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Joachim Séné • Les mots nous manquent [3 de 4]

En vingt tableaux, cinq fois quatre.

Entre chaque tableau on intercalera si on le souhaite des scènes muettes dans lesquelles les corps nous manquent, le corps nous manque, son corps me manque, etc. ; mais aussi : les gestes nous manquent, les regards nous manquent, etc.

Pour résumer, on pourra montrer (ou manquer de montrer, bien sûr) : le non-dit nous manque, le manque nous manque, etc.


*


*

On va vraiment faire ça ?
Il faut bien. Pas d’autre choix.
Mais si… On peut toujours imaginer autre
Oui, on peut imaginer autre chose. On peut toujours imaginer. Quand y’a rien à faire, imaginer c’est facile. Mais quand il s’agit d’action, faut agir. C’est tout. Pour agir, faut agir, c’est comme ça, il n’y a pas d’autre issue, sert à rien d’imaginer. Agir.
C’est notre frère quand même.
Frère… T’as de ces mots.
Oh ! C’est toi qui exagères ! Frère, parfaitement, et peu importe ce qu’il
Il s’agit pas de famille, tu comprends pas ? Je ferais ça avec n’importe quel abruti qui a agi comme lui. À mes yeux, tout le monde est égal dans cette affaire.
Ce que tu dis, ça, je penserai jamais comme ça. On peut toujours penser à demain, c’est à nous de construire demain.
Arrête je vais chialer. Construire demain, écoute-toi. On va le faire, c’est tout.
Non, je vois pas pourquoi je ferais ça.
Tu vas le faire, t’as pas d’autres solutions. Tu serais seul ensuite sinon. Tu verras bien.
Je préfère rien faire, plutôt que ça. Pourquoi, si je pense autr
Arrête. Je t’ai expliqué. Tu comprendras après. Fais-nous confiance. Tu vois pas que c’est programmé, d’une certaine manière, c’est prévu ? Tout va se passer.
Mais à la limite, ça m’intéresse pas… T’es qu’un… un traître !
Mmh… Il ne s’agit pas de ça. Écoute, me fait pas le coup de la familia, okay ? Quand je dis qu’on va le faire, et que donc toi aussi tu vas le faire, je le dis parce que
Non, mais ça ne m’intéresse pas. Je… Je te laisse faire. Je vais faire autre chose. Mais je vais pas t’empêcher non plus… Vous réglerez ça entre vous. Moi je prends pas part
OK, moi non plus je vais pas t’empêcher d’être lâche.
Alors on arrête-là. Très bien.
Très bien, mais tu verras, tu te souviendras de ce que j’ai dit, quand ça te rattraperas.


*

Je pense que tu te rends pas compte.
Ben non, peut être pas. Et alors ? Qu’est-ce ça peut foutre ?
C’est dingue comment t’es inconscient un peu en fait ? C’est ça ?
Oui, c’est ça, ça doit être ça.
Tu te rends pas compte. Tu fais ça, comme ça… Comme si
Pourtant c’est bien comme ça non ? C’est bien partout com
Non, c’est pas comme ça partout. C’est pas comme ça. Tu fais ça… On dirait, que c’est naturel, je suis pas d’accord.
Eh ben, c’est comme ça.
Tu te rends pas compte. C’est pas naturel c’est
On s’en fout, naturel, pas naturel, ça veut rien dire. C’est comme ça, ça se passe partout pareil, c’est… C’est culturel, tiens !
Mais non, c’est une question de… Une question de vouloir ou pas et moi je veux pas et si tu toi tu veux faire ça c’est pas normal c’est tout. C’est pas culturel, c’est pas naturel, c’est pas…
Faudra t’y faire parce…
Non je m’y ferai jamais, aucun pays, aucune famille, aucun
Si, oh si y’a des pays je peux t’assurer que ça se passe comme ça partout et très tranquillement.
Ah évidemment, mais c’est honteux, tu m’entends ? Ah non ça non je m’y
Eh tant pis pour toi arrête de, aller arrête, rend pas les choses plus difficile pour toi.
C’est incroyable. T’es incroyable. On en reparlera quand, on en reparlera, on, on
Mais oui c’est ça, arrête de pleurer, on en reparlera, c’est ça.


*

Tu sais ce que j’en pense.
Et alors ? C’est pas une raison pour pas continuer !
Si, c’en est une bien suffisante.
Je pense qu’on pourrait essayer, sur des bases plus solides, neuves
Tu sais ce que j’en pense
Oui, mais je pense que ce que tu penses peut changer… On peut toujours. Quand on veut.
Écoutes si je ne peux pas c’est que je ne peux pas, avant tout, tu comprends ? Je ne peux pas Alors épargnes-moi tes gros verbes, je veux dire
Oh là, je veux pas savoir ce que t’allais dire, je préfère
Non mais tu m’as bien compris, tu sais ce que je pense alors


*

Mmh… Regarde.
T’as trouvé ça sur internet ?
Oui, mmh… j’ai cherché… Je sais plus les mots clés, mais c’est sur le site, tu sais que…
Ah oui, tu m’en as parlé hier, d’accord… Alors, mmh… c’est comme ça…
Eh oui… oui… C’est marrant hein. Regarde, là, là…
Non ! Oh… !
Si ! C’est pas croyable hein !
J’ai jamais vu, mmh… Un truc pareil ! Oh !
Et quand… attends… là, regarde…
Ah oui oui… non mais non ! Oh ! C’est clair.
Mmh… Là, non mais où ils vont chercher tout ça ?
On est où là d’ailleurs ? Attends… Mmh, ah ici.
Non… Mmh… Oh !
Je me souvenais plus de ça, tiens…
Mmh mmh. Mmh… Tiens… c’est quoi… Y’a pas comme un bruit là ?
Mmh ? Oui, c’est le voisin, il fait des travaux depuis hier. D’ailleurs brusquement des fois y’a des coupur


*

Oui allo ? … Non je suis… Oui c’est ça… Mmh… Oui, je… Non… Oui mais non… Au… Non… au-re… Non, c’est pas ça mais j’ai… Oui, ça ne m’intéresse pas, non… Au-rev… Je vous dis que ça… Oui je sais c’est, c’est bien, mais non… Mmh… Écoutez je sais pas pourquoi… Écoutez je sais pas pourquoi j’ai pas… Mais non… Écoutez… Écoutez… Non… Écoutez je sais pas pourquoi j’ai pas déjà raccroché mais là… Mmh… Non, c’est ça oui… C’est mieux comme ça… Mmh… Au-rev Oh et puis zut. … … Comment ? Oui mais non. Je ne suis pas… Non, je vous dis que je ne suis pas… Laissez-moi parler… Je vous dis que… Laissez-moi parler, laissez-moi vous dire… Laissez… Allo ? … Allo ? Ah ben voilà autre chose.

Joachim Séné • Les mots nous manquent [2 de 4]

En vingt tableaux, cinq fois quatre.

Entre chaque tableau on intercalera si on le souhaite des scènes muettes dans lesquelles les corps nous manquent, le corps nous manque, son corps me manque, etc. ; mais aussi : les gestes nous manquent, les regards nous manquent, etc.

Pour résumer, on pourra montrer (ou manquer de montrer, bien sûr) : le non-dit nous manque, le manque nous manque, etc.


*


*

Pourquoi tu fais ça ?
Tu ne comprends pas ? Si je ne le faisais pas, tout risquerait de s’écrouler, tout
Mais tu n’en sais rien ! Tout ce…
Bien sûr que si ! Tu veux leur demander quoi ? Tu les as vu ? Ils ne savent rien, ne comprennent rien, réfléchissent à deux ou trois mois, pas plus, ils ne pensent qu’à
Oh ! arrêtes tu me dégoûtes. Relis l’histoire, tu verras bien ce que des gens comme toi ont provoqués comme…
Mais justement avec le recul je vois bien ce qu’il ne faut pas faire.
Tu ne vois rien, toi et tes semblables ne voyez jamais rien, toujours rempli de fierté et ne faisant finalement confiance à personne, vous finirez tous avec le couteau de l’autre dans le dos.
Beau discours, mais dis toi bien que si on laisse faire des gens comme toi, on court bien pire risque. Tu es dangereux.
Dangereux ? Tu plaisantes ? Je n’ai rien. Je fais l’inverse de toi. Tu es dangereux en voulant t’accaparer le…
Écoute… Je ne voulais pas en venir là, mais j’ai discuté avec les autres et… Tu es dangereux. C’est ce que je viens de dire. Dangereux.
Tu parles de m’exclure ? Je suis déjà parti pauvre imbécile. Adieu.
Reviens ! Attends. Tu n’as pas compris. Plus dangereux que ça
Quoi, mais tu délires ? Et après tu oses dire que c’est moi qui suis dangereux
Le vote a eu lieu. Je suis désolé.
Arrêtes ça ! Mais Lâche-moi… !
Tais-toi.
Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce


*

Tiens, c’est marrant, tu sais, ce type là, tu vois ? Je l’ai croisé l’autre fois, sur le boulevard.
Quel type ?
Le type, là, tu sais, celui qui
Ah ! ce type là oui.
Eh bien je l’ai croisé, l’autre jour, sur le boulevard de
Oh ! arrêtes, ne me parles pas de ce
Bah quoi ? Dis, qu’est-ce que… qu’est-ce qu’il
Arrêtes, non, je veux pas qu’on parle de ce type.
Mais quoi ? Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce qu’il a ce type ? Celui que je veux dire, tu te souviens, c’est bien celui dont on avait dit que
Oui, mais arrête je te dis ! Arrête ! Tu arrêtes et c’est tout ! Stop ! Il… Il a… enfin, je… Je veux pas en parler. Non.
Quoi ? Mais… Tu le connais ? On dirait que
Non, je le connais pas évidemment ! Tu crois quoi ? Enfin comme ça comme on en parle et qu’on peut dire que je le connais, que tu le connais. Seulement quand je l’ai vu, et après, comme on en a parlé, eh bien… Et puis là quand tu me le redis… Eh bien, ça me fait… Ah ! non, je supporterai pas plus longtemps, allez stop, on arrête là
Mais explique moi que je comprenne. C’est parce que quand tu revois son air
Non mais t’es bouché ou quoi ? J’ai dit NON ! On en parle PAS ! Stop, STOP ! Tu comprends là QUAND – JE – GUEULE ?
Eh ! Oh, mais… Qu’est-ce que
STOP !
Mais calme-toi… Calme-toi.
NON ! J’ai dis : ta – GUEULE !
CALME ! CA-LME ! Moi aussi je peux GUEULER ! CALME ! Tu TE CALMES ! Et tu délires complètement là. Explique-moi que je comprenne, c’est tout. Tu comprends ça ? Comprenne ? Comprends ? OH OH ? Comprendre ? Eh ! Oh ! Tu m’entends ?
Évidemment, je t’entends, mais TU LA FERMES. Chut. Terminé. Stop. Fini. Y’a rien à comprendre. Je le vois ce type, et là, tout de suite… c’est… c’est comme une claque. C’est… on dit que c’est physique hein ? Eh bien voilà. C’est physique j’y peux rien. Et là… là… je le revois, je le revois la dernière fois, je le revois de quand on en parlait la dernière fois, je le revois de là, à l’instant, et de maintenant quand on en parle… Et… là, maintenant, je… je peux pas. Voilà.
D’accord… D’accord. Mais… Qu’est-ce que tu veux dire par “là, maintenant.” ?
Ecoute. Si tu parles encore une fois de ce type je… Si tu tournes encore une fois autour du sujet… Je craque. Je… Je, tu vois là je parle pas très fort, je me suis calmé, je suis ex-trêmement calme mais encore un mot, un mot, rien qu’un et… Alors… Bon on arrête, c’est comme ça, j’y peux rien. Y’a des trucs comme ça. T’y peux rien, j’y peux rien, c’est là, et c’est tout.
Bon. Ok. Ok. Bon. Sinon… Bon. Ok. Et… t’as vu Émilie pour garder le chat ?
Emilie ? Ah… Non. J’ai pas vu Émilie. J’ai complètement oublié Émilie.


*

Bon. Qu’est-ce qu’il fout ?
20 h 04, déjà.
On va pas l’attendre comme ça, encore pendant
Ah… T’entends ?
C’est pas trop tôt. Oh ! Ici !
Salut les gars. Désolé pour le retard
Ouais c’est ça. Tu l’as ?
Ici. Alors, comment on fait ? On le met où ?
Je pensais le mettre ici, tu vois. Mais attend. Déjà, on va le sortir.
C’est lourd.
Tu t’attendais à quoi ?
Je savais pas… Je… je pensais pas.
Ici, allez, mettez-le là.
Ouf… Bon, alors comme on dit : on te remercie pas !
Ouais, j’comprends. Et puis… J’ai vu…, tu sais, l’autre, comment il s’appelle…
Oui, oui. On sait ça. On sait ça.
Eh ouais. On sait ça. Allez tire-toi. Salut.
Salut.
Salut.
Bon, voilà une bonne chose de faite
Ouais, au boulot.
J’ai jamais fait ça, tu sais ?
Tu vas t’y mettre ? On apprend vite, tu vas voir et ça vient tout seul. Ça vient tout seul. Et après, ça part plus jamais. Ça reste.


*

Je ne sais pas ce qui lui a pris. Changer comme ça… Si vite…
Oui, c’est comme si c’était venu dans le courant de la soirée. Comme un vampire ou un loup-garou tu sais !
Oh l’autre le film, non mais t’as raison.
Le soir, la nuit, des fois, c’est
Ouais ! Un truc de dingue comme ça… La soirée commence, normal, on est tous là, cool, comme d’habitude.
Et tout à coup, bon, y’a l’alcool aussi faut dire, parce que…
Oh, tu crois ? À son visage, à ses yeux, on aurait pas dit. Enfin, sauf quand…
Ouais, non mais après je dis pas, on pouvait penser… Enfin quand on l’a tous regardé, après ce qu’il a…
Ouais… Dur quand même. Ça pourrait arriver à nous aussi, je pense.
Non, arrête… C’est parce qu’on se voyait pas assez souvent, on l’a pas vu changer. C’est tout. Je pense que ça date de…
L’âge tu crois ? Quand même… Parce qu’à son
Oui, mais l’âge non… j’veux dire, c’est un truc… Tous les sept ans on a cycle, d’accord, j’ai lu ça dans un magazine l’autre jour, bref, donc bon… C’est pas tellement son âge… C’était un cycle plutôt peut-être.
Tu crois ? Ouais mais quand même, dans la soirée, c’était flagrant genre flash, déclic, rupture d’anévrisme, le truc qui claque là-haut… Je veux dire… Une heure avant même, t’aurais jamais pu imaginer ça ! Je suis sûr que c’est un truc, ça tourne dans le cerveau pendant des années, et un jour, clac !, ça te prend comme ça… Comme…
C’est clair. Non mais ça fait peur c’est tout. C’est… On peut rien faire quoi.
Et puis là c’est trop tard, on le sent.
Oh… Tu crois que… On ira voir comment les choses ont évolué, après tout…
Aller le voir ? Après ce qu’il a fait ?
Oui, quand même, on le connaît, on est ses
Non mais attends, moi c’est terminé je le
T’es dur… Sûr que ce sera pas facile… Faut essayer peut-être que
D’abord faut lui laisser du temps d’abord, si
Voilà, du temps. Faut lui laisser du temps.
Peut-être, oui, du temps.


*

Eh bien… Comment expliquer… On dit ça quand les choses sont, enfin deviennent, un peu…
Un peu comme quand ça change… De couleur, je veux dire, le ciel ?
Ouais… C’est un peu ça… C’est… hé ! hé ! Oui. Le ciel qui change de couleur… Ou alors… Comme l’âge, la peau change…
Et alors c’est seulement longtemps après qu’on se rappelle d’avant ? Quand on voit ce que c’est devenu ? Enfin, j’imagine sauf pour le ciel, c’est pas pareil… Enfin si, mais moins longtemps…
Moins longtemps après, oui, c’est ça. Enfin, on a détourné son attention, et puis…
Et puis on y revient. Et c’est… C’est pareil et c’est différent.
Voilà, sauf qu’on a pas vraiment détourné son regard, juste l’attention… Peut-être.
Peut-être.

Joachim Séné • Les mots nous manquent [1 de 4]

En vingt tableaux, cinq fois quatre.

Entre chaque tableau on intercalera si on le souhaite des scènes muettes dans lesquelles les corps nous manquent, le corps nous manque, son corps me manque, etc. ; mais aussi : les gestes nous manquent, les regards nous manquent, etc.

Pour résumer, on pourra montrer (ou manquer de montrer, bien sûr) : le non-dit nous manque, le manque nous manque, etc.


*


*

Et le petit ?
On lui dira rien.
Je veux dire, quand il sera grand ?
On lui dira rien.
S’il demande ?
On lui inventera une histoire.
Et s’il l’apprend ?
Il l’apprendra pas je te dis.
Si c’est comme ça, je pars.
Pars ! Tu vas aller où ?
Ça vous regarde pas.
Et tu reviens quand ?
Je sais pas.
T’as pas intérêt à revenir.
Ça veut dire quoi ?
Au petit, on lui dira que t’es mort.
Vous avez pas le droit de dire ça !
Eh ben si. Si tu pars, on lui dit que t’es mort.
Vous pouvez pas faire ça. Je reviendrai, il verra bien que je suis vivant.
Si tu reviens, c’est pas sûr que tu le restes.
Dis pas n’importe quoi. Je lui écrirai.
On brûlera les lettres.
Vous saurez pas que c’est moi.
On ouvrira tous ses courriers. De toute façon, personne lui écrira.
Je téléphonerai.
Il aura pas le droit de décrocher. Il aura pas intérêt.
Vous êtes dangereux.
Mais non ! On le protège ! Le danger, c’est toi ! Pourquoi tu veux tout lui raconter ? Il a pas à savoir !
Vous êtes fous, je préfère partir. N’importe comment, il le saura. Et je reviendrai si j’en ai envie.
Reviens pas.


*

Il en reste quoi ?
Pas grand chose.
Plus un bruit.
Bougera plus.
Il en reste quand même.
On reconnaît plus rien, alors ça va.
Et pour l’odeur ?
On aère. Ça devrait suffire, le temps qu’ils arrivent.
Ok. On s’en va ?
Allez, go.
On dira quoi ?
On dira quoi ? Qu’on était pas là, évidemment.
On va où alors ? Au pub ?
Mais non ! « Ils sont arrivés au pub à onze heures et quart M’sieur l’commissaire. »
Ah oui. On se planque.
C’est suspect.
Mais nous sommes suspects.
Non, on est coupables.
Dis pas ça ! C’est pas notre faute.
Oui mais… On était pas obligé.
On est toujours obligé.


*

Il est où ?
Chhh…
Dis-moi, allez. Il est où ?
Non, chhh…
Mais dis-moi ? Il est caché ? C’est ça ? Où ça ?
Je te dirais pas.
Mais pourquoi ?
Parce que.
Allez, s’il te plaît… Il est où ?
Arrête.
Dis-moi, tu l’as mis où ?
J’ai dis que je te dirai pas.
Tu vas me dire, de toute façon, alors
Mais non, je vais rien dire.
Dis-moi vers où.
Par-là.
C’est pas vrai.
Quoi, tu me crois pas ? Vas mourir.
Mais non ! C’est où ? Où ? C’est par où ?
Non.
S’il te plaît. Je veux le voir !
Non je te dis. Maintenant, tu arrêtes, tu te tais.
Mais… Allez… Est-ce que j’aurais le droit de le voir ?
Non. Jamais.
Plus jamais ?
Bien sûr que non.
S’il te plaît une dernière fois ?
Non, c’est fini. Viens.


