Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (05)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


5


Papa n’a pas dû comprendre tout de suite. A la maison, pourtant, ça sentait pas comme d’habitude. Ça sentait déjà plus tellement la bonne odeur de cuisine, tout ce qui flottait c’était juste un souvenir lointain de graisse froide et de vieille soupe. Ça sentait le renfermé. Le rance. Le cuir neuf des valises que Maman avait ressorties de l’armoire. Ces valises, on les avait rangées là en attendant de partir un jour pour un long voyage. Normalement, ce voyage c’est tous les trois qu’on aurait dû le faire.

Non, Papa n’a rien vu venir. Il a mis ses clefs dans la serrure et ça a fait, j’imagine, le cliquetis saccadé de quand il rentre. La porte, il l’a poussée d’un bloc, et puis il nous a appelés. Personne répondait mais jusque là tout allait bien. Sans doute a-t-il cru qu’on était sorti faire des courses ou que Maman m’avait emmené au parc. Il a foncé tout droit dans la cuisine pour voir s’il restait un peu de café. Et c’est là qu’il a vu le petit mot coincé entre le grille pain et la cafetière.

C’était un mot au ton sec et nerveux, si je vous en parle c’est que je l’ai lu à la sauvette par-dessus l’épaule de Maman. C’était un mot écrit d’une traite dans lequel elle lui expliquait que rester toute sa vie à l’attendre, encore et toujours, à essayer de me faire tenir en place avec ses jolies explications à propos de son absence et puis à pleurer chaque fois que le jour baissait, que je dormais enfin tranquille et que là elle se retrouvait seule, toute seule avec les dernières images de lui et c’étaient des images qui avaient fini par devenir très floues, c’étaient des images où elle avait même de plus en plus de mal à le reconnaître, voilà, tout ça elle en pouvait plus.

Avec moi, Maman qui a toujours tenu à bien m’expliquer les choses, bien sûr elle s’y est prise autrement. Elle m’a dit que, parfois, les gens qu’on aime, y se contentent juste d’être aimés. Elle m’a dit que l’amour c’était une flamme. Mais que cette flamme ça brûlait tout de suite moins haut, que ça chauffait moins bien quand y’avait plus qu’une seule bouche, un seul souffle, et puis toujours le même, pour l’entretenir. Que l’amour quand ça revient à lancer des appels désespérés vers quelqu’un qui vous répond jamais, alors c’est comme rouler sur une route à sens unique vers une voie sens issue. Ses histoires d’appels et de routes, j’avoue que… Par contre, les deux grosses gouttes qui pour finir se sont mises à gonfler au coin de ses yeux comme deux nuages sombres, deux bulles de chagrin sur le point d’éclater, ça, oh oui alors, ça m’a aidé à mieux comprendre la gravité de la situation. Même si. Voilà. Dans sa voix elle avait beau mettre toute la douceur possible, depuis qu’elle était allée prendre les valises dans l’armoire de l’entrée, je savais. Elle et Papa se séparaient. Voilà.


A suivre : 1345678910

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