, le texte avance aux frontières du langage même, cherchant précisément dans le hiatus entre celui qui écrit et ce qui écrit, explorant ces interstices avec une certaine aisance et, pourquoi ne pas le dire, une malignité qui sans doute passera à côté du lecteur trop imbu d’histoires ou trop pressé d’atteindre la fin.

Roman sur la suspension, ce moment où les choses figées déclarent leur inestimable vulgarité (les choses du réel), le texte épouse à la perfection les sentiments et les impressions de Müller. Il se veut aussi — c’est une hypothèse — formule du désir d’écrire. À la manière d’une grand artisan, Claude Simon par exemple, le texte sans état d’âme poursuit la tâche qu’il s’est donnée : évoluer dans ces zones hostiles où la fiction encontre le réel, ou la mort tend la main à la vie. Et ce que cela engage de la responsabilité du je.

Benoît Vincent • Entre ici et ailleurs

Ce texte a paru une première dans Poezibao

C’est un livre étrange où plusieurs voix cohabitent.


La porte est toujours ouverte

Enfonçons d’emblée les portes ouvertes : c’est entendu, traduire est impossible. Et, à la limite, sauf à répéter mot pour mot, la traduction est le degré zéro du commentaire ou de l’interprétation.

Il est possible, aussi, que la répétition mot pour mot soit déjà une interprétation. La traduction, entre répétition, paraphrase et tout-autre, peine à trouver un site où s’enraciner.

Alors c’est entendu, traduire est écrire est impossible.

Evoquons une donnée subsidiaire : si on conçoit à peu près de traduire une langue vivante, qu’en est-il d’une langue morte — si quelque chose comme langue morte veuille signifier quelque chose ?

Si traduire est impossible, traduire une langue morte l’est d’autant plus, d’autant plus que personne n’est capable d’en vérifier la pertinence ou la… La quoi ? La justesse ? La fidélité ? C’est bien ce qui manque à la traduction et donc l’argument tombe de lui-même.

Continuons : si traduire à partir d’une langue morte est doublement impossible, qu’en est-il de traduire une langue vivante en une langue morte ? Est-ce assassiner la langue que la traduire en latin ? Est-ce comme la sacrifier ?

Arrivés à ce point, où nous nous sommes heurtés violemment à toutes les portes ouvertes, reprenons.

Pascal Quignard a trouvé malin, au début de son œuvre, de composer un poème en langue latine, Inter aerias fagos, et ce texte est reproduit ici. Emmanuel Hocquart l’avait alors traduit une première fois en français, et ce texte est reproduit ici. Trente-cinq ans plus tard, sous la houlette d’une érudite, Bénedicte Gorrillot, cinq autres poètes — et non des moindres : Pierre Alferi, Eric Clémens, Michel Deguy, Christian Prigent et Jude Stéfan — vont proposer du texte de Quignard leur version en langue française.

Le résultat : INTER, un livre étrange où plusieurs voix cohabitent.


La porte est toujours fermée

Traduire : est-ce additionner ou soustraire ? Est-ce clarifier ou obscurcir ? Questions récurrentes.

Ce livre est d’autant plus frappant que, dès les premières pages de la lettre qui fait office de préface, envoyée par Quignard à Gorrillot, celui-ci déclare : “Il faut croire que pour moi l’oral est impossible.”

L’oral : et c’est précisément la langue parlée, donc la langue vivante.

Or ce qui est impossible, à l’évidence, c’est que quelque chose comme la littérature écrite, aujourd’hui d’autant plus, puisse avoir lieu, trouver un lieu où reposer, où habiter et qu’un auteur contemporain écrive un poème dans une langue disparue dans sa forme orale vingt siècles auparavant — et pire encore, que six poètes réécrivent ce texte, dans une autre langue, trente-cinq ans plus tard.

Réécrivent dans une autre langue : poussent ce texte, une première fois poussé, dans son indigénat d’origine. Car le texte de Quignard n’est pas — malgré les postures que ce dernier voudrait adopter — n’est évidemment pas né en latin. Il est né en français, puis traduit en latin, parce que la langue de la noesis — et l’on sait combien cela est important pour l’auteur — est la langue de la mère.

Pourquoi recourir au latin ? Précisément : c’est la langue antérieure au français, sa langue mère. Ce n’est pas une langue morte, à moins que le parent, la mère, le père, soit toujours un parent mort — ce qui n’est pas loin d’être le cas. Dans la représentation de l’auteur, c’est en tout état de cause le perdu (la perdue, dit-il d’ailleurs (25)). L’abandonné. Et ce qui justifie l’inquiétude même : le silence ; la terreur : non tumultus non quies. L’inquiétude est alors la stupéfaction.

La latin, comme juste avant-langue (comme on parle d’arrière-boutique), c’est l’espace-limite entre les mondes, entre les civilisations. “Le latin, c’est transformer le vieux en nouveau” (20) et c’est précisément : traduire — ou retraduire, attendu que, etc.

Il n’y a donc pas de langue vivante ou morte ; il y a le latin, qui survit comme mémoire dans le français, le roumain ou le portugais.

La présence de Saint Jérôme qui court dans le texte, par quatre citations mises en évidence par le texte critique — pour ceux qui ne lui sont pas familiers. Par la paraphrase (le commentaire) liminaire : aussi, avec Saint Thomas et Pétrarque. Trois noms, trois états de stupeur. Trois silences, c’est entendu.

Réentendu. On peut aussi se heurter sans cesse aux mêmes portes closes.

Ni calme, ni bruyant, c’est le silence de la terror. L’exégète de Quignard reconnaîtra l’affection pour les “mots de la terre et du sol” avant que celui-ci ne nous l’explique. Cette terreur, qui serait plutôt une stupéfaction (ou une sidération, qui est géographiquement à l’opposé), ne s’exprime que par un mot de chut. De chut à terre, parce qu’on dirait que l’homophonie est aussi bonne conseillère — qu’on chute (à terre) depuis ce chemin escarpé dont il est question (la sortie des enfers, la sortie hors de la terre, de la mère — rapprochement rapide) — qu’on chute ses yeux, son regard, vers l’être aimé qui, vers lequel se retournant, disparaît.

L’imaginaire d’Orphée est bien présent, indiqué tel, fondateur, redondant.

Tout le texte est redondance : tout comme l’œuvre de Pascal Quignard n’est qu’un éternel retour, la surimpression, pour ne pas dire la superposition, l’empilement des textes n’est plus une traduction, une interprétation unique d’un texte obscur, mais au contraire : son éparpillement (oserait-on dire démembrement), son éparpillement en mille autres langues.

Langues qui parfois se contredisent, n’en déplaise aux auteurs, jouent, s’égarent, choisissent, riment ou chantent, en définitive : créent.

C’est la leçon de cette lecture-traduction-écriture : peu importe le fond, il est acquis, il est entendu (142-143) ; mais le vecteur, le véhicule. Peu importe alors la traduction, et sa soi-disant fidélité. Le travail à l’œuvre ici est d’ordre poétique. Et dans cette optique, traduire c’est écrire — la traduction c’est la poésie1

Imaginons le véhicule comme non pas ce qui porte, mais ce qui portant se transforme. Le véhicule est le dispositif, le véhicule est transporté. C’est pourquoi ça ne passe pas, comme dit Quignard. Ça laisse passer.


Une porte est toujours soit ouverte soit fermée

Qu’est-ce qu’une porte ? Pardon de l’évidence : un objet qui permet de passer d’un dedans à un dehors. D’un ici à un ailleurs. Du domestique au sauvage. De la maison (domus) à la forêt (sylva, ou plus justement ici : saltus).

Est-ce que l’objet du poète est de confiner à l’ineffable ? A l’indicible ? Au raffut, aux cris, aux violentes déchirures des voix ? Aux souffles, aux grognements ? Aux glapissements ? Aux vagissements ? Précisément, pas. Plutôt au petit bruit chut, à la bouchée bée, au nuage de fumée qui l”hiver (hiems) se fige dans l’air : un espace pour du non-mot.

Un espace délimité pour le vide. La présence de l’absence.

De la même manière, Quignard va venir aux abords de la langue, dans cet espace de friche (saltus), qui n’est pas ici — je crois — le bond (car le mot est polysémique en latin). Cette friche n’est pas : l’ager : le champ cultivé ; cette friche n’est pas la silva, la forêt du sauvage (dont le mot provient)2

Il est un entre-deux, un espace de transition, tout comme bétail, n’est pas complètement domestique, et très animal, ou encore le dieu, la femme, la poésie. Toutes les banalités sont possibles.

A propos : ce saltus est un ban, un lieu où la loi domestique est encore sensible, mais aussi à l’écart, périphérique, suburbain. Il en est aujourd’hui pas seulement des banlieues, mais encore de la rurbanité, de toutes les zones, artisanales ou commerciales, des lotissements, et de tout ce qu’on connaît de ces espaces.

Me revient alors à l’esprit ce mot de Jean-Christophe Bailly dans Le dépaysement, pour qui le non-lieu, ou le hors-lieu, qu’on a tôt fait d’assimiler à ces franges du presque, n’existe pas. Il s’oppose ainsi à la conception de Marc Augé, pour lequel a contrario, ceux-ci sont le signe de la surmodernité : “les réalités du transit (les camps de transit ou les passagers en transit) à celle de la résidence ou de la demeure, l’échangeur (où l’on ne se croise pas) au carrefour (où l’on se rencontre), le passager (que définit sa destination) au voyageur (qui flâne en chemin)” (Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité).

De Culoz, Bailly dit ceci : “lieu entraperçu (mais surtout pas non-lieu – la fortune de ce concept vide, même s’il désignait tout autre chose (les aires neutres des aéroports) a été catastrophique” (35).

A vrai dire, il n’y a pas de grande différence à mon sens entre les deux visions, sauf à n’être jamais passé ou pire : à n’avoir jamais marché dans les zones. Habitué de la friche, du rond-point et, qui plus est, habitant rural (ou rurbain, nous vivons comme des urbains), je crois que la difficulté tient surtout à ce que personne n’est préparé, ou n’a envie, de lâcher ses repères et son terrain, et préfère bâtir des frontières : à dire le non-lieu, on induit le lieu-, ou le lieu-même.

Ce n’est pas terrible, mais si l’on est anthropologue, cela signifie qu’il n’y a pas de place ici pour une relation d’échange ou une culture. A moins que l’anthropologue ne puise discerner ce nouveau type de relation — ce qui est possible aussi.

