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Luc Garraud • Les griottes

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


jussieu

J’étais jardinier à la cour des miracles, au sein d’une équipe animée par des rituels désuets et ridicules dès le matin. Ratisser les feuilles et tondre les pelouses apportait du mouvement à ce petit peuple, soumis à des règles d’un petit monde.

Un seul espoir, attendre la fin du jour, que la nuit passe. La main sur le pantalon, laver les camionnettes, passer plus de temps à ranger qu’à faire, cirer les pneus, tout faire propre et regarder les passantes, boire et reboire ou bien le contraire. Se faire chier à longueur de journées sur la suite à prendre.



C’était rassurant quand on avait trouvé une chose à faire, tout le monde était d’accord, engourdis qu’on était. Je crois ne jamais avoir vu une pareille fanfare depuis. Ma première procession avait commencé comme ça, arrivant de nulle part. J’ai cru longtemps que c’était ça le travail en équipe.

J’allais leur chercher des bouteilles de rouge. Le blanc se buvait au bar, plusieurs petits à la suite, accumulés comme ça, petit à petit ça faisait un grand blanc à la fin. J’allais à l’épicerie avec des consignes, des litres à étoiles : « T’en prendras quatre », c’était le minimum. En général dès que le vin avait un bouchon de n’importe où qu’il vienne il était bon. Ce n’était pas vraiment des gourmets, ni des esthètes, mais ils aimaient manger et boire. Les discutions étaient souvent limitées à ça, même si le flot intarissable sur les déboires de l’impuissance prenait aussi du temps sur la journée.

J’ai fait ça pour aider pendant des semaines sans vraiment me rendre compte dans quel bazar terrible je trempais, je ne buvais que de l’eau.


La troupe ça ressemblait à une grande caravane diversifiée. Un gros gars fort et bedonnant d’une soixantaine d’année, avait chaque matin sur la peau un bleu de chauffe bien propre et repassé par sa femme. La ceinture en cuir par-dessus était ajustée au minimum autour de son ventre, lustrée, on voyait bien les trous marqués des années plus maigres. Je ne l’ai vue qu’au dernier cran me tirer la langue. Ça retenait son autorité de chef, un embonpoint qui se voyait. Il était coiffé au Pétrole Hahn et frotté au sent-bon à la lavande, parfum déjà perdu à sept heures trente dans son odeur d’ours. Il suait à grosses gouttes au moindre effort, sans en faire un seul. Il suçait des pastilles à la menthe, tout le temps. Il était, je crois, plus bon que bête, mais mis en boite par la bande à railler qu’il dirigeait tant bien que mal, ça ne se voyait pas vraiment. Il rentrait le soir imbibé comme une éponge avec mille excuses. Il avait dû aider dans d’autres moments difficiles, des gens au-dessus de lui, des besognes ingrates pour ceux qui ne voulaient pas les faire, on se souvenait de ça, on l’avait mis là, il aurait pu parler. Il devenait très rouge certaines fois, émacié naturellement qu’il était déjà par le vin.



Condescendent et toujours à se montrer, Jean, un vieil aigri, lui, était tiré à quatre épingles. Il était en fin de cycle. Il venait en vélo et à cet âge ça me semblait bien courageux, quand on vient en vélo c’est qu’on ne marche plus, c’est trop loin les pieds, la marche est haute. Un jour, j’ai vu au détour d’un immeuble qu’il habitait à moins de cent mètres de là, sortir son vélo le matin, le rentrer le soir, un sacré rituel.

Nous nous retrouvions le matin à sept heures précises, c’était la règle, commencer à l’heure. On n’avait pas intérêt à arriver en retard, sinon on nous en parlait toute la journée, des cinq minutes à rattraper. Cinq minutes gagnées à courir, se lever lentement, rester coincé dans le lit, regarder se déployer doucement les feuilles de platanes le long des quais du Rhône, ou bien encore le bus de ville qui s’évertue ce matin-là à s’arrêter à tous les feux rouges.

Après sept heures l’horaire n’avait plus d’importance, seul le moment de partir réveillait un peu les consciences, un peu avant.


Jean, son seul atout à lui était de nous prendre pour des cons, car il savait tenir un marteau. Il avait appris en installant les voies à la SNCF. Il avait aussi une tête à les avoir fait sauter, ou du moins il avait dû essayer mais il n’en parlait pas. Alors évidement, nous qui ne savions pas planter un clou, ça en jetait la SNCF. Il avait un avis sur tout dès qu’on disait quelque chose. Nous n’étions pour lui que des jeunes blancs-becs à qui on ne parle pas, tous des bons à rien. Il n’avait vraiment que son cul de vieux à contenter. Il parlait de sa fille, ça il nous en parlait et chaque matin, nous avions droit à ses exploits, comparés aux nôtres. Elle avait réussi à partir pour faire je ne sais quoi, douée pour les études, très douée pour le commerce, le rêve. Lui il avait fait jardinier pour finir. 



Une troupe bancale, dans laquelle il y avait Monsieur Aimé monté sur ses lunettes fumées. Il était assez bonhomme, bien que raide et réac comme un fouet. Sa « bonne femme » nous aurait tous remis dans le droit chemin à coup de pompes dans l’cul. Une autorité naturelle dont il était fier, il en souffrait sans nous le dire. Elle était concierge, son dévouement pour distribuer le courrier dans les étages et sa dextérité mielleuse pour récupérer les étrennes début janvier l’impressionnait chaque année, vu que ça payait les deux bouteilles de pommard du réveillon. C’est lui qui sortait les poubelles le matin à six heures pile, qui lavait les sols le soir à vingt heures, qui tondait la pelouse le samedi et taillait les deux-cent soixante-quinze mètres de haies de troènes deux fois par an, sa femme, elle, elle était concierge.

Il était du genre « il vous faudrait une bonne guerre ». Comment on a pu laisser passer ça, s’en prendre plein la gueule. Ils n’avaient que nous, en première ligne, des chiens à battre. L’alcool ne suffisait plus à atténuer, à faire oublier la peur qu’ils avaient eue d’y laisser un bras, la tête ou l’ensemble en morceaux. Oublier les amis perdus, panser les familles écrabouillées par la douleur de la guerre, les controverses inavouées, cachées à jamais dans leur tête cassée. Alors évidement il fallait pour les calmer être d’accord avec eux, les écouter répéter leur plainte, on ne pouvait faire que ça. On ne comprenait rien ou peu de chose à cette histoire, on avait vingt ans. On aurait bien voulu partager mais pas tout, faire le tri, se rappeler les morts, les blessures et les amitiés, mais comment on démonte une arme, ah non merci ! comment d’un coup de révolver on envoie la monnaie, gardez tout. Ils ne parlaient que d’un seul bloc, le mal était trop fort. Mais dans leur « plus jamais ça » on sentait toujours « à vous maintenant, on a donné », alors que nous on aurait bien voulu dire : « et si on faisait tout pour plus que ça recommence », mais à vingt ans on ne sait pas dire ça, pas encore.

C’était donc récurent, journalier, on avait d’autres soucis à résoudre, que de se coltiner les leurs, ceux de la guerre, on était loin, on avait du mal à tout croire, pas le temps. Nous, on voulait bouffer à toutes les cantines. Ça faisait du boucan dans leurs têtes, ça se voyait, dans les nôtres aussi.



Aimé, il gueulait avant de parler, nous, nous avions appris à nous taire. Nous avions tous les trois le même âge et on s’entendait bien, tous les matins ont espérait de petits miracles, mais chaque matin, rien.

Un matin, on apprit que la femme d’Aimé était atteinte d’un cancer. Là, d’un coup, tout à changé, on n’a plus jamais entendu parler de la guerre, ni de nos faces de blancs-becs bons à rien. Ça à duré moins de six mois et là on a vu ce qu’on n’avait jamais vu auparavant. Tous les matins, tel un fildefériste sur sa corde en équilibre, il faisait trois kilomètres à pied, il arrivait de plus en plus tard.

Un jour on avait fait un détour par chez lui, on avait bu un café, il nous avait reçu comme des papes, attendus depuis longtemps, comme jamais il nous avait parlé. On avait eu droit au détail de la mise en bière, « tout l’immeuble est venu, elle a bien été fleurie ».


Nous trois, on était tombés là, je ne sais comment dans cette carriole, avec de la chance ou une vague connaissance. On s’est quitté de vue depuis trente ans, mais dans la tête on y pense encore. L’équipe, elle, est depuis au trois-quarts sous terre ou presque.

A la suite de ça, il y avait Louis, un vieux garçon encore jeune, grand et gros, dodelinant, l’ensemble tremblant comme une feuille. La cérémonie du blanc le matin, au zinc, sans toucher au verre avec les bras dans l’dos, du bout des lèvres, un, puis un autre, et de trois pour tenir debout et le sourire revenu des matins noirs comme des chicots, c’était parti pour la journée.


Il était bon, d’une finesse incroyable. Lui, il ne racontait que des histoires, des belles, toujours les mêmes, des histoires anciennes avec son œil qui te regarde pour que tu ne perdes pas le fil, pour pas que tu te perdes, pour que tu suives sa route un moment et qu’il t’emmène, jamais très loin, dans son pays proche où il ne se passe que de petites choses oubliées depuis longtemps.


Il regardait les autres sans dire un mot, il aurait pu dire, il connaissait la foudre des mieux pensants.

Sur la route étroite, avec sa voiture qu’il ne pouvait plus conduire depuis des lustres ; il me racontait la blanquette de veau qu’il avait mangé en s’arrêtant dans un restaurant au bord du canal et celle qu’il n’avait pas pu retenir, qui l’avait contraint alors à rester seul et à errer. Bouffé de timidité et d’angoisses, il me racontait son pays d’enfance avec l’œil bleu.


Oublié par ses cousins depuis qu’il était sans parents, sans frères, jamais retourné depuis là-bas. Je l’imaginais bien avoir pris le bus, un bouquet à la main, une veste couleur pétrole et une chemise à carreaux boutonnée jusqu’en haut, râpée au col. Il aurait marché le long de la petite route pendant deux kilomètres glissant sans cesse entre le fossé herbeux et le rebord de bitume gravillonné, sous une pluie transversale. Tout le séparait de la nationale au village. Sans prévenir, sans s’annoncer, il savait que ce serait difficile. Il connaissait l’endroit comme sa poche en sonnant à la première maison, celle de son cousin, c’est sa femme qui ne l’avait vu que deux fois en trente ans qui le reçut à la porte, elle prit le bouquet du bout des doigts. Le cousin n’était pas là et il ne rentrerait que le surlendemain et qu’il serait très content de savoir que son cousin était passé, enfin il le crut. Trempé comme un rat, il était rentré en prenant le chemin à l’inverse, c’est comme ça je pense qu’il me le raconta, je ne crois pas qu’il y soit retourné une autre fois.

Une équipe quoi, où Louis faisait office de Prince tous les jours déchu, il était comme un souffre-douleur permanent, l’image inverse des autres. 


Il décorait les manches élimées de sa veste de petites brisures de pains bien choisies, glanées sur les tables. Il soufflait comme un gonfleur pour martelas de camping.

En queue de troupe, un gars dont je ne me souviens plus le prénom. 
Un gars, qui finissait bien l’équipe, un garçon à qui l’on rendait tout, il tirait une cigarette de sa poche avant de te serrer la main, un geste toujours, généreux au premier coup d’œil. Un fil de paysan, de la campagne, paumé mais un peu moins que les autres.

Un jour il m’emmena chez lui dans les collines, pour aller ramasser des griottes. L’arbre était tombé, il est couché, courbé au sol, accroché à une pente de ces montagnes vallonnées. Juste des volumes posés. Faut tenir debout dans les pentes et l’herbe est grasse, bien verte quand les griottes sont mûres, on les voit bien.

 Quel bonheur d’aller là bas, les journées sont longues et il n’y pas d’heure pour la cueillette. Je suis reçu par ses parents, on est bien reçus, je suis l’ami du fils, celui qui a bien voulu venir à la ferme.

 C’est une grande bâtisse et c’est grand autour, toutes les choses sont poussées. C’est un bordel de ferrailles et d’anciennes machines, en attente qu’elles rouillent. Un cimetière de tracteurs, le long des murs, adossés aux arbres, à même le sol, un peu partout et sans ordre, il y a la place, alors pourquoi réfléchir.



On entre, c’est comme souvent saisissant à l’intérieur. On discute de choses et d’autres, on ne sait comment remercier pour un tel cadeau, une cueillette.

On dit qu’on va y aller, après quelques civilités, ici ce ne sont pas les mêmes, se sont d’autres façons de faire, on ne s’en va pas sans rester un peu.
 La bouteille de vin et les verres sortent du placard. On discute de tout, pas vraiment de tout quand même, des choses en commun.

Bon et bien cette fois on va y aller « mais vous allez bien manger avec nous » et c’est un verre de rouge qui vous accroche à la table, je reste pour la soupe.

La toile cirée est venue par bateau, des boussoles et des ancres marines s’entremêlent à l’infini. Il y a tout, c’est un monde de meubles noirs avec des napperons blancs jaunis, tout est figé, ça poisse un peu. Il y a des tue-mouches qui tombent du plafond.

Aux murs sont accrochés des souvenirs de toutes les époques ; une photo de mariage ; dans un cadre le portrait d’un homme qui porte une belle moustache noire et épaisse, il est en costume du dimanche, c’est le tonton ou le parrain, qui est mort écrasé, puis mangé par la batteuse.



Sur le dessus de la cheminée, bien au chaud, une vierge de Lourdes en cire molle et cabossée fait face à un christ réchauffé, avec son rameau de buis coincé dans le dos. Les croyances viennent du sol, elles sont païennes et fortes. On parle du temps qu’il fait, qu’il fera et qu’il a fait surtout, c’est plus sûr. 


La soupe c’est des poireaux gros comme des avant-bras, et des patates. En hauteur sous les poutres, une colonie de coupes dorées occupe de petites places. Les plus grandes sont sur le rebord de la cheminée, il y a une plaque gravée sur chacune. Des dates de concours de boules ? de tournois de foot ? de championnats de labours ? Dans une odeur de maison familière près des bêtes.

Les coupes brillent de toute part, elles prennent toute la place dans la pièce sombre.


J’ai dis oui pour la soupe, dans l’imaginaire des assiettes creuses et ébréchées, des morceaux de pain dans un bouillon plat, c’est si chaud qu’on mange lentement.

Je pense au panier trop plein qui m’attend sagement dans mon coffre. Le gout de la griotte, acide et fumée, animale et sanguine cramoisie, un arbre mourant, déchaussé. La confiture du dernier souffle, d’une dernière cueillette.

Ce serait bien « Viens, se serait dommage de les perdre » et pourquoi ça tombe sur moi, parce que je dis oui et quand on vous invite faut dire oui, ça se refuse pas.

Les coupes me regardent toujours. La petite sœur de douze ans est devant moi, toute dorée avec ses bottines de majorettes. Un pull rose au crochet ajouré et bouffant aux manches, une médaille de baptême en or. Elle est jolie, comme la campagne, elle n’a pas finie de pousser. Elle prend son accordéon et elle joue debout devant moi, bousculée en avant par le père à chaque pas qu’elle recule, timide, c’est un fracas de notes qui dégoulinent à toute vitesse, elle est maladroite sans exploit, c’est du par cœur, elle titube, l’instrument sous le menton et ça tricote les pastilles.

On trouve ça beau bien sûr, on sait surtout qu’elle à gagné des coupes, on est fier de les montrer, la soupe a un autre goût.

 Ça se déchaîne à nouveau comme un roulis, un interminable flonflon, que rien n’arrête. Derrière elle, dans son dos, le petit frère se bat avec les bretelles de son instrument trop lourd, excité lui aussi de vouloir montrer. Sans gène et sans le moindre effort, il pousse sa sœur qui n’en finit pas.

Lui aussi, Il a voulu faire pareil, pas pour gagner des coupes, mais plutôt pour faire comme sa sœur, il a appris seul avec sa sœur, alors, comme il aimait bien ça, on a ressortit le petit accordéon de sa boîte, celui offert par le parrain à Noël.


Et en deux notes, c’est parti, une furie démarre, ça met du volume dans la maison. Le père ne peut plus commenter, ne peut plus parler sur la musique, il se tait le père. Ce n’est pas du musette à proprement parler, c’est déjà différent à la deuxième note, c’est inventé.

C’est un musicien qui joue là, du velours agricole. On ne comprend pas, il s’entraîne jamais, il ne joue pas au moins une heure par jour comme sa sœur. Il ne fait jamais comme sa sœur, les coupes il les a toutes gagnées, ramenées à chaque fois. Mais c’est bien de jouer de la musique devant les gens du village qui l’attire, le père il ne comprend pas pourquoi il ferme les yeux quand il joue, en face du monde. Depuis l’âge de quatre ans, il en a huit et demi.

Il travaille peu à l’école, il est lent dans son travail. Il n’est pas avec les autres et pourtant il n’est pas bête quand il veut. Alors certains jours, il reste à la maison pour aider, y a toujours à faire. Il va garder les chèvres avec son accordéon, il n’a jamais perdu une chèvre. Je ne sais pas ce qu’il va faire, il est fait pour reprendre les bêtes. Il dit qu’il aime les musiques à la télé et qu’il écoute la radio dans son lit.

Un jour, il a pris le bus pour l’école et n’est pas rentré le soir, le lendemain on l’a cherché partout, on n’a jamais su où il était allé.
 En rentrant il nous a dit : « C’est un métier accordéoniste sur le tour de France, non ! » Il est têtu, dans sa tête, il sait, mais il ne dit rien.