*

En tout cas c’est très…
Dix ans de travail, que voulez-vous ?
Ah oui… C’est très…
Tous les jours un petit peu et voilà
C’est vraiment
J’ai tout fait moi-même, j’y ai passé dix ans.
Oui, c’est un beau travail.
Vous comprenez, tout ça…
Et dire que c’est à nous maintenant… Nous sommes très heureux
Non, vous ne comprenez pas. Dix ans, j’y ai passé dix ans.
Oui. Si, j’ai bien compris.
Dix ans, ça ne passe pas comme ça. Je voudrais
Vous voulez quoi ?
Eh bien, j’aimerais revenir, ou terminer, ou
Comment ça revenir ?
Oui, vous comprenez, ça ne passe pas. Je pensais, et puis ça reste.
Ça reste ?
Oui, je n’en ai pas fini. En fait je crois je vais le garder, enfin non, je veux dire, revenir et puis…
Je ne comprends pas, maintenant c’est terminé, il va falloir passer à
Non, non, ça ne passe pas, je croyais que ça passerait et puis ça ne passe pas.
Que pouvons-nous… Enfin, je veux dire, nous ne pouvons rien
Laissez-moi venir, encore un peu… Peut-être je pourrais terminer ça et
Non, non, maintenant c’est terminé, c’est comme ça.
Je vais revenir avec mes outils
Non, écoutez…
Ou alors vous payez, je ne sais pas moi
On ne paie pas !
…un droit de garde, quelque chose comme ça
Mais vous êtes pas bien !
…un loyer sinon je viens et je casse tout.
Bien sûr ! Et j’appelle les flics.
Non, vous pouvez pas faire ça, c’est à moi.
Oui mais non maintenant c’est à nous, c’est comme ça c’est écrit dans le
Non, non, non…
Allez, partez maintenant… Eh ! Me poussez pas !
Poussez-vous, laissez-moi casser ! Tout casser !
Arrêtez ! Vous êtes fou ! Et lâchez-moi. J’appelle la police.
Ce sera trop tard quand il viendront vous comprenez ? Vous comprenez rien ! Dix ans ! Je vous dis ! Dix ans !
Salaud mais arrêt… aïe !
Tout casser !
Arrêtez ! Non ! Aïe… mais !
Tout casser !


*



Je suis toujours pas convaincu.
Puisque j’te l’dis
Ouais, mais c’est du passé tout ça… J’veux dire, oui, c’est bon à savoir, c’est… c’est essentiel… Mais bon, aujourd’hui
Enfin, tu peux pas tirer un trait comme ça sur…
Attends, j’veux dire non, je tire pas un trait, mais l’passé peut pas être un argument à lui seul, il manque…
Si ça s’était pas passé, tu vivrais une vie… toute autre ! Une toute autre vie !
Mais non, et puis… et alors ? J’veux dire
Ah si ! Imagine si… je sais pas, enfin tu vois bien c’que veux dire
Mais c’est même pas là le problème. Je suis d’accord sur le fond, hein ? Sur c’qu’il faut faire. C’est l’essentiel, bon, on est d’accord là.
Ah ! Oui ! Ça oui !
Le reste bon, tu vois, qu’on soit pas d’accord sur le passé, bon, c’est des mots quoi, j’veux
L’Histoire mon gars ! L’Histoire montre que c’est bien là le problème ! C’est pas des mots ! C’est des mots les milliers de morts, les millions ? Hein ? Hein ?
Non ! Mais bien sûr que non ! Merde, c’est dingue ! J’ai jamais dis ça, enfin quoi, merde ! J’te comprends pas… Moi, tu sais, OK, je milite… Mais bon c’est comme, tiens, c’est comme si j’étais catho, eh ben, j’me connais : mes prières, c’est clair, je les f’rais jamais !
Tu serais athée quoiqu’il arrive, dis pas n’importe quoi ! Si tu fais pas tes prières en plus, bon ben t’es pas catho et puis c’est tout ! T’es athée. Point.
Donc tu penses qu’il faut croire, c’est ça ? Croire et suivre, hein ?
Il faut accepter c’est tout c’que j’dis, c’est historique, c’est des faits, voilà.
Mais j’peux penser ce que j’veux sur ce qu’il faut faire non ? Comme là, là-dessus on est d’accord, bon.
Ça oui. Ça oui, on est d’accord.
Mais tu peux pas tirer un
Mais je dis pas que j’oublie ou quoi… Je te dis que je suis, et toi aussi d’ailleurs, ici et maintenant… tout le monde est comme ça ! Et donc, je regarde à partir d’ici et maintenant ! À partir ! C’est pas parce qu’y a eu…
Mais si ! C’est parce que ! Si et si ! Sans tout ça, tu pourrais pas dire « ici et maintenant nanana » Enfin… C’est exactement pareil que si tu disais « là-bas et ailleurs à un autre instant ». Pareil !
Quoi ?
Dire « je regarde ici et maintenant tatata », sans tenir compte du passé, tu vois ? C’est comme de dire « là-bas, et à un autre instant » Tu vois ? Y’a quatre dimensions.
…Bon allez j’me casse.
Ah d’accord. OK. Bah, casse-toi. Si t’es plus là ici et maintenant, tu vas oublier tout c’qu’on vient d’dire. Pratique.
N’importe quoi. Tu comprends rien.
Toi non plus.
Bon allez. Salut.
Ouais. À mardi.
Ah oui, c’est vrai. Mardi. Bon, à mardi alors.
Salut.

Tanguy Viel • La disparition de Jim Sullivan

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.



tanguy viel • ‘La disparition de Jim Sullivan’

Je dois dire que c’était gagné d’avance parce que Tanguy Viel, on connaît.

Ça a commencé avec Le black note (tiens un titre américain ?) et depuis en passant par Maladie, Cinéma et les autres ça ne s’est pas arrêté, sauf que Paris- Brest, c’était en 2009 et que quatre ans sans un livre de Tanguy Viel, c’est long, c’est très long.
Alors on relisait.

Sur Facebook on échangeait avec des fans, on citait la dernière phrase de L’absolue perfection du crime.

La lumière s’était arrêtée pour nous, le disque orangé du soleil tombé aux trois quarts sous l’horizon, et les larmes sur mes yeux qui irisaient la mer. J’ai repris l’escalier, tranquillement, et je ne me suis pas retourné.

Puis arrive La disparition de Jim Sullivan.

Mais ces dernières années, c’est vrai, j’ai fini par me dire que j’étais arrivé au bout de quelque chose, qu’après tout, mes histoires, elles auraient aussi leur place ailleurs, par exemple en Amérique, par exemple dans une cabane au bord d’un grand lac ou bien dans un motel sur l’autoroute 75, n’importe où pourvu que ça quelque chose se mette à bouger

Et là on sait tout de suite, mais vraiment tout de suite, que ça va être « crazy », qu’on va percevoir jusqu’à « trois mille deux cents éclats de mots » en même temps.

Et c’était encore plus formidable qu’on l’imaginait, c’était un roman américain avec tous les codes du genre, on y était comme dans les meilleurs du Big Jim, y avait les grands espaces, l’alcool, les divorces… mais c’était aussi un roman français, et ce subtil montage, l’écrivain se regardant écrire (pas nouveau certes) marche à fond, parce que Tanguy Viel a du métier, de l’humour, qu’il fait participer son lecteur et l’associe à ses tours et pirouettes. Et d’expliquer pourquoi telle ou telle scène, tel nom pour les lieux et les personnages tout en déployant une intrigue serrée dont on ne dévoilera rien, ce serait vous enlever tout le plaisir de l’émotion, de la tension et de la beauté qui irradient ces pages, en effet, comme le dit Fabrice Colin :

C’est très ennuyeux d’expliquer en quoi tel ou tel bouquin est magique, et c’est merveilleux en même temps de ne pas pouvoir le faire — ça signifie que le mystère de l’écriture résiste à l’analyse et au trivial.

FT

*
François Tresvaux anime le Café littéraire de Sainte-Cécile-les-vignes (84), CALIBO.

Benoit Jeantet • Et dans l’ennui se tordre (5)

A farmer in the city quoi qu’il en soit. Un jour, alors, il est sorti de son lit. A enfilé une robe de chambre à la sauvette. S’est souvenu de la neige. Et qu’il avait été plus jeune, avant.

J’ai traversé, en nage, me dit-il, tant de nuits d’insomnie que je pourrais veiller les yeux secs sur ta grande tristesse. Reste avec moi et mélangeons-nous sans penser.


*

Maintenant, c’est vrai, je porte des chaussettes en fil d’Ecosse, me dit-il. C’est chic et puis ça tient chaud. Mais, j’avoue, parfois ça me manque un peu ces nuits qui sentaient le danger. Parfois.


*

Les gens, me dit-elle, tu sais quoi, hein. Ne jamais rien leur raconter, hein. A moins de vouloir rester à la merci de leur bienveillance, hein. A moins, hein.


*

Je peux te lire un peu de Tristan Corbière, me dit-il, et te servir beaucoup de Minervois. Ou vice inversé. C’est comme tu veux.


*

Hier, alors je lui ai dit que je me sentais dépassé, me dit-il. L’époque est à la vitesse et désormais tout ça me semble aussi lointain que nos premiers émois au cirque. Que nos premiers baisers près de ce cimetière, là-bas tu sais, sur le chemin des lauriers. Et puis, l’époque, quand on la regarde d’assez près, tu dirais qu’à présent on habite dans cet observatoire où finissent les vieilles gens usées.


*

Je marchais sur le trottoir de l’ombre, me dit-il, et alors tu m’as fait repenser aux animaux transparents.


*

Je bois le dernier verre de ce vin, me dit-il. Ce vin, tu sais, qu’ils récoltent du côté du Pic Saint-Loup. C’est un vin épais comme une moustache de gendarme. Quand les gendarmes la portaient. C’était, tu sais, une moustache épaisse et drue. Oui, tu sais bien. Une moustache comme on en voyait, soi-disant, au pays druze.


