Archives de catégorie : Chroniques

350. Talk Talk, Spirit of Eden, 1988 | BV

 



Talk Talk, comme chacun sait, a débuté par une pop FM accessible, et produisit trois premiers albums dont le troisième semble furtivement désigner un point d’horizon qui pouvait sembler flou ; avec cet album, en 1988, cet horizon se cristallise avec une évidence presque vulgaire. Une atmosphère mystérieuse, probablement mélancolique, et fortement mature, se dégage des premières notes de l’ouverture.

L’harmonica strident ou la dissonante guitare viennent rappeler tout de même son origine à la musique, malgré les cuivres ou le piano. Avec des morceaux de plus de 6 minutes en moyenne, sans mélodie facilement identifiable, plus aucune chance cette fois de passer en radio. En revanche, la musique passe très sereinement entre nerf et synapse et dégage des paysages très littéraires, les mots bien sûr et la voix obliques de Mark Hollis y étant pour quelque chose. Annonciateur d’une certaine scène des années 90, cet album prépare surtout secrètement le chef d’œuvre qui suivra, Laughing stock (#9).

 

 

521. La Rappresentante di Lista, My Mamma, 2021 | BV

 


 

Ça commence comme on ne s’y attendait pas, d’un groupe sérieux et appliqué, qui nous avait délivré un très très beau premier album, Bu bu sad, en 2015 (#393 tout de même, ce n’est vraiment pas négligeable !). Un chef d’œuvre de morceau, par ailleurs implacable tube : Ciao ciao.

Certes le groupe de Veronica Lucchesi et Dario Mangiaracina s’est étoffé, a pris confiance, prend même des risques, et trouve un succès mérité. L’album est plein de mélodies très bien, méritoires et pénétrantes, il n’y a pas de faute majeure… probablement le côté grège du précédent lui donnait une fraîcheur majeure, mais enfin… “Voglio fare quello che non si fa” nous dit Lucchesi, et c’est bien ça. Matures, ils le sont, dans le style comme dans l’interprétation, même si on frôle la variété (mais consciente) çà et là. S’offre alors à eux, devant le succès et l’engagement, de maintenir le fil tendu de l’art, de taire la doctrine (Resistere), et d’offrir la surprise (Mai Mamma)… toutes tâches difficiles à tenir dans le monde de l’industrie culturelle actuelle, mais où les places mineures (comme l’Italie) peuvent largement surnager.

Une fois n’est pas coutume, je glisse la vidéo d’un concert (festival pour la paix organisé par eux à Bologne) parce que ces gamins sont vraiment beaux !

 

 

234. Africa Head Charge, Off The Beaten Track, 1985 | BV

 

Eh bien voilà un excellent disque pour la saison !

Je ne sais plus très bien comment je suis tombé dessus, probablement à travers l’inénarrable SoundLogic (https://www.sndlgc.com/lander, une Souche partenaire, mais que je ne vois plus).

Alors, comment dire, du reggae psychédélique électronique ? Oui. Cette musique traversière (off the beaten tracks, “hors des sentiers battus”) décrypte très consciemment les âpretés de la société globalisée, avec un léger temps d’avance d’ailleurs. Avec ironie, l’ensemble, dirigé par Bonjo Iyabinghi Noahils, marie l’électronique à une section rythmique réelle, produisant des effets de cassure surprise (les chiens de Some bizarre, le Einstein de Language and mentality; l’Ethipoie de Release the doctor) et en même de temps de fluidité, tout à fait inédit — “inouï” serait plus juste, et c’est ce qui rend ce disque imperdable !

 

 

1004. The Rolling Stones, A bigger bang, 2005 | BV

 

On peut se demander l’intérêt de chroniquer un disque des Rolling Stones de 2005 (alors d’ailleurs que vient de paraître un nouvel opus en 2023, Hackney Diamonds, le premier sans Charlie Watts), et a bien pu l’écouter alors ?

Oui, mais la question se pose depuis Some girls (en 1978). Depuis Some girls en 1978 et jusqu’à celui-ci, les Stones ont fait paraître sept albums, sept albums en pratiquement 30 ans, un album tous les 4 ans à la louche : on ne peut pas dire qu’ils ont occupé le terrain (probablement n’en ont-ils rien à branler, préférant écumer les routes, notamment entre 1997 et 2005, ces dix années d’anniversaires variés qui les ont conduits à tourer intensivement). Qu’ils soient bons ou mauvais importe peu : c’est un album des Stones, un petit évènement, et la certitude d’avoir une tournée avec les morceaux favoris des gens. (On peut d’ailleurs leur reprocher, tout de même, de sortir des live insignifiants, avec les sempiternels Sugar, Flash, Satisfaction.)