« Ma femme elle pense qu’il pourrait faire les deux, travailler la terre et continuer à jouer de temps en temps de son accordéon ; moi, je ne suis pas contre mais qui va s’occuper des bêtes. »

*

Il est là, sur une estrade bricolée, en costume et cravate rouge, droit comme un i.


J’ai reconnu sa silhouette de loin, son visage est devenu adulte, je me suis piqué devant lui mais il ne m’a pas reconnu. Il a soulevé son instrument posé sur la chaise à coté de lui. Il à accroché les bretelles dans son dos, j’ai entendu ses yeux se fermer, sur la première note un goût de griottes m’est venu dans la bouche.



Oliver Rohe • Ma dernière création est un piège à taupes

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.

Rohe • Rohe • Ma dernière création est un piège à taupes • Inculte 2012

Intense et bref, le texte d’Oliver Rohe est l’adaptation de la pièce radiophonique AK-471. Le texte intrique le destin de l’arme la plus fameuse au monde et la vie de son inventeur, Mikhaïl Kalachnikov, de sa propre voix (en italique) ou plus ou moins mise en fiction, le tout dans une Russie en perpétuels soubresauts, malgré le manteau impeccable des bouleaux et de la neige.

Ce dispositif efficace, mené avec précision et brio, évoque également les échos du monde globalisé dans lequel nous vivons ; il est bien certain que ce petit texte, d’abord destiné à la radio, tient haut la main les promesses qu’il n’a pas faites. On serait dans l’erreur de lui conférer plus d’ambition que celle d’une texte bref (mais intense) destiné à la radio.

Ceci établit, on pourra enfin lire le livre qui est d’une efficacité narrative évidente.

L’hiver, par un chemin chaque fois identique et emprunté par lui seul, il se rendait à pied au collège du village voisin. Il pénétrait à l’aube dans la forêt enneigée, sinuait parmi les ifs et les grands mélèzes, longeait la lisière du bois, longeait les lacs et les étangs gelés. Il aimait la façon dont son corps se rétractait pour se défendre contre le froid, les fissures qui parfois menaçaient les surfaces vitrifiées. (16)

Dans ce cadre précis, la vie de Kalachnikov est celle d’un enfant plus ou moins solitaire, fasciné par l’ordre des machines.

En ces temps-là cruciaux pour la formation de l’esprit il observait avec constance et ravissement les systèmes mécaniques sommaires, les poulies, les manivelles, les courroies, les engrenages. Il regardait, il enregistrait. Les frictions, la fluidité, les poussées, les tractions. Et par une journée de tempête polaire qu’on imagine de tous les diables il a enterré son père mort de fatigue et d’amertume. (18-19).

Et si les machines le fascinent, il en sera autrement de la nature, qui est cruelle et pleine de mort. Lorsqu’il fuit le camp de déportés, il retrouve son village natal, transformé depuis son départ. « Quand elles changent, avait-il pensé, il faudrait que les choses changent de nom. » (22).

Il ferait donc changer les choses, il inventerait l’outil qui améliorerait les imperfections de la nature, qui rectifierait les injustices. Ce destin est exceptionnel : ce paysan fils de paysan, au contact permanent de la nature, va produire un petit objet qui va se diffuser dans tout l’empire soviétique et au-delà et après, jusqu’à aujourd’hui, portant loin de son créateur son nom dans le monde entier : Kalachnikov.

L’AK-47 né de la bataille de Stalingrad, des plans quinquennaux et de l’ouvrière coiffée d’un fichu sur un champ agricole était plus qu’un fusil efficace favorisant un certain rééquilibrage des rapports de force sur le terrain militaire, il était le symbole brandi par l’exploité contre le capitaliste, par l’opprimé contre le colonisateur, plus largement par le faible contre le fort, il était l’étendard planétaire de la justice immanente et de la libération. (36-37)

On suit notre technicien qui, à ses heures perdues, écrit des poèmes, élève sa famille et imagine toutes sortes de systèmes contre les nuisibles, insectes, ou rongeurs, ou autres. Pendant ce temps, l’Union Soviétique s’affaiblit, et bientôt elle s’écroule. L’arme AK-K7 est sur tous les fronts mondialisés, après la Guerre Froide, sans plus le charme libertaire avec lequel elle avait été conçue et peut-être, utilisée.

[I]l écrivait à nouveau des poèmes.
Sur le caoutchouc, la fonderie, les soudures.
Sur les femmes. (53)

A observer la description érotique de la page 61, scène du montage de l’arme, on commence à saisir l’enjeu textuel ici mis en branle. Kalachnikov est un créateur. Ce texte, en plus de nous raconter le destin exceptionnel d’un personnage donné dans une époque donnée, ce texte nous déporte sur la question du rapport entre le créateur et son œuvre. Sans glisser béatement vers une interprétation métaphorique des couples Kalachnikov/AK-K7 vs artiste/œuvre, on peut à tout le moins en déduire une certaine position, presque esthétique, sans doute faussement éthique, du technicien.

Elle était magnifique dans ses lignes et ses proportions parce qu’elle était en tout point conforme à ce qu’il avait imaginé, à ses croquis et à ses travaux préparatoires, parce qu’elle était la réponse parfaite aux réclamations des soldats sur le champ de bataille et à l’hôpital, comme une matérialisation unique de leur parole collective, et bien plus que cela : de leurs humeurs secrètes, de l’expression de leurs visages, de l’état de leur corps, de tout ce qui excédait les possibilités de la parole et échouait en dehors du territoire de la langue. (61)

Le livre en somme interroge non seulement les conditions de possibilité de la création mais aussi (et surtout) l’espèce de concaténation, enfin l’espèce d’évidence qu’il peut exister entre un objet (fut-il artistique ou militaire) et celui qui le conçoit. Le livre peut-être dénonce cela, que l’œuvre en aucun cas, comme ce fut le cas dans l’esprit de Kalachnikov, n’est là pour répondre à un besoin précis, n’est là pour combler un manque ou contenir une béance (cf. 71 et 72). C’est d’ailleurs le renversement étonnant de l’usage et du rôle de l’arme magique, l’arme investie de missions mystiques. Et nous citerons à cet effet les dernières pages du texte, qu’on pourra résumer par le poème de Kalachnikov, aussi :

J’ai tout pesé scrupuleusement
Dans la vie et je n’ai plus d’appuis
Mon cœur ne bat plus normalement
Mon corps entier est engourdi.
Je suis déjà comme enterré
Autour de moi tout se défait.
(68)

Pour le poète comme pour l’ingénieur, un monde sans frontières, un monde sans idéal, ne peut autoriser le bon déroulement du travail et de l’ouvrage. C’est un monde alors fait d’inquiétude, et quelle pourrait être l’œuvre qui puisse y trouver refuge ? Et de quel esprit malade ?

À observer maintenant une carte répertoriant pour nous les usines de fabrication, les arsenaux et les centres de stockage, les zones de conflits et les routes officielles ou clandestines de la distribution des armes, de ces quelque cent millions de Kalachnikov certifiées ou contrefaites inondant le marché mondial, sans qu’aucune réglementation et qu’aucun contrôle sérieux ne vienne encadrer leur circulation, leur circulation libre et effrénée, à observer les trajets compliqués et les circonvolutions de ce flux incessant de Kalachnikov sur le marché, il devient encore plus aisé de comprendre que ce fusil d’assaut imaginé par un paysan russe bientôt centenaire n’épargne aucun continent et aucune région, que sa dissémination forme un réseau d’échanges de plus en plus dense et touffu, à l’image de n’importe quelle autre marchandise d’envergure planétaire, d’une boisson gazeuse, d’un téléphone mobile ou d’un produit immatériel. Cette œuvre de colonisation méthodique, de maillage serré et systématique que l’on observe sur la carte noircie et surchargée peut donner de prime abord une impression vertigineuse d’unification du monde, comme si la circulation de la marchandise avait reconfiguré notre géographie globale pour en faire une surface plate, lisse et monochrome ; mais cette impression est évidemment fallacieuse, parce que la marchandise AK-47 ne travaille au contraire qu’à la fragmentation permanente des territoires, à leur fractionnement en portions, en parcelles toujours plus réduites sur le modèle de la guerre civile infinie — et ainsi chaque ville, chaque quartier, chaque pâté de maisons et chaque immeuble peut pour des raison aussi diverses qu’irrationnelles faire l’objet d’une fixation en territoire, d’un territoire à occuper, à surveiller, à défendre, c’est-à-dire d’un débouché potentiel pour les fusils d’assaut AK-47. (82-84)

Arno Bertina (3)

Suite et fin (?) de l’entretien, entamé ici puis , avec Arno Bertina — où il est question d’Afrique, de politique, et d’œuvres complètes

HS — Alors à côté de ces éléments laissés à la liberté de l’imaginaire et de la fiction, on sait et on voit que tu es toujours très préoccupé aussi du réel. Ainsi dans Je suis une aventure, il y a ce long passage en Afrique. On ne pensait pas, en débutant le livre, qu’on en arriverait là. Quelle place représente l’Afrique dans toute cette histoire ? Pourquoi être allé en Afrique, précisément à cet endroit de la fiction alors même que de ton côté, tu dis que l’Afrique est un fil conducteur, présent dans tous les livres ? C’était très fort dans Anima motrix bien sûr…

AB — C’était sans doute plus prégnant dans Anima motrix, plus immédiat…

HS — Oui. Qu’est-ce que tu veux, je ne sais pas… combattre ou dénoncer ou promouvoir ? Pourquoi l’Afrique ?

AB —  C’était plus immédiat dans Anima motrix, mais l’Afrique n’est pas moins nécessaire à Je suis une aventure… Ces deux Afriques sont liées comme les deux faces d’une pièce. Pour te répondre, je dois revenir un peu en arrière. Ma hantise personnelle, ce sont les livres discoureurs. C’est ma hantise car c’est mon penchant naturel. Je déteste ça, ça me fait peur chez moi, et j’essaie donc de traquer ces trucs-là dans ce que je fais. Bien. Etant donné que j’avais ce plan de discussion sur les mérites comparés de Thoreau et Pirsig, j’y allais tout droit, à ce livre discoureur que je ne voulais pas écrire ! Ou si je n’en faisais pas un livre discoureur, je risquais en tout cas d’écrire un livre sans dehors, c’est-à-dire sans mystère, qui contiendrait déjà les discours qu’on pourrait articuler à partir de lui. (Un de mes grands bonheurs de lecture, Les trapézistes et le rat, d’Alain Fleischer, m’avait fait la même impression : j’avais écrit dix pages pour la revue Critique, en ayant l’impression – une fois l’article écrit – que je n’étais pas parvenu à réinventer le livre.) Je reviens à Je suis une aventure : je devais faire en sorte que ce plan de discussion Thoreau/Pirsig prenne en charge sa part d’intrigue. Que ce ne soit pas une dissertation, même mal fagotée. Dans les imaginaires, l’Afrique noire est hantée par différentes formes de mort (famines, guerres ou guérillas, dictatures de dictateurs ou de grands sociétés pilleuses de richesses, sida, et même les safaris, etc.) Lors d’un séjour au Mali, en 2009, j’ai aussi vu le contraire, qu’on dit moins et que j’ai ramassé dans la scène de la réparation du taxi-mobylette. A Bamako, à Mopti, à Djenné, j’ai été très surpris par ça : rien ne meure jamais là-bas, tout est récupéré tout le temps. Une mobylette est toujours réparée, un vélo n’est jamais cassé, il est toujours réparé. S’il est trop cassé, absolument toutes les pièces vont être réutilisées pour faire autre chose, disons une cocotte minute. Voilà encore un exemple de non-contradiction et une illustration, surtout, de la lutte invraisemblablement efficace contre la mort, toutes les morts, mort symbolique, mort réelle, etc. Tout est immédiatement dans le cercle ou dans les cycles de la vie. Pour l’Europe qui est hantée, effrayée par l’idée de la mort, ce qui est vraiment au centre du roman puisque Fédérère est justement fasciné (au sens estomaqué, paralysé) par cette mort-là (effrayante, symbolique, réelle et tout), aller en Afrique est un choc, voir cette réparation de la mobylette pendant deux heures sur un bout de trottoir par à peu près tous les hommes du quartier, là où lui aurait estimé que le truc était fini et qu’il fallait acheter une autre mobylette, c’est une leçon grandiose, dynamisante, euphorisante. Là où on a tous vu de la mort en estimant la mobylette foutue, quelqu’un voit tout de suite par quel moyen il est possible de la remettre en circulation. Voilà la leçon non professorale de l’Afrique. Cette inversion crée un point aveugle dans le roman, me semble-t-il, qui tend le plan de discussion Thoreau/Pirsig.

Puis les envoyer en Afrique c’était aussi prendre Fédérère par surprise : au joueur suisse qui ne donne jamais prise à rien, je fais faire des choses invraisemblables, rocambolesque (voler sa propre statue par exemple, et fuguer, disparaitre des écrans de contrôle pendant quatre mois). Je voulais prolonger cette folie-là, entériner la dimension romanesque, fictionnelle, et l’emmener sur un territoire ou on ne le voit jamais car « la planète tennis » n’a que quatre continents, elle est sans Afrique. Je n’ignore pas les engagements humanitaires du vrai Federer, je veux juste dire qu’on ne l’y voit jamais en tant que joueur, légende vivante du tennis, jamais officiellement. L’Afrique dans le roman c’était donc une façon de pousser plus loin l’usure du personnage, de l’enfoncer encore plus dans la fiction, et de l’arracher à son décor ; c’était le mettre au contact de ces énergies-là qui sont des énergies de vie, incroyables, et lui permettre de rebondir symboliquement pour se remettre lui-même en chantier, en mouvement, etc. Pour l’amener à se rebricoler.

Voilà, c’est une partie de la réponse – j’ai oublié les autres…

HS — Du coup est-ce que ça peut être un territoire ou un moyen de faire que la politique fasse irruption dans le roman, ou pas du tout ? Parce que tu mentionnes l’AQMI, les attentats en Europe, etc…

AB — Je vais te répondre, mais je voudrais d’abord compléter ma réponse sur le plaisir d’écrire, et le fait d’être emporté par le livre. Ce qui est assez drôle, c’est qu’au moment où j’ai commencé l’épisode africain, j’ai dit à mes potes « Oui c’est bon, je n’ai plus qu’une trentaine de pages à écrire, je tiens la fin. » En fait je leur ai dit ça pendant un an. « — Mais tu as déjà dis ça il y a quinze jours. — Oui, c’est vraiment ce que je croyais… » Le truc s’est mis à germer tout seul. Je n’en voyais jamais le bout, ça enclenchait un autre truc, et encore un autre. Tous ces développements de l’intrigue me semblaient nécessaires, appelés par ce qui précédait, les 250 premières pages. Ce n’est pas que je ne contrôlais plus, simplement que je n’avais pas du tout anticipé la fécondité de la première moitié et du rebond africain.

Les questions politiques maintenant. Pourquoi est-ce que je parle de l’AQMI, du Sahara Occidental ? Dans ce livre, l’enquête est celle-ci : comment un individu (Fédérère, mais aussi le journaliste qui l’accompagne) peut retrouver le chemin du mouvement ; comment établir avec sa propre identité un rapport qui soit mobile et créatif. Ce qui s’oppose à ça, en tout cas pendant trois-cents pages, la figure repoussoir, c’est évidemment Thoreau, qui dans ses livres ne cherche pas du tout cette mobilité-là. Ensuite, ça change, quoi, parce que rester dans une opposition à Thoreau ce serait tomber bêtement dans un piège (devenir rigide alors qu’on voulait dénoncer la rigidité). A un moment, le journaliste narrateur aperçoit le piège et il dépasse cette contradiction entre Thoreau et Pirsig. Je continue cependant d’inscrire à l’horizon de cette déambulation plein de petites notations : le personnage achète le journal et il est question d’un attentat à Strasbourg ; quand il volent la statue à Londres, c’est le soir d’un autre attentat ; j’évoque effectivement l’AQMI quand le narrateur longe la côte mauritanienne et traverse le Sahara Occidental, et le Front Polisario. Tout ça c’est l’arrière plan, vraiment c’est le fond de scène de tout. Parce que ça représente la pratique la plus morbide de l’identité. « On a une revendication, voilà notre identité, je vais vous tuer pour que vous la reconnaissiez » (là évidemment je cite  Le Lotus Bleu). Tu vois, ça doit vraiment être considéré comme l’arrière-plan d’un tableau, et non comme un surgeon réaliste dans un truc rocambolesque. Autre exemple, l’Europe dont les portes sont fermées, verrouillées militairement – le dernier chapitres à Ceuta c’est l’Union Européenne qui ne s’imagine elle-même que dans des frontières étanches, barricadées, sans quoi son économie et son identité s’effondreraient en même temps…

HS — L’enclave de Ceuta qu’on avait déjà vue dans Anima motrix

AB — Mais avec une résonance différente, je ne disais pas exactement la même chose… L’Europe passe son temps à vouloir se garder de cette détresse, et ce faisant elle se tue elle-même, elle s’asphyxie elle-même. Son identité ne se touche plus que par la fermeture. Les connards qui parlent des racines chrétiennes de l’Europe c’est également et toujours la définition la plus morbide de l’identité. Ça me servait pour que Rodgeure se détache sur cet arrière-plan, et qu’on comprenne mieux la dimension politique et philosophique des éléments rocambolesques (la forme informe, la dérive ivrogne, la passion sexuelle). Dans le roman j’essaie d’arracher Féférère à un fond d’immobilisme et de morbidité.