*

Il flotte une odeur de vieille soupe et de clope froide sur le monde, me dit-elle. Ce soir je te nationalise, mon cher vieux camarade.


*

J’écris le premier porno gay en braille, me dit-il. Bien sûr ton avis est le bienvenu.


*

Je repense souvent à cette scène, me dit-il. C’est l’automne. Je suis encore enfant. Je suis en vacances chez mes grands-parents. Mon grand-père est un homme mauvais. Un vrai fermier de roman russe, celui-là. Ma grand-mère, j’ai pris l’habitude de l’appeler bonne maman. Il m’arrive de songer que c’est vraiment dommage qu’elle soit sourde. Vraiment vraiment. Et sinon, le reste du temps, je le passe dehors, à épier le silence. Et donc ce jour-là, il se passe ça que j’aperçois. Le voisin traîne un agneau. Il lui attache les pattes à la porte de l’étable. Et puis il l’égorge d’un coup sec. Son geste est précis. C’est un geste précis mais totalement dénué de méchanceté. Une fois la besogne terminée, le voisin s’éponge le front. Et puis il soupire. D’où je suis il me semble que son haleine est bleutée. Mais je n’en suis pas sur. Et je crois même que je m’en moque.


*

Lourd couchant, me dit-il, le ciel pèse autant que dix poneys morts.


*

Et mon vieux carnet de notes, me dit-il, tu dirais un de ces tas de fumier qui s’amoncelle devant le seuil de ces maisons, par là-bas, tu sais.


*

Et me voici chauve de nouveau, me dit-il. Mon dieu que c’est triste une fin d’après-midi chauve de nouveau.


*

Et donc, me dit-il, ce serait un lundi banal comme une messe. Amen.


*

Oh mais, tu sais, me dit-il, je n’ai pas toujours été ce que je suis. J’étais même cet homme d’un premier mouvement. J’étais primitif et mondain. J’aimais les gens et la mauvaise vie. J’étais du peuple. J’étais peuplé de tout un tas de méchantes habitudes. Et puis…


*

J’aime Paris et l’astronomie, me dit-il. Et cette histoire de matière noire. D’effacement. D’absence. Tout est là. Mais j’y pense, vous aimez ça le filet de sabre?


*

Il est difficile de parler de ton omelette, me dit-il, sans faire référence au jansénisme. Et puis cesse donc de relire cette lettre de refus et passons à table.


*

La nuit tombe peu à peu sur les jardins, me dit-il. Sans trop d’énergie dans le regard, tala, je pousse mon caddy vers le destin.


*

Les feuilles sont partout pourries, me dit-elle. La nature n’est pas partie pour rire.


*

Si je me rase et que c’est le soir, me dit-il, et qu’alors neuf chances sur dix pour que je m’écorche la figure et qu’alors je saigne comme le cochon de mon enfance moins les cris atroces mais quand même, si je me rase et que c’est le soir, c’est parce que ses lèvres en valent la peine.

Luc Garraud • Une photo de famille

luc_garraud
Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


barrière

La rue est tout en longueur, il y a des renfoncements comme des placettes en forme de U, qui s’encastrent à la base des façades. Elle est étroite, puis large d’un coup, c’est une place sur le quai. Une passerelle suspendue, qui tangue sous chaque pas, enjambe le contre-canal. Je traverse. Sur l’autre rive on est au pied de la colline, le long du quai il faut laisser à droite une montée d’escalier que l’on devine longtemps du regard, elle zigzague entre les immeubles, sur le mur à la craie il est écrit : « 743 marches pour le paradis », avec une flèche qui va vers le haut. Je prends la ruelle suivante, qui a vue couler le sang, il y a une date sur une plaque.

Ce matin l’eau est laiteuse, le caniveau transporte la mousse d’un savon à barbe. Un homme promène sa cloche, sa carrure est celle d’un armateur. Il me salue d’une main. Il se rase avec les pigeons, qui picorent sur leurs moignons les miettes entre les pavés. Une savonnette est posée sur la fontaine, qui coule, on la tourne comme un moulin à café. Il y a à ses pieds un grand sac de marin ouvert où l’on devine le dos d’un livre écorné.

Au 37 de la rue, le heurtoir sur la porte ressemble à un gros radis en bronze. Je prends l’entrée de l’allée taillée dans la pierre, les murs sont faits de dalles dressées assemblées par morceaux. Elles sont serties par des crochets d’acier lustrés par le passage des locataires. Dans le fond, la lueur de la rue éclaire un peu les premières marches, tout s’éteint quand la porte se referme doucement dans mon dos, en grinçant sur ses gonds.

J’allume la lampe. Des marches plates et profondes montent dans les étages, usées jusqu’au deuxième. Plus haut, ce sont des carreaux de faïence rouges déchaussés, qui tintent comme le son d’une fanfare de steel-drums.

Le dernier étage est tout en bois. L’escalier est escamotable et pliable. Il est pendu sous le toit, c’est là que je vais. J’ai l’adresse, celle qu’on m’a donnée. Je dois aller voir cette tante, que je n’ai connue que dans la voix de ma mère. Elle porte son tablier un peu sur le côté, mal noué. Elle a le journal à la main quand elle m’ouvre la porte. Le palier est minuscule pour un paillasson où l’on peut à peine lire Voilà j’arrive en lettres vertes. Elle m’attendait sans trop d’empressement, j’avais dit Avant midi, je resterai pour manger.

— Gardes tes chaussures aux pieds, c’est sale chez moi.

J’embrasse ma tante que je n’ai jamais vue. Elle ressemble à… je ne sais pas encore à qui, mais elle ressemble, c’est certain, à… Elle n’a pas d’âge ou plutôt si, elle en a un, il est avancé, elle a peut-être bien passé les quatre-vingts, mais ça ne se demande pas des choses pareilles, ça se voit ou ça s’imagine.

— Tu as vu un homme en bas dans la rue en montant ici ? fut sa première question empressée.
— Oui, bien sur, j’ai vu un homme qui se rasait, il m’a même salué.
— Eh bien c’est ton oncle.

Elle referma la porte dans mon dos, je n’en sus pas plus. Je suis resté figé par ce que je venais d’entendre, immobile un moment sur le palier. Elle m’a porté d’un coup à l’intérieur, en me tirant par le bras.

— Viens, viens, j’ai du café chaud, à moins que tu ne préfères un thé.

L’odeur en entrant est saisissante, propre à la vieillesse. Rien n’a bougé ici depuis des lustres ou si peu, ça se voit quand ça ne bouge pas.

— Détrompe-toi, le lieu que tu vois est fait de choses et de gens qui passent, ça bouge tout le temps.
— Je ne comprends pas, je…
— Je le vois sur ton visage, je reconnais entre mille le visage de ceux qui viennent chez moi et qui pensent que rien ne change plus ici. Je vois ça par cœur.
— Ah bien non, non je ne me fais aucune idée sur le lieu où je suis.
— Tu es bien civil, bien poli mon grand. Tu es comme ta mère qui ne venait jamais me voir, c’est elle qui t’envoie.
— Mais non, c’est bien moi seul qui ai décidé de venir, j’avais envie.
— Je te crois et j’aime mieux ça, alors viens t’assoir, je suis contente de te voir, je te taquine un peu, tu m’en veux pas, je t’ai vu tout petit une seule fois, alors comme on dit j’ai le droit, non !

Elle vit seule, c’est trop petit pour vivre ici, à plusieurs, pour imaginer un banquet ou pour jouer un petit bout de Phèdre devant la glace du hall ou quoi que ce soit d’autre, amener du monde par exemple. Je trouve son visage ridé, plus fripé encore, ses yeux sont noirs. Je m’imaginais des yeux bleus purs et sans âge, mais non, ils sont bien noirs en dehors du mythe des familles.

J’ai pensé toute la nuit à ce que j’allais écrire le matin, je me souviens en partant que les questions écrites que j’avais préparées étaient bien futiles. Je n’étais pas chez la tante langue de bois, pas vraiment gouaille, d’une tenue convenable, usée et seule avec une mémoire d’éléphant qui ne demande qu’à être partagée un peu. Je suis avec cent questions bien inutiles, la machine est lancée.

Je suis venu avec une photo. Je suis venu pour une seule photo, une grande photo large et profonde, une photographie de famille d’un goûter bourgeois d’une après-midi d’été, une famille ancienne, une tablée d’hommes en chapeau et de femmes en robe et jupons des années cinquante, qui me sont inconnus. Je ne reconnais même pas le lieu. Il y a bien quelques noms familiers qui naviguent dans la mémoire, mais c’est impossible de mettre sur un visage un seul nom. Peut être juste l’oncle Georges, sans l’avoir jamais vu, il a perdu une jambe à la guerre, tout le monde le sait, alors ça se voit. Il est là, placé au centre, un peu à droite en regardant la photo. Il est assis dans un siège de jardin, sous l’arbre, au frais à l’ombre. Il y a de grands verres à orangeade posés sur la table, une carafe de cristal à moitié pleine et des glaçons qui fondent dedans. Au centre, une composition en étages et plateaux de différents gâteaux colorés, des fruits dans un compotier, des sablés aux raisins dans des assiettes longues sur la nappe en damassé blanc.

C’est l’après-midi, il fait très chaud, elle est propre à endormir les chiens repus sous les tables. L’oncle croise sa jambe valide sur sa manquante pour faire naturel, sa prothèse tout en sangles de cuir est posée à terre. La vue est panoramique, il y a un monde incroyable autour de la table, assis, debout et même couchés, tout est en noir et blanc jauni. L’oncle est assis dans un fauteuil en rotin ocre pâle et tressé de rouge aux accoudoirs. Je le sais, je le vois bien, puisque je suis assis dedans à l’instant et je le vois en couleurs. Il est un peu plus râpé que sur la photo, un coussin cache un peu son parcours, ses années blanchies par les pluies. Je ne suis pas venu pour l’oncle, il ne m’intéresse pas, son histoire se limite à ses peurs d’y aller et à la plainte sempiternelle depuis son retour, on lui a donné une médaille, ça lui fait une belle jambe à la boutonnière.

