Je suis heureux : je vais vivre avec elle pendant quelques jours. Elle sera là dans la pièce principale de la maison, accrochée au mur tout blanc. Je l’ai vue, avant-hier, je l’ai regardée dans un paysage plutôt flou, j’ai tenté de la reconnaître, je suis persuadé que je l’avais déjà vue. Elle était dans la rivière, et sa robe légèrement soulevée, effleurait de ses plis la surface immobile de l’eau. Je l’ai regardée en espérant que ses yeux se tourneraient vers moi, c’était peine perdue, elle était absorbée par cette langueur qui unit un corps à l’impavidité de la nature. Ses pieds nus sous l’eau appartenaient déjà à un autre monde, ils se séparaient comme deux oiseaux aquatiques qui ne distinguent pas la différence entre voler et nager. Et ses pieds, je les voyais commencer à vouloir partir dans l’eau transparente.
Telle une danseuse, la baigneuse s’apprêtait à accomplir le mouvement disharmonique qui la séparait d’abord pour unir son corps. A la naissance de l’agitation, la nudité de ses pieds anticipait le geste d’une baignade qui ne devrait pas avoir lieu. Elle se donnait l’air de pouvoir bouger mais elle ne présentait que les signes de l’intention de se mouvoir.
Maintenant, elle est là, je suis en face d’elle, la porte est grande ouverte, elle est inondée de lumière. Dans un paysage si éthéré, rendu trouble et diaphane par un léger dégradé de couleur grise, des traces de bleu entourent la coiffe qui lui couvre les cheveux. Son visage pourrait bien apparaître, il demeure invisible, seuls ses pieds dénudés semblent le dévoiler en respectant son absence. La baigneuse inchoative joue l’apparition, elle aime surgir à peine visible.
Elle vient d’un autre temps, de celui où l’évocation elle-même était son origine. Quand plus rien ne disparaît et que tout commence seulement à apparaître. Les mirages des mémoires débridées. Le mouvement suspendu par l’évanouissement de sa finalité. Telle une danseuse qui entre dans un ballet aquatique, elle me regarde du coin de son œil perdu dans son visage, pour m’inviter à abandonner un instant les morts de la maison et à entrer dans la danse.
Je commence à avoir peur d’elle. La grandeur de sa présence sur le mur m’empêche d’être absent moi-même, je suis bien là, avec elle et je ne pourrai plus jamais la décrocher. Elle a aussi pris sa place dans ma tête, et quand je quitte la pièce où elle est, je la vois encore. En quelques instants, elle est devenue le mythe de l’origine du commencement. Une victoire trop facile sur la mort.