HS — Tu viens d’écrire avec Oliver Rohe sur les soubresauts de l’ “affaire Millet”, chez Gallimard. Pourquoi, comment, à quel moment avez-vous éprouvé le besoin de vous exprimer à ce sujet dans la presse ? Je voudrais dire en passant, pardon : Richard Millet a écrit des livres qui éventuellement pourront être lus. Mais je trouve sa sortie absurde ; si je voulais montrer ma différence ou mon identité, ce n’est pas à Châtelet à 18h que j’irais, parce que c’est la plus grande gare d’Europe, et que le monde entier y passe, mais plutôt loin de Paris un samedi soir, en banlieue, ou dans la campagne profonde, comme chez moi avec des populations bien blanches pourtant, et tout aussi “identitairement” dangereuses.

AB — Cette sortie est très significative, c’est ce que nous avons voulu dire dans le texte du Nouvel Obs.

HS — Je finis la charge : je me disais aussi, Richard Millet ne fait pas ça inconsciemment, il a une intention. Je ne veux pas le sauver d’une quelconque manière mais est-ce que ce n’est pas non plus le rôle d’un écrivain que d’adopter une posture un peu excentrique dans un monde très lisse, une posture différente afin de provoquer, plus ou moins gratuitement, pour attirer l’attention sur tel ou tel problème. Et du coup, en répondant, tous les deux, vous entrez dans son jeu, d’une certaine manière avec vos noms d’écrivains, non ?

AB — Evidemment. Mais oui ! Et pour parler d’écriture précisément, du point où écriture et politique se lient. On ne va pas sur le terrain de l’anti-racisme, on parle d’écriture. Au mois de février 2012 Richard Millet est invité sur le plateau de Frédéric Taddéi. Il parle alors de la station Châtelet-les-Halles à 18h, pour dire une chose qui se trouvait déjà dans une de ses fictions. Mais là il parle en son nom. Ce n’est pas de la littérature, mais bien lui, en tant qu’individu. Ni Oliver, ni moi ne voyons cela en direct car aucun de nous n’a la télévision, mais le lendemain ou dans la semaine… Et on se demande si on ne ferait pas un papier, parce que vraiment c’est… Finalement on ne l’a pas fait, et c’est dommage justement. Là on la fait, alors que bon, beaucoup de monde avait déjà dit beaucoup de choses, et c’est très bien, et tant mieux. Mais on n’avait pas besoin qu’il en vienne à écrire ses deux pamphlets six mois plus tard, pour savoir, nous, que quand il dit cette chose (« Je suis le seul blanc à Châtelet ») ce n’est que l’amorce d’un délire. De quelle nature est ce délire ? Il repose sur un rapport tordu au dehors. Le dehors n’est pas assez effrayant, je vais donc mentir, caricaturer, dire n’importe quoi (« Je suis le seul blanc à Châtelet »), pour élever le dehors à ce point d’effroi qui est le mien. Quelle est cette opération ? Il donne à sa propre peur une dimension noble (en étant politique), ou épique (il est si heureux quand il se peint en guerrier libanais ayant soi-disant porté les armes). Il prend la politique en otage avec sa trouille. Mais sa trouille n’a rien de politique, avant cette prise d’otage. Elle devient politique quand il fait dire n’importe quoi aux mots, c’est-à-dire quand il maltraite la langue française, et quand – qui plus est – il lui fait dire n’importe quoi dans le champ politique (les questions de l’identité, de la race, et de la connexion entre identité nationale et religieuse).

HS — Vous êtes tous les deux chez Gallimard. Ce n’est donc pas anodin, votre geste, ce n’est pas rien…

AB — Ça nous retombera sans doute dessus, on le sait, mais ça n’a pas d’importance. Tout le monde l’a dit fasciste, raciste – de fait il est fasciné par les armes à feu, il dit fièrement s’en être servi, avoir tiré sur des gens. Il n’y a pas à barguigner : le fasciste est celui qui est fasciné par la force virile, par la mort, et la question raciale. Voilà, il est ça, qu’il ait réellement tué ou tiré sur des gens. Mais à chaque fois qu’on hurle « Le raciste !, Le fasciste ! » ça porte assez peu, on nourrit son délire. En revanche, ceux qui lui disent « Richard, tu es un grand écrivain, pourquoi dis-tu ces bêtises-là ? » (Franz-Olivier Giesbert par exemple) disent quelque chose d’horrible. D’autant plus horrible que Millet sourit alors de contentement, il glousse et se rengorge. Nous demandons : « Un grand écrivain fait-il dire n’importe quoi à la langue ? Un grand écrivain peut-il se passer de toute enquête au moment même où il prétend dire quelque chose du réel le plus prosaïque, le plus concret ? De quelle nature est son regard, de quelle valeur est sa parole s’il méprise la précision alors même qu’il prétend dire quelque chose du présent ». Tu comprends que je n’attends pas la même chose de Lewis Carroll par exemple…

HS — Ce qui est effrayant c’est que ce genre de positionnement que vous avez eu était relativement courant dans les années cinquante et soixante… Aujourd’hui des tas de gens, sous prétexte d’être journaliste, psychanalyste, écrivain ou intellectuel, se permettent de dire des énormités et rien ne se passe, peut-être parce que les gens s’ennuient ou ont peur.

AB — Je pense qu’il y a pire que ça : c’est le cynisme lié au spectaculaire. Alain Finkielkraut fait un scandale et on dit « Oui mais c’est Finkielkraut. » Puis « Rhô, mais c’est à la télé, demain on aura oublié »… Richard Millet vient de dire des horreurs ! Comment ça tu auras oublié qu’il vient d’affirmer avoir tiré sur des gens ?! Comment ça tu auras oublié demain ?!

HS — Dans ton actualité qui ne fait pas la une des journaux, il y a cette résidence à Chambord. On ne s’éloigne pas trop du propos, parce qu’il y a l’Afrique, là aussi présente. C’est un travail sur la photographie aussi, c’est un peu la synthèse de tout ce qu’on a dit, non ? Là encore, pourquoi l’Afrique, est-ce la même Afrique dans Je suis une aventure, est-ce politique ?

AB — Oui, je crois…

HS — On passe du coq à l’âne, un peu, là…

AB — Non, pas tant que ça. Pas du tout même. C’est un projet que j’ai depuis deux ans avec la photographe Anissa Michalon, dont je connais bien le travail ; depuis sept ou huit ans elle photographie l’immigration malienne (les hommes, les familles, les lieux français ou maliens). De ce travail-là nous avons extrait une trentaine d’images concernant un sans-papier malien qu’elle a connu, au destin tragique car il s’est pendu à la prison de Fresnes. Je voulais écrire sur ces images. Le domaine de Chambord m’a proposé de venir trois mois en résidence et dans le dossier de candidature j’ai proposé de travailler sur ces photographies. Guénaël Boutouillet m’a proposé de créer un blog qui corresponde à la résidence d’écriture et je me suis proposé de rédiger un journal de travail (en ligne) durant ces trois mois. J’ai été saisi très vite par l’immense décalage entre le fait d’écrire sur deux sans-papiers et le fait d’être en résidence dans un château royal, dans des conditions exceptionnelles (seul au milieu de la forêt) etc. Le grand écart vaut un texte à soi seul, plusieurs textes peut-être… Ensuite il est intéressant de voir comment un tel lieu peut nourrir la création contemporaine et, alors que je veux travailler sur les sans-papiers en France, de voir de quelle manière la contemplation de Chambord peut faire avancer mon projet, faire que mon discours sur l’écriture se déplace un peu, ou beaucoup, chamboulé par Chambord… Je l’ai éprouvé en écrivant sur les graffitis des murs du château, sur la clinique de La Borde… C’est un billard à trois bandes, ce qui n’est jamais facile, parce que j’y aborde en même temps le livre en cours d’écriture, Chambord et la question politique soulevée par l’existence des sans-papiers.

Ensuite, bien sûr, internet m’intéresse… le type d’écriture rendu possible par le web, qui existait déjà mais que le web permet de pousser, comme ton projet sur la ville de Gênes, je trouve ça passionnant (formellement, intellectuellement). De la même façon que certaines « performances », il s’agit d’étendre le champ de la littérature en se jouant des contraintes imposées par le livre jusqu’alors… Publier un livre normal sur le web m’intéresse moins que le fait de me lancer dans une entreprise comme GEnove, villes épuisées. Ça, ça m’intéresse beaucoup. Après ce sont des questions d’opportunités. Ce projet-là, c’est avec le Bec en l’Air qu’on l’a construit, donc avec un éditeur traditionnel. Si quelqu’un vient me voir pour concevoir un livre non-homothétique, je suis partant. Je ne veux pas faire de hiérarchie entre internet et papier, les deux sont intéressants, les deux appellent des textes différents, des formes différentes. Je tiens à cette diversité des outils. Plus je dispose d’outils pour opérer le réel (pardon, c’est pompeux)…

HS — On va s’acheminer vers la fin de cet entretien, qui est déjà long. As-tu une attention particulière à la construction de ton œuvre en tant qu’œuvre, et quelle est ton rapport à cette construction-là ?

AB — Non, rien de programmatique ; l’œuvre (au sens très sobre d’ensemble des livres) se forme au fil des livres. J’écris Le Dehors, puis Appoggio, et je pars à la Villa Médicis en 2004. Là je présente mon boulot aux autres pensionnaires (et je les écoute présenter le leur) et je me rends compte qu’il y a des continuités fortes ; qu’Anima motrix – roman auquel je commence à travailler à ce moment-là – s’inscrit dans cette continuité et je vois d’un coup des liens que je n’avais pas soupçonnés. C’est pourquoi je n’arrête pas de dire que ces trois livres forment un triptyque.

Puis Je suis une aventure (2012) doit d’un côté à Anima motrix (2006) et de l’autre à Ma solitude s’appelle Brando (2008). Pendant quelques temps, j’ai été très soucieux que ces enchainements ou dialogues souterrains soient bien lisibles. J’ai d’ailleurs écrit La Déconfite gigantale du sérieux pour expliquer discrètement comment je passais d’un livre à l’autre, quelle était peut-être la destination de ce travail-là. Et je l’ai signé d’un pseudonyme en partie pour ne pas casser cette dynamique du triptyque. Puis peu à peu j’ai senti que je ne pourrai pas tenir ce désir d’ordre parce que ça allait cadenasser les choses, et heureux, léger, j’ai lâché la bride.

Un jour à la Fête de l’Huma, devant huit de mes livres publiés par cinq éditeurs différents, une dame m’a dit « Eh ben dites donc, ça doit être le bordel dans votre tête ». J’ai beaucoup ri avec elle ce jour-là, elle me prenait un peu les doigts plongés dans le pot de confiture, mais ce bordel est relatif : je vois des logiques à l’œuvre, des routes et des chemins. Dans quelque temps, quand seront parus les deux ou trois prochains livres, notamment les projets liés à la photographie, cela se verra mieux. On verra apparaître des pôles, des ensembles. Ça montrera peut-être qu’il ne s’agit pas – « malheureusement » pas, j’ai envie de dire – de dispersion. Mais qu’au moins le périmètre est vaste, ce qui serait déjà beau.

D’autant plus vaste peut-être que ça bouillonne, en ce moment ; je ne pense qu’à écrire et malheureusement je ne peux écrire tout mon saoul ! Je suis très épuisé car je ne dors pas, mais je sens que je « progresse » en ce moment – ce sera le sujet d’un billets sur le blog : qu’est que c’est qu’un écrivain qui progresse ? Mon œil s’est affuté. Le texte sur les sans-papiers maliens est court, soixante pages, mais je suis très content de l’endroit où je me situe, par rapport aux photos mais aussi littérairement. Là, pour le coup, le coté discoureur est écarté. Ce qui m’a rendu euphorique cet été.

L’œuvre (même restriction que ci-dessus) est très organique parce que chaque livre donne naissance au suivant, ça c’est très certain, et dans cet aspect organique beaucoup de choses me dépassent. Dompter la baleine, ce très petit livre publié par Thierry Magnier, je l’ai écrit en deux semaines corrections comprises, en ne lui accordant pas plus d’importance que ça au début. Mais j’étais content : j’avais l’impression d’avoir dans ce livre un équilibre bizarre, que jusque là je n’avais jamais approché. Ce truc que je mésestimais, m’intéresse maintenant beaucoup, et j’en suis à me dire : est-ce que ce livre pour jeunes lecteurs ne va pas jouer le rôle d’un pivot dans mon travail, tout en marquant une borne entre deux époques ? J’ai commencé à prendre des notes pour un autre roman, destiné aux adultes ou en tout cas à tout lecteur bienveillant, eh bien les toutes premières pages sont complètement influencé par ce que je crois avoir réussi avec Dompter la baleine : quelque chose de très simple à lire, mais dense, et ambigu ou polysémique. Chaque phrase vaut pour elle-même et autre chose, pour la fable comme pour la situation concrète.

C’est très organique et parfois ça me dépasse… En fait le cerveau créatif est un cerveau qui va beaucoup plus vite que l’intelligence discursive. Quand tu es en phase de bouillonnement, le cerveau créatif fonctionne extrêmement vite tandis que l’autre est à la ramasse, donc tu fais des choses que tu ne comprends que bien plus tard.

HS — Est-ce que ça veut dire que chaque livre est nécessaire pour amener le suivant, comme tu disais, parce qu’une œuvre se construit patiemment, il faut lui laisser le temps de s’épanouir, comme la vie se vit jour après jour sans faire trop de plans sur la comète ?

AB — Oui, ils se nourrissent tous. Exactement, c’est comme la vie, mais c’est aussi la même chose à l’intérieur d’un livre, entre ses différents blocs ou ses différentes intentions. Il m’est arrivé d’écrire à partir de plans ; pour d’autres livres, le plan s’invente de cinq chapitres en cinq chapitres, mais peu importe ; dans les deux cas, il faut que je reste libre, même avec un plan je dois rester libre par rapport à ce qui pourrait se passer, qui pourrait être neuf et m’emmener ailleurs…

Et j’ai renoncé à construire une œuvre – notamment parce qu’il y a derrière ce désir quelque chose de très narcissique. Beckett fait dire à un personnage ou une voix, cité par Sam Shepard : « Voilà le tort que j’ai eu… m’être voulu une histoire, alors que la vie seule suffit. » Je préfère être un peu myope, collé au livre que j’écris, rester très attentif à la forme qui s’invente, en ne m’occupant pas de la forme de mes « œuvres complètes » parce que tu en viens ensuite à te dire « Je fais quatre livres sur ça, puis pour compléter j’en fais trois autres sur ça », et tu entres dans une dynamique artificielle. Je pense que cette cohérence-là existe, elle est à l’œuvre dans mes choix, je ne dois pas chercher à avoir la main intellectuelle dessus.

HS — Quand tu seras mort…

AB — Non, parce qu’il y a des étapes intermédiaires avant de mourir. Ce que j’écris se méfie des choses englobantes, donc je ne vais pas chercher à ressaisir tout ce bordel-là sur un plan cohérent…

HS — Le plan cohérent c’est peut-être seulement la table qui porte tes livres à la Fête de l’Huma ?

AB — Ou un mouvement plutôt qu’une table. Et en 3D plutôt que sur un seul plan. Il y a des cohérences qui ne sont pas géométrisables.

 

Arno Bertina (2)

Suite de l’entretien, entamé ici, avec Arno Bertina — où il est question de cinéma, de photographie et de bande-dessinée, mais aussi du ruban de Möbius, mais pas du chat de Schrödinger (mais de la coccinelle de Gotlib, en revanche, si).


HS — Dans un entretien donné au Matricule des Anges, lors de la parution d’Anima Motrix, Thierry Guichard te demandait « Pourquoi ne finissez-vous pas certaines [de vos] phrases par un point ? » Paradoxalement, là, c’était très formel, à la limite “facile” (j’emploie à dessein cette grossièreté)… Ici, dans Je suis une aventure, on attrape quelque chose de plus compliqué, on a moins de petits jeux formels : est-ce que ce n’est pas, ça aussi, une manière d’avancer dans son œuvre, d’enlever les choses les plus évidentes — les inepties, comme tu dis, même si elles n’en sont pas — et de rendre justement la coexistence du réel et de l’imaginaire, de la vérité et du mensonge, etc.

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AB — Le truc c’est que dans Le Dehors, dans Apoggio et Anima Motrix, le travail formel était parfois très visible, spectaculaire. Ce travail sur les cadences de la phrase et le déroulé du récit était lié dans mon esprit à l’ambition polyphonique des livres. Il s’agissait de faire en sorte que le livre soit un creuset pour les voix, une assemblée, il fallait que « les formes héritées » soient éclatées par ces voix, cet éclatement devenant le signe qu’elles ont pu se faire entendre. Pour Je suis une aventure, bizarrement – voire paradoxalement – l’ambition s’est déplacée. L’enjeu n’était pas polyphonique à proprement parler. C’est ce qui explique que le livre soit un peu moins déconcertant, par exemple sur le plan syntaxique, voire même au niveau de son architecture. Je n’ai pas renoncé à ce travail formel, je n’ai pas muri (« Ça y est, il a enfin muri, il arrête de nous emmerder »), ce n’est pas ça non, mais l’enjeu se déplaçant, le livre prend une autre forme et il se trouve qu’en l’occurrence ça va dans le sens d’une plus grande accessibilité.