Dans le fond de l’image, il y a des gens encore plus inconnus que sur le devant, des silhouettes émoussées au contour flou, on devine des groupes d’enfants se tenant par la main. Un grand cavalier fier de son cheval est orienté trois-quarts, il discute avec une femme qui nous regarde de dos, ses pieds sont nus dans l’herbe.

— De dos, tu la vois la femme de dos, c’est la sœur de la tante Adèle, je ne me souviens plus si c’est Marie-Louise son prénom ou Louise-Marie je ne sais plus mais ça n’a pas beaucoup d’importance. Elle était comme on dit un peu simplette, un brin perdue dans sa tête depuis une chute au cimetière, elle a glissé, ça a tapé fort, elle est restée le temps qu’il faut dans le coma et n’en est jamais vraiment sortie. Petite fille, je me souviens elle était malicieuse, blonde le matin et brune le soir. Elle avait dix ans de moins que moi, je ne sais pas où elle est aujourd’hui et si elle est encore en vie. Ils l’avaient mise dans une maison spécialisée qui a brûlé une nuit, je ne sais rien de plus, si la fumée avait eu raison de sa folie. Où est-elle ? Encore plus dingue qu’avant. Elle confondait les petites et grandes cuillers, l’usage qu’on en fait, pour le café ou la soupe, les desserts ou les entremets, un brouillard pour touiller tout ça. C’était son symptôme favori, le plus apparent aux yeux de tous, alors tout le monde en usait. Elle était aussi très forte pour marcher pied nus, aller la nuit sur la plage, manger des herbes et ne se nourrir que de ça certains jours. A moins que toute cette mascarade, que tout ce cirque ne soit qu’un espace pour se mettre à part, s’éloigner et qu’en ce moment sur le sentier de crête qui la mène au sommet d’où l’on voit tout sa folie s’envole vers un pays minuscule.

Au centre, une femme fixe l’objectif, c’est la seule personne qui nous regarde. Elle est enceinte, assise, jusqu’aux dents, débordante, elle est au terme. C’est ma cousine, on l’a toujours appelée “cousine”, même si l’on ne sait pas très bien qui est son père, on a des idées. Sa mise en marge ainsi que sa mère, n’en parlons pas. Pourtant c’était ma tante préférée, habillée, sensible, libre comme un chat, comme un oiseau, elle mangeait debout, jamais assise, elle a été assassinée par un amant.

— Tu vois le couple qui crève l’écran, qui inonde tout.

Elle tournait autour du pot depuis un moment, un oncle par-ci, une cousine par-là et encore une veuve, un neveu, de je ne sais où ? Des explorateurs du dimanche, n’ayant absolument jamais voyagé, jamais rien fait de leurs mains ni de leurs têtes, avec des idées plates, louches, des ingénieurs miniers d’Afrique coloniale, des fortunes amassées pour eux-mêmes, quelques faillites assumées par tous les autres. Elle aurait pu dire le nom de tous les chiens de la photo et même celui de ceux qui n’arrivaient pas à poser. Des histoires avortées, des avortements, des terres bradées, des querelles d’assiettes. Elle aurait pu nommer tous les chats de famille morts depuis vingt ans, enfin, tout dire, mais rien d’important.

Je n’étais pas venu pour ça, mais pour le couple qui éclaire la photo, mes parents.

— Si tu veux je peux te parler des heures de cette photo, c’était en août, le 23, l’analyser, la découper en morceaux, longuement, raconter sa composition. Si tu veux, je peux, car j’y étais moi aussi ce jour-là. Mais pas de trace de moi sur la photo, j’étais derrière l’objectif, c’est moi qui l’ai prise.

— Je l’ai mise en scène, j’ai écris un scénario, j’ai choisi le jour, l’heure, le décor familial. Elle a été prise chez l’oncle Georges, tu ne connais pas l’endroit, il a été vendu un peu après ta naissance, à sa mort.

» Ce jour-là, je me suis dit que plus jamais on ne pourrait la refaire, la reconstruire. Alors trois jours avant le cliché, il y a tout eu, faire une photo de famille qui n’en est pas une. Toute la famille a des droits sur la photo, alors pour la préparer au mieux, on brode, on ment, on rassure, on ne laisse pas le choix, je suis photographe. Elle a été bien accueillie, on l’attendait, j’en avais fait une vingtaine de tirages, impressionnée par le cavalier fier, pas étonnée du tout par la cousine posant de dos, c’était mon idée et dans la logique de sa folie ce fut bien accepté, mais rien sur le couple volant, ma sœur et ton père dominant le débat comme posés en l’air, rentrés de voyage, toujours.

» J’ai été photographe. J’ai travaillé pour une agence, il me reste encore des clichés, des épreuves, des photos non développées. J’avais le dernier Rolleiflex à soufflet manuel à deux objectifs, une Rolls, je l’adorais, il faut aimer son appareil photo. Je suis partie avec dans tous mes voyages. Sur le bateau pour l’Amérique du sud, je l’avais. Il est tombé dans les eaux du Mékong et n’a plus rien voulu savoir par moins vingt en-dessous de zéro sur une montagne de Chine ou du Pakistan, je ne sais plus vraiment où. Je suis passée à Lhassa, à Oulan-Bator, j’y suis allée juste pour le nom, j’étais tellement contente d’y arriver, que je n’y suis pas restée. J’y ai vu deux Anglaises à qui j’ai parlé en français, j’ai un portrait de chacune. J’ai des photos de quelques amants, nus ou habillés.

» Tu reconnais ta mère au bras de ton père, je n’ai rien eu à leur dire pour la composition, je les ai laissés s’installer naturellement. J’ai souvent fait leurs portraits ensemble ou seuls, mais rien n’est vraiment sorti de bien bon, de photographique. La meilleure photo reste cette photo de famille, eux au contact des autres, ils les effacent, ils les ternissent, ils donnent le tournis à tout, on ne voit plus qu’eux, c’est leur photo. C’est la mienne surtout. Dès lors, qu’es-ce que j’irais faire dans une salle de boxe ou courir auprès d’Indiens amazones, pour faire quoi, aller visiter encore la Place Rouge. Alors qu’une seule photo de famille, sans voyager, est suffisante, elle dit tout.

» Ton père est l’homme beau de la photo. Ma sœur à été plus prompte que moi, avec son allure, elle était désignée par la famille pour en prendre parti. J’ai tellement espéré quelle dise non, quelle se casse une jambe à jamais. J’ai tellement espéré toutes sortes de choses, qui avec le temps se sont estompées un peu. J’ai couru le monde, rien ne s’est jamais vraiment effacé. Des images reviennent comme des boomerangs dans mes nuits claires.

» Je me suis marié trois fois, le dernier homme de mes maris, tu l’as vu tout à l’heure dans la rue. Il vient encore manger certains soirs. Il dort aussi sur un petit lit dans l’entrée quand il fait trop froid dehors. On n’a plus rien à se dire, on se voit, on est content de se voir, mais on ne se dit rien, on s’est tout dit. Je crois qu’il ne reviendra plus habiter. Il est parti définitivement, depuis deux ans déjà. Il est parti pour la rue, il a pris le large pour longtemps. J’en suis malade, j’ai peur de le perdre. Il ne veut plus rester ici, il ne veut plus monter ici. L’autre jour je lui ai acheté pour ses quatre-vingts ans un gâteau d’anniversaire, nous l’avons mangé en bas de la rue, assis sur le trottoir.

» Il garde de mauvais souvenirs. Il n’aime plus l’odeur, plus le bruit des parquets et le petit souffle qui siffle sous la fenêtre quand elle ferme mal. C’est ce qu’il dit, quand il veut bien parler, entendre le son de sa voix est devenu de plus en plus rare.

J’ai eu l’impression en arrivant que j’allais tout entendre, tout savoir. Jusqu’à en savoir trop sur cette photo, mais maintenant ça s’estompe doucement, tout est de moins en précis, plus flou, plus fatigué, plus lointain. Des pans entiers d’histoire qui manquent. Ma mère morte, le cœur arrêté dans la rue laissant mon père partir sur un bateau pendant des années, perdu de vue.

Il y a toujours beaucoup de morts sur les photos de la famille et ça va pas s’arranger de ce coté-là, ça va continuer.

Les discussions ont continué comme ça un moment, j’ai repris deux fois du thé, il était froid, je n’appris plus rien que je ne sache déjà. La photo gardait son mystère. Un homme dans l’ombre, debout, peu visible, apparut sur la gauche à force de la regarder de près. Il était de profil et regardait d’un air amusé l’ensemble de ce petit monde, il n’avait pas l’air d’être de la famille, la tante ne l’avait jamais remarqué et elle en avait assez dit pour aujourd’hui.

— Tiens, en descendant, quand tu partiras, j’ai préparé un petit paquet, donne-ça à ton oncle, s’il est encore là à cette heure, explique-lui qui tu es, à mon avis il le sait déjà, tu ressembles tellement à ton père qu’il t’a sûrement déjà reconnu en montant ce matin, donne-lui ça.

J’ai repris ma course dans l’escalier, dans le noir, sans trouver tout de suite le bouton de la minuterie. Elle reste trop peu de temps allumée. Elle est réglée pour ceux des deux premiers étages, pour les autres il faut appuyer à nouveau.

Il faisait encore clair, et il avait plu, très finement ; les pavés de granit brillaient, ils glissaient, surtout.

Je l’ai vu de loin et j’ai d’abord pensé que ce n’était pas lui. Je l’avais juste croisé, je lui ai tendu le petit paquet, il a eu un sourire pour moi, des lèvres brunes, des yeux foncés comme de l’encre marine, grand, à cet âge, on dit élégant, ça veut dire qu’il tient debout, qu’il est propre, qu’il s’use encore dans quelques insomnies, pour l’heure élégant dans la rue, plutôt que bedonnant à la maison. Pourquoi partir si près de chez lui ? Il a un look de mannequin indien, la peau tannée et mate. Je l’imagine sur le pont à l’avant d’un navire à boire du thé dans une tasse en fer blanc.