Bref, l’album : trop long ça c’est certain, mais pour le coup ce n’est pas le seul dans ce genre. Mais vraiment, c’est dégueulasse, la loi du CD, seize morceaux, dont une bonne partie de remplissage. Pas des morceaux horribles, mais plusieurs certainement sans intérêt. Donc l’album aurait gagné à être plus léger, d’autant qu’il comporte des extravagances (les petites lubies de Don Was), comme l’incomparable Laugh… I nearly died (déjà le titre…), et deux ou trois perles typiquement stoniennes, qui vont directement dans la compilation, comme l’implacable Back of my head.

Les Stones font du blues, du rock, il n’ont pas beaucoup d’idée ici, j’ai toujours des doutes sur leur représentation par Don Was, je ne sais pas si c’est un bon gars, Don Was, mais enfin, ils ont toujours ce talent de faire avec peu, et ils sont sympathiques, aussi. Faut le dire. Et la pochette est la plus belle de tous ces foutus albums dont on a rien à fiche.

L’album a été déclassé dans la Souche, suite à cette nouvelle écoute attentive.

 

 

683. Amon Tobin, Supermodified, 2000 | BV

 

Le hasard fait arriver si tardivement les premiers disques d’électro…

Il faut bien avouer que je suis parti à peu près de zéro, fée Electronica étant arrivée bien après le reste, du moins dans mes oreilles.

Eh bien un grand représentant du genre, le Brésilien Amon Tobin créé, uniquement à partir de samples (du moins ici, disque de sa première période) des pièces exigeantes, vaguement jazz, qui flirtent avec un jungle soignée ou une noise presque africaine… Ça fonctionne la plupart du temps ; si deux ou trois morcaux seulement (l’entrée Get your snack on suivi d’ailleurs de Four tones mantis, ou encore Keepin’ in steel ; Saboteur est pou moi le meilleur) sont inoubliables, l’ensemble reste artistiquement cohérent (ce qui n’est pas gagné d’avance) et prépare des opus encore plus engageants encore (ISAM #603, Permutation #343).

 

 

543. X, Wild gift, 1981 | BV

 


 

Le punk, ou ce qu’on appelle ainsi, n’est pas un genre musical à proprement parler. Il n’est pas sensiblement différentdu rock (grunge) ou de la pop (new-wave). La facilité serait de dire qu’il est un état d’esprit, mais dans la musique populaire, je crains que ce ne soit un peu trop superficiel (pensons au bop, au hip-hop). Il faudrait plutôt partir sur des indices esthétiques, mais ceux-ci n’existent pas (à ma connaissance) : le punk comme une matière, le punk comme une texture. Un entrelacs atmosphères, un réseau de nuages ? Vous voyez, ça ne marche pas.

Avec Wild gift, son deuxième album, X propose une série de chansons qui ne sont pas du punk mais qu’on ne peut qualifier, pourtant, autrement. Le monde est petit, et le style est commun, deux adages qui expliquent aussi les errements du rock dès son second âge d’or (dont le pic se situe approximativement autour de 1965). Ici, c’est Ray Manzarek qui produit, ceci expliquant peut-être cela.

Il se pourrait donc que ce soit l’un des meilleurs albums tout court.

 

 

166. Marianne faithfull, 20th Century Blues, 1997 | BV


 
Voici un album tranquille et élégant, un rendu très précis de l’atmosphère de nombreux classiques du cabaret allemand, et dont l’interprétation est ici excellente : la voix, si particulière de Faithfull, entre Dylan et Richards, colle parfaitement à l’ambiance, et l’artiste, passionée du genre, avec diverses expériences précédentes sur scène, propose un répertoire en duo avec le pianiste Paul Trueblood, qui fonctionne à merveille.

De nombreux classiques donc, de Brechet et Weil, la part du lion, mais aussi Friedrich Hollaender, Noel Coward et une étonnante reprise de Harry Nilsson, dont la plupart sont connus de tous. Une insertion jazz cabaret dans la Souche, par une interprète pop punk, ce n’est pas si courant. J’ajoute que j’avais vu ce spectacle à Grenoble un peu avant la sortie du disque, j’avais pu serre la main de celle qui est bien plus qu’une égérie, une véritable artiste.