HS — Et pour rester sur la polyphonie et la coexistence de ces mondes plus ou moins réels, est-ce que tu aurais l’ambition du cinéma, est-ce que tu vois ça comme du cinéma ? Est-ce que le cinéma ne serait pas une meilleure forme pour exprimer ça, et permettre de dépasser le cadre de la phrase et du monologue intérieur ? Et la question qui se situerait derrière serait : y a-t-il des cinéastes ou des films particulièrement proches de ce que tu recherches ?

AB — Je n’ai jamais trop parlé de ça, et ça m’intrigue. Je ne suis pas du tout cinéphile. Je ne vais que trop rarement au cinéma. Concrètement, en trois ans, j’ai dû y aller moins de dix fois, malheureusement. Mais je pense beaucoup en termes d’images qui ne seraient « avant » ou « sous » les mots… Si on me donnait les moyens de faire un film – je ne parle pas de budget, mais une équipe, je me précipiterais ; je bloquerais trois années de vie et ne ferais que ça. Pourquoi ? Pour des raison littéraires : travailler le montage d’un livre (sa forme, la disposition des chapitres, les différentes tonalités, la lumière, les raccords, etc.), n’est en rien différent, à mes yeux, à mes oreilles, de l’art du montage cinématographique. Je travaille l’architecture du livre comme un cinéaste travaille la forme de son film, et sur ce plan je me nourris autant d’écrivains et de livres que de films – sur cette question ceux de Godard et de Desplechin par exemple, dont les faux raccords, dans Rois et reines, sont tout à fait dingues, beaux. Après, je pense que pour ce qui m’obsède – cette intention polyphonique, non, le livre, la littérature, l’écriture, permettent des choses plus vertigineuses. Evidemment la polyphonie intéresse le cinéma – je pense à Debord qui multiplie les pistes en proposant dans une séquence, son texte en voix off, le sous-titrage du film dont il cite un extrait, la V.O de l’extrait en question qui peut être un passage dialogué, etc. C’est d’une richesse, d’un feuilleté incroyable… Mais ce sont des expériences marginales.

HS — Un cinéaste comme David Lynch ?

AB — Sur la question polyphonique je ne crois pas, mais sinon, oui ! Mulholland Drive pour moi c’est… Si je faisais un top-ten des œuvres qui m’ont bouleversées, stimulées, tous arts confondus, Mulholland Drive serait dedans. C’est un miracle ce film, car il s’est tout de suite imposé comme un classique. Je n’aime pas Lost Highway, ce film m’a dégouté lorsqu’il est sorti en France. Je trouvais un peu malhonnête ou facile l’utilisation des climats angoissants. Inland Empire m’a semblé pauvre en n’étant que dans le registre du cauchemar ou du fantasme, mais Mulholland Drive c’est le chef d’œuvre absolu, il y a tout (depuis les images sucrées ou niaises du début jusqu’au vertige identitaire débouchant sur l’effroi). (J’espère me tromper pour les deux autres.)

lynch_mulholland_drive

Mulholland Drive pourrait être un modèle, oui. Mes premiers livres étaient déjà parus, je crois, je ne sais plus quand est sorti le film… Peu importe : c’est une œuvre qui n’a pas fini de me nourrir, de me tirer.

Alors en fait pourquoi tout ça ? Quand j’étais gamin, à partir de mes dix ans, la photographie m’a passionné, et jusqu’au lycée elle a façonné mes… comment dire… disons mon rapport à l’esthétique – pour faire large. Quand j’écris, je suis un photographe frustré. J’essaie par exemple de décrire une certaine qualité de lumière, une certaine ambiance que seule la photo peut rendre de manière immédiate, et pourtant moi je voudrais à tout prix arriver à mettre en mots la sensation que j’ai reçue des yeux. Je sais que ce n’est pas possible parce que c’est le bien propre de la photo mais je m’emplafonne cette impossibilité de livres en livres.

Tu vois, je n’ai pas la culture du cinéphile mais j’ai celle de l’image. Je passe mon temps à découper des photos partout, j’ai des caisses de photos parues dans la presse, de livres de photographies que j’épaissis à coup de post-it. Je me demande à chaque fois : qu’est-ce qui se passe dans cette image pour qu’elle me retienne comme ça ? Un rapport à l’érotique. Tout d’un coup, un corps. Un univers de sensations, telle ou telle lumière, un jeu de lignes, tout cela condensé en une image que l’œil peut saisir dans sa complexité en deux ou trois secondes. Tout d’un coup la présence a une force éclatante, presque irritante ; une force qu’ensuite je rêve de couler dans une phrase.

Comme ma passion c’est l’écriture, quand j’aime le cinéma ce n’est pas en cherchant quelque chose qui me ressemblerait. Bien plutôt quelque chose qui m’emmènera ailleurs, sur des terrains où je n’ai plus mes repères, dont je pourrais ramener quelque chose qui excitera l’écriture. Tu vois ? C’est pour des fois aller vers… Je disais Mulholland Drive. Les deux autres chefs-d’œuvre qui m’ont énormément marqués, c’est Pierrot le fou et Le mépris. Ça, alors là ! Bon il y a plein d’autres films de Godard que j’aime (JLG/JLG par exemple, m’a beaucoup plu quand il est sorti), mais il n’y en a aucun que j’aime autant que ces deux là. Ce sont des classiques, je n’invente rien en disant ça, je ne fais que me raconter. Le mépris j’ai dû le voir quatre ou cinq fois… tout me sidère dans ce film… Le silence, une certaine épaisseur physique, l’Italie… tout me bluffe. Et Pierrot le fou que j’ai mis plus de temps à aimer, et que j’aime peut-être intellectuellement, enfin, c’est-à-dire… A cause de son climat mélancolique, Le mépris me parle aux tripes, vraiment. La légèreté de Pierrot le fou m’attire plus mais elle me parle moins, peut-être.

affiche_le_mepris

HS — Le mépris, c’est de la photographie, aussi…

AB — C’est de la photographie et de la mélancolie, tu vois, et cette mélancolie à la fois désœuvrée et tragique me parle beaucoup. Alors que sur un plan qui nourrira plus mon désir d’écrire, je mets Pierrot le fou à la première place, parce que dans ce film Godard tente tellement plus de choses ; il y l’humour complètement brindezingue, il y a les blagues potaches, il y a le truc tragique, où dans Le mépris il n’explore qu’une seule tonalité. Ces deux trucs-là me nourrissent de manières très différentes.

Il y a enfin deux derniers films que je voudrais citer. Le premier date de  2004, c’est un film de Nicolas Sornaga, Le dernier des immobiles qui a été chroniqué quand il est sorti en salle mais qui est resté quand même confidentiel. Je donnerais tout pour faire une œuvre aussi folle que celle-là, aussi gracieuse et échevelée. J’ai le sentiment d’y aller, ce qui me réjouit, mais je n’y suis pas encore. Si on tournait un film à partir de Je suis une aventure, je voudrais que cela donne quelque chose comme Le dernier des immobiles. Et le cinéaste avec lequel j’aimerais travailler est Albert Serra, dont le premier long métrage est une adaptation magnifiquement libre du Quichotte. Je ne parle pas espagnol : Honor de cavalleria. Je l’ai vu quand il est sorti. On ne voit que Don Quichotte et Sancho Pança, personne d’autre, et pendant une heure et demie il ne s’adresse presque pas la parole. On les voit errer dans la campagne, dans la forêt… Une heure et demie de plans de nature, une bande-son qui n’enregistre que le bruit du vent dans les herbes, l’eau des rivières, etc. Ça ma scotché. Le truc contemplatif, le rapport à la nature, l’épaisseur des corps… J’ai donc envie de lui écrire, j’ai deux scénarios originaux à lui proposer. Et j’adorerais travailler Anima motrix de cette manière-là, très silencieuse, peu de dialogues, que la fuite de mon personnage. Bref. Je suis loin du cinéma mais quand j’en suis près j’en suis vraiment très près : ça peut me nourrir et me stimuler autant qu’un très grand livre.

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HS — Et pour revenir sur la photo, qui est liée au cinéma, on constate ce travail de plus en plus important que tu réalises en collaboration avec des photographes.

AB — La surprise de 2009 ! C’est venu un peu avec Anastylose écrit ou composé à la Villa Médicis car j’ai ensuite retravaillé avec le même photographe, Ludovic Michaux, ainsi que – la même année – avec le collectif Tendance floue. Puis il y a eu le travail autour des photographies de Frédéric Delangle, de Christian Garcin (Le minimum visible, Le bec en l’air, 2012), d’Emmanuelle Coqueray, de Sébastien Sindeu (Détroits, Le bec en l’air 2012) et bientôt (en février prochain) Numéro d’écrou 362573 (Le bec en l’air) à partir des photos d’Anissa Michalon. Ce lien avec la photographie n’est pas justifié par cette passion que je décrivais tout à l’heure, qui a occupé toute mon adolescence. J’aborde ces collaborations-là depuis la littérature ; la question qui me fascine était à l’horizon du blog que j’ai tenu cet été (sur la préparation de Numéro d’écrou 362573) : comment faire pour que texte et image construisent quelque chose ensemble en n’allant pas sur le même terrain. Comment faire pour que ces deux approches restent très différentes dans le livre, et, au final, réellement indissociables. La borne S.O.S. 77 avec Ludovic Michaux a été une expérience fondatrice mais au bout du compte j’en suis venu à me dire – deux ans après la parution du livre – que les photos de Ludovic sont suffisamment parlantes pour être publiées toutes seules, et mon texte aussi je crois. Ça m’a embrassé. Là, maintenant, tout ce que j’écris pour les photographes doit être indissociable de leurs photographies. Je veux que le lecteur/spectateur n’y voit qu’une seule et même forme bizarre.

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HS — Ça m’évoque ce que tu disais sur le blog, dans le texte « Qu’elles n’aillent pas trop bien ensemble ».

AB — Exactement. Ecrire ce texte m’a beaucoup apporté.

HS — Quand tu parles des deux chanteurs, ce qui est intéressant dans le collectif, c’est la friction ; d’ailleurs dans le monde et la vie en général…

AB — J’ai parlé dans Appoggio d’un duo de Sinatra avec Bono… je l’écoutais beaucoup, je l’aimais bien cette chanson, puis j’ai fini par la prendre un petit peu en grippe ; ils ne l’ont pas enregistrée ensemble, quelque chose ne colle pas. Sinatra chante comme d’habitude alors que Bono fait vraiment la pute dans cette chanson, il prend cette espèce de voix de tête qu’il a… Or il s’agit d’ I’ve got you under my skin, c’est donc très amoureux, très érotique, et Bono se comporte comme une chatte. Il va chercher Sinatra, mais Sinatra n’est pas du tout gêné par ça parce qu’en réalité il n’est pas là, pas dans le même studio, ni même dans la régie du studio, ni même dans la même ville. L’un enregistre à New York, l’autre à Londres un mois plus tard. Résultat : il ne se sent pas bousculé par cette espèce de désir homosexuel que manifeste Bono – qui n’est qu’un jeu dans la chanson, évidemment. Je me dis là il n’y a pas de friction, la façon qu’a Bono de chanter ne met pas Sinatra hors de ses gonds. Ça aurait pu être n’importe qui d’autre, ou une tout autre interprétation. Là le but du jeu : que les photos me fassent sortir de mes gonds, que le texte déplace le discours du photographe et que ces discordances, surtout, ne soient pas résolues. Ça fait livre, ça fonctionne bien ensemble et, pour autant, nous n’avons pas cherché a faire un puzzle. Il peut y avoir des trous.

HS — C’est ce qu’on va voir dans Troisième territoire, réalisé avec Frédéric Delangle. Là aussi c’est assez étonnant de voir à la fois le lien entre les deux et la distance entre les deux formes. On sait que le texte ne doit jamais être une illustration de la photo, et réciproquement. Il y un beau texte de Quignard là-dessus, et que disait Flaubert, c’est déroutant et c’est ça qui est bien, tout le boulot va être pour le lecteur ou le spectateur de créer ces liens-là. J’en profite pour glisser une autre question tout de suite…

AB — Résultat : quand on est deux on est déjà plusieurs, car les problèmes ou les frictions générées par le photographe et l’écrivain donnent un rôle éminemment créatif au lecteur, il y a beaucoup de place pour lui dans ce type de livres, on attend beaucoup de lui.

HS — Oui parce qu’il y a des vides, des interstices à occuper, quoi. Tu as parlé de lire et d’écrire, ça me fait penser à ça : quelle place laisses-tu… bon j’ai au moins trois questions qui tournent autour de ça, et en plus il va falloir changer la bande comme disait Claire Parnet, on a déjà fait une heure… [Changement de bande] Quelle place, donc, laisses-tu au lecteur dans ton travail ?

AB — Encore un mot sur la photo et je te répondrai ensuite : Troisième territoire est un projet avec Frédéric Delangle qui a réalisé des diptyques à partir de vues urbaines (Europe et pays en voie de développement). Il y a donc déjà la complexité de ce qu’il propose ; moi j’écris un texte qui fait du diptyque un triptyque, une très courte nouvelle. C’est encore perfectible, ça va devenir un livre dont je serai, je crois, très fier car je crois avoir réussi à être à la fois très proche et très loin des images, dans un rapport de très grande étrangeté et de très grande familiarité à ces photos. Comme il s’agit de vues urbaines, j’ai voulu aller sur le terrain de l’intime. Enfin je ne saurais plus dire si c’est de l’ordre du projet ou de l’intention, mais… ça me semblait pertinent : tu vas travailler, tu passes dans la ville, Montélimar ou Paris, tu rentres chez toi… Il est totalement illusoire de penser que chez toi c’est l’intime et que le dehors c’est le dehors ! Evidemment si tu viens de faire l’amour tu ne sors pas de chez toi de la même faon et tu ne regardes pas les gens de la même façon. Et à l’inverse, le stress généré par un certain dehors (urbain, routier) ou l’agressivité, ou la bêtise, évidemment nous les ramenons souvent chez nous. Montrons de quelle manière les lignes géométriques qu’il articule ont leur prolongement dans la vie intime. J’ai pris le pli de faire ça, sur la vie sexuelle ou sentimentale de différents couples. Je regardais les diptyques et je me disais « Tiens, ça, par exemple, cette bretelle d’autoroute qui fait des méandres à l’intérieur de la ville, et la photo en regard (l’entrée d’un tunnel), ce sont des courbes qui tentent de se faufiler entre des immeubles, entre des trucs. Je vois quelqu’un qui se déhancherait pour éviter un obstacle, je me dis « C’est l’image même d’une forme de mobilité, un ruban de Möbius ». Qu’est-ce que ça veut dire, le mouvement, la mobilité les contorsions, dans une vie sexuelle ? Et le texte commence à s’écrire, l’instant d’un couple où il est question de ça.

HS — Ah, le voilà le ruban de Möbius ! Tu en parles à plusieurs reprises, même dans Je suis une aventure ; c’est une forme qui semble particulièrement t’inspirer en ce moment ?

AB — C’est d’abord une sorte de vertige physique, plastique ; je ne comprends rien à ce truc-là. Mais je le prends comme une métaphore peut-être valable de ce truc que je cherche dans Je suis une aventure et qui était un peu à l’horizon de Ma solitude s’appelle Brando : des pensées non-contradictoires. C’est-à-dire… Et là maintenant je creuse ça, parce que je le dis dans Troisième territoire avec Frédérice Delangle : les contradictions n’existent pas.

HS — Tu le dis dans le blog aussi…

AB — Oui. C’est mon obsession des deux dernières années. Je vois à quel point ce truc sera fécond. Je m’en fous si philosophiquement ça ne tient pas la route. Pointer une contradiction est une façon trop courte de voir les choses, une façon de les arrêter : « Tiens ce truc-là ne fonctionne pas avec ce truc-là », alors qu’en fait si, tout fonctionne avec tout. Je veux supprimer le mot « contradiction » de mon vocabulaire (j’insiste : de « mon » vocabulaire) pour m’obliger à toujours chercher comment les choses fonctionnent les unes avec les autres, y compris sur le mode du conflit. Mais le conflit c’est déjà fonctionner ensemble, c’est déjà créatif ou créateur, c’est déjà du récit, du mouvement.

HS — Ce que ça m’évoque moi…

AB — Comme le ruban de Möbius n’a qu’une seule face, c’est la fin de la contradiction. C’est une figure très bizarre qu’on a envie de considérer comme une contradiction et plus on l’observe plus on se rend compte qu’il assume la possibilité d’échapper à des pensées schématiques qui opposent les choses, au lieu de voir comme elle travaillent ensemble.

HS — Paradoxalement on le voit, ce ruban, il existe. On peut même en fabriquer un. Il est représenté, et c’est fou.

AB — Oui, ce n’est pas une lubie. Et ta remarque est importante parce que tu sais que tu es face à un pan de réalité, tu as l’impression que ce pan est un tout continu quoi, que c’est un grand drap et tout d’un coup quelqu’un te montre ça et boum ! tout d’un coup tu ne comprends plus rien. De la même façon que les anges sont des intercesseurs, cet objet-là permet d’accéder à une sphère où les choses ne sont pas contradictoires. Un fantôme ce n’est pas contradictoire avec la réalité…

HS — Les double-fonds, les portes dérobées…

AB — Voilà…

moebius

HS — Est-ce qu’on ne pourrait pas lier cette sensation, cette expérience, avec le fait que tu transformes le nom de Roger Federer ? Ou bien est-ce qu’écrire son nom « Rodgeur Fédérère » est simplement anecdotique ? Et pourquoi n’avoir pas changé le nom des autres personnages réels, comme Borg ou Nadal ? Ça serait rigolo aussi Raphaël Nadale ou Biheurne Borgue ?