Il a ouvert le paquet que je lui ai tendu, c’était ses clés en trousseau, celles de sa maison, qui ouvrent la porte d’un appartement sous les toits, là-haut au numéro 37 de la rue.

Je n’ai pas entendu le son de sa voix, il a mis les clés dans sa poche, mais dans son regard, j’ai compris que la nuit serait douce pour dormir dehors, j’avais retrouvé mon père.

Benoit Jeantet • Et dans l’ennui se tordre (4)

A farmer in the city quoi qu’il en soit. Un jour, alors, il est sorti de son lit. A enfilé une robe de chambre à la sauvette. S’est souvenu de la neige. Et qu’il avait été plus jeune, avant.

Beaucoup plus tard, vers l’adolescence, me dit-il, je n’aimais plus tellement ça, le riz au lait.


*

J’avais dans l’idée de t’écrire un polar, me dit-il. Mais j’avais pas trop envie que tu meures comme ça. Enfin, pas si vite.


*

Je mange des tartines, me dit-il. Et c’est franchement ce que j’ai fait de mieux aujourd’hui.


*

On a fini par faire une pause dans ce café où, il y a fort fort longtemps, tout un tas de vieux acteurs venaient jouer les spectres alcoolos-faucheman, me dit-il. Ce café que t’aimais pas et que t’aimerais encore moins vu comment du bout de la rue il vous fait tout son tralala de clins d’œil appuyés et mon dieu que tout ça est dans le plus pur mauvais esprit bistronomique comme ils disent. Et donc en terrasse, comme des princes, on a fini par prendre place. Baptiste a voulu une limonade. Lucie, une grenadine. Au départ, j’avais dans l’idée de leur faire voir un peu le square Léon Serpollet. La limonade et la grenadine, entre autres, c’était juste pour ça. Et donc…Oh et puis zut. J’ai envie d’un autre verre. Et puis, c’est su de tous , quand on a soif on fait n’importe quoi. Et donc pour ce soir on en restera à cette terrasse, à la limonade de Baptiste et à la grenadine de Lucie. Voilà.


*

On buvait un café, me dit-il. C’était rue Hermel. Sam cirait ses boots avant d’aller à son casting. C’était un casting pour une pub Range Rover. Peg portait un joli pull en coton. Sam a joué un disque. C’était Lescop. On a bien aimé. Puis Peg nous a fait à manger. C’était du foie de veau. Puis Peg m’a pris un peu à part. C’était pour me demander si je voulais bien accompagner Sam à son casting. J’ai dit que bon ben oui c’était d’accord. Après Sam s’est mis à repasser sa chemise bleue-casting et alors je lui ai dit : « Et si je t’accompagnais à ton casting pour cette pub Range Rover… » Et encore après Peg est partie bosser. C’était dans une boite de prod qu’elle bossait. Elle nous a embrassé. Son haleine était chaude.


*

Oh tiens, me dit-il, hier matin j’ai vu cette fille, tu sais, celle qui aime bien te laisser avec tous tes bonjours sur les bras. Elle est espiègle ou malpolie. Ou les deux. Tu ne l’aimes pas. Je comprends. Tu ne l’aimes pas au point de sur cette fille espiègle ou malpolie ou les deux tous les matins te casser le nez avec tes bonjours. Je comprends. Elle est jolie. Et son regard aussi profond qu’une limousine, c’est à ne pas croire.


*

Les veilleurs de nuit ont les yeux bouffis de sommeil, me dit-il. C’est pas pour autant qu’ils s’échappent au moment d’éplucher leurs oignons. Quand il faut y aller, les veilleurs de nuit, ils y vont.

*

Les feuilles jaunissent, me dit-il. On déjeune. Encore cette fin d’automne qui ne nous rajeunit pas.


*

Moi, la nuit, me dit-elle, j’ai toujours près de moi 110 mouchoirs pour les très gros chagrins. Double épaisseur. Classiques. Douceur et résistance, tu mords l’esprit chouchou. Moi, la nuit, jamais je ne dors. Je suis triste oui mais au moins je surfe sur ma tristesse maboule en brasse coulée. J’ai pour moi la jeunesse et en plus je t’emmerde, vieux con.


*

La bouteille de Beaujolais nouveau m’a fait faire ce qu’elle a voulu, me dit-il. Et même des gestes avec ma bouche, oh si tu savais. Non mais c’est à croire que toute la nuit je l’ai gavée d’amour, la bouteille de Beaujolais nouveau. Toujours est-il que ce matin, redoutant sans doute que notre histoire ne prenne un tour par trop conjugal, elle m’a prié d’aller cuver ailleurs si j’y suis, la bouteille de Beaujolais nouveau. Voilà.


*

Passé tout près de la rue Tourlaque, me dit-il. Il faisait beau. Quelques vers de Kiki Dimoula m’avait tenu compagnie, oh juste le temps de remonter la rue Ramey et pfuit, voilà, envolés. Passé tout près de la rue Tourlaque. Il fut un temps où, là-bas, j’allais voir cette dame. Des fois je lui offrais des fleurs. Et toujours je baissais les yeux au moment de lui tendre le bouquet. Des fois c’était des fleurs blanches. Des fois c’était tout mélangé. Un jour elle a fermé la porte très vite derrière moi et puis…Cette dame m’impressionnait. J’étais jeune. Très jeune. Elle est morte, depuis. Passé tout près de la rue Tourlaque. Cette dame, tu sais, j’aurais bien aimé…Lui dire que…Enfin. Parfois, dans la vie, on fait du chemin et on aimerait que ça se sache.


*

On a tous besoin de fabriquer son image, me dit-il. Le hic c’est que je ne suis pas bricoleur.


*

Il est six heures du soir, me dit-il, et nous sommes en présence d’un phénomène surnaturel. Le gros Michel commande son bock à se vider cul sec comme ça tout seul comme d’habitude. Il porte son chandail rouge. Ce matin il s’est rasé à l’ancienne et vraiment il est fier de lui. Il peut. Des hommes de ce métal, libres et robustes, longtemps qu’on en fait plus. Il est six heures du soir et le gros Michel aime toujours autant lire le journal du coin en trempant doucement ses lèvres dans la mousse par ci par là. Et c’est là qu’il les voit : le cordonnier taciturne, la gardienne de chèvre bègue, le vieux prof de maths qui résout ses problèmes d’arithmétique sur les murs des maisons, oui c’est là qu’il les voit, sortis de nulle part, et déjà ils s’approchent du bar pour lui parler à touche touche. Il est six heures du soir et alors le gros Michel se commande un autre bock.


*

Le comité des fêtes cherche un trésorier et une secrétaire, me dit-elle. L’association Culture et loisirs organisera bientôt une soirée karaoké et tartiflette. Et moi je promets de t’aimer au moins jusqu’à l’autoroute.


*

Nous sommes le soir et c’est triste comme une banane flambée au gasoil, cette affaire-là, me dit-elle. Ce jour, le secteur de pétanque de Quillan tenait son assemblée générale. Pour le moment, personne n’a souhaité en prendre la présidence.


*

Et oui, me dit-elle, en 2013, juste après la fin du monde, la fanfare “Tonton a faim” fêtera ses vingt ans d’existence. Une tournée est prévue à travers toute l’Europe mais surtout les Corbières. Et sinon, j’ai deux invits pour la fête de la châtaigne et de l’agneau du pays cathare. Tu viens ?


*

Si, me dit-elle, Maman, c’est bien ce que cela semble être, alors ce serait une chose bête et sale que cette montagne froidement exécutée par la brume, un certain dimanche 4 novembre, lors d’une énième attaque suicide près de la frontière catalane. Et sinon, que le diable t’emporte toi et ta bonne fatigue du loisir, ta mobilité lente et silencieuse. Laisse-moi la place et mets la table- des assiettes à soupe, hein- feignasse.


*

Le promeneur était en tongs, me dit-elle. Sur son tricot de corps on pouvait lire : ” François frites fraîches”.


*

Oui mais non, me dit-il, le turbot n’est pas un poisson qui se mange vite.


*


Je n’ai pas couché pour réussir, me dit-elle. On a fait ça debout.


Benoit Jeantet • Et dans l’ennui se tordre (3)

A farmer in the city quoi qu’il en soit. Un jour, alors, il est sorti de son lit. A enfilé une robe de chambre à la sauvette. S’est souvenu de la neige. Et qu’il avait été plus jeune, avant.

Un jour, me dit-il, tu m’as demandé ce que j’entendais, très exactement, par être amoureux. J’ai pas répondu, il me semble. Alors c’est très simple. Ce que j’entends par être amoureux, c’est, très exactement, le bruit que ça fait quand elle introduit ses clés dans la serrure, qu’il se fait tard, que je pourrais dormir, lire, travailler, oui mais non, je reste là à attendre. Voilà. Salut.


*

Je bois un verre de blanc, me dit-il. Je bois deux verres de blanc. Quand il sera trois verres de blanc, alors il sera l’heure d’aller me cacher.


*

Je ne sais plus, me dit-il, si je t’ai déjà raconté l’histoire de ce jeune garçon parti un jour, et c’était la première fois et c’était avec la main de son frère serrée dans la sienne et c’était tout poissé d’angoisse cette main-là, l’histoire de ce jeune garçon parti disputer de hargne et d’adresse à ce jeu auquel jouent les garçons avec l’espoir secret de se nettoyer de la violence ou bien de prétendre au courage, cette lubie qui n’existe pas. Je ne sais plus. Peut-être bien que oui. J’étais saoul sans doute. Quand il m’arrive d’être saoul, plus aussi souvent qu’avant mais ça m’arrive encore, hélas, toujours au début c’est que le bonheur me déborde et puis, ça ne manque jamais, la joie, bonne fille, finit par céder son siège à quelqu’un d’autre.