Quoiqu’il en soit, nous devons impérativement (et là nous retrouvons pour la nième fois Foucault et son hétérotopie ainsi que la déterritorialisation de Deleuze et Guattari) considérer qu’il puisse exister des espaces transitifs, des entre-deux, des intervalles, des interstices où se développe une parole — et la poésie est de ce côté-là.

Ce que dit Bailly c’est le lieu entraperçu. Et peu après, de cette “vraie banlieue” (je souligne), qu’il est “tout ce qui pourrait faire penser que l’on est arrivé en un point du monde qui aurait le bonheur ou peut-être même la présomption de se déclarer comme tel n’existe plus”. Tout comme Deleuze et Guattari mettent un préfixe dé-, ou Faucault hétéro- (ce qui est rigolo).

Alors ce lieu n’existe pas, n’est pas recensé, n’est pas lisible.

Et c’est une erreur, car l’espace de la friche, lui, existe bel et bien. Il y a, d’un point de vue botanique par exemple, les plantes inféodées à l’ager, celles de la silva, et : les plantes de friches, du saltus. Les friches rudérales, comme on les nomme, où se développent par exemple l’orge, les vergerettes, le panais, les mélilots, etc. (il en existe plusieurs sortes).

Il y a donc un espace positif pour la zone, la banlieue, le terrain vague et ses populations. Qui sait si la poésie n’y est pas indigène ? Qui sait si elle n’en est pas même endémique ?


Pas de porte

C’est toute l’œuvre de Quignard, cela, et qu’il rassemble sous le terme de sordidissima (tout ceci est bien connu).

Il faudrait donc pouvoir imaginer, se représenter, un monde et un texte dans lesquels les portes ne sont ni ouvertes ni fermées, ou la porte même est l’espace. Les Romains avaient sans doute un plusieurs dieux pour les portes selon qu’elles sont ouvertes ou fermées, ils avaient aussi le dieu des carrefours, et le dieu du commerce.

En quoi on peut donc se contredire, et exprimer que la poésie comme translation, comme traduction, est aussi courant d’air : laisse passer les cris, les vides, comme les mots et le sens, à la fois. Courant alternatif et continu. Tout ce qui fait qu’une chose et une chose et autre chose. Toute la beauté de l’&. C’est cela qu’elle dit, et ne dit pas : qu’elle est d’ici, mais aussi d’ailleurs. Qu’elle est juste et fausse. Qu’elle est fidèle et infidèle.

Et le livre que nous tenons entre les mains, en cela, est absolument exemplaire. Point n’est besoin de revenir sur les écarts de sens, sur les trahisons, sur les points de frictions entre tous les auteurs. Il est juste besoin de lire, au besoin simultanément, le texte latin et ses copeaux contemporains.

Tout l’appareil peut suffire à saisir les points les plus délicats, et le commenter ne serait que bavardage. D’autant plus spécieux que le texte latin lui-même porte déjà , en soi, tous les germes de cette réflexion et appelle, appelle, on dirait, à la faute, à la traduction, à la poésie. Il hèle (21), par-delà sa différence, la différence. Il nous dit, de fort loin, ce que nous nous préparons à entendre. Il est en-deçà même de toute exégèse (en dénonce la folie, l’inutile) ; en-deçà c’est-à-dire qu’il sous-tend, il est là, toujours là, en soi. Cet autre en soi. Cet autre en soi.

Marie Simon • Les pieds nus


Maire Simon. Les pieds nus. Note de lecture

Le genre de l’intime est l’un des plus difficiles à faire vibrer sur une page — mais il convient parfaitement au récit. Au récit en tant que genre, je veux dire, c’est-à-dire : qu’écrire touche au désir, comme à l’angoisse ou à la folie, bref ce que tentent de tenir quelques pages reliées dans un petit parallélépipède très serrés, très carré, très circonscrit, c’est toute l’exubérance du monde.

Monde, au fait, quel est-il, quel pourrait-il être ? Quel pourrait être un monde dans lequel l’être aimé disparaît, a disparu ? Ce monde est impossible et c’est ce monde-là que Marie Simon cherche à nommer ou à désigner au travers de pages frappantes de retenue et de puissance.

Spectaculaire : non pas dans le sens d’une intimité dévoilée — et de l’obscénité qui en découlerait, mais spectaculaire dans le sens de la remarquable construction chorégraphique, a-t-on envie de dire.

Au moment où l’impossible fait irruption dans cette histoire simple : un homme, une femme, leur amour ; l’homme disparaît ; au moment où fait irruption cette mort (qu’il faut encore décrire, circonscrire), au moment où l’impossible vient recouvrir le récit de sa poisse morbide, hiatus1.

Deuxième partie, déjà. Toute la première est là pour poser le cadre, pour décrire la solennité et la complétude de cet amour. De la rencontre, de l’apprivoisement, de la jalousie peut-être (dit-on ça et là). Mais peut-être pas.

Avant nous étions trois à nous disputer ton amour. Je ne sais comment j’ai réussi. Peut-être que ce n’est pas moi. Elle a disparu ou tu l’as quittée, ou elle est partie. Je ne sais plus. Je savais que ça arriverait. Reste à trouver ce qui nous sépare encore. (24)

Et plus loin :

Très vite, elle n’est plus là. Cassée dégagée, partie. Sortie. Est-ce qu’elle nous aliés ou séparés ? Tu es là maintenant. Reste la mer. (36)

Le hiatus était déjà désigné, la construction est habile, et peut-être effectivement que ce n’est pas elle :

Tout est en train de filer et je dois fixer en même temps ces choses ce début le matin la soirée — je me disperse mais je sais que je dois les mémoriser — laissez-moi connards connasses — je suis seule.

La narratrice, l’amante, l’aimante, est seule, et seule depuis le début du livre, c’est-à-dire depuis le début. Tout l’art et la tâche, difficile, sera de rendre la mémoire, l’hommage rendu à son amour disparu, Quentin, marin de son état (voir la litanie des « Mon mec… », p. 43-47).

On est déjà surpris, désorienté peut-être, par la simplicité de cette situation : il est marin, il disparaît en mer. La mer a pris l’homme à la femme (son épouse) qui l’aime. On est ensuite touché de la sincérité du texte. Et de sa (sans doute, inhérente) violence.

Cet amour débordant qui opère sur la narration même.

Je chantonne je suis ton seul livre je suis ton seul livre. Parce que je n’aime pas ce que tu lis. Ou que tu ne lis pas. D’ailleurs tu ne lis pas. Tu vois, je suis ton seul livre. (24)

C’est qu’un monde se brise, et avec lui cette unité.

Obnubilée par l’amour — ce qui n’est pas un reproche ici — cette femme amoureuse s’en remet au récit. Or le récit ne l’entends pas de cette oreille. Il porte le hiatus, il a faim de séparation. Il est mer, lui-même, fatal, inexorable.

Je sais que c’est en train de filer je sais que je ne peux pas tout savoir me souvenir de tout que tout sera cher et rare très vite juste une chose juste une phrase juste une attends s’il te plaît dis-moi […] (47).

On ne résiste pas au récit. Et la phrase pas plus que les humains. La suite est d’autant plus touchante que la vérité de la mer (la vérité du récit) a parlé. Il n’y a pas d’issue possible, on ne peut lutter contre les vagues, la chaîne des évènements, contre le flux du récit.

Les pages de la seconde partie sont hantées. Bien que ce soit la vie, qui a été choisie (je ne resterai pas sans bouger, nous dit-elle), cette vie est fantomatique, elle est celle d’un revenant.

Parce que la mer loin, et surtout parce que je t’ai tenu contre moi, tout mouillé, tout vulnérable, tout pâle — mort. (99)

Il n’y a pas d’issue possible, l’amour se brise net, comme le récit de l’amour qui le porte. (Je suis seulement mal habituée, dit elle encore).

Puisque tu ne le peux plus, c’est à moi de te raconter des histoires. (91)

On cherche une autre lieu, on cherche un autre corps, on tente de se distraire, de s’occuper l’esprit. Mais ça ne marche pas. C’est toute la troisième partie qui en vérité revient toujours sur le passé.

J’espérais autre chose (112)

Et surtout :

Le temps ne passe pas.

C’était pourtant écrit, elle l’avait même dit, cette amoureuse, cette aimante excessive, c’est elle qui l’écrit.

En fait, je serai toujours ta femme. (56) Et la page suivante : Tu es encore MON mari.

Nous ferons ce petit voyage dans l’intimité. Pas d’indiscrétion pas de larmes pas d’invités. Rien que des remous et de l’iode. J’ai peur, mais je ne le montre pas. Tu dois avoir encore plus peur que moi. Toi et moi. Je serai près de toi, contre la boîte […] Ce sera bien presque. A un moment, on me l’a dit, tes amis se tourneront vers moi. Ça voudra dire que c’est maintenant. Et ce sera trop court. Je t’embrasserai, et encore. Encore ce matin, encore toi et moi dans le matin, devant l’eau. Tes amis regarderont ailleurs. Et puis ils te soulèveront et moi j’enlèverai mes chaussures et les tiendrai serrées contre moi et puis ils te mettront à l’eau. Ce ne sera pas triste, non, certainement pas. Toi et moi. Parce que nous nous reverrons, nous nous retrouverons et nous nous embrasserons, comme d’habitude. Ce ne sera pas vraiment fini. Tu es mon mari, j’ai mis une robe, et je t’aime. (67-68)

Pieds nus, pourquoi pas, pour dire que ça y est, on a passé le hiatus. Mais ce n’est pas ça qui compte, pour moi.

Je pense à une jeune femme qui aurait cherché dans sa vie les traces tangibles de ses rêves. Elle aurait écrit et, prise par le récit, aurait petit à petit, très subrepticement, sans s’en rendre compte le moins du monde, elle l’aurait quitté, ce monde, et ce monde : elle ; comme il est écrit dans Tristan et Iseult.

Moi aussi je voudrais que tu me racontes une histoire. (128)

Elle aurait touché par extraordinaire le rêve de sa peau nue, puis le rêve s’est évanoui, et tout le réel serait alors cette recherche, cette recherche insensée, éperdue, vers son amour disparu. Elle l’aurait cherché dans le sommeil comme dans la mort. Elle aurait écrit. Elle se serait, tout simplement, endormie. Elle se serait tue. Elle aurait attendu, puis écrit (145).

C’est en ce sens que la vie n’est qu’un songe, une fable mensongère, ou encore une histoire racontée par un idiot, comme le dit Macbeth2.