AB — Pourquoi écrire son nom de manière phonétique et pas celui des autres ? Etant donné qu’il s’agissait de le montrer perdu entre différents plans (le plan de l’histoire du tennis, le plan du type encore engagé dans les compétitions), je voulais le montrer troublé immédiatement, dès son nom. C’était une façon de le montrer en crise là où les autres ne le sont pas. Djokovic, Nadal et compagnie, ont les deux pieds dans leur monde, c’est-à-dire dans leur présent, leur travail. Lui, il appartient déjà à la légende, tout le monde en parle comme ça, et il est encore là. Il fallait trouver un truc. En plus ça correspondait un peu au désir que j’avais de l’abîmer, pour arriver à le faire rentrer dans le livre : que ce ne soit pas totalement lui. Si c’est trop lui, quelque chose résiste. Je crois que dans Blonde Joyce Carole Oates n’appelle jamais Marylin « Marylin », mais toujours Norma-Jean. C’est très habile, mais je pense aussi que c’était nécessaire pour elle, pour qu’elle puisse l’écrire, en se plaçant face à la personne, à son corps, et non face au mythe. L’écrire de manière phonétique il n’y a rien de mieux, car c’est de la langue, c’est de l’oreille, c’est une façon de l’arracher à ce nom (et donc cette orthographe), Roger Federer, à quoi nous nous sommes habitués parce qu’on l’a lu partout. On l’identifie visuellement dans l’espace de la page et d’une certaine manière on ne le lit pas différemment que dans L’Équipe ou dans le programme TV. En l’écrivant phonétiquement, on le lit au contraire comme on ne l’a jamais lu. Et puis c’est du son, donc déjà de la littérature.

HS — Il y a toujours une relation au mythe, dans ton travail, très évidente dans Anima motrix ; là c’est un mythe contemporain, au sens de Barthes éventuellement. Evidemment ce n’est pas un livre sur le tennis, et tu aurais pu prendre d’autre monstres comme Marylin ou Mick Jagger. Ce recours est une manière de l’attraper…

AB — De le désaxer, de le faire dévisser un petit peu pour placer les choses sur le terrain qui est celui de ce roman : la question de la mobilité identitaire, de la vie qui tente de se soustraire au raidissement identitaire, à la crispation des pensées. De la vie contre les morts sournoises.

HS — Il y a d’ailleurs un très beau passage quand il vont dérober le mannequin, une réflexion sur ce qu’est un mannequin, pourquoi le mot de mannequin. Pour revenir à Möbius : quand tu en as parlé, j’allais te poser une autre question, mais peut-être est-ce la même chose : cette concaténation ne s’incarne-t-elle pas dans le livre sous la forme de cette « forme informe » qui accompagne Rodgeur ? J’aimerais que tu en parles, que tu explicites — si c’est possible — ce que tu as voulu faire avec ce truc-là, qui est vraiment l’une des trouvailles du livre et qui fonctionne vraiment très bien. Par moments, on a l’impression que c’est — je ne voudrais pas être critique, ce n’est pas pour me moquer — on a l’impression que c’est un petit personnage de BD, comme la coccinelle de Gotlib, qui amène beaucoup de choses, ou la chat et la souris dans Léonard, ou d’autres exemples…

AB — C’est de cet ordre-là, mais « ma » « forme informe » occupe plus de place, dans le livre, que ces petites ponctuations. Elle est véritablement un acteur du livre. Elle symbolise presque l’intrigue de ce roman à elle seule.

HS — D’où vient-elle ?

AB — Elle vient de la BD précisément, de Nicolas de Crécy, qui a souvent soit un espèce de gros chien flasque, soit carrément une forme informe — il ne l’appelle pas comme ça mais c’est l’idée. Dans ses Carnets de Kyoto, il se trimballe avec ce truc et ce truc est l’idée qu’il cherche, à partir de laquelle il écrira un livre sur le Japon. A un moment, par exemple, elle se transforme en tour Eiffel pour faire rire les Japonais. J’avais trouvé ça très beau. Evidemment, mon patrimoine c’est celui de la littérature, mais des trucs comme ça me sidèrent. Ou le tigre Hobbes qui est vivant quand Calvin est seul et vulgaire peluche quand quelqu’un d’autre est là. C’est génial, infiniment riche, poétique.

HS — Et c’est le regard d’autrui — des adultes — qui va chosifier, figer le personnage.

AB — Exactement. Mais j’emmène l’idée de Nicolas de Crécy sur un autre terrain, je lui donne une toute autre signification : il ne s’agit plus d’un désir qui n’a pas encore trouvé sa forme, mais d’une capacité plastique qui ne trouve plus à être employée par Fédérère. Si je l’explique, je pense que ça tue la métaphore, mais je peux le dire quand même, ce n’est pas grave. Je voulais que cette image là résiste, qu’elle soit mystérieuse, une possible porte d’entrée dans un au-delà du réalisme ou du crédible. Et de fait je n’ai pas rencontré beaucoup de monde qui en était venu à envisager ce que je vais dire. Je montre Fédérère figé par son histoire, par le fait qu’il est devenu une légende, aussi son identité n’est-elle plus mobile, il est Rodgeure Fédérère, le champion ultime, il ne fait plus corps avec le moment présent, celui du match, etc. Il y a une espèce de rigidité cadavérique qui le gagne peu à peu. Jusque là, il était au contraire capable d’affronter le jeu : « L’adversaire en face joue tel jeu alors moi je vais jouer tel jeu et ça va me permettre… » Il s’adaptait tout en ayant un jeu offensif (voici un exemple de pensée non-contradictoire), mobile, infiniment plastique. Le fait que tout d’un coup apparaisse à côté de lui un truc infiniment plastique, un sac de linge sale, un oreiller bizarre, vivant, avec des yeux, c’est que cette plasticité-là lui est devenue étrangère, extérieure. Il n’est plus que lui, en somme, et non plus cette espèce de chose invraisemblable capable d’épouser continuellement les contours d’une situation tout en la transformant, créatif. Cette chose informe reste avec lui, atour de lui, voyage avec lui, etc. Dans la chambre d’hôtel à Bamako où, comme dans une bataille de polochon, toutes les plumes volent, il réabsorbe cette forme, et tout l’essaim d’étourneaux. Il fait à nouveau corps, métaphoriquement, avec la plasticité, la capacité de création, et la forme informe disparait donc. Il se met à gagner à nouveau. Ça peut sembler tordu, mais j’assume ça.

HS — Et puis c’est vraiment la liberté de la fiction et de l’imaginaire.

AB — Je crois. Et aussi celle d’aller vers d’autres arts, en l’occurrence de prendre son bien à la BD. Si en un certain point de ton travail tu as des idées foutraques, eh bien oui, eh bien d’accord. Ce n’est pas trop courant dans la littérature française parce qu’elle est globalement sérieuse, “dramatique”, etc. ; mais je serais tartuffe si, fasciné par l’idée qui est au cœur de Calvin et Hobbes, je clouais une pancarte au seuil de mon livre, qui dirait « Non, ce genre d’émotion ou d’idée, pas ici ! »

HS — On a l’impression qu’il faut toujours rester dans une posture de retenue, comme un réflexe culturel, ou historique…

AB — Mais ça pour le coup c’est vraiment français… C’est la trace du classicisme français, encouragé par le pouvoir politique, voire façonné par lui. Une idée du goût qui aurait partie liée avec l’ordre alors que les excentriques séduisent immédiatement. C’est donc qu’on les espérait, que quelque chose était tapi, retenu, qui ne demandait qu’à être libéré.

HS — C’est très français, oui, dans les littératures méditerranéennes, en Amérique latine, les écrivains sont beaucoup plus libres de ce point de vue-là…

AB — La culture nord-américaine n’est pas structurée par une opposition entre grande culture et culture populaire mais entre les œuvres qui se vendent et celles qui ne se vendent pas, ce qui est très différent… Ma solitude s’appelle Brando va paraitre en traduction aux Etats-Unis, publié par Counterpath Press, et j’ai lu sur le contrat qu’il s’agissait de « non-profit edition »… On oublie trop rapidement que Brahms – par exemple – s’inspirait de musiques populaires. Rabelais de chroniques populaires. Imaginez Le Clézio ou Sollers dire : « Ce roman-ci est une réécriture d’une nouvelle publiée par Germaine Boisivon dans le dernier numéro de Nous deux. »… C’est un peu cette énergie-là que je recherche, que j’essaye de… Et là encore c’est le principe de non-contradiction, entre ce qui serait noble littérairement, et ce qui ne le serait pas.

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À suivre…

Arno Bertina (1)

Alors que la rentrée littéraire battait son plein, Hors-Sol revenait avec son auteur, sur l’un des livres importants de 2012, Je suis une aventure. L’entretien se se divise en trois parties, avec une surprise à la fin !

Je suis sorti du métro avec les indications d’Arno griffonnées sur un papier. Passer le petit pont, déboucher sur une place, la traverser, faire quatre cents mètres environ, trouver la Poste, traverser en face, descendre la rue.

Une fois cette rue descendue, je ne tombe pas sur les immeubles prévus, mais sur un parc municipal ; je tourne en rond, je relis mon papier ; je remonte vers la Poste, je leur demande où se trouve cette rue : la guichetière ne sait pas. Je panique, je retourne au métro, je vérifie toutes les indications.

Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que je réalise que je ne suis pas sorti à la bonne station de métro, mais à celle d’avant (dont le nom est tellement proche). Je reprends le métro, descends à la bonne station, passe le petit pont, débouche sur une place, la traverse, fais quatre cents mètres environ, trouve la Poste, traverse en face, descends la rue. Cette fois-ci est la bonne, et c’est avec trente-cinq minutes de retard que je retrouve notre hôte.


Je suis une aventure, Verticales, 2012


HS — Je suis une aventure… C’est un gros livre, près de 500 pages, ce n’est pas rien, et on a l’impression qu’il y a un vrai plaisir à l’écrire. Il y a une histoire et mille histoires dans ce livre, et on a l’impression qu’il est difficile à l’auteur de mettre un terme à l’aventure, d’achever et on est toujours renvoyé (enfin c’est le parcours du personnage principal qui veut ça aussi) vers d’autres paysages, vers d’autres parages. On sent un vrai plaisir d’écriture qui serait comme une confiance dans le récit. Est-ce que l’auteur se laisse porter par le récit, par ces méandres ? On a l’impression d’un flux, d’un fleuve ; est-ce que tu as cette impression de te laisser porter ou tout est-il maîtrisé du début à la fin ?

AB — Je vais déjà répondre sur la question du plaisir. Aucun de mes livres n’a été écrit dans la douleur. Je les ai tous écrits porté par ce plaisir que tu indiques. L’idée à laquelle je tiens en disant ça : y compris les plus « difficiles » à lire (ce n’est pas un mot à moi), y compris les plus « cérébraux » (c’est encore moins un mot à moi). Anima motrix est un livre difficile et cérébral m’a-t-on-dit — je ne me reconnais dans aucune de ces deux images mais peu importe — mais c’est un livre que j’ai écrit en étant fréquemment surexcité par ce qui était en train de se passer à l’intérieur du manuscrit. Quand je me heurte à une difficulté (une phrase qui résiste, une idée qui me fuit, un problème de construction), cette difficulté n’abime pas le plaisir d’être en train de travailler à ça. Car le livre m’aide à les surmonter. Les solutions et les ressources sont là, à portée de main si l’on est très concentré, si l’on ne perd pas de vue la combustion.

Il y a des difficultés, c’est très construit, c’est hyper construit, mais pour autant ça s’écrit dans une espèce de fluidité. Pourquoi je tiens à cette idée ? Pour prouver que ce n’est pas si cérébral que ça. L’image de Stendhal écrivant à cheval – évidemment c’est une image, il n’y a pas de réalité derrière cette image – c’est vraiment une image qui me parle. Je cherche ça en écrivant (Anima motrix ou Je suis une aventure) : que le lecteur lui-même puisse être embarqué, c’est-à-dire avoir le sentiment d’être sur une machine qu’il contrôle peut-être à certains moment, comme une moto, et peut-être qu’à d’autres moments il ne la contrôle pas trop, comme un cheval… L’idée est de proposer des vitesses au lecteur, et que ces vitesses aient quelque chose d’ébouriffant, de joyeux. Encore une fois : toute ma pratique de l’écriture est à mille lieux d’être une pratique romantique, c’est-à-dire qui serait liée à la douleur, à l’angoisse, à la page blanche, à la thérapie…

HS — C’est ce qu’on ressent effectivement très fortement : une joie du récit.

AB — Eh bien toute mon ambition est là : que cette joie se sente, que le joie et la surprise éprouvées en écrivant… Il faut quand même voir que ces bouquins là par exemple (Anima motrix c’est trois ans, Je suis une aventure c’est cinq ans) à aucun moment j’en suis à me demander comment finir – je ne parle pas du plan, du scénario, mais bien des séries de relectures et corrections. J’aurais pu garder Je suis une aventure encore un an, il aurait pu bouger, il aurait encore pu bouger un peu, mais je ne voulais pas tourner la page, je n’en avais pas ma claque, j’étais très heureux de le voir encore bouger. Simplement à un moment, le désir que j’ai de rester dedans devient un tout petit peu moins fort que le désir que j’ai de me projeter dans le projet suivant. C’est ça qui commande le fait de dire « Allez il est mûr, ça va, ça fait 6 mois que les corrections que j’apporte sont marginales, qu’elles ne font plus bouger la structure »…

HS — Le gros œuvre est fait.

AB — C’est ça, le gros œuvre est fait ; ou alors c’est que je ne suis plus capable de le réinventer, le gros œuvre, tu vois. A un moment tu es trop dedans, tu t’es trop habitué à la configuration des lieux…

HS — Ou alors c’est un autre livre…

AB — Exactement. C’est exactement ce qui s’est passé pour les premiers romans (le personnage féminin qui apparait dans le dernier chapitre du Dehors donne naissance à la cantatrice d’Appoggio qui finit par fuir en Italie et c’est le départ d’Anima motrix). Tu sais c’est un peu l’histoire de Pygmalion ; tu rêves d’être porté toi-même par la somme des vitesses que tu essaies de mettre dans le livre. C’est en partie illusoire, presque utopique, mais enfin ça motive puissamment. Ça ne revient pas à dire que le livre s’écrit tout seul – ce serait beaucoup trop romantique – mais dans une certaine situation, dans tel personnage, j’ai mis tellement d’énergie, par exemple, que les scènes mélancoliques d’abord imaginées (à l’époque du plan) ne fonctionnent plus. Ecrire le livre a infléchi l’idée première. Je suis un peu obligé d’écouter la leçon du livre, et de nourrir cette énergie ; alors il ne peut pas se calmer, ou bien cette situation, ce personnage, ne peuvent que s’emballer. Je ne peux pas, je ne veux jamais être celui qui calme le jeu.

HS — L’énergie ce serait le récit. Anima motrix et Je suis une aventure sont dans le mouvement, et c’est cette énergie-là qui permet de tenir 400, 500 pages ?

AB — Oui, alors le mouvement, c’est un autre truc, ça nous emmène ailleurs. Tous mes personnages sont en mouvement, et ils sont tous en train de fuir, aussi. Il sont tous en mouvement concrètement, c’est-à-dire qu’ils voyagent. Parce que la littérature me permet d’être en mouvement intérieurement, presque de manière naturelle, métaphorique, j’imagine immédiatement les personnages en mouvement, eux aussi. Et ce mouvement est créateur : il va jusqu’à la métamorphose (aussi bien intérieure que physique), mais on reviendra peut-être là-dessus plus tard.

HS — Oui on sent ça, qu’il s’agisse du récit, ou le personnage, ou encore de ses aventures, on sent intuitivement qu’il y a quelque chose de la métaphore ; et ce qui est très frappant dans ces livres, c’est le rapport à la réalité ; lorsque l’auteur veut parler du monde réel, on a l’impression que le récit est une espèce de méta-langage. Je ne sais pas si ça rejoint ce que tu viens de dire. Je travaille beaucoup sur l’espace et sur la poésie dans le récit ; à la limite tu serais un poète du récit, mais ce n’est pas tellement dans la langue, le mot ou le syntagme que cela se manifeste, mais c’est dans la phrase générale, le chapitrage, l’enveloppe globale du livre ?

AB — Ah oui, c’est certain. J’ai beau lire beaucoup de poésie contemporaine – ça me passionne – je sais que si j’ai une force, si j’en ai une effectivement, elle n’est pas de ce côté-là : je suis incapable de cette concentration-là [de la poésie], et si ce que je fais est de qualité c’est justement dans la direction opposée. C’est de construire une structure, de poser des réseaux, donc de faire revenir tel thème, transformé, de le faire réapparaître à un autre endroit, de penser le livre comme un ensemble de chambres d’écho. C’est l’ampleur ou la dilatation qui permettent qu’arrive quelque chose de beau dans ce que j’écris, ce n’est que rarement, très rarement je crois, du côté du précipité, de la synthèse, de la métaphore poétique.