 

 

972. Dead Boys, Young, loud and snotty, 1977 | BV

 

Un pur album de punk, si on veut, qui tient exactement dans son titre, et ne prend pas des vessies pour des lanternes. Le phrasé est somehow presque britishboumesque (le groupe suit Pere Ubu, de Cleveland), et certains arrangements vocaux, roulements ou solos testent la radicalité du public. Pas inoubliable, mais pas du tout honteux, loin de là.

 

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Que le désir de naître ne se perd jamais | HPJ

Il n’avait jamais eu autant peur de perdre l’amour de la vie qu’elle lui offrait. Il s’éveillait parfois à l’aurore à la fin du cauchemar de sa disparition. Il soulevait ses paupières pour voir ses yeux qui grandissaient, il entendait ses paroles dont il ne comprenait pas le sens. Elle lui avait provoqué une fracture de l’inconscient, il avait pensé qu’il n’en n’aurait plus à cause de l’imminence de sa mort. Et là, maintenant, il était bien obligé de le reconnaître, cette fracture le mettait dans l’impossibilité de continuer à écrire « il » au lieu de « je «. Cette brèche, elle l’avait ouverte à sa manière, comme dans une danse qui ensorcelle, elle l’avait incisée avec une douceur incroyable, à en pleurer. Je n’avais même plus envie de sortir, de voir la vie du dehors, je ne pouvais que regarder les roses derrière la fenêtre, ces roses presque blanches qu’un vent léger faisait s’incliner.

La brèche me paraissait plus grande que jamais, pourtant j’en avais vu d’autres ! Là, j’avais peur de m’y perdre et je me disais que c’était peut-être la vraie chance de ma mort. Je suis devenu fou un moment, j’ai cru que ses paupières seules en se baissant et en s’ouvrant m’invitaient à l’intérieur de la fracture.

Alors j’ai coincé ma tête sur l’oreiller pour regarder le plafond qui n’avait aucune lézarde.

Comment son visage pouvait-il apaiser mon angoisse ? Du fonds sonore de mon inconscient, j’ai entendu sa voix prononcer mon prénom. Les mots effaçaient l’un après l’autre les déchirures comme s’ils servaient de machine de guerre contre les menaces de la vie. Je ne sais pas comment sa voix avait réussi à s’infiltrer dans la chambre sonore de mon histoire, sa voix se donnait l’air d’avoir toujours été là depuis mon enfance.

J’ai fermé les yeux, je n’étais plus seul.

Je l’ai vue danser sous le regard strabique des vaches alignées au bout d’un champ, elle s’élançait vers le ciel pour se laisser virevolter et échouer sur la terre en évitant de déchirer sa longue robe au contact des fils de fer barbelés. J’avais honte de redevenir enfant comme si je prenais mon inconscient pour une matrice.

Je perdais la force de me confronter au monde, je me levais, je faisais quelques pas et je me recouchais pour la retrouver. Je tremblais de froid sous l’édredon, j’avais quitté le dehors, je perdais même le désir d’y retourner ne serait-ce que pour voir encore les roses presque blanches.

J’allais entrer dans le monde de ses rêves.

Et j’étais porté par l’empire de l’imagination, prêt à épouser le vertige de l’illusion jusque dans sa perte totale de fondement. Ce mystère de l’érotisme de l’irréalité allait s’accomplir après m’avoir hanté. Emporté par les envolées de sa danse, j’allais enfin pouvoir m’éloigner de mon corps de vieillard impotent.

219. Ornette Coleman, Free jazz, 1961 | BV

 

 

Sur une pulsation décisive, une fraîcheur déconcertante. Si le mot free jazz existe déjà, voilà la toute première improvisation libre enregistrée. Paradoxalement beaucoup plus existante que bien des essais successifs, alors même que les musiciens n’ont aucune feuille de route, Coleman poursuit le chemin ouvert avec The shape of jazz to come (1959, #122), et c’est peut-être ce jazz-là (qui est venu).

Pour l’occasion, une audace : on embauche un deuxième quartet, et on mixe chaque quartet sur un canal, à gauche Coleman, accompagné de Don Cherry à la trompette, Scott LaFaro à la contrebasse et Billy Higgins à la batterie, tandis qu’à droite on a Eric Dolphy à la clarinette, Freddie Hubbard à la trompette, Charlie Haden et Ed Blackwell à la batterie. Du beau monde donc.

Le résultat, une seule piste de près de quarante minutes (il y a un bonus sur les versions actuelles), absolument saisissante.