Manuel Candré • Autour de moi

Manuel Candré, Autour de moi • Note de lecture

Il faut deux ou trois jours pour encaisser ce livre, dont la lecture n’est pas très longue pourtant, mais dont le texte peut ravager, travailler, certaines âmes sensibles. Mais ce n’est pas cet écart entre la surface d’une page et le gouffre creusé par les mots qui frappe le plus.

Ce qui frappe est que cette autobiographie n’en est pas vraiment une. Qu’elle délaisse sans doute sciemment tout ce qui horripile dans l’auto de la biographie. Qu’elle échappe au grand défaut de l’auto de la fiction. C’est avec élégance que Manuel Candré évoque (« convoque » ?) une période de la vie, l’enfance, que rares parviennent à décrier, même, décrire. Il n’est pas facile, en effet, sans complaisance, de comparaître (allons donc sur ce champ), au-devant des autres, dans la mémoire noyée de l’enfant qu’on était ; il est encore moins de s’attraper soi à ce jeu qui peut vite glisser dans les petites médiocrités et les sensibleries.

Manuel Candré réussit ce tour de force : faire de l’enfance une matière littéraire. Une distance, pour cela, est nécessaire : ce sera la forme d’un journal, étalé sur plusieurs années (depuis 1973), avec des souvenirs éparpillés, je veux dire en cela qu’ils ne sont pas chronologiques. Deux ou trois points d’orgue, la mort d’un chaton, la mort de la mère, la mort du chien, la mort du père. C’est cela, ravager : cette table rase qui est aussi quand de l’enfant qu’on était, on accepte les minauderies ou les colères ou les astuces, et puis qu’on débarque un beau jour tout seul, face à soi seul et aux autres, seul.

Je suis frappé par l’exergue : et si l’enfance c’était ça : attendre ? Et plus loin :

Aujourd’hui rien. Et hier. Et demain, je serai là comme dans une éternité qui réclame d’être accomplie.


Enfance revisitée dans le journal, et c’est le livre qui pourrait apparaître comme l’accomplissement. Cette écriture qui n’est certes pas là comme fonction thérapeutique (on n’est pas dans l’autofiction, j’insiste), mais dans l’ablation du singulier, au contraire, une écriture aussi nette que solide, pour arrêter tout ça, l’incomplétude, l’oubli aussi (« Comment j’ai pu oublier ça. Je le sais très bien comment »), la colère sans doute, la colère contre soi-même, avant tout.

Je suis là, les mains jointes, posté en une sentinelle anxieuse, à la frontière du royaume des morts. Je me tiens là, attendant qu’elle revienne.

Ne sachant plus si j’appartiens aux vivants car aussi bien je suis ce fantôme.


Peut-être oui, finalement, peut-être que c’est la figure de l’attente qui incarne le mieux ce qu’il reste à faire ; évoluer dans les méandres de cette chose qu’on appelle famille, y trouver une place, plutôt qu’une justification ; y affirmer sa singularité, à défaut du rôle qu’on assigne, jusque dans le dégoût ou la fuite, résister, en somme, aux assauts de la bouche, à la corrosion de son mucus, c’est peut-être aussi ça écrire. Résister à la dissolution.

Autour de moi finirait avec ça, plutôt qu’avec la mort du père (73), avec ce qui fait que la mort est là toujours présente, qu’elle s’avance avec nous, qu’elle avance en nous et qu’il n’y a qu’une manière de l’accepter, c’est de l’accepter. Qui a connu ça le sait.

Comment ça se fait que tout à coup je déboule dans la cuisine en hurlant papa je suis fou papa je suis fou sauve-moi papa je suis fou pour de bon. Je suis dans la chambre et c’est la que ça monte. C’est le soir. Je commence à me sentir bizarre, une sorte de détachement étrange, comme si le monde s’éloignait de moi tout à coup. J’entends un grommellement continu. C’est dans ma tête. Un grommelle grommelle grommelle qui roule comme un train dans ma tête. Je me sens vraiment bizarre. Tout ce qui m’était familier dans la chambre me parait soudain inadéquat. Plus rien ne colle. Non, le monde est biais, et tout ma chambre et tout ce qu’elle contient. La voix à mon oreille, qui se rapproche encore […]


Je pense à une lettre écrite à Jean Paulhan par Francis Ponge : « J’ai peur de devenir fou », et la réponse du maître : comme vous vous posez la question, vous êtes loin de la folie1. L’inquiétude est fondatrice, elle est aussi excitation, désir, faim 2. D’un certain point de vue, elle est même nécessaire.

Elle permet aussi d’entrer dans cette matière fantomatique et éreintante qui fait les familles : les douleurs des aïeux, les secrets, la mémoire, et cette incorrigible (et si difficile) question du devenir. On part avec de ces encombrements. Comment on s’en défait — comment d’autres peuvent s’en complaire aussi —, c’est un peu la question et la tâche.

Mon père c’était ça. Il était pétri des rêves de grandeur qui vous interdisent de faire quoi que ce soit. Cloué au sol par la toute-puissance, remâchant l’impuissance, la vie ratée scotchée sur un lit dans une cuisine à fumer des cigarettes en regardant le plafond avec la radio qui lui fait comme un cercueil.


Alors la colère. Oui, la colère, puis l’apaisement (un genre d’hébétude froide), mais pas encore l’écriture. Puis l’écriture, qui n’est pas le calme, pas la sérénité, qui est l’inquiétude consciente, affirmée même, pourquoi pas.

Ce livre, tout bref qu’il puisse être (et ce n’est jamais un reproche) est tout autant dense, et lucide — voilà le mot — et rejoint d’emblée les grands textes contemporains. Candré a réussi son voyage, passer de la terreur à l’inquiétude et de l’inquiétude à l’écriture.

Fou ? Moi ? Putain, ça m’ferait mal. (48 et 81)


Pierre Antoine Villemaine . Giacometti, « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir ? dans la nuit) »

Giacometti,  « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir ? dans la nuit) »[1]

« Du linge étendu, linge de corps et linge de maison, retenu par des pinces, pendait à une corde. » René Char[2]

« Ce matin en me réveillant je vis ma serviette pour la première fois, une serviette sans poids dans une immobilité jamais aperçue et comme en suspens dans un effroyable silence. »  Alberto Giacometti[3]

 

 

 

L’un des objectifs du metteur en scène lors de la conception d’un spectacle est de trouver, d’inventer le mot, l’expression, qui concentrera l’hétérogénéité de son accès à une œuvre. Trouver le motif indiquant la direction, la tension principale qui orientera l’approche avec les acteurs, qui déterminera l’espace, le décor et la lumière.

Le motif de la suspension nous est apparu comme le mouvement qui anime souterrainement notre spectacle sur Giacometti. Cette suspension, nous l’entendons essentiellement comme interruption, césure, syncope. Comme un arrêt, une coupe dans le temps et l’espace. La suspension est une trêve, une pause, un ajournement, un différé. Suspendre son jugement, son savoir, son vouloir, interrompre momentanément le cours des choses, c’est :

1/ s’interroger sur ce qui nous semble être une des conditions que requiert tout geste créateur, à savoir la touche, qui,  nous dit Didier Anzieu serait la première phase de l’acte créateur. Acte quasi hallucinatoire qui est « ouverture d’un chaos, d’un état de saisissement, de l’émoi, du risque et du vertige »[4].

2/ se donner la possibilité de s’interroger sur les modalités de sa propre approche. Comment ce qui se présente vient à nous, comment cela arrive. C’est observer le mouvement de l’apparaître et tenter de le porter à la compréhension de ses propres possibilités.

La suspension a un lieu : celui du milieu, de l’intervalle, de l’interstice, de l’entredeux. Ce n’est pas un lieu de repos mais un lieu de tension, un « centre de suspension vibratoire » écrit Mallarmé. L’être en suspend est celui qui est en attente, en réserve, en souffrance, c’est un être non-encore achevé, un être en devenir. Il est celui qui n’est pas assuré de la fermeté d’un sol et/ou d’une langue. Le temps de la suspension est celui du non encore éclos, du non encore accompli, d’un événement qui n’est pas assuré de son avoir-lieu. L’être en suspend est celui qui est sur le seuil. Ni dehors ni dedans. Entre la vie et la mort. Animé/inanimé. C’est un survivant. Être suspendu, c’est être accroché, exposé. Une suspension, c’est aussi l’amortisseur, le rebond, la souplesse.

Lors d’un entretien, le peintre Djamel Tatah déclare : « La suspension, c’est ce que je veux peindre. C’est ce rapport au temps que je veux induire dans le tableau. […] Il y a une idée intemporelle dans la suspension. Le temps circule. C’est de la présence. Un tableau, c’est la suspension silencieuse d’un événement […] c’est l’attente d’une transformation, d’un événement ».[5]

 

*

Après le spectacle sur Georges Bataille[6] qui était une méditation sur l’image et son dérobement, méditation qui avait tourné essentiellement autour du point, « cet objet sans vérité objective », que Bataille assimile « au sourire de l’être aimé », nous avions le désir de creuser plus encore ce qu’il en était de l‘exposition de l’acteur sur un plateau ; d’affiner notre questionnement et sa mise en œuvre sur les transformations, mutations, défigurations et métamorphoses d’un corps exposé aux regards. De préciser cette suspension de l’acteur qui s’approche et se retire dans son étrangeté de par l’insistance d’un regard qui se dépose sur lui ; comment s’opère le glissement d’un être vivant à une image, comment il navigue de l’absence à la présence ; comment enfin une figure apparaît depuis le champ de sa disparition.

A l’occasion d’une communication, nous  écrivions[7] : « Voir un corps. Un corps qui devient image ; une présence qui se métamorphose. Un vivant devient objet pour un regard. Non que la forme se défasse, mais une autre enveloppe apparaît. Un autre corps s’extrait du premier. Pas tout à fait un autre. Pas tout à fait le même. Un autre qui n’est pas une simple duplication. Qui lui ressemble cependant, qui a un air de famille. Et qui se trouve à côté lui ? Non, plutôt sorti de lui, maintenant le rapport : ils sont issus du même tronc commun. Cet autre ne se détache pas vraiment du premier. Il se marque dans mon œil tel un calque, une réplique, une épreuve. Il s’affiche très légèrement en avant de lui, comme s’il se précédait. Un écart infime les sépare. Un mince décalage. (un éventail, un feuilleté, un escalier, un pli.) Ils sont si proches. L’image vacille. Elle tremble, se dissocie, se disjoint. L’image vibre. Processus de double vue ? Une double vue qui s’opposerait à la claire voyance de mon premier coup d’œil ? En tout cas l’original semble maintenant accompagné d’une doublure immatérielle, fantomatique.