HS — C’est musical, le roman comme des partitions…

AB — Voilà, un petit peu, alors qu’à l’inverse, la poésie, même avec cette dimension-là, évidemment, la poésie va travailler sur des choses beaucoup plus immédiates. Moi, cette immédiateté, je n’en suis pas du tout capable, tu vois, j’ai besoin de délayer, de construire, et c’est pour ça que de temps en temps, quand je dois faire une lecture d’un passage, je suis un peu embarrassé parce que…

HS — Parce que c’est cinquante pages qu’il faudrait lire, ou cent pages…

AB — Oui voilà chaque passage que je pourrais lire me semble beau parce qu’il est connecté à d’autres passages, et il me faudrait tout expliquer pour que les gens puissent vraiment saisir le sel du truc, quoi. Je pense que d’ailleurs c’est un petit peu ça l’idéal du roman : aucune page détachable de l’ensemble, quoi. Evidemment il y a toujours des morceaux de bravoure dans un roman, qu’on peut extirper pour une lecture publique, mais enfin bon… Ça me rappelle une sortie de Claude Simon. Il s’en était pris à quelqu’un qui l’interrogeait en disant : « J’ai trouvé dans Le jardin des plantes une phrase qui résume parfaitement l’ensemble », et lui répond que non, aucune phrase ne peut prétendre « résumer parfaitement l’ensemble, autrement je n’aurais écrit que cette phrase ».

HS — Comme il n’y a pas une seule phrase dont on puisse se passer dans l’ensemble…

AB — Faut espérer, mais c’est moins certain… Ensuite tu me disais le mouvement est une sorte de méta-langage. Oui, mais ça n’est pas conscient, ça n’est pas voulu. Là, on descend dans la cuisine. L’écriture et la lecture déplacent des choses intérieurement, elles me permettent de respirer mieux en me mettant en mouvement, et il en va de même – un peu naturellement – pour les personnages ; eux-mêmes sont déboussolés, ébouriffés par le… Mais ce qui arrive au personnage, ou le mouvement des personnages n’est pas construit comme une métaphore, ça n’est pas voulu comme une métaphore. Je vois juste que c’est certainement connecté mais à aucun moment je ne me dis « Tiens je vais mettre mes personnages en voyages et ce sera la métaphore de l’écriture ».

A ce sujet là, François Bégaudeau – qui m’a beaucoup parlé de Je suis une aventure – m’a dit une chose intéressante : « Dans Je suis une aventure il y a peut-être trop de déplacements pour les devenirs que tu cherches à raconter » et il a cité Deleuze, une phrase magnifique : « Il faut rester calme pour ne pas effrayer les devenirs ». Je ne connaissais pas cette phrase, je l’ai trouvée fantastique, appliquée à une critique de Je suis une aventure. Oui je suis fasciné par les devenirs, oui c’est ce que j’essaie de traquer en permanence pour les personnages : j’essaie de créer les condition d’un devenir possible pour les personnages, et donc ça passe par le voyage, par le mouvement, par le fait de se frotter au réel, par l’épaisseur des corps autour, du paysage, et peut-être effectivement j’en fait de trop sur ce plan-là. Sans doute Deleuze a-t-il raison sur ce point, peut-être François a-t-il vu juste, ça pourrait être très beau aussi d’essayer de montrer ces devenirs dans un cadre moins agité… Bon c’est une idée… ça ne donnerait pas le même livre du tout, mais je pense qu’un jour peut-être ça m’intéressera d’essayer de faire quelque chose de plus posé qui soit en même temps, sous la surface, tout aussi mobile.

Et d’ailleurs peut-être est-ce un petit peu — sauf que je ne le formule que comme ça maintenant — ce que je veux montrer dans Ma solitude s’appelle Brando : poser un petit peu les choses, avoir une forme de livre plus calme, ou moins déconcertante, en espérant que ce que je décrivais de cet homme-là, soit toujours aussi ouvert ou dynamique ou dynamisant…

HS — Peut-être est-ce le défi de l’écrivain, ou de la fiction, de capturer cette énergie dont tu parles ? C’est rigolo que tu me cites Deleuze ; je viens de me rendre compte, je n’avais pas fait gaffe, que les deux titres des deux romans se répondent un peu : dans Anima motrix il y a motrix, dans Je suis une aventure il y aventure, “ce qui vient, est sur le point de venir” étymologiquement. Est-ce que ce sont deux livres sur deux personnage en déplacement ou bien est-ce que ce ne sont pas plutôt des romans qui se traiteraient de la fiction, deux livres sur l’écriture même, en somme ?

AB — Encore une fois, cet aspect là n’est pas vraiment conscient, ou s’il l’est ce n’est pas ce qui me retient au premier chef… Mais je dirais plus que ça : ça pourrait être conscient, parce que j’adore aller aussi sur le terrain critique, j’aime bien regarder mes livres de l’extérieur, mais je me l’interdis. Pourquoi ? Parce qu’il y a vraiment une chose que je déteste — mais ça, ça me regarde, je n’en fais pas une loi avec laquelle faire la leçon aux autres — c’est que je n’aime pas l’idée d’œuvres de création (par opposition maladroite aux essais) qui parlent de l’écriture. Pour moi, ça, c’est la fin du mouvement. Mais encore une fois, je n’en fais pas une loi, je parle de moi. C’est la fin du mouvement ! « Eh bien voilà, c’est un pur circuit fermé. Je parle de ce que je suis en train de faire… » Tous les auteurs qui disent leur impossibilité d’écrire… Mais écrire ce n’est pas simplement écrire, de manière à ce point intransitive, car on ne peut faire avec le langage ce que certains peintres ont réussi à faire avec la peinture, avec la couleur. Le langage qui est la base de l’écriture est autrement impur, c’est-à-dire plus nettement et irréductiblement signifiant que la couleur ou que l’univers des formes. Là encore je n’en fais pas une loi ; je dis simplement que cette impureté du langage, fondamentale, le fait que le même mot puisse servir à Rimbaud dans un poème et à ma fille quand elle me demande de lui sortir un nouveau rouleau de papier toilette, cette impureté-là me passionne, c’est à partir d’elle que je veux écrire. Toutes les approches de la littérature par son versant intransitif m’ont nourri à un moment ; j’ai été fasciné par Blanchot et puis en fait, dans le moment même de cette fascination, j’ai senti que ce n’était pas le territoire que je voulais explorer, parce que j’avais besoin que chaque livre ou chaque ligne écrite soit comme ouvrir une fenêtre, parce que le reste de la vie sociale me semblait trop angoissant ou étouffant, j’avais besoin qu’écrire ou lire ce soit une façon de tourner le dos, façon sauvage et violente, à cet étouffement-là, et l’occasion de multiplier les contacts physique avec le monde dans la page écrite.

Encore une fois : il y a une partie du livre qui peut être lue ainsi, effectivement, comme une métaphore de l’écriture – a fortiori dans Je suis une aventure car il y a trois figures d’écrivains qui sont là (là c’était conscient). On peut lire Je suis une aventure comme un livre de lecteur ; je parle de trois auteurs : qui sont-ils, pourquoi je les place ensemble, comment je les fais réagir les uns avec les autres, c’est une des intrigues du roman, ça.

HS — Et Rodgeure : c’est l’un de ces auteurs ? Un quatrième auteur, ou…

AB — Non, je n’ai pas poussé le truc jusque là. Je le considère comme quelqu’un d’infiniment créatif, mais d’une manière qui échappe à la sphère de l’art. Qu’est ce que ça veut dire être créatif ? Heu, je vais continuer sur… Tu me demandais tout à l’heure quels liens on peut faire ou voir entre mes différents bouquins… Voir comment je passe de l’un à l’autre, comment ils dialoguent les uns avec les autres, ce sont des choses qui me passionnent… Je suis une aventure est connecté à deux livres : Anima motrix et Ma solitude s’appelle Brando. Qu’est-ce qu’il prend à Anima motrix ? Dans Anima motrix il est déjà question d’un essaim d’étourneau et quand j’ai eu fini le livre, très peu de temps après, j’ai eu le sentiment que je n’avais pas exploité la folie de ce truc-là. Et vraiment dès ce moment-là je me suis dit « Tiens je veux reprendre ça, il faut que je revienne à ce moment-là pour repartir et rebondir plus loin ». A ça s’est connecté le Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, de Pirsig, parce que Pirsig étudie la notion de “Qualité”, ce ne serait ni une philosophie du sujet ni une philosophie de l’objet, ce serait une sorte de synthèse entre les approches occidentales et orientales. Or j’avais le sentiment qu’il n’abordait pas tant que ça les conséquences de ce truc-là sur l’identité. J’avais le sentiment d’aborder le point aveugle de son enquête. J’avais le sentiment qu’on pourrait essayer d’écrire une espèce de suite, un livre frère…

Je reviens maintenant à Ma solitude s’appelle Brando, j’essaie de faire le portrait d’une liberté rare, d’un type qui a expérimenté quelque chose d’assez étrange. La plupart du temps, les gens qui s’estiment libres, ou qui veulent manifester cette liberté, le font de manière trop tapageuse. Dans un dîner de famille, quelqu’un s’engueule avec tous les autres : « Vous n’êtes que des cons, votre vie pue, je me casse, je suis plus libre que ça », etc. Il balance ça sur la table et il s’en va. Eh ben moi je trouve ça douteux ; si tu es libre, tu n’as pas besoin de te mesurer à des gens qui ne le sont pas. Cet homme-là, celui dont je parle dans Ma solitude s’appelle Brando, qui est un grand-oncle, est toujours resté proche de sa famille, qui était bien moins libre que lui, et pourtant il a vécu sa vie pleinement, c’est-à-dire qu’il ne s’est pas interdit grand chose apparemment, sur le plan de ses désirs et des entorses à la morale de son temps, et de son milieu ; il a été heureux, c’était un homme épanoui, en paix avec lui-même apparemment. Ce qui est marrant, c’est que ce n’est qu’une fois le livre terminé que j’en suis venu à dire les choses de cette façon : ce mec-là a été libre sans s’inventer d’ennemi. Cette formule, apparue une fois le livre terminé, m’a permis de rebondir. Ce rebond, c’est Je suis une aventure. Là aussi dans l’expression “une liberté sans ennemi”, il y a un truc que je n’ai pas fini d’explorer. Donc d’un côté l’identité en mouvement – en l’emmenant vers des choses peut-être plus déconcertantes et folles que dans Anima motrix –, et de l’autre côté cette liberté sans ennemi : ce sont deux des trucs nourriciers de Je suis une aventure.

HS — Tu as dit beaucoup de choses qui suscitent en moi plein de questions, mais je vais essayer de tenir mon fil tout de même pour ne pas trop se disperser. Ce que tu viens de dire c’est ce qui permet aussi de beaucoup s’ancrer dans le réel, donc en prenant ces personnages, ces auteurs sur lesquels tu travailles, d’en choisir un qui est hyper réel, transfiguré par la sport, par les médias, etc… Est-ce que c’est cette liberté sans ennemi qui te permet de jouer et de faire jouer la réalité dans la fiction, par la fiction ?

AB — Oui, je vais aller dans ta direction. Cette liberté sans ennemi, elle a plein de versants différents, et un de ces versants est de penser que le réel, la réalité, sont composés de choses totalement hétérogènes les unes par rapport aux autres, et en même toutes complètement connectées. C’est ce qui fait que dans le livre, il y a des éléments du réel le plus écœurant, au sens du plus consistant…

HS — Le plus vulgaire…

AB — Le plus vulgaire, oui, mais même le plus épais. Féderère c’est typiquement ça : une figure à la fois déjà historique ou légendaire ET une figure d’actualité (on en entend parler à la radio, etc). Mais ce c’est pas glorieux, paradoxalement, car le prosaïque l’emporte toujours. Les auteurs dont je parle, Thoreau, Pirsig – beaucoup moins connu –, et à la fin John Muir, ont tous les trois des statuts vraiment différents les uns des autres, mais c’est l’histoire des arts et des idées, c’est le réel dans sa dimension la plus noble. Or Thoreau apparaît sous les traits d’un fantôme, c’est-à-dire quelque chose qui est tout sauf sérieux, réel, réaliste. Quand tu dis “liberté sans ennemi”, c’est exact que ça se retrouve à plein de niveaux, dans le sens où il ne faut ne jamais avoir sur les choses une vison manichéenne, étroite ; pourquoi faire intervenir des fantômes ou des aspirants fantômes ? Parce que le réel — là je vais dire des inepties, mais des inepties qui ne se retrouvent pas tant que ça dans l’esthétique — le réel est totalement hybride.
Un exemple : durant le trajet pour venir ici, tu as pensé à Gênes, tu étais perdu dans la géographie de Gênes, tu n’étais pas, mentalement, à Vanves où je t’attendais, mais dans le nord de l’Italie. Et moi je me demandais s’il t’était arrivé quelque chose, si l’un de nous pensait à un autre jour, etc. Il y a là une multitude de plans qui se superposent et s’entremêlent, qui deviennent totalement indémêlables. C’est typiquement ce que j’ai envie de désigner. Je vais donc montrer à la fois le bus qui te klaxonne – du réel agressif bien consistant, bien présent – et je vais essayer de tout faire pour qu’il puisse y avoir dans la même phrase le bus 126 qui fait la jonction Porte d’Orléans-Saint-Cloud, et la géographie de Gênes dans laquelle tu te baladais à nouveau…

Faire des livres qui soient tramés de manière très très fine, et que tout ça soit mis sur le même plan, parce que dans nos vies, même si on n’y fait pas gaffe, tout est sur le même plan. Moi ce que j’aurais envie de reprocher, parfois – à certains films, à certains livres –, c’est de rendre tout étanche, ou tout horizontal, plat. L’éditeur va te suggérer de mettre un point à tel ou tel endroit pour faire deux phrases à partir d’une seule, au motif que la phrase commence à Paris et se termine à Gênes »… Bon eh bien, non, moi je n’ai pas de point dans la tête, pas plus que toi qui dans Vanves se promène à Gênes. Car c’est justement ça que je veux montrer : l’incroyable vie de nos cerveaux.

HS — Et puis du monde, qui est à la fois et réel et fictionnel, mais en même temps.

AB — Oui ! Les morts qui nous hantent. Ces choses sont très concrètes, c’est ce qui provoque la mélancolie, qui fait qu’on va mal répondre à la buraliste. Mais c’est très beau ça, parce que la buraliste elle va dire « Quel connard ce mec » alors que non ! Si elle savait à quoi tu penses au moment où tu oublies de la remercier… Tout d’un coup, il y a du décalage, et il est très beau ce décalage.

HS — C’est là où joue le livre, l’œuvre d’art ; c’est une matière possible pour l’art et c’est ce qu’il devrait faire ; malheureusement souvent il est trop d’un coté ou trop de l’autre (et plutôt du côté du réel)…

AB — Le fantasme est celui-là : montrer le réel énorme, gros de tout ça, indémêlable. Parce que quand tu t’arrêtes, ensuite, t’as des palpitations ; tu t’es fait klaxonner par le bus et tu t’es vu mort. Résultat ton esprit galope à nouveau, il part dans une autre direction folle… Mais c’est… Alors tu t’assoies sur un banc pour te calmer. Et quand tu es calmé, tu te dis que tout ce que tu as vécu là en cinq minutes, c’était d’une densité ! Au début du XXème, joie, le monologue intérieur a été inventé ou perfectionné pour essayer de capter ce truc-là. Mais le monologue intérieur (être dans la tête de quelqu’un) ne me suffit pas ; ce qui m’émeut, ce que je trouve magnifique humainement, c’est de montrer les conséquences de ce flux intérieur sur l’extérieur, toutes les disruptions, les connexions, que ça crée avec le dehors…

À suivre…

Mathieu Larnaudie • Acharnement

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.

Mathieu Larnaudie, ‘Acharnement’

L’erreur serait de considérer que ce livre est une attaque frontale du métier de plume, ou encore une dénonciation facile du métier politique. Je crois que ce n’est précisément pas ce qu’à voulu faire Mathieu Larnaudie (mais peut-être suis-je dans l’erreur).

Müller, le personnage principal, écrit des discours pour un homme politique qui vient de perdre une élection ; mis au placard par nécessité, il se retire dans sa grande propriété de campagne, et s’adonne à la passion d’écrire des discours, ressasser le réel et s’envoyer un petit verre de chartreuse de temps en temps.

Le temps est rythmé par la chute de suicidaires qui depuis le pont romain qui traverse le parc viennent s’écraser dans la propriété. Müller regarde tout cela de la fenêtre, comme il regarde également le jardinier, qui s’est est mis en tête de transformer la friche sauvage qu’était le parc en un objet finement ciselé.

C’est un monde de solitude, d’abord. Müller est seul avec lui-même, il se retire, pour rédiger le discours ultime, le discours parfait. Il n’est secondé que par Marceau, le jardinier un peu dérangé depuis la mort accidentelle de sa femme, qui se consacre avec ferveur à la mise en œuvre du parc.

Müller est spectateur. Tout comme il observe la population comme une biologie extravagante ou étrangère qu’il s’agirait de saisir entre pinces ou observer évoluer dans une boîte de Pétri, il voit le monde au travers de la baie vitrée qui donne sur le parc et le viaduc.