*

Ce quelqu’un d’autre ne tarde pas, ça aussi ça ne manque jamais, à se gonfler de tristesse, cette tristesse ancienne tu sais. Et alors je me surprends à faire ce que je déteste tant. Et alors je raconte, mal, ce que dans ma vie j’ai aimé le mieux. C’est une façon, assez puérile, je sais, de devancer les questions qu’on présume, à tort ou à raison, plus ou moins embarrassantes. C’est une façon sans manière. Je sais.


*

Il y a des gens qui naissent pour se taire. Très tôt ils devinent qu’il va falloir tout garder pour soi. Mais qu’un soupçon de joie vienne à bousculer le silence et alors, et alors là. Tu voudrais soudain que la parole coule d’elle-même mais le temps que ça prend de remonter à la source, déjà les mots coagulent comme un mauvais sang. Tout redevient moche, atroce, tronché jusqu’à l’os. Voilà ce qu’il t’en coûte d’avoir voulu forcer le verrou de ta bouche.


*

Je ne sais plus si je t’ai déjà raconté cette histoire. Je ne sais plus. Si je l’ai déjà fait, je t’en supplie, arrête moi. Sinon, dis-toi seulement que tu l’as échappé belle et voilà.


*

J’ai vécu, me dit-il, oh pas longtemps mais c’est quand même vivre, avec une peluche dont la tête était déchiquetée. C’était une peluche un peu plasticienne et quelle peau de pêche elle avait. Près de son lit, du matériel de peinture était posé. Posé sur une table roulante. Dans la chambre il y avait un fauteuil pourri que le pire tox des environs avait rénové pour elle. Sur ce fauteuil, on faisait l’amour par le nez. L’amour, elle disait, mon garçon, faut que ça sorte. Elle disait: souffle fort. Souffle mon garçon. Cette peluche, j’étais tombé amoureux d’elle ce jour qu’elle courrait dans son jardin et c’était un jour où elle courait dans son jardin en chaussettes, t-shirt Snoopy, cuisses nues, un vrai cliché pas farouche, oui c’était ce jour qu’elle courait le garou comme ça dans son jardin. Dans le jardin, alors, il y avait trois gros pots en terre dont un contenait un saule tortueux. J’aimais bien quand elle m’emmenait au sous-sol, sinon. Il y avait des tas de robes de mariées suspendues. Au sous-sol, elle aimait me tourmenter en douceur avec de jolis instruments de torture à la mécanique compliquée.


*

Je regarde le beurre glisser sur la poêle, me dit-il, et alors je pense au coeur de cette fille juste avant qu’il se fonde à l’oubli. Voilà ce que ça donne de cuisiner pour soi tout seul. Pfiou.


*

Les eaux sont basses, me dit-il. Passe le hérisson. L’homme ému aux larmes caresse des peaux en grève. Habitudes discutables.Mais qui a besoin d’un verre fera toujours le brave. Passe le hérisson et c’est comme un vent en pleine canicule. L’homme ému aux larmes, parfois, il aimerait faire des trucs impensables. Des plats de gros mots à emporter sous vide. S’évanouir dans un compotier. S’avaler d’un oeil furieux des cerises à l’eau de vie. On en revient toujours à la même chose. Passe le hérisson. L’homme ému aux larmes compte pour le rat. On le largue avec une grosse bise. Il garde les pieds au chaud. D’ailleurs ses pieds ont commencé à noircir.


*

Mes mains tremblent un peu, me dit-il. Ma cigarette aussi. Aujourd’hui, c’est décidé, j’arrête de trembler.


*

Même les spaghetti, aujourd’hui, ça m’a fait peur, me dit-il.


*

Je sais que tu aimerais que le soleil brille d’avantage, me dit-elle. Ne mens pas. Je le sais. Et aussi que le fond de l’air soit encore un peu frais, même pour la saison. Je sais que tu aimerais t’engager dans ce chemin et te retenir de courir. Et aussi retrouver le souvenir de ma main. Mais ce matin est vraiment mal choisi pour ça, désolée. Ce matin, tu dirais une fleur coupée sans vase.


*

Si tu penses toujours aussi obstinément, me dit-elle, que le rêve, le voilà le plus ancien genre littéraire du monde, alors il faudra peut-être que tu te fasses à l’idée que les gens, ils dorment assez peu, tout compte fait. Ou alors juste d’un oeil. Tu crois pas, mon chou?


*

Sur une surface assez réduite, me dit-il, les grenouilles se partagent tous les nénuphars de l’étang. Sous l’eau, une inquiétante créature fraie avec nos fantasmes les plus troubles.


*

Parfois, me dit-elle, les élastiques sont affaire de vie ou de mort.


*

Y’a quelque chose dans l’air, me dit-elle, quelque chose de lourd, de grave et de lent, quelque chose que je n’aime pas et c’est quand on boucle nos valises. C’est assez récent je t’avoue. J’ai beau me dire qu’on part en voyage. Qu’en plus, partir tous les quatre, ça fait longtemps. Bref. Alors, si tu veux bien, on va faire ça vite. Dans une heure, promis, qu’on y pensera plus.


*

Oh tu sais, me dit-il, le coeur m’a sauté trois battements au moment où le train a quitté la gare Saint-Lazare. Tes yeux pleins de rires, je les sentais encore dans mon dos. Je vais t’avouer quelque chose. Ne le répète à personne. J’aime ces heures où nous jouons, tous les deux, aux cancres de la vie. Oui. Vraiment. J’aime.


*

Réponds-moi, me dit-elle. Mais sois franc, pour une fois. Le vent est-il toujours dans ta bouche?


*

Tu le savais, me dit-elle, qu’y a des gens qui collectionnent les sacs à vomi?


*

Le tartre, me dit-il, vous savez, c’est comme l’amour. Ça s’en va et ça revient. Pfff.

Luc Garraud • Le chef de gare

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


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Le train s’est arrêté quelques minutes, deux hommes ont sorti le cercueil du grand hall de gare et l’ont chargé à l’arrière, dans le dernier wagon, ficelé sur une banquette pour qu’il ne roule pas.

Les wagons sont noirs de monde. C’est un jour triste d’enterrement. Le chef de gare n’est pas monté dans le train pour accompagner sa femme qui va reposer dans la roche, entre les pierres du cimetière qui domine la plage. C’est un jour d’empierrement.

Un chef de gare ça ne voyage pas.

Le train a d’abord ralenti et puis, doucement, s’est arrêté à peine. Il est reparti dans un grincement comme une chenille de fer articulée. Les voyageurs sont tristes derrière les vitres. C’est une sale journée de chien qui restera à jamais dans la mémoire du lieu.

Il y a sur un grand panneau au bord du quai écrit en lettres blanches:

Aujourd’hui je laisse courir le chien

C’est ce jour-là, ce jour-là pas comme les autres, que commença l’écriture du chef de gare.

Le quai est vide, mais le quai parle chaque jour, depuis.

Il n’est plus vraiment dérangé par le monde, il ne refuse rien, aucun train ne s’arrête.

Le chef de gare vit de formules. Il écrit bien visible sur un panneau au bord du quai :

Je vais faire parler le quai

Le lendemain au matin :

Le chien sans laisse s’est lassé de courir

Le soir au retour :

Le chien se lasse d’être détaché

Et puis les jours suivants :

Le chien s’est détaché des choses depuis longtemps

Un chien voyage toujours à pied, jamais en train, jamais.

Au bout de deux semaines, le chien n’avait toujours pas retrouvé sa niche.

La vie a repris son cours et le train aussi.

Le train c’est une machine ancienne pour transporter des gens de plaine, les mener en montagne, peu de gens de montagne le prennent. Le territoire est très accidenté, le train ballote sur les rails et la nature du terrain suffit à terrifier les voyageurs et même davantage certains jours de grand vent. Le long de la voie, il reste des bâtiments longs comme des terrains de foot, larges comme deux piscines olympiques, ils ont servi de dépôts et de gares annexes dans le passé. Tous pareils ou presque à l’intérieur : de grandes banquettes rouges en cuir craquelé, des dossiers usés à pompons et des festons sales et dorés d’une autre époque.

En entrant, en face des yeux, une pendule est arrêtée depuis longtemps. Il y a un seul lustre accroché à une poutre métallique au plafond, avec des dizaines d’ampoules au phosphore, qui donnent le teint jaune. Sur le mur du côté gauche dans le hall, une grande fresque représente un laboureur et ses deux bœufs, elle fait face à l’entrée triomphante en gare d’une locomotive à vapeur, en trompe-l’œil, on voudrait pouvoir l’éviter.

Deux de mes sœurs sont allées à l’école avec ce train. J’étais du voyage aussi, nous tournions autour du même âge. Mes deux sœurs et une amie qui les accompagnait faisaient mon bonheur. On était une espèce de bande accrochée par le cœur. Un jour, j’ai changé de place pour ne plus entendre leurs folies quotidiennes. Deux grands gars sont arrivés de nulle part et ont pris ma place d’habitude, d’un coup comme ça. J’ai regardé ça d’un œil et même des deux par-dessus le dossier de la banquette. On est entrés dans le tunnel et l’obscurité est devenue interminable, plus longue que tout, ça a duré le temps qu’il faut pour que ça arrive.

J’aime le roulis du train, j’aime le bruit de la machine, juste le temps d’apprendre un peu de mécanique et de conduite et je suis devenu à dix-neuf ans conducteur du train des montagnes. J’ai donc eu ce jour-là deux beaux-frères d’un coup, ils le sont encore aujourd’hui.

Le train s’arrête deux fois par jour à Brillant-Sombre, le matin vers sept heures trente et le soir un peu après vingt heures. Un quai étroit, long avec des bancs en bois peints en rouge et en blanc, c’est une toute petite gare. Le train ramasse tout le monde, c’est long de faire le parcours en entier, il faut de la patience pour supporter les cent-douze kilomètres du voyage et ses dix-huit arrêts.

Ici en traversant les montagnes, c’est le train qui fait le lien. Que personne n’ait prévu de descendre et que naturellement en arrivant sur le quai il n’y ait personne non plus qui attend pour monter, le train s’arrête, une minute ou deux, un temps, pour dire.

À Brillant-Sombre, c’est bien ça qui arrive aussi, mais avec une différence, le conducteur a toujours quelques mots en plus à dire, des mots au chef de gare, le même qu’il a déjà vu le matin, qu’il reverra le soir. Prendre son temps pour échanger chaque matin des nouvelles de la famille. Le chef de gare de la toute petite gare où on s’arrête est le beau-frère du conducteur. Le chef de gare de la toute petite gare, il a connu sa femme dans un tunnel. Il y a des échanges de paquets, de mots, de sourires, d’écritures sur des papiers griffonnés, des enveloppes blanches cachetées et mystérieuses. Quelquefois le ton monte, puis retombe aussi sec. Il n’y a que six minutes pour parler, pour se dire des mots, il y a rarement de différents, du matin au soir, le roulis du train porte conseil.

C’est un train journalier, la première gare sur le trajet est immense, elle est sur le plateau aride et sans un arbre, au point le plus haut du parcours. La Grande Gare a été construite pour transporter les ouvriers de la bauxite, et leurs familles.

Il n’a été extrait en tout et pour tout que quelques tonnes de bauxite en surface, tout était prêt, mais plus cher qu’ailleurs, alors la gare est restée. C’est toujours une voie très fréquentée, la seule par la montagne pour rejoindre la plaine au nord en venant de la côte.

Passer le petit col entre deux collines, celui qui regarde la mer, qui fait monter, laiteuse, la marée en brume juste sous les fenêtres à glissières et se sentir d’un coup figé par l’odeur du varech.

Le chef de gare de la grande toute petite gare a fait son temps au-delà de la voie dans l’usine de son oncle où les pions étaient bougés par des pions. À vouloir passer son temps à faire encore plus vite et encore plus vite, il était devenu chef de gare en embrassant une fille dans un tunnel, un baiser interminable. Il ne voyait plus personne et plus personne ne le voyait depuis qu’il était seul, depuis le départ en train de sa femme pour le cimetière de pierres. Sa femme, la deuxième sœur du conducteur du train des montagnes.

Je ne suis pas seul

La phrase écrite sur le panneau du quai fit grand bruit ce matin-là, posée comme ça, sans fard, ni trompette, au passage du matin, au regard de tous. On pensa la même chose en même temps. Le veuf joyeux s’était trouvé une fille, sortie on ne sait d’où, venue de nulle gare, le train ne s’arrêtait plus. Elle avait quoi de plus que la morte, pour prendre si tôt sa place encore chaude.

La journée fut tourmentée dans chaque tête. Les discussions sans fin et stériles. En approchant de la gare au retour ce soir-là, alors que le toit du Monde avait semblé s’écrouler tout au long de la journée. Le train ralentit plus que de coutume et à la lueur des phares on a pu lire, tous, sur le grand panneau :

Je ne suis pas seul, vous êtes là

Les visages d’un coup se sont éclairés, des sourires et quelques larmes. Le train est passé du sombre à la lumière, il a rajeuni de cent ans en un instant. On aurait voulu qu’il n’arrive jamais, qu’il continue toute la nuit sa route enchantée.

Le Chef de gare de la Grande Gare balayait on ne sait quand le quai, des petites tâches journalières.
C’était toujours propre, tellement tôt le matin qu’il oubliait d’éteindre la lumière du quai, en allumant trop tard ou en éteignant trop tôt certaines fois, cela ne devait pas servir à grand chose, peut-être à écrire.

Son long poème en marche pouvait associer des phrases d’un jour à l’autre, il y avait aussi des séries plus longues, le plus souvent elles se suffisaient à elles-mêmes :

Je suis une graine lourde dispersée par le vent

C’était, à chaque passage du train, toujours particulier. On attendait de lire, on se passionnait, on était impatient de rentrer en gare, dans une gare où on ne s’arrête pas comme à l’habitude mais où on passe au ralenti, bien différente, une gare qui fait passer le voyage plus rapidement. Même, si par je ne sais quelle étourderie, on avait oublié de regarder un soir ou un matin, en train de penser ailleurs sur l’instant, au passage, on ne mettait pas longtemps à demander à son voisin s’il avait vu la phrase.

Un jour, chacun dans son sommeil, personne n’avait fait attention au ralentissement, personne n’avait rien vu, on a demandé à tout le train. C’est le conducteur de la machine, toujours attentif et rassurant, qui l’annonça pour tout le monde au micro, la phrase prit ce soir-là une signification, un sens bien particulier :

Les lentilles ne voient rien la nuit

C’est vrai qu’on aurait loupé quelque chose, surtout que le lendemain matin ce fut encore plus énigmatique :

Elles sont sourdes aussi

Pendant plus de quinze jours, on ne parla que de lentilles, tout fut décliné, on ne comprenait pas tout, sorties du contexte journalier ça ne voulait rien dire, mais à la suite et dans le rythme soutenu des jours, ça ressemblait à un bout de poème sur la vie, sans aucun doute, à moins que ce ne soit un peu plus compliqué que ça :

Je suis un caillou marbré de brun comme une lentille

Je me cache comme les lentilles dans les cailloux

Le dessin sur ta peau est un emprunt aux pierres

Je me cache sur ta peau

Il parlait tous les jours aux voyageurs du train.

Plus jeune, il avait fait le tour du monde sur les rails, rien ne le destinait à devenir solitaire, ni chef de gare :

Je me sens suréquipé pour la solitude

Au quotidien, on le savait un peu taciturne et sombre, certains jours ce n’était pas vraiment la joie :

La mort est un doux voyage

, le matin pour l’aller,

J’ai le droit d’attraper toutes les maladies du monde

, le soir au retour.

Heureusement ça ne durait pas très longtemps:

Berbec a été mauvais

On avait tous vu le match de la veille où Berbec avait manqué l’immanquable, face au but vide, on était bien tous de son avis, mais un peu moins tout de même, quand il nous proposa de remplacer, sur son message du soir au retour, Durand par Duchamps dans les cages avec pour argument qu’ « il arrête tout les yeux fermés », on s’est tout de même dit, faut voir.

On pensa un temps, tous ceux du train, que le chef de gare de la grande petite gare abandonnerait son quai pour un autre. Qu’il demanderait à voyager en levant la main, pour faire arrêter le train de son beau-frère, pour monter dedans. Lui qui ne l’avait plus pris depuis le collège.

Alors un matin comme chaque matin, on avait espéré en relisant les phrases dans nos têtes, on se le disait depuis plusieurs jours, ça va se faire. Voir pour la première fois sa silhouette inconnue de beaucoup, le voir lancer son bras au conducteur, lui faire un signe, même un petit, mais ça n’est jamais arrivé. Le lendemain et les jours suivants non plus, la vie du train a repris son cours et les phrases aussi.

C’était l’attraction à chaque passage, une gare arrêtée qui regarde passer le train deux fois par jour, c’est tout à fait normal. Une gare où l’on ne s’arrête plus, ça arrive aussi, elles sont de plus en plus abandonnées aux herbes et aux arbres. Mais une gare où l’on ralentit pour lire au bord du quai, le temps et la vie qui va, ce n’est pas banal. Une gare de décor de cinéma, pour jeter un regard sur ce qui se passe, pour alimenter la journée et la nuit en questions, un lieu de fabrique.

Les jours sombres je vis dans une cage les choses sont claires même la nuit

On retrouva un carnet avec des phrases comme ça, ou d’autres comme celles-ci:

Je cherche un monde qui n’est pas en guerre

ou

Je suis sur le quai d’où partent tous les voyages


*

Le train a arrêté sa course depuis longtemps, il a été remplacé par un bus qui fait la liaison plus rapidement. Il ne prend pas la même route et s’écarte assez souvent du tracé de la voie du chemin de fer.

La grande petite gare du poète est toujours en place. Toutes les autres gares ont été démantelées. Depuis dix ans le train ne circule plus, mais chaque matin et chaque soir, il y a toujours une phrase nouvelle que plus personne ne lit. On a détruit la voie en soulevant chaque traverse comme on t’arrache une dent.

Ce matin, sur le quai, le chef de gare est parti en voyage.


Benoit Jeantet • Et dans l’ennui se tordre (2)

A farmer in the city quoi qu’il en soit. Un jour, alors, il est sorti de son lit. A enfilé une robe de chambre à la sauvette. S’est souvenu de la neige. Et qu’il avait été plus jeune, avant.

Alors la vie s’est assise en terrasse, me dit-il. Juste à côté de moi. Elle portait une jolie robe à bretelles et des escarpins plats. La robe était un peu courte. Bref. J’aimais bien ses lunettes, sinon. Des lunettes de psy. Ses lunettes, ça lui donnait un air professionnel et bienveillant, tu vois. Elle a commandé un jus d’orange avant de décroiser ses jambes. C’était les jambes d’une fille perdue. Des jambes qui revenaient au pays après avoir fait le mauvais coup. Celui de trop, peut-être. On ne sait pas.


*

L’amour fait la roue, me dit-elle. Je sens que ce samedi, déjà, nous encercle.


*

Viens voir, me dit-elle, tu dirais l’amour assis, là-bas, sur ce banc. Non?


*

C’est un mercredi comme ça dans la vie, me dit-elle. Qu’on me donne un bout de table. Si possible en terrasse. Un rêve. Blond ou brun, je m’en fous. Et même si ce rêve me fait mourir le cœur après coup. Peu importe. Qu’on me donne un semblant de futur. Entre les pieds d’une chaise et la rue. Même si c’est court. Le deuil en violet j’en peux plus.


*

Non mais, les grottes, me dit-elle, je trouve ça super érotique.


*

Je n’ai jamais tellement aimé ça, les endives, me dit-il. Ça fait prolétaire du sexe, je trouve.


*

Cette fille, me dit-il, c’était comme un goûter retrouvé au fond d’un vieux sac. Elle avait une tête de petit beurre et