Le plus frappant lors ce glissement serait ce sentiment que ce qui est devant nous se retire, s’éloigne et, dans le même temps, vient à nous, ou plus précisément revient vers nous, poussé vers l’avant, traversé par une force qui ne vient pas seulement de lui mais d’une puissance qui le dépasse. Je le vois maintenant très nettement. Presque trop nettement. Je suis impressionné par la sûreté de la découpe, la précision incroyable des contours, la clarté anormale de la silhouette qui se détache. Cette netteté bouleverse. Celui qui se prépare à lire m’apparaît telle une image découpée dans du papier, un être de surface, d’une planitude sans profondeur. La vision est d’une précision déformante. Réalisme magique. Apparition hyperréaliste. Ce que je vois n’est plus ce que je voyais il y a un instant. Ma perception s’hallucine. Je suis frappé maintenant par l’indétermination de cette découpe : la limite se fait poreuse entre le corps et l’espace, cette limite n’est plus si assurée, les contours se brouillent ; il n’y a plus de démarcation nette entre le monde extérieur et le corps. Les bords se font bordure. L’homme semble fait de la même substance que ce qui l’entoure. Le sentiment qu’il s’évanouit, qu’il se dissipe, qu’il va disparaître. C’est un adieu. Il transparaît, semble s’enfoncer, se défaire dans l’espace. Et lorsqu’il revient à nous, renaissent des points d’ombre, des courbures, des plans, des reliefs : le volume réapparaît. Voir ce corps. Du coup d’œil au regard. Mon regard n’est plus tranquillement posé sur un objet sûr, constant, à disposition. Ce n’est plus le regard qui s’y connaît, à qui on ne la fait pas, qui reconnaît sans voir. Désormais il est atteint, bousculé par l’équivoque de cette présence qui n’appartient à aucun présent, détruit même le présent où elle semble se produire.[8] 

Cette instabilité, cette plasticité des corps et des visages, cette suspension du temps et de l’espace sont au cœur de l’expérience que nous transmet Giacometti dans son œuvre silencieuse aussi bien que dans ses Écrits. Cette œuvre nous invite à une attention plus aiguë à l’espace, aux corps, à la présence, composants essentiels du théâtre. Ces Écrits se présentent avant tout comme le témoignage d’un regard à la poursuite du réel. Nous avons convié les spectateurs à faire une expérience d’un regard qui soit semblable à celle du peintre. Il s’agissait de mettre en place un dispositif qui produirait sur le plateau une image inquiète, tremblée, vacillante et une présence humaine fragile et rayonnante, forte de sa fragilité même.

*

« On sait ce qu’est une tête ! »   On se souvient de ces mots que Breton lance à Giacometti lors de la rupture de ce dernier avec le surréalisme. Ce sont en effet les têtes qui animent Giacometti et plus encore, c’est le regard : « Un jour, alors que je voulais dessiner une jeune fille, quelque chose m’a frappé, c’est-à-dire que, tout d’un coup, j’ai vu que la seule chose qui restait vivante, c’était le regard. Le reste, la tête qui se transformait en crâne, devenait à peu près l’équivalent du crâne du mort. Ce qui faisait la différence entre le mort et la personne c’était son regard. Alors je me suis demandé – et j’y ai pensé depuis – si, au fond, il n’y aurait pas intérêt à sculpter un crâne de mort.[9] On a la volonté de sculpter un vivant, mais dans le vivant il n’y a pas de doute, ce qui le fait vivant, c’est son regard. »[10]

A propos des portraits qu’il réalise, Antonin Artaud parle, lui, d’une quête éperdue du visage : « Les traits du visage, écrit-il, n’ont pas encore trouvé la forme qu’ils indiquent et désignent, et ne font qu’esquisser […] Ce qui veut dire que le visage n’a pas encore trouvé sa face […] c’est au peintre de la lui donner. »[11]  Ou encore : « Depuis mille et mille ans en effet que le visage humain parle et respire, on a encore comme l’impression qu’il n’a pas encore commencé à dire ce qu’il est et ce qu’il sait. »[12]

Ce sera donc cette quête éperdue, cette interrogation assidue du visage humain que poursuivra Giacometti après sa rupture avec Breton. S’il n’arrive pas à retenir ce qu’il voit, c’est que, dit-il : « Les têtes des personnages ne sont que mouvement perpétuel du dedans, du dehors, elles se refond sans arrêt, leur côté transparent. […] Elles sont une masse en mouvement, allure, forme changeante et jamais tout à fait saisissable ».[13] Certes, comme le note Didi-Huberman, Giacometti dans ses propos « rejoue, comme trop souvent, ce topos de la littérature artistique en quoi nous reconnaissons les « quêtes passionnées », les « échecs sublimes » et les « miracles » dont tant d’artistes, réels ou mythiques, furent crédités, depuis le Grec Apelle jusqu’au Frenhofer de Balzac, depuis Léonard jusqu’à Cézanne, de qui Giacometti voulait clairement prolonger, réincarner, la légendaire inquiétude ».[14] Il n’empêche : « L’apparition parfois, je crois que je vais l’attraper, et puis, je la reperds, et il faut recommencer ».[15] Giacometti sent que ce qu’il réalise le trahit, n’égale pas sa vision. Mais ne serait-ce pas tant l’incapacité du peintre à réaliser ce qu’il voit, (ce qu’il déclare jusqu’à exaspérer ses proches), mais, plus précisément, parce que « le propre du corps est de pouvoir être autre que ce qu’on voit » comme l’écrit Artaud ?[16] Ce ne serait donc pas tant une incompétence qu’une impossible saisie de l’être. C’est que le visage se dérobe à l’absolue transparence du perçu. Le tourment de Giacometti est cet effort qui se heurte à l’invisibilité qui se loge au cœur même du visible, qui lui est coalescente. À cette présence qui s’offre en se retirant. C’est cette difficulté même de la présentation à laquelle il s’affronte, et qui le meut. : « Au cœur, au plus intime du fait même de présenter, écrit Philippe Lacoue-Labarthe, dans une manière (cela relève en effet du style) de faire paraître l’inapparaissant qui sous-tend, ou plus exactement qui se retire et se referme dans la présentation même.».[17] Ce que nous voyons n’épuise pas la présence.  Elle se donne en son retrait, de sorte qu’elle doit être retracée sans fin. Cette impossible capture de l’être, son dérobement exaspère le désir. « Ce qui arrive est l’insatiable désir de ce qui n’arrive pas » écrit Bataille.[18] Ce dérobement est la condition de l’œuvre, son épreuve, la longue marche dit Giacometti.

 

« Ce que Giacometti sculpte, c’est la Distance ».[19]

La mise place du modèle pour le portrait chez Giacometti obéit à une ordonnance extrêmement précise. Il s’agit de trouver la juste distance, la bonne orientation. C’est ce que rapporte James Lord : « En fin de compte, il mit son chevalet en place et posa auprès un petit tabouret dont il ajusta soigneusement les pieds de devant à deux marques rouges peintes sur le ciment de l’atelier. Il y avait des marques semblables destinées aux pieds de devant de la chaise du modèle, qu’il m’invita à mettre en place avec une égale précision. […] Il était assis de telle sorte que sa tête se trouvait à un mètre vingt-cinq ou un mètre cinquante de la mienne et me regardait à quarante-cinq degrés par rapport à la toile placée juste devant lui. Il ne m’indiqua aucune pose à prendre, mais il me demanda de le regarder en face, la tête droite, les yeux dans les yeux  »[20] La distance permet de contrôler les dimensions du modèle. Il faut que celui-ci ne soit ni trop proche, car alors la forme se perdrait au profit du détail, dans des micro-perceptions et le corps deviendrait un paysage chaotique, ni trop loin car alors n’apparaîtrait qu’une silhouette. [21]

Dans la mise en place du modèle, il importe que le corps se détache d’un fond qui maintienne la distance de la reconnaissance. On ne retrouve pas chez Giacometti les grands aplats chers à Bacon. La figure chez Giacometti semble surgir d’un fond immémorial, originaire. Elle en provient, elle s’en extirpe. Elle lui reste liée, profondément ancrée. Ce fond d’ailleurs transparaît sur le corps translucide du modèle, sauf bien entendu sur le visage qui retient, concentre toute la tension du portrait. Comme si une partie du corps était négligée au profit exclusif du regard, ce qui, par ailleurs, s’inscrit dans toute la tradition du portrait. Dans les portraits de Giacometti, surtout ceux de la dernière période, le fond est « à peine esquissé, écrit Dupin, ou tracé avec la plus grande insouciance. L’indifférenciation des fonds souligne l’isolement du sujet et manifeste cette présence du vide autour des êtres et des choses. […] Le fond est savamment abandonné à lui-même ; gris et informe, à la fois sale et lumineux. »[22] Ces fonds recueillent la mémoire de la venue du tableau. On y pressent en effet les premiers essais, les recouvrements des premières figures, les repentirs. Une déchirure du fond, une sorte de halo d’un gris plus clair borde le haut du corps, à hauteur des épaules. Ces auréoles qui entourent la tête sont comme la trace d’un effacement d’une autre version du portrait. Elles rappellent également les icônes byzantines. Ce sont les rapports du fond et de la figure qui génèrent le sentiment de la profondeur. « Moi je pense que Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie » déclare Giacometti. Il suivra le même chemin. Cette profondeur, cette ouverture de l’espace que Giacometti associe à un silence est essentielle : « J’avais tout d’un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous, et qu’on ne remarque pas parce qu’on y est habitué. La profondeur métamorphosait les gens, les arbres, les objets. Il y avait un silence extraordinaire, presque angoissant. Car le sentiment de la profondeur engendre le silence, noie les objets dans le silence.»[23]

La distance, ou plutôt le sentiment de la distance, qui distribue les dimensions est affectée chez Giacometti.  Lui, il veut peindre ce qu’il voit, tout simplement.  Et voila que les êtres et les objets se rétrécissent vertigineusement sur sa toile. C’est ce qu’il rapporte d’une séance de travail avec son père : « Et moi j’ai dessiné une fois dans son atelier – j’avais 18-19 ans – des poires qui étaient sur une table – la distance normale d’une nature morte. Et les poires devenaient toujours minuscules. Je recommençais, elles redevenaient toujours exactement à la même taille. Mon père agacé, a dit : « Mais commence à les faire comme elles sont, comme tu les vois ! » Et il les a corrigées. J’ai essayé de les faire comme ça et puis, malgré moi j’ai gommé, j’ai gommé et elles redevenues une demie-heure après, exactement au millimètre, de la même taille que les premières. »[24]  Il rapporte également qu’à une période de sa vie, l’ensemble de ses sculptures tenait dans une boîte d’allumette ! Ces figurines, il les a sculptées tout simplement comme il les a vues, c’est-à-dire:infiniment distantes, environnées de vide.

Dans le geste de peindre, dans le temps même de l’exécution, la distance se modifie en permanence et le peintre s’affronte au chaos, au déferlement. Il se bat avec un grouillement de couleurs, de traits, de taches. Il se retrouve bientôt face à une muraille de peinture. Il se noie dans cette confusion. Giacometti s’enfonce dans le visage du modèle. Il semble trop proche de la matérialité de la peinture, trop proche du jeté. Il semble s’égarer hors de la composition et  perdre la structure.[25] Et pourtant, écrit Deleuze, « ce sont ces petites perceptions obscures, confuses, qui composent nos macroperceptions, nos aperceptions conscientes, claires et distinctes : jamais une perception consciente n’arriverait si elle n’intégrait un ensemble infini de petites perceptions qui déséquilibrent la macroperception précédente et préparent la suivante. »[26] Ainsi, lorsque le spectateur s’éloigne suffisamment de la toile, lorsqu’il prend le recul nécessaire, trouve la juste distance, alors la composition apparaît avec une force incomparable. C’est ce que rapporte Genet à propos de son propre portrait qu’est en train d’exécuter Giacometti  : « Le portrait m’apparaît d’abord comme un enchevêtrement de lignes courbes, virgules, cercles fermés traversés d’une sécante, plutôt roses, gris ou noirs – un étrange vert s’y mêle aussi enchevêtrement très délicat qu’il était en train de faire, où sans doute il se perdait. Mais j’ai l’idée de sortir le tableau dans la cour : le résultat est effrayant. À mesure que je m’éloigne (j’irai jusqu’à ouvrir la porte de la cour, sortir dans la rue, reculant à vingt ou vingt-cinq mètres) le visage, avec tout son modelé m’apparaît, s’impose – selon ce phénomène déjà décrit et propre aux figures de Giacometti – vient à ma rencontre, fond sur moi et se re-précipite dans la toile d’où il partait, devient d’une présence, d’une réalité et d’un relief terribles. »[27]

La mise en place de la pose est une mise en scène qui définit une aire de jeu pour un regard halluciné. C’est que le regard porté aux êtres par Giacometti rend compte d’un double mouvement : un va et vient du réel vers l’œuvre et de l’œuvre vers le réel. « C’est que pour compléter la perception, note Merleau-Ponty, les souvenirs ont besoin d’être rendu possibles par la physionomie des données. Avant tout apport de mémoire, ce qui est vu doit présentement s’organiser de manière à m’offrir un tableau où je puisse reconnaître mes expériences antérieures ».[28] Cela signifie que l’expérience valide, vérifie la vision attendue, souhaitée. La vision cherche et trouve sa confirmation. Giacometti retrouve ainsi dans chacun de ses portraits une émotion initiale qui informe son regard. (Est-ce pour cela que les portraits se ressemblent ? « Plus c’est vous, plus vous devenez n’importe qui », déclare-t-il.[29]) Sa réalité, ce qu’il perçoit, est transfigurée. Dès lors l’œuvre se présente comme le rappel, la commémoration d’un événement. Giacometti se lance à la poursuite d’un objet perdu, à la recherche d’un lieu, d’une aire de jeu pour cet événement. Comme l’enfant, il joue et rejoue avec la dimension de l’absence. Ce jeu est fragile, incertain, risqué, mais aussi source de mise en mouvement, source de toute transformation et de jouissance. Le jeu crée la « fête de la mort, écrit Pierre Fédida, […], le jeu éclaire le deuil : il en effectue le sens caché. »[30] À propos du jeu de l’enfant, Winnicott note que cette « précarité du jeu vient de ce qu’il se situe toujours sur une ligne théorique entre le subjectif et l’objectivement perçu » et que « cette aire de jeu où l’on joue n’est pas la réalité psychique interne. Elle est en dehors de l’individu, mais elle n’appartient pas non plus au monde extérieur »[31].  Cette aire se situe dans l’entredeux, en suspens. Une émotion celée dans le passé serait donc le point aveugle que Giacometti ressasse, déploie à l’infini dans son œuvre ; une émotion « originaire » qu’il réactualiserait sans cesse, dont l’origine ne serait pas historique mais hors du temps. « L’origine, écrit Didi-Huberman, n’est pas seulement ce qui a lieu une fois et n’aura plus jamais lieu. C’est tout aussi bien – et même plus exactement –  comme ce qui au présent nous revient comme de très loin, nous touche au plus intime, et tel un travail insistant du retour, mais imprévisible, qui viendrait délivrer son signe et son symptôme ».[32]

L’œuvre est ainsi l’aire de jeu où Giacometti renoue et rejoue avec l’absence. Ce jeu est risqué écrit Winnicott, car « il faut admettre que le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant. Et l’on peut tenir les jeux (game) avec ce qu’ils comportent d’organisé, comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu (play) » (La langue anglaise possède deux mots pour dire le jeu : game est le jeu qui obéit à des règles déterminées, précises, qui donc définissent un cadre, des limites, à l’opposé de play qui est le jeu qui se déploie librement, qui s’ouvre à l’aventure.)

Giacometti hallucine le visage qu’il perçoit. On notera que le mot allemand Gesicht signifie à la fois visage et vision. La commotion revient, se représente. Ce choc, Giacometti le rappelle avec insistance dans de multiples variantes, dont celle-ci : «  Quand pour la première fois j’aperçus clairement la tête que je regardais se figer, s’immobiliser dans l’instant, définitivement. Je tremblai de terreur comme jamais encore dans ma vie une sueur froide courut dans mon dos. Ce n’était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n’importe quel autre objet, mais non, autrement, non pas comme n’importe quel objet, mais comme quelque chose de vif et mort simultanément. Je poussai un cri de terreur comme si je venais de franchir un seuil, comme si j’entrais dans un inonde encore jamais vu. »[33]

Ce n’est donc pas une distance mesurable que sculpte Giacometti, mais une distance émotionnelle, une distance éprouvée. Cette distance est celle qu’instaure la présence même du modèle. « Cette distance, écrit Maurice Blanchot, n’est en rien distincte de la présence à laquelle elle appartient, de même qu’elle appartient à cet absolu distant qu’est autrui, au point que l’on pourrait dire que ce que Giacometti sculpte, c’est la Distance, nous la livrant et nous livrant à elle, distance mouvante et rigide, menaçante et accueillante, tolérante-intolérante, et telle qu’elle nous est donnée chaque fois pour toujours et chaque fois s’abîme en un instant: distance qui est la profondeur même de la présence, laquelle, étant toute manifeste, réduite à sa surface, semble sans intériorité, pourtant inviolable, parce ce que identique à l’infini du Dehors. »[34] Distance infiniment fluctuante, jamais assurée. Le modèle apparaît comme proche et distant à la fois, distant dans sa proximité même, immergé dans une réalité sans mesure.

Cette présence apparaît à Giacometti dans une suspension du mouvement, comme un surgissement de réel. L’être vu est isolé, séparé, absolument. Il lui est donné comme une suite de d’instants, un enchaînement saccadé d’images, comme le défilement syncopé d’un diaporama plus que dans la continuité rythmique d’un film. « Tous les vivants étaient morts, et cette vision se répéta souvent dans le métro, dans la rue, clans le restaurant, devant mes amis. Ce garçon de chez Lipp qui s’immobilisait, penché sur moi, la bouche ouverte, sans aucun rapport avec le moment précédent, avec le moment suivant, la bouche ouverte, les yeux figés dans une immobilité absolue. »[35]

 

 

Les portraits de Caroline

 

Freud rappelle que « l’impression optique reste le chemin par lequel l’excitation libidinale est le plus fréquemment éveillée » Le regard est désir, il est semblable à la caresse dont parle Levinas,  caresse, écrit-il « qui consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir – jamais assez avenir – à solliciter ce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore. Elle cherche, elle fouille. Ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. »[36]

Dans la dernière partie de son œuvre Giacometti ne s’occupera pratiquement plus que de trois modèles : ses proches, à savoir sa femme Annette, son frère Diego et enfin Caroline, jeune femme rencontrée dans les bars de Montparnasse.[37] Avec cette dernière, la pulsion scopique sera portée à son comble. C’est toute une érotique du regard qui va se jouer entre eux. « Regarder, c’est exhiber son regard. » (Tertullien) Ainsi chacun va tour à tour voir et être vu. Si modèle et le peintre tendent à fonder une entité unique, voire une fusion, remarquaient Lord et Genet, cette fusion trouvera en Caroline son point d’excès. Plus de cinq ans au total de fascination réciproque, écrit Bonnefoy. Cette passion évoque la passion bataillienne. La passion de ce narrateur absorbé par une intrigue de terreur, de mort et de désir pour Madame Edwarda, « avide de son secret, écrit Bataille, sans douter un instant que la mort régnât en elle. »[38] Comment ne pas citer ces mots : « Elle me vit : de son regard, à ce moment-là, je sus qu’il revenait de l’impossible et je vis, au fond d’elle, une fixité vertigineuse […]  L’amour, dans ses yeux était mort, un froid d’aurore en émanait, une transparence où je lisais la mort.»[39] Caroline déclara un jour « J’étais sa démesure. »[40] Avec elle, Giacometti va traverser l’épreuve de l’excès de la présence et de l’excès d’absence. Épreuve de passage de « l’ultramatérialité » d’un corps, d’une « présence exorbitante »[41], à une dématérialisation de ce corps qui s’éloigne, qui se retire jusqu’à devenir une figure du sacré. Sacré dont Jean-Luc Nancy parle précisément en termes d’éloignement : « Ce « divin » ou ce « sacré » n’est autre chose que l’éloignement et le creusement à travers lequel se fait le contact avec l’intime : à travers lequel se déclare la passion de son in/extériorité infinie – passion de souffrance et passion de désir. C’est l’écartement nécessaire à la communication de soi. En ce sens tout portrait est « sacré » (autant dire d’ailleurs « secret ».)[42] C’est que la relation de désir nous place dans un face à face avec quelqu’un qui tout à la fois est une personne et une non personne.

Les premiers portraits de Caroline sont semblables à ceux que Giacometti réalise de sa femme et de son frère. Ils se dépersonnalisent, tendent vers l’anonymat. Le regard se lance, il se jette en avant de « cette face qu’on dirait porteuse d’yeux. »[43] Ce regard semble surgir de très loin, du fond d’une boîte noire. Sur ces premiers portraits, nous discernons les yeux de Caroline. Ils sont d’une fixité cadavérique, comme vitrifiés. Ils touchent, atteignent, percent le regardeur avec la violence inouïe d’une flèche, d’une pointe (punctum). C’est un regard impersonnel, un regard pétrifié qui pétrifie à son tour celui qui le croise. C’est le regard de la Méduse, de cette Méduse qui est à la jouissance par le regard ce que les Sirènes sont à la jouissance par la voix.  «  Le regard, s’il insiste est virtuellement fou, écrit Roland Barthes dans La chambre claire, il est à la fois effet de vérité et effet de folie. »[44] Le peintre est celui qui méduse le modèle, le paralyse, le fige, l’immobilise sur la toile, mais qui est saisi, médusé à son tour. « Tout tableau est une tête de Méduse, dit Le Caravage. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée ». Au fur et à mesure des portraits, les yeux de Caroline disparaissaient pour faire place à un trou noir. Plus de lueur, plus de reflet d’une lumière du monde extérieur dans la pupille, plus d’éclat, plus d’émail du regard. (Barthes) L’iris des yeux s’estompe, les couleurs disparaissent. Reste un point d’intensité. Un point qui serait situé derrière les yeux, comme un regard derrière le regard et qui l’animerait. Un « point intérieur qui nous regarde à travers les yeux » écrit Giacometti.[45] Le noir de la pupille a envahi tout son champ de vision.[46] Ce regard est semblable au trou noir des physiciens, cette région de l’espace qui est dotée d’un champ gravitationnel si intense qu’aucun rayonnement ne peut s’en échapper, où la densité, infiniment compressée en un point, où tous les objets célestes proches, inexorablement attirés, s’y engouffrent et ne peuvent jamais en ressortir. Le regard de Giacometti est aspiré, englouti, défait par la densité ce noir. Les yeux de Caroline se sont retirés pour faire place à une absence de regard. Non, pas tout à fait une absence de regard, ni le regard d’une absente, mais le regard même de l’absence.[47] C’est ce regard de l’absence que Giacometti soutient de toutes ses forces, au risque de défaillir. Le visage est devenu un « conte de terreur. » (Deleuze) Une tête, un crâne. Le visage tout entier est devenu regard. Désormais Giacometti se heurte au « gouffre insondable de la face. » (Artaud) Il fait face à l’anonyme, à  ce qu’il y a inhumain dans l’homme, à son visagebunker, dévisagéifié.[48] « Le visage humain porte en effet une espèce de mort perpétuelle sur son visage » écrit Artaud, « la face humaine telle qu’elle est se cherche encore avec deux yeux, un nez, une bouche et les deux cavités auriculaires qui répondent aux trous des orbites comme les quatre ouvertures du caveau de la prochaine mort. »[49] Rappelons-nous la mouche du récit Le rêve, le Sphinx et la mort de T. : « A ce moment-là, une mouche s’approcha du trou noir de la bouche et lentement y disparut. »[50] Cette mouche est comme un appel du dedans, une invitation à pénétrer à l’intérieur du crâne, à l’intérieur de la caverne qu’est le crâne. Le regard désire l’intérieur du corps, désire pénétrer « dans le lieu du secret, dans la crypte, dans le creuset » écrit Derrida à propos des dessins d’Artaud.[51] Un regard pénétrant donc, par la bouche, par les orbites et qui explorerait les creux, les cavités, qui parcourrait la cave d’un corps devenu caveau. Giacometti, tel Artaud creusant l’énigme du visage humain, cherche alors son lieu dans une cavité. Comme lui, insistant sur les trous du visage, il rencontre « le vide de l’orifice, le chaos, le khaein, la béance abyssale du visage en l’ouverture de tous ses trous, de sa bouche de vérité, de ses yeux creusés.»[52] (Derrida) Dans cette cavité, il vient se lover, il vient y perdre les limites de son corps, vient s’y fondre et s’y confondre. Dans Hier, sables mouvants, Giacometti nous rapporte sous la forme d’un récit vraisemblable, la découverte enfantine d’une grotte près d’un « monolithe d’une couleur dorée, s’ouvrant à la base sur une caverne : tout le dessous était creux, l’eau avait fait ce travail […] Là, j’essayais de creuser un trou juste assez grand pour y pénétrer […] Une fois là, je m’imaginais cet endroit très chaud et noir ; je croyais devoir éprouver une grande joie. »[53] Il construit donc un vide pour venir l’habiter. Un creux où vient séjourner le corps. Pour y jouer et jouir. Il rejoint ainsi la matrice originaire à laquelle il s’identifie. Comme s’il avait retrouvé un lieu de vérité. S’y perdant, s’y abandonnant, il devient l’espace environnant, il devient le vide même.

L’une des oeuvres les plus frappantes de cette identification de Giacometti avec le vide est certainement L’objet invisible (Mains tenant le vide) qui date de 1934. Statue au corps de femme, dotée d’un visage animal et dont les longues mains presque jointes, enclosent et maintiennent une place vacante. Bonnefoy établit un rapprochement avec La Madone entourée d’anges, tempera sur panneau de Cimabue que Giacometti appréciait tout particulièrement. Cette Madone présente de même des doigts très minces, effilés qui enserrent l’enfant Jésus. Avec prudence, devant cette oeuvre « si clairement oedipienne », Bonnefoy avance : « Postuler l’enfant dans ces mains, le percevoir comme le fils absent et présent qui donnerait sens au fantasme, est moins une rêverie, à mon sens, qu’approcher la vérité de l’œuvre. »[54] « Je rappelle, poursuit-il, que La femme cuillère, de quelques années antérieures, nous était paru gravide, mais d’un enfant qui lui aussi était un “vide”, un néant tout autant qu’une présence ».

Ce que voit Giacometti en Caroline le consume. Son désir exacerbé est semblable à celui du chasseur Actéon. Actéon désire Diane, la « chasseresse court vêtu ». Posté dans les fourrés, il surprend nue la déesse prenant son bain, entourée de ses suivantes. Diane l’aperçoit. Alors, « elle puisa de l’eau et inonda le visage du jeune homme […] et elle ajouta  « Et maintenant, libre à toi d’aller raconter, si tu le peux, que tu m’as vu sans le voile ! »[55] Le voyeur est percé par l’objet de son regard. L’excès du voir et du savoir (Oedipe, Tirésias) est condamné par les grecs qui y voient là démesure. La prétention de saisir la vérité nue, sans voile, mène à l’éblouissement, à la folie, à la mort par mise en pièces du corps, démembrement, dispersion ou dévoration.

La « Pointe à l’œil » (1931), est une œuvre tout à fait exemplaire de cette intrication de jeu, de désir et de violence. Elle est l’image même du regard acéré, aiguisé, pénétrant de Giacometti. Cette oeuvre a la dimension d’un jeu de société. Un socle de bois rectangulaire est creusé en son pourtour d’une rigole qui dessine un circuit. À l’une des extrémités de ce socle, une tête de très petite dimension figée par un clou et, lui faisant face, un stylet – une longue lame effilée – fixée également sur une courte tige d’acier. Cette pointe, frôle les yeux du visage, elle est sur le point de s’enfoncer dans l’œil, de crever les yeux. Une suite de photographies en noir et blanc de Man Ray qui se joue de l’ombre portée du stylet, renforce cette impression de culte froid et glacé de mise à mort. Il y a chez Giacometti une cruauté à l’œuvre.[56] Ce que rappelle Jacques Dupin : « Il y a, il y avait surtout, chez Giacometti, un instinct de cruauté, un besoin de destruction qui conditionnent étroitement son activité créatrice. […]. Le spectacle de la violence le fascine et le terrifie. Naguère, avec des personnes de rencontres ou des amis, surtout des femmes, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer comment les tuer »[57].  Ce qui nous dit clairement La Pointe à l’œil, c’est que, d’une part, le regard est désir et profanation et, d’autre part, que regarder intensément mène à l’aveuglement. Par son excès, le peintre perd son modèle et il se perd lui-même. Il fera désormais l’expérience de la nuit. Une fois encore, Giacometti nous semble proche de L’expérience intérieure de Bataille qui écrit « Ce qui se trouve alors dans l’obscurité profonde est un âpre désir de voir quand, devant ce désir, tout se dérobe. »[58] Ces mots pourraient concentrer l’expérience de Giacometti avec Caroline. Se perdre et perdre l’œuvre. Et si l’aveuglement était une des conditions qu’exigeait l’œuvre ? Rappelons ces mots de Didier Anzieu : « Devenir créateur, c’est laisser se produire, au moment opportun d’une crise intérieure (mais ce moment, toujours risqué, ne sera reconnu opportun qu’après coup), une dissociation ou une régression du Moi, partielles, brusques et profondes : c’est l’état de saisissement. »[59]

*

« C’est une suspension, c’est Elle. »

 

« En face d’une suspension, il dit : « C’est une suspension, c’est Elle. » Et rien de plus. Et cette constatation soudaine illumine le peintre. La suspension. Sur le papier elle sera, dans sa plus naïve nudité. » Jean Genet[60]

 

 

Mais la comédienne n’est pas le modèle du peintre, elle n’est pas figée sur une toile inanimée.  Elle parle !  Et de même que le regard, la parole scrute et fouille le visible. La parole dirige la vue, elle fait voir, fait arriver, fait apparaître. Avec précision, les mots de Giacometti vont sculpter ce visage de la comédienne exposé aux regards. Le spectateur est suspendu aux lèvres de l’actrice. Ce qu’il contemple (car il s’agit bien d’instaurer une contemplation, une contemplation visuelle et auditive) est tracé par les mots qu’elle prononce. Sa perception est guidée, sa vision modelée par la parole. Les mots de Giacometti évoquent, suggèrent, rappellent, font entrevoir. Ils dirigent l’attention du spectateur, la focalise. S’il n’y avait pas de mots, juste une présence muette sur le devant de la scène, la tension se dissiperait rapidement et rien se manifesterait. Le visible est ainsi fictionnalisé par le discours. Les mots que profère la comédienne orientent les regards portés sur son corps, ce sont des caresses ou des coups dont elle perçoit la touche. Le spectateur entre ainsi en travail. Ce qu’il perçoit oscille dans l’entre-deux du voir et de l’entendre. « Écouter quelqu’un, entendre sa voix, exige de la part de celui qui écoute, une attention ouverte à l’entre-deux du corps et du discours et qui ne se crispe ni sur l’impression de la voix [ou du corps] ni sur l’expression du discours. » (Denis Vasse)[61] La voix féminine qui emprunte le “je” de Giacometti renforce cette oscillation. Le choix d’une femme pour interpréter ces Écrits est essentiel. Il crée un écart entre ce que le spectateur voit et ce qu’il entend. Cette inadéquation met son écoute et sa vision en éveil, en alerte. Si un homme disait, jouait les mots de Giacometti peut-être qu’à la limite, on ne le verrait même pas. Nous verrions quelqu’un qui joue (à) Giacometti, c’est-à-dire qu’il apparaîtrait comme signe – mime d’un personnage – quand bien même s’il s’en distancierait.  Ce n’est pas notre propos. Ce que nous cherchons, ce n’est pas la production d’une image, reconnaissable, identifiable, mais plus exactement l’exposition d’une présence qui échapperait de justesse au signe.

Le déploiement de la parole opère également un ralentissement, une élongation du temps. Ce déploiement ouvre le temps de l’attention. Il crée un temps suspendu, celui de la contemplation. Le temps affecte le regard.  Cette contemplation n’est pas passivité, mais réception active : la chose vue n’est pas donnée une fois pour toute, elle est labile, malléable. Une image faisant signe, indiquerait une direction, qui désignerait mais dont le sens resterait à produire. Une image qui montrerait, qui ne démontrerait pas. Cette contemplation serait analogue à l’écoute flottante de Freud. Contemplation flottante donc, qui n’établirait pas une hiérarchisation des données, qui ne trancherait pas immédiatement, ne conclurait pas de suite. Cette contemplation crée un regard actif. Le spectateur est invité à devenir co-créateur de ce qu’il voit. Il ne s’agit pas de comprendre mais de recevoir, d’accueillir et d’élaborer. Le visage de la comédienne ne se présente pas en effet comme un signe à interpréter, il ne supporte pas une signification. Il n’est le pas le support d’une idée, d’une intelligibilité. Il est cet « essentiellement caché [qui] se jette vers la lumière, sans devenir signification. »[62] L’apparition de l’autre n’est pas un événement de la connaissance, mais un événement du sentiment. Il ne signifie pas autre chose que ce qu’il est. « Le messager est le message » dit Levinas. L’autre n’annonce aucun sens, il est l’annonce, c’est-à-dire le non-sens, « le visage d’autrui est sa manière de signifier. »[63]

Donc la comédienne est assise à l’avant scène sur une chaise, très proche du public. Le regard du spectateur s’immobilise sur son visage dans un long plan fixe. Pas d’action, si ce n’est le déploiement de la parole. Dans ce plan fixe, le corps vu est à la fois objet et sujet, « vif et mort à la fois » (Giacometti). Dans le portrait du peintre, c’est la figure inanimée qui nous regarde comme un être vivant. Quant au modèle et à la comédienne, l’opération est inversée : pris dans l’image, c’est le vivant qui est vu comme une chose. Dès lors, elle est une présence en suspend, prise dans un entrelacs d’animé et d’inanimé. Dans les deux cas, il s’agit d’un échange, de la rencontre avec un regard. Que cet échange soit effectif (la touche directe) ou seulement pressenti (le regard adressé, tourné vers), c’est le sentiment de se sentir regardé qui nous retient. Et ce sentiment, c’est précisément l’expérience de l’aura dont parle Walter Benjamin : « Car il n’est point de regard qui n’attende une réponse de l’être auquel il s’adresse. Que cette attente soit comblée (par une pensée, par un effort volontaire d’attention, tout aussi bien que par un regard au sens étroit du terme), l’expérience de l’aura connaît alors sa plénitude. [Elle] repose donc sur le transfert, au niveau des rapports entre l’inanimé – ou la nature – et l’homme, d’une forme de réaction courante dans la société humaine. Dès qu’on est – ou qu’on se croit – regardé, on lève les yeux. Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux. »[64] Interpellé, celui qui se croyait en sécurité dans la pénombre de la salle est contacté, saisit, pris dans un face à face. Face à face qui est un toucher à distance. Celui qui est là, devant moi, mon semblable, ce­lui qui est vu soudain me regarde. « Apparition incertaine » dit Giacometti. « Apparition interrogative » écrira Sartre.

Le spectateur se fait alors voyeur, voyant. L’inconnu, c’est ce qui est jeté là devant lui, ici et maintenant, en pleine lumière. Présence troublante, que rien ne cache, qui s’offre à nous et qui ne peut être saisi. Tout est ici à découvert, il n’y a rien derrière et cela nous reste opaque.  Cette exposition est sans mystère, sans dramatisation, sans pathos, d’une simplicité sans mesure. Ce n’est pas un corps mystérique : ce corps est l’évident, le manifeste secret de l’être, le mystère de sa clarté même.

Giacometti n’ajoute pas, il retire de la matière à ses sculptures, il abstrait de la terre jusqu’à l’instant critique où la statue est proche de l’effondrement, jusqu’à que cela ne tienne qu’à un fil. Cette tension vers l’épure est excès. Excès de simplicité et de nudité. Excès que nous devons transposer sur la scène. Que l’extrême simplicité recherchée ne devienne pas synonyme d’austérité. Si la comédienne bouge peu – et la pose en effet est infiniment sobre – elle ne se fige pas. C’est dire que « son immobile est un actif agissant. » (Artaud) Elle est en arrêt, ce qui ne veut pas dire en repos. « La puissance du combat s’accomplit dans le silence de toute action. » (Bataille)[65] Elle est en arrêt, comme l’animal est aux aguets. Son immobilité est un mouvement sur place, sans déplacement, qui agit par vibration et rayonnement, irradiation. Elle est en vigilance. Son calme provient de son écoute attentive de la profondeur  silencieuse de l’espace. La difficulté consiste à préserver la vitalité, la force affirmative et la légèreté de l’esquisse au sein même de l’épure. On se souvient que Giacometti disait envier la grâce aérienne de Miro.

Dans Le rêve, le Sphinx et la mort de T., texte souvent cité ici, Giacometti nous révèle l’expérience – le choc, la commotion –, « une trouée dans la vie » écrit-il,[66] qu’il a éprouvé en assistant à la mort d’un proche. Expérience capitale a bouleversé de fond en comble sa manière d’appréhender le monde. Une révélation que cette mort de l’autre et aussi, peut-être, une chance. Oui, tout a changé, une porte s’est ouverte brusquement sur un monde inconnu jusqu’alors. « Ce jour-là, la réalité s’est revalorisée pour moi du tout au tout »[67] dit-il. Le texte part à la dérive, il fonctionne par sauts d’affects, par associations ; il passe allégrement du présent au passé, accumulant les retours en arrière, les reprises et les ressassements. Giacometti semble prendre un malin plaisir à brouiller les pistes, à s’égarer et à égarer son lecteur. Ce que nous retiendrons : l’expérience de cette mort en directe nous est rapportée avec distance. L’expérience est si grave, elle l’engage si profondément qu’elle ne peut être restituée que dans un éloignement de soi, avec légèreté, une légèreté essentielle. Si la mort est toujours présente, c’est avec « le sourire aux lèvres », selon l’heureuse expression de Meyerhold que la comédienne interprétera ce texte.[68] C’est en souriant, rappelle Deleuze, que Cézanne prononçait ces mots : « C’est effrayant la vie ! » D’autre part, autre forme d’éloignement : ce récit prend un tour fictif. Son statut est de fait indécidable. Est-ce du biographique ?, est-ce de la fiction ? Vérité des faits ou vérité de l’émotion ? Cet indécidable, cette suspension, est le moteur cette écriture, ce qui l’anime, il en est le ressort. (Cet indécidable consisterait à ce que l’événement qu’est la mort d’autrui nous met hors de nous-même, que retenons-nous ?, qu’arrive-t-il, exactement ? ) Retenons cet éloignement de soi, il est capital. Il oriente en effet de manière décisive l’interprétation de l’actrice. Il détermine sa tension affective. Cet éloignement est un rapport de non-identification avec le dire du texte et le pathos qu’il véhicule. La comédienne ne mimera donc pas les affects, ne les redoublera pas lors de son interprétation. Elle maintiendra une distance.  Non pas la distance de celle qui sait, ou une distance impassible, car, bien entendu elle est traversée par les émotions, le texte résonne en elle, dans son intimité, mais bien parce que la distance est inscrite dans le procès même de l’émotion, comme dessaisissement de soi. Celui qui est touché, saisi, affecté ne s’appartient plus. C’est précisément cela faire une expérience. Rappelons la définition que propose Martin Heidegger : «  Faire une expérience avec quoi que ce soit, une chose, un être humain, un dieu, cela veut dire : le laisser venir sur nous, qu’il nous atteigne, nous tombe dessus, nous renverse et nous rende autre. Dans cette expression, « faire » ne signifie justement pas que nous sommes les opérateurs de l’expérience; faire veut dire ici, comme dans la locution « faire une maladie », passer è travers, souffrir de bout en bout, endurer, accueillir ce qui nous atteint en nous soumettant à lui. Cela se fait, cela marche, cela convient, cela s’arrange. » [69]

La comédienne active ce dessaisissement[70], elle joue avec sa propre déstabilisation, avec sa propre fragilité. C’est un art du suspens. C’est l’art du danger, c’est le risque de l’acteur.[71] Nous sommes toujours dans ce jeu de variations infinies de la distance, dans ces jeux du proche et du lointain.[72] À propos de Kafka, Maurice Blanchot fait cette remarque qui vaudra pour le jeu de la comédienne : « Tout se passe comme si, plus il s’éloignait de lui-même, écrit-il, plus il devenait présent. Le récit de fiction met, à l’intérieur de celui qui écrit, une distance, un intervalle (fictif lui-même), sans lequel il ne pourrait s’exprimer. Cette distance doit d’autant plus s’approfondir que l’écrivain participe d’avantage à son récit. Il se met en cause, dans les deux sens ambigus du terme : c’est de lui qu’il est question et c’est lui qui est en question – à la limite supprimé. »[73]

Parfois la comédienne ne s’adresse pas directement au public. A qui parle-t-elle ? Elle est sous contrôle, sous la garde d’un regard impersonnel et omniprésent : celui de l’espace dans lequel elle est immergée. Elle se sent comme une chose, une minuscule présence isolée au milieu d’un immense espace. S’exposant à exister dans le visible, elle s’expose à un regard invisible et vide. Les mots qu’elle envoie se diffusent puis se dissipent dans l’étendue indéfinie du plateau. Ils sont destinés aux vivants bien sûr, aux spectateurs dans la salle, mais également aux absents, « au peuple des morts »[74]  écrit Genet.