Lorsque, m’écartant de ma table de travail, je m’avançais devant la baie vitrée, au gré de la saison, je voyais se déployer ou se rabougrir le feuillage des arbres, refleurir les rosiers, pâlir la haie de thuyas qui borde ce côté du terrain, plus loin dans la pente roussir les buissons d’aubépine ou reverdir les hautes herbes que Marceau viendrait faucher. (33)

Spectateur solitaire de l’avancement du monde, Müller est un analyste fin et sans doute habile rhétoriqueur — c’est son occupation principale, après tout. En substance, il est celui qui se trouve derrière ; derrière la baie ou derrière l’écran (vie politique ou séries policières), derrière les références historiques ou derrière un homme politique (Gonthier) qui, lui, est bel et bien au devant du monde ; de nervi à éminence grise, le pas est vite franchi.

Assis à côté, j’étais presque aussi tendu dans l’effort qu’il devait l’être ; mon regard ne pouvait réprimer une tendance à suivre le sien. (64)

La richesse de son argumentaire, sur tel ou tel sujet, sa manière de raconter, parsemée de subjonctifs imparfaits dans le plus pur style classique, les évènements horribles et absurdes qui s’abattent dans cette ville « paumée, choisie parce que paumée ». Protégé dans sa tour d’ivoire, la posture rappelle à bien des égards celle de l’écrivain, qui se fabrique une île où il va pouvoir composer sereinement.

Je créais ainsi les conditions propices à la tâche que je m’étais fixée. Surtout je pensais qur le simple fait d’être parvenu à prescrire et à organiser ma réclusion volontaire en ces lieux marquait le plus haut degré de liberté qui pût m’être accordé : il n’en pouvait résulter qu’une forme d’accomplissement de moi-même et de mes ambitions. Ici au moins, personne ne viendrait plus m’emmerder. J’aurais tout le loisir d’écrire les discours que je souhaitais sans avoir à me soucier de ceux ou celui qui me les aurai(en)t commandés. Circonscrire le périmètre de mes heures engageait ma justification. (32-33)

Étonnamment libre dans ce cadre d’où il ne peut s’échapper, Müller peut toutefois ainsi s’adonner à la pratique qui seule l’intéresse. La rhétorique. Il évoque ainsi le dernier discours prononcé par Gonthier, alors que la guerre électorale est d’ores et déjà perdue, les chiffres n’étant pas bon, et enthousiasme du public moins fervent (64 à 72). C’est l’occasion de sentir à la fois la tension entre les deux protagoniste, l’auteur et le comédien, mais aussi de revenir sur cet écart fluctuant qui fait toute l’alchimie de la littérature, le passage de l’une instance à l’autre, et l’efficience de ce passage (de cette passation). En des pages d’une grande solidité et d’une grande pertinence, nous entrevoyons peut-être ce que l’auteur (du livre, cette fois-ci) a voulu cerner par le dispositif narratif qu’il a mis en place.

L’implacable machine littérature ratisse large. Ou dit autrement, avec l’une des plus belle phrases du livre : Je restais livré au calme nu de mon acharnement.. Le parc est entretenu, et Müller parfait son œuvre.

Une impassible frénésie m’animait. Invariablement, continuellement, fiévreusement le plus souvent, machinalement parfois, dans mon bureau je consultais, prélevais, synthétisais, composais, rédigeais ; sur l’estrade de bois, les mains agrippées aux bords de mon pupitre, les mains voletant ans les airs, les mains tendues devant moi, les mains ouvertes et démonstratives, les poings fermés et volontaires, je prononçais le plus aboutis de mes discours. (73)

Mais les morts poursuivent leur perpétuelle chute vers le sol et la fin ; leur irruption dans sa propriété, comme la visite, bientôt récurrente des familiers du mort en manière d’hommage perturbent ce cadre bien établi. Le « bout de territoire reculé » élu « pour mette en œuvre ses efforts » « lui était devenu hostile » (85). Les morts ont cette faculté de nous sortir hors de nous.

Ces morts, comme à l’accoutumée, venaient plonger le réel sous une lumière crue et, comme à leur habitude, venaient réclamer la main d’autres morts, ses morts personnels, ses morts intimes et privés, ses morts à soi. Ce que les morts effleurent ou désignent est décontenancé, exorbité, un instant touche, lui-même devenu spectre, à la mort.

Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher de rôder — vagabond, lui semblait-il, dans sa propre maison —, de revenir dans le bureau […] Ne fût-ce que pour y ressentir de nouveau son malaise — vérifier que ce malaise perdurait —, quelque chose l’y ramenait. Peut-être est-ce ce qui l’étonnait le plus lui-même : que son abandon n’ait jamais pu être complet, que toujours une force tenace et absurde, germée au cœur même de son découragement et dont il ne savait si elle tenait d’un reliquat d’illusions ou d’une forme paradoxale d’instinct de préservation, l’eût maintenu dans l’attente du jour où son désir reviendrait. (88-89)

Ce qui vient troubler en somme l’établissement de cet ordre parfait (94), c’est l’absolue absurdité des évènements, des morts chutant sans raison préalablement connue, sans prévenir — non pas comme un chien se fait piquer par un serpent, par exemple, malgré l’absurdité du fait, une cause existe — mais c’est l’absence de motivation, tout à fait insaisissable par cet esprit rigoureux et rationnel. Mes morts ne parlent pas (119), voilà le cœur du problème.

Lorsqu’une jeune femme vient s’écraser un soir d’orage dans le parc, Marceau la déplace et la veille, dans une geste de recueillement confinant à l’érotisme. Si Müller imagine que « les yeux des morts […] désignent pour nous la possibilité d’un aurte monde » (toujours cet écran médian), Marceau lui a « pris sa te^te dans ses mains, une contrée hostile et lointaine dont il n’arrivait pas à revenir » (132-133).

Ce livre dont nous ne déflorerons pas plus le propos peut apparaître comme une charge politique, nous le répétons, mais il nous semble que, de manière beaucoup plus subtile, et à la manière disons d’un velours linguistique, lourd, élégant et précis, le texte avance aux frontières du langage même, cherchant précisément dans le hiatus entre celui qui écrit et ce qui écrit, explorant ces interstices avec une certaine aisance et, pourquoi ne pas le dire, une malignité qui sans doute passera à côté du lecteur trop imbu d’histoires ou trop pressé d’atteindre la fin.

Roman sur la suspension, ce moment où les choses figées déclarent leur inestimable vulgarité (les choses du réel), le texte épouse à la perfection les sentiments et les impressions de Müller. Il se veut aussi — c’est une hypothèse — formule du désir d’écrire. À la manière d’une grand artisan, Claude Simon par exemple, le texte sans état d’âme poursuit la tâche qu’il s’est donnée : évoluer dans ces zones hostiles où la fiction encontre le réel, ou la mort tend la main à la vie. Et ce que cela engage de la responsabilité du je.

Benoît Vincent • Entre ici et ailleurs

Ce texte a paru une première dans Poezibao

C’est un livre étrange où plusieurs voix cohabitent.


La porte est toujours ouverte

Enfonçons d’emblée les portes ouvertes : c’est entendu, traduire est impossible. Et, à la limite, sauf à répéter mot pour mot, la traduction est le degré zéro du commentaire ou de l’interprétation.

Il est possible, aussi, que la répétition mot pour mot soit déjà une interprétation. La traduction, entre répétition, paraphrase et tout-autre, peine à trouver un site où s’enraciner.

Alors c’est entendu, traduire est écrire est impossible.

Evoquons une donnée subsidiaire : si on conçoit à peu près de traduire une langue vivante, qu’en est-il d’une langue morte — si quelque chose comme langue morte veuille signifier quelque chose ?

Si traduire est impossible, traduire une langue morte l’est d’autant plus, d’autant plus que personne n’est capable d’en vérifier la pertinence ou la… La quoi ? La justesse ? La fidélité ? C’est bien ce qui manque à la traduction et donc l’argument tombe de lui-même.

Continuons : si traduire à partir d’une langue morte est doublement impossible, qu’en est-il de traduire une langue vivante en une langue morte ? Est-ce assassiner la langue que la traduire en latin ? Est-ce comme la sacrifier ?

Arrivés à ce point, où nous nous sommes heurtés violemment à toutes les portes ouvertes, reprenons.

Pascal Quignard a trouvé malin, au début de son œuvre, de composer un poème en langue latine, Inter aerias fagos, et ce texte est reproduit ici. Emmanuel Hocquart l’avait alors traduit une première fois en français, et ce texte est reproduit ici. Trente-cinq ans plus tard, sous la houlette d’une érudite, Bénedicte Gorrillot, cinq autres poètes — et non des moindres : Pierre Alferi, Eric Clémens, Michel Deguy, Christian Prigent et Jude Stéfan — vont proposer du texte de Quignard leur version en langue française.

Le résultat : INTER, un livre étrange où plusieurs voix cohabitent.


La porte est toujours fermée

Traduire : est-ce additionner ou soustraire ? Est-ce clarifier ou obscurcir ? Questions récurrentes.

Ce livre est d’autant plus frappant que, dès les premières pages de la lettre qui fait office de préface, envoyée par Quignard à Gorrillot, celui-ci déclare : “Il faut croire que pour moi l’oral est impossible.”

L’oral : et c’est précisément la langue parlée, donc la langue vivante.

Or ce qui est impossible, à l’évidence, c’est que quelque chose comme la littérature écrite, aujourd’hui d’autant plus, puisse avoir lieu, trouver un lieu où reposer, où habiter et qu’un auteur contemporain écrive un poème dans une langue disparue dans sa forme orale vingt siècles auparavant — et pire encore, que six poètes réécrivent ce texte, dans une autre langue, trente-cinq ans plus tard.

Réécrivent dans une autre langue : poussent ce texte, une première fois poussé, dans son indigénat d’origine. Car le texte de Quignard n’est pas — malgré les postures que ce dernier voudrait adopter — n’est évidemment pas né en latin. Il est né en français, puis traduit en latin, parce que la langue de la noesis — et l’on sait combien cela est important pour l’auteur — est la langue de la mère.

Pourquoi recourir au latin ? Précisément : c’est la langue antérieure au français, sa langue mère. Ce n’est pas une langue morte, à moins que le parent, la mère, le père, soit toujours un parent mort — ce qui n’est pas loin d’être le cas. Dans la représentation de l’auteur, c’est en tout état de cause le perdu (la perdue, dit-il d’ailleurs (25)). L’abandonné. Et ce qui justifie l’inquiétude même : le silence ; la terreur : non tumultus non quies. L’inquiétude est alors la stupéfaction.

La latin, comme juste avant-langue (comme on parle d’arrière-boutique), c’est l’espace-limite entre les mondes, entre les civilisations. “Le latin, c’est transformer le vieux en nouveau” (20) et c’est précisément : traduire — ou retraduire, attendu que, etc.

Il n’y a donc pas de langue vivante ou morte ; il y a le latin, qui survit comme mémoire dans le français, le roumain ou le portugais.

La présence de Saint Jérôme qui court dans le texte, par quatre citations mises en évidence par le texte critique — pour ceux qui ne lui sont pas familiers. Par la paraphrase (le commentaire) liminaire : aussi, avec Saint Thomas et Pétrarque. Trois noms, trois états de stupeur. Trois silences, c’est entendu.

Réentendu. On peut aussi se heurter sans cesse aux mêmes portes closes.

Ni calme, ni bruyant, c’est le silence de la terror. L’exégète de Quignard reconnaîtra l’affection pour les “mots de la terre et du sol” avant que celui-ci ne nous l’explique. Cette terreur, qui serait plutôt une stupéfaction (ou une sidération, qui est géographiquement à l’opposé), ne s’exprime que par un mot de chut. De chut à terre, parce qu’on dirait que l’homophonie est aussi bonne conseillère — qu’on chute (à terre) depuis ce chemin escarpé dont il est question (la sortie des enfers, la sortie hors de la terre, de la mère — rapprochement rapide) — qu’on chute ses yeux, son regard, vers l’être aimé qui, vers lequel se retournant, disparaît.

L’imaginaire d’Orphée est bien présent, indiqué tel, fondateur, redondant.

Tout le texte est redondance : tout comme l’œuvre de Pascal Quignard n’est qu’un éternel retour, la surimpression, pour ne pas dire la superposition, l’empilement des textes n’est plus une traduction, une interprétation unique d’un texte obscur, mais au contraire : son éparpillement (oserait-on dire démembrement), son éparpillement en mille autres langues.

Langues qui parfois se contredisent, n’en déplaise aux auteurs, jouent, s’égarent, choisissent, riment ou chantent, en définitive : créent.

C’est la leçon de cette lecture-traduction-écriture : peu importe le fond, il est acquis, il est entendu (142-143) ; mais le vecteur, le véhicule. Peu importe alors la traduction, et sa soi-disant fidélité. Le travail à l’œuvre ici est d’ordre poétique. Et dans cette optique, traduire c’est écrire — la traduction c’est la poésie1

Imaginons le véhicule comme non pas ce qui porte, mais ce qui portant se transforme. Le véhicule est le dispositif, le véhicule est transporté. C’est pourquoi ça ne passe pas, comme dit Quignard. Ça laisse passer.


Une porte est toujours soit ouverte soit fermée

Qu’est-ce qu’une porte ? Pardon de l’évidence : un objet qui permet de passer d’un dedans à un dehors. D’un ici à un ailleurs. Du domestique au sauvage. De la maison (domus) à la forêt (sylva, ou plus justement ici : saltus).

Est-ce que l’objet du poète est de confiner à l’ineffable ? A l’indicible ? Au raffut, aux cris, aux violentes déchirures des voix ? Aux souffles, aux grognements ? Aux glapissements ? Aux vagissements ? Précisément, pas. Plutôt au petit bruit chut, à la bouchée bée, au nuage de fumée qui l”hiver (hiems) se fige dans l’air : un espace pour du non-mot.

Un espace délimité pour le vide. La présence de l’absence.

De la même manière, Quignard va venir aux abords de la langue, dans cet espace de friche (saltus), qui n’est pas ici — je crois — le bond (car le mot est polysémique en latin). Cette friche n’est pas : l’ager : le champ cultivé ; cette friche n’est pas la silva, la forêt du sauvage (dont le mot provient)2

Il est un entre-deux, un espace de transition, tout comme bétail, n’est pas complètement domestique, et très animal, ou encore le dieu, la femme, la poésie. Toutes les banalités sont possibles.

A propos : ce saltus est un ban, un lieu où la loi domestique est encore sensible, mais aussi à l’écart, périphérique, suburbain. Il en est aujourd’hui pas seulement des banlieues, mais encore de la rurbanité, de toutes les zones, artisanales ou commerciales, des lotissements, et de tout ce qu’on connaît de ces espaces.

Me revient alors à l’esprit ce mot de Jean-Christophe Bailly dans Le dépaysement, pour qui le non-lieu, ou le hors-lieu, qu’on a tôt fait d’assimiler à ces franges du presque, n’existe pas. Il s’oppose ainsi à la conception de Marc Augé, pour lequel a contrario, ceux-ci sont le signe de la surmodernité : “les réalités du transit (les camps de transit ou les passagers en transit) à celle de la résidence ou de la demeure, l’échangeur (où l’on ne se croise pas) au carrefour (où l’on se rencontre), le passager (que définit sa destination) au voyageur (qui flâne en chemin)” (Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité).

De Culoz, Bailly dit ceci : “lieu entraperçu (mais surtout pas non-lieu – la fortune de ce concept vide, même s’il désignait tout autre chose (les aires neutres des aéroports) a été catastrophique” (35).

A vrai dire, il n’y a pas de grande différence à mon sens entre les deux visions, sauf à n’être jamais passé ou pire : à n’avoir jamais marché dans les zones. Habitué de la friche, du rond-point et, qui plus est, habitant rural (ou rurbain, nous vivons comme des urbains), je crois que la difficulté tient surtout à ce que personne n’est préparé, ou n’a envie, de lâcher ses repères et son terrain, et préfère bâtir des frontières : à dire le non-lieu, on induit le lieu-, ou le lieu-même.

Ce n’est pas terrible, mais si l’on est anthropologue, cela signifie qu’il n’y a pas de place ici pour une relation d’échange ou une culture. A moins que l’anthropologue ne puise discerner ce nouveau type de relation — ce qui est possible aussi.

Quoiqu’il en soit, nous devons impérativement (et là nous retrouvons pour la nième fois Foucault et son hétérotopie ainsi que la déterritorialisation de Deleuze et Guattari) considérer qu’il puisse exister des espaces transitifs, des entre-deux, des intervalles, des interstices où se développe une parole — et la poésie est de ce côté-là.

Ce que dit Bailly c’est le lieu entraperçu. Et peu après, de cette “vraie banlieue” (je souligne), qu’il est “tout ce qui pourrait faire penser que l’on est arrivé en un point du monde qui aurait le bonheur ou peut-être même la présomption de se déclarer comme tel n’existe plus”. Tout comme Deleuze et Guattari mettent un préfixe dé-, ou Faucault hétéro- (ce qui est rigolo).

Alors ce lieu n’existe pas, n’est pas recensé, n’est pas lisible.

Et c’est une erreur, car l’espace de la friche, lui, existe bel et bien. Il y a, d’un point de vue botanique par exemple, les plantes inféodées à l’ager, celles de la silva, et : les plantes de friches, du saltus. Les friches rudérales, comme on les nomme, où se développent par exemple l’orge, les vergerettes, le panais, les mélilots, etc. (il en existe plusieurs sortes).

Il y a donc un espace positif pour la zone, la banlieue, le terrain vague et ses populations. Qui sait si la poésie n’y est pas indigène ? Qui sait si elle n’en est pas même endémique ?


Pas de porte

C’est toute l’œuvre de Quignard, cela, et qu’il rassemble sous le terme de sordidissima (tout ceci est bien connu).