« C’est une suspension, c’est Elle ». Le spectateur ne sera donc pas en face d’images immédiatement identifiables, mais d’images inachevées, en mouvement, inductrices de rêveries, d’émotions et de pensées. Nous emprunterons le terme de défiguration, défiguration créatrice, à Évelyne Grossman: « La défiguration, écrit-elle, est à la fois dé-création et re-création permanente des formes provisoires et fragiles de soi et de l’autre. »[75] L’image première, celle du premier coup d’œil, de la première reconnaissance s’effrite, se défait, perd de sa stabilité, de son assurance, de sa sûreté. L’image est plastique, c’est-à-dire qu’elle possède une  capacité à se transformer, à transformer ses propres limites, à se déplacer, à devenir autre.[76]  Le vocable modèle indique précisément la plasticité, le modelage, le pétrir, la transformation.

Dans une lettre à André de Rénéville (1933) Artaud écrit : « Il serait vain de considérer les corps comme des organismes imperméables et fixés, Il n’y a pas de matière, il n’y a que des stratifications provisoires d’état de vie. »[77]

Revue Théâtre/Public N° 180, mars 2006


[1] Alberto Giacometti, Écrits, Édition Hermann, Paris, 1992 p. 64.

[2] René Char, « Alberto. Giacometti », Recherche de la base et du sommet, Pauvreté et privilège, 1954

[3] Écrits, p. 31.

[4] Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Essais psychanalytiques sur le travail créateur, Gallimard, 1981, p. 93.

[5] Djamel Tatah, Barbara Stehlé-Akhtar et Christophe Bident, Paris Musées, Actes Sud, 2003, p. 107.

[6] La passion selon Georges Bataille. Spectacle réalisé à partir des textes Mme Edwarda et L’expérience intérieure. Mise en en scène de Pierre Antoine Villemaine, avec Gisèle Renard et Yves-Robert Viala. Lumière de Philippe Lacombe. Création au Théâtre de l’Atalante, Paris, 1991.

[7] Une lecture instable, Actes du Colloque Maurice Blanchot, direction Christophe Bident, Pierre Vilar, Éditions Farrago, Automne 2003. Texte repris en 2005 dans  la Revue “Littérature”, “Théâtre, un retour au texte ?”  Éditions Larousse.

[8] Maurice Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, 1959, pp. 18-19.

[9] Ce crâne sera l’œuvre qu’il réalisera en 1933-34, intitulée Le Cube. Œuvre, par d’ailleurs, que Giacometti ne revendique pas comme étant de la sculpture. Voir à ce propos Georges Didi-Huberman, Le cube et le visage, Autour d’une sculpture de Giacometti, Macula, 1993 ?

[10] Écrits, p. 246.

[11] Antonin Artaud, dessins, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 48.

[12] Ibid.

[13] Écrits, p. 218.

[14] Georges Didi-Huberman, Le cube et le visage, op. cit., p. 13.

[15] Entretien avec Pierre Schneider. Écrits, p. 268.

[16] Antonin Artaud, Œuvres complètes, XXII, p.106

[17] Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, Christian Bourgois, 1986, p.128

[18] Georges Bataille, Œuvres Complètes XII, p.316

[19] Maurice Blanchot, « Traces » In L’Amitié, Gallimard, 1971, p. 246

[20] James Lord, Un portrait par Giacometti, Collection Art et Artiste, Gallimard, 1991, p.17.

[21] Voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Édition Tel Gallimard, Paris, 1993, p.349.

[22] Jacques Dupin, Alberto Giacometti, Textes pour une approche, Fourbis,1991, p.75

[23] Écrits

[24] Yves Bonnefoy, op. cit., p.65

[25] « Mais la difficulté pour exprimer réellement ce “détail” est la même que pour traduire, pour comprendre l’ensemble. Si je vous regarde en face, j’oublie le profil. Si je regarde le profil, j’oublie la face. Tout devient discontinu. Le fait est là. Je n’arrive plus jamais à saisir l’ensemble. Trop d’étages Trop de niveaux L’être humain se complexifie. Et dans cette mesure, je n’arrive plus à l’appréhender. » Entretien avec André Parinaud, Écrits, p. 270.

[26] Sur les micro et macro perceptions ainsi que sur l’hallucination, voir Gilles Deleuze, « La perception dans les plis », In Le pli, Leibniz et le baroque, Les Éditions de Minuit, 1988, pp. 114-120.

[27] Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, Édition L’Arbalète, Paris, 1958, p.31

[28] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p.27

[29] Entretien avec Pierre Schneider, Écrits, p.263. Ou encore : « La ressemblance ? Je ne reconnais plus les gens à force de les voir », entretien avec Pierre Dumayet, p. 285

[30] Pierre Fédida, L’absence, Éditions Gallimard, Paris, 1977, p.138

[31] D. W.Winnicott, Jeu et réalité, Folio/Essais, Gallimard,1975, p.103

[32] Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Éditions de Minuit, Paris, 1991, p.107. Didi-Huberman renvoie au texte de Pierre Fédida, Passé anachronique et présent réminiscent.

[33] « Le rêve, le Sphinx et la mort de T », texte paru dans la Revue Labyrinthe en 1946, Écrits, p.30

[34] Maurice Blanchot, « Traces » In L’Amitié, Gallimard, 1971, p. 246

[35] « Le Rêve, le Sphinx et la mort de», p.30. Voir également, l’entretien avec Parinaud, p.265

[36] Emmanuel Levinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff Publishers, Quatrième édition, 1971, 235

[37] Yves Bonnefoy, op. cit., p.460. Et, p.452 :  « Un intérêt véhément, hors de proportion avec son objet, parut-il à tous ses proches. Un intérêt qui fut cause entre l’un et l’autre de rapports aussi suivis et aussi intenses qu’étranges, et qui durèrent jusqu’à la mort d’Alberto ».

[38] Georges Bataille, Mme Edwarda, Œuvres  Complètes III, Gallimard, 1971, p.29

[39] ibid.

[40] Voir Jean Genet, L’atelier, op. cit., p.40 : « Il regrette les bordels disparus. Je crois qu’ils ont tenu – et leur souvenir tient encore – trop de place dans sa vie, pour qu’on n’en parle pas. Il me semble qu’il y entrait presqu’en adorateur. Il y venait pour s’y voir à genoux en face d’une divinité implacable et lointaine. »

[41] Voir Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit. , p. 223.

[42] Jean-Luc Nancy, Le regard du portrait, Galilée, 2000, p. 57.

[43] Yves Bonnefoy, op. cit., p. 309

[44] Roland Barthes, Œuvres complètes (éd. É. Marty), Paris, Le Seuil, t. V, 1995, p. 880.

[45] Écrits, p. 218

[46] Giacometti déclare à André Parinaud : « Oui, tout l’art consiste peut-être à arriver à situer la pupille… Le regard est fait par l’entourage de l’œil. L’œil a toujours l’air froid et distant. C’est le contenant qui détermine l’œil. » Écrits, p.270

[47] « C’est ainsi que le portrait immortalise : il rend immortel dans la mort. Mais plus exactement peut-être : le portrait immortalise moins une personne qu’il ne présente la mort (immortelle) en (une) personne ». Jean-Luc Nancy, Le regard…, op. cit., p.54

[48] Voir Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980, pp. 208-230

[49] Antonin Artaud, dessins, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987

[50] « Le rêve, le Sphinx et la mort de T. », Écrits, p. 29.

[51] Voir Jacques Derrida, Artaud le Moma, Galilée, 2002, p.60 et suivantes. Par ailleurs, Derrida fait remarquer que le mot « creuset » est quasi l’anagramme de « secret ».

[52] Ibid.

[53] Écrits, p. 8

[54] Voir Yves Bonnefoy, pp. 224-235

[55] Ovide, Métamorphoses III, Flammarion, 1966, p.94

[56] Voir Jacques Hassoun, La cruauté mélancolique, Aubier/Psychanalyse, 1995

[57] Jacques Dupin, Alberto Giacometti, op. cit., p.17

[58] Georges Bataille, L’expérience Intérieure, Oeuvres Complètes I, Édition Gallimard, Paris, pp.144-145

[59] Didier Anzieu,  Essais psychanalytiques sur le travail créateur… ,  op . cit.  p. 93

[60] Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, op. cit., p.56

[61] Cité par Roland Barthes, Œuvres complètes (éd. É. Marty), Paris, Le Seuil, t. V, 1995, p.350

[62] Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p.234

[63] Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance, Montpellier, Fata Morgana, 1995, p.172.

[64] Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », trad. M. de J. Lacoste, in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Ed. Payot, 1982, p. 200

[65] Georges Bataille, La pratique de joie devant la mort, Œuvres Complètes I, p. 555

[66] Écrits, p. 35

[67] Ibid.

[68] Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le théâtre, 1977, p. 115.

[69] Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, Tel Gallimard, 1976, p. 143.

[70] Ce que Didier Anzieu repère comme le second moment de l’acte créateur : «  La partie du Moi restée consciente (sinon c’est la folie) rapporte de cet état un matériel inconscient, réprimé, ou refoulé, ou même jamais encore mobilisé, sur lequel la pensée préconsciente, jusque-là court-circuitée, reprend ses droits. » op. cit., p. 93.

[71] « Risquer (wagen) écrit Heidegger, signifie : faire entrer dans le mouvement du jeu, mettre sur la balance, lâcher dans le péril » Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Les chemins qui ne mènent nul part, Tel Gallimard, p. 338.

[72] Ce jeu avec la distance est l’une des définitions qu’attribue Walter Benjamin à l’aura : « Unique apparition d’un lointain, si proche qu’elle puisse être » In L’œuvre d’art à l’ère de la reproduction technique (1936) trad. Maurice de Gandillac, Paris, 1971, (éd. 1974), p. 145.

[73] Maurice Blanchot, La part du feu, Gallimard, 1979, p.29.

[74] Jean Genet, op. cit., p.13.

[75] Évelyne Grossman, La défiguration, Artaud, Beckett, Michaux, Les Éditions de Minuit, 2004, p. 9.

[76] Voir Catherine Malabou, La plasticité au soir de l’écriture, Dialectique, destruction, déconstruction, Collections Variation, Éditions Léo Scheer, 2005. Elle écrit notamment, p.108 : « Le régime privilégié du changement est l’implosion continue de la forme, par où elle se remanie et se reforme continuellement. »

[77] Antonin Artaud, Œuvres Complètes, tome V, Gallimard, p. 148.