Il faudrait donc pouvoir imaginer, se représenter, un monde et un texte dans lesquels les portes ne sont ni ouvertes ni fermées, ou la porte même est l’espace. Les Romains avaient sans doute un plusieurs dieux pour les portes selon qu’elles sont ouvertes ou fermées, ils avaient aussi le dieu des carrefours, et le dieu du commerce.

En quoi on peut donc se contredire, et exprimer que la poésie comme translation, comme traduction, est aussi courant d’air : laisse passer les cris, les vides, comme les mots et le sens, à la fois. Courant alternatif et continu. Tout ce qui fait qu’une chose et une chose et autre chose. Toute la beauté de l’&. C’est cela qu’elle dit, et ne dit pas : qu’elle est d’ici, mais aussi d’ailleurs. Qu’elle est juste et fausse. Qu’elle est fidèle et infidèle.

Et le livre que nous tenons entre les mains, en cela, est absolument exemplaire. Point n’est besoin de revenir sur les écarts de sens, sur les trahisons, sur les points de frictions entre tous les auteurs. Il est juste besoin de lire, au besoin simultanément, le texte latin et ses copeaux contemporains.

Tout l’appareil peut suffire à saisir les points les plus délicats, et le commenter ne serait que bavardage. D’autant plus spécieux que le texte latin lui-même porte déjà , en soi, tous les germes de cette réflexion et appelle, appelle, on dirait, à la faute, à la traduction, à la poésie. Il hèle (21), par-delà sa différence, la différence. Il nous dit, de fort loin, ce que nous nous préparons à entendre. Il est en-deçà même de toute exégèse (en dénonce la folie, l’inutile) ; en-deçà c’est-à-dire qu’il sous-tend, il est là, toujours là, en soi. Cet autre en soi. Cet autre en soi.

Marie Simon • Les pieds nus


Maire Simon. Les pieds nus. Note de lecture

Le genre de l’intime est l’un des plus difficiles à faire vibrer sur une page — mais il convient parfaitement au récit. Au récit en tant que genre, je veux dire, c’est-à-dire : qu’écrire touche au désir, comme à l’angoisse ou à la folie, bref ce que tentent de tenir quelques pages reliées dans un petit parallélépipède très serrés, très carré, très circonscrit, c’est toute l’exubérance du monde.

Monde, au fait, quel est-il, quel pourrait-il être ? Quel pourrait être un monde dans lequel l’être aimé disparaît, a disparu ? Ce monde est impossible et c’est ce monde-là que Marie Simon cherche à nommer ou à désigner au travers de pages frappantes de retenue et de puissance.

Spectaculaire : non pas dans le sens d’une intimité dévoilée — et de l’obscénité qui en découlerait, mais spectaculaire dans le sens de la remarquable construction chorégraphique, a-t-on envie de dire.

Au moment où l’impossible fait irruption dans cette histoire simple : un homme, une femme, leur amour ; l’homme disparaît ; au moment où fait irruption cette mort (qu’il faut encore décrire, circonscrire), au moment où l’impossible vient recouvrir le récit de sa poisse morbide, hiatus1.

Deuxième partie, déjà. Toute la première est là pour poser le cadre, pour décrire la solennité et la complétude de cet amour. De la rencontre, de l’apprivoisement, de la jalousie peut-être (dit-on ça et là). Mais peut-être pas.

Avant nous étions trois à nous disputer ton amour. Je ne sais comment j’ai réussi. Peut-être que ce n’est pas moi. Elle a disparu ou tu l’as quittée, ou elle est partie. Je ne sais plus. Je savais que ça arriverait. Reste à trouver ce qui nous sépare encore. (24)

Et plus loin :

Très vite, elle n’est plus là. Cassée dégagée, partie. Sortie. Est-ce qu’elle nous aliés ou séparés ? Tu es là maintenant. Reste la mer. (36)

Le hiatus était déjà désigné, la construction est habile, et peut-être effectivement que ce n’est pas elle :

Tout est en train de filer et je dois fixer en même temps ces choses ce début le matin la soirée — je me disperse mais je sais que je dois les mémoriser — laissez-moi connards connasses — je suis seule.

La narratrice, l’amante, l’aimante, est seule, et seule depuis le début du livre, c’est-à-dire depuis le début. Tout l’art et la tâche, difficile, sera de rendre la mémoire, l’hommage rendu à son amour disparu, Quentin, marin de son état (voir la litanie des « Mon mec… », p. 43-47).

On est déjà surpris, désorienté peut-être, par la simplicité de cette situation : il est marin, il disparaît en mer. La mer a pris l’homme à la femme (son épouse) qui l’aime. On est ensuite touché de la sincérité du texte. Et de sa (sans doute, inhérente) violence.

Cet amour débordant qui opère sur la narration même.

Je chantonne je suis ton seul livre je suis ton seul livre. Parce que je n’aime pas ce que tu lis. Ou que tu ne lis pas. D’ailleurs tu ne lis pas. Tu vois, je suis ton seul livre. (24)

C’est qu’un monde se brise, et avec lui cette unité.

Obnubilée par l’amour — ce qui n’est pas un reproche ici — cette femme amoureuse s’en remet au récit. Or le récit ne l’entends pas de cette oreille. Il porte le hiatus, il a faim de séparation. Il est mer, lui-même, fatal, inexorable.

Je sais que c’est en train de filer je sais que je ne peux pas tout savoir me souvenir de tout que tout sera cher et rare très vite juste une chose juste une phrase juste une attends s’il te plaît dis-moi […] (47).

On ne résiste pas au récit. Et la phrase pas plus que les humains. La suite est d’autant plus touchante que la vérité de la mer (la vérité du récit) a parlé. Il n’y a pas d’issue possible, on ne peut lutter contre les vagues, la chaîne des évènements, contre le flux du récit.

Les pages de la seconde partie sont hantées. Bien que ce soit la vie, qui a été choisie (je ne resterai pas sans bouger, nous dit-elle), cette vie est fantomatique, elle est celle d’un revenant.

Parce que la mer loin, et surtout parce que je t’ai tenu contre moi, tout mouillé, tout vulnérable, tout pâle — mort. (99)

Il n’y a pas d’issue possible, l’amour se brise net, comme le récit de l’amour qui le porte. (Je suis seulement mal habituée, dit elle encore).

Puisque tu ne le peux plus, c’est à moi de te raconter des histoires. (91)

On cherche une autre lieu, on cherche un autre corps, on tente de se distraire, de s’occuper l’esprit. Mais ça ne marche pas. C’est toute la troisième partie qui en vérité revient toujours sur le passé.

J’espérais autre chose (112)

Et surtout :

Le temps ne passe pas.

C’était pourtant écrit, elle l’avait même dit, cette amoureuse, cette aimante excessive, c’est elle qui l’écrit.

En fait, je serai toujours ta femme. (56) Et la page suivante : Tu es encore MON mari.

Nous ferons ce petit voyage dans l’intimité. Pas d’indiscrétion pas de larmes pas d’invités. Rien que des remous et de l’iode. J’ai peur, mais je ne le montre pas. Tu dois avoir encore plus peur que moi. Toi et moi. Je serai près de toi, contre la boîte […] Ce sera bien presque. A un moment, on me l’a dit, tes amis se tourneront vers moi. Ça voudra dire que c’est maintenant. Et ce sera trop court. Je t’embrasserai, et encore. Encore ce matin, encore toi et moi dans le matin, devant l’eau. Tes amis regarderont ailleurs. Et puis ils te soulèveront et moi j’enlèverai mes chaussures et les tiendrai serrées contre moi et puis ils te mettront à l’eau. Ce ne sera pas triste, non, certainement pas. Toi et moi. Parce que nous nous reverrons, nous nous retrouverons et nous nous embrasserons, comme d’habitude. Ce ne sera pas vraiment fini. Tu es mon mari, j’ai mis une robe, et je t’aime. (67-68)

Pieds nus, pourquoi pas, pour dire que ça y est, on a passé le hiatus. Mais ce n’est pas ça qui compte, pour moi.

Je pense à une jeune femme qui aurait cherché dans sa vie les traces tangibles de ses rêves. Elle aurait écrit et, prise par le récit, aurait petit à petit, très subrepticement, sans s’en rendre compte le moins du monde, elle l’aurait quitté, ce monde, et ce monde : elle ; comme il est écrit dans Tristan et Iseult.

Moi aussi je voudrais que tu me racontes une histoire. (128)

Elle aurait touché par extraordinaire le rêve de sa peau nue, puis le rêve s’est évanoui, et tout le réel serait alors cette recherche, cette recherche insensée, éperdue, vers son amour disparu. Elle l’aurait cherché dans le sommeil comme dans la mort. Elle aurait écrit. Elle se serait, tout simplement, endormie. Elle se serait tue. Elle aurait attendu, puis écrit (145).

C’est en ce sens que la vie n’est qu’un songe, une fable mensongère, ou encore une histoire racontée par un idiot, comme le dit Macbeth2.

Parham Shahrjerdi & Benoît Vincent • M.A.

Elle s’appelait                                     
                   Maurice
                   Robert
                   Jackie
                   Dionys
                   Marguerite
                   Elio
                   Roland
                  
                   Thomas
                  
                   Maurice
                  
Tour à tour Elle

était la certitude de ceux qui n’étaient Elle
       était,     oui,       la

voix retentissante des absents qu’elle
       était.

Elle
       était

Lutter, venir, inter-
venir, elle le savait. Quand il le fallait. Elle

rappelait la joie
mais aussi le chagrin Elle
       était
le chagrin qui nous
sourit. Elle

       était l’équilibre manqué.

La mémoire des temps oubliés      ô combien Elle
       l’
                   était.    

*

 

Oui, elle est la joie,
la joie triste, la joie simple, la joie concernée
par le désastre

Ce qu’elle ne porte pas forcément dans le mot,
Ses yeux
le trahissent.

C’
était
l’amour, l’amitié,
le don et l’aban-
don

Elle porte encore la voix.
Elle porte encore la voix tue
Tu portes encore la voix
Tu es la voix.

La voix est tue.

 

*

Enfin plutôt taire, enfin nous voilà nus, nous n’aurions jamais pu imaginer cela, et pourtant cela. Lorsque dans les ruelles nous balancions, au bras, puis c’était déjà la nuit. Le miel de lavande, les cartes postales, les petits livres
                   rouges,
                                          les petits messages.

Destinés en vain.

*

D’une certaine façon, nous le savions, n’est-ce pas, que le désastre finit par tout prendre.

Même vous, même eux, même mots.

Nous le savions et nous ne saurons jamais accueillir l’effacement même.

Un monde s’écroule. Et nous avec. Et
avant que l’oubli vienne tout effacer, nous effacer, nous penserons à M.A

À cette capacité, cette volonté, cette ferveur de garder
       intact
                   quelque chose, quelqu’un, quelques-uns

pendant des jours, des années, longtemps après leur disparition

— être-là toute une vie, après la vie.

Nous penserons à l’Impossible, à l’Impossible nous ne cesserons de penser.

À la discrétion qui manque, qui manquera toujours.

À ces mots : « Très bien », « Merci », « À bientôt », « Vous m’appellerez », « Je vous embrasse », « Au revoir, au revoir »…

Et puis nous penserons à ce que nous perdons à jamais : M.A. Et puis nous penserons à ce que nous gagnons pour toujours :

Rien.

Elle
appelait
M.A, Elle
appelait

Elle
s’appelait
M.A
rappelait
M.A,

Elle
était
tout un monde.

C’était M.A,
la nôtre, toute,
tout entière aux autres
l’incarnation de tout
le monde.

Un monde, qu’elle rappelait, s’évanouit dans un sourire. Un sourire triste dans l’air.

Elle
rappelait tout
un monde.

Un monde n’
est plus.
                  
                  

Manuel Candré • Autour de moi

Manuel Candré, Autour de moi • Note de lecture

Il faut deux ou trois jours pour encaisser ce livre, dont la lecture n’est pas très longue pourtant, mais dont le texte peut ravager, travailler, certaines âmes sensibles. Mais ce n’est pas cet écart entre la surface d’une page et le gouffre creusé par les mots qui frappe le plus.

Ce qui frappe est que cette autobiographie n’en est pas vraiment une. Qu’elle délaisse sans doute sciemment tout ce qui horripile dans l’auto de la biographie. Qu’elle échappe au grand défaut de l’auto de la fiction. C’est avec élégance que Manuel Candré évoque (« convoque » ?) une période de la vie, l’enfance, que rares parviennent à décrier, même, décrire. Il n’est pas facile, en effet, sans complaisance, de comparaître (allons donc sur ce champ), au-devant des autres, dans la mémoire noyée de l’enfant qu’on était ; il est encore moins de s’attraper soi à ce jeu qui peut vite glisser dans les petites médiocrités et les sensibleries.

Manuel Candré réussit ce tour de force : faire de l’enfance une matière littéraire. Une distance, pour cela, est nécessaire : ce sera la forme d’un journal, étalé sur plusieurs années (depuis 1973), avec des souvenirs éparpillés, je veux dire en cela qu’ils ne sont pas chronologiques. Deux ou trois points d’orgue, la mort d’un chaton, la mort de la mère, la mort du chien, la mort du père. C’est cela, ravager : cette table rase qui est aussi quand de l’enfant qu’on était, on accepte les minauderies ou les colères ou les astuces, et puis qu’on débarque un beau jour tout seul, face à soi seul et aux autres, seul.

Je suis frappé par l’exergue : et si l’enfance c’était ça : attendre ? Et plus loin :

Aujourd’hui rien. Et hier. Et demain, je serai là comme dans une éternité qui réclame d’être accomplie.


Enfance revisitée dans le journal, et c’est le livre qui pourrait apparaître comme l’accomplissement. Cette écriture qui n’est certes pas là comme fonction thérapeutique (on n’est pas dans l’autofiction, j’insiste), mais dans l’ablation du singulier, au contraire, une écriture aussi nette que solide, pour arrêter tout ça, l’incomplétude, l’oubli aussi (« Comment j’ai pu oublier ça. Je le sais très bien comment »), la colère sans doute, la colère contre soi-même, avant tout.

Je suis là, les mains jointes, posté en une sentinelle anxieuse, à la frontière du royaume des morts. Je me tiens là, attendant qu’elle revienne.

Ne sachant plus si j’appartiens aux vivants car aussi bien je suis ce fantôme.


Peut-être oui, finalement, peut-être que c’est la figure de l’attente qui incarne le mieux ce qu’il reste à faire ; évoluer dans les méandres de cette chose qu’on appelle famille, y trouver une place, plutôt qu’une justification ; y affirmer sa singularité, à défaut du rôle qu’on assigne, jusque dans le dégoût ou la fuite, résister, en somme, aux assauts de la bouche, à la corrosion de son mucus, c’est peut-être aussi ça écrire. Résister à la dissolution.

Autour de moi finirait avec ça, plutôt qu’avec la mort du père (73), avec ce qui fait que la mort est là toujours présente, qu’elle s’avance avec nous, qu’elle avance en nous et qu’il n’y a qu’une manière de l’accepter, c’est de l’accepter. Qui a connu ça le sait.

Comment ça se fait que tout à coup je déboule dans la cuisine en hurlant papa je suis fou papa je suis fou sauve-moi papa je suis fou pour de bon. Je suis dans la chambre et c’est la que ça monte. C’est le soir. Je commence à me sentir bizarre, une sorte de détachement étrange, comme si le monde s’éloignait de moi tout à coup. J’entends un grommellement continu. C’est dans ma tête. Un grommelle grommelle grommelle qui roule comme un train dans ma tête. Je me sens vraiment bizarre. Tout ce qui m’était familier dans la chambre me parait soudain inadéquat. Plus rien ne colle. Non, le monde est biais, et tout ma chambre et tout ce qu’elle contient. La voix à mon oreille, qui se rapproche encore […]


Je pense à une lettre écrite à Jean Paulhan par Francis Ponge : « J’ai peur de devenir fou », et la réponse du maître : comme vous vous posez la question, vous êtes loin de la folie1. L’inquiétude est fondatrice, elle est aussi excitation, désir, faim 2. D’un certain point de vue, elle est même nécessaire.

Elle permet aussi d’entrer dans cette matière fantomatique et éreintante qui fait les familles : les douleurs des aïeux, les secrets, la mémoire, et cette incorrigible (et si difficile) question du devenir. On part avec de ces encombrements. Comment on s’en défait — comment d’autres peuvent s’en complaire aussi —, c’est un peu la question et la tâche.

Mon père c’était ça. Il était pétri des rêves de grandeur qui vous interdisent de faire quoi que ce soit. Cloué au sol par la toute-puissance, remâchant l’impuissance, la vie ratée scotchée sur un lit dans une cuisine à fumer des cigarettes en regardant le plafond avec la radio qui lui fait comme un cercueil.


Alors la colère. Oui, la colère, puis l’apaisement (un genre d’hébétude froide), mais pas encore l’écriture. Puis l’écriture, qui n’est pas le calme, pas la sérénité, qui est l’inquiétude consciente, affirmée même, pourquoi pas.

Ce livre, tout bref qu’il puisse être (et ce n’est jamais un reproche) est tout autant dense, et lucide — voilà le mot — et rejoint d’emblée les grands textes contemporains. Candré a réussi son voyage, passer de la terreur à l’inquiétude et de l’inquiétude à l’écriture.

Fou ? Moi ? Putain, ça m’ferait mal. (48 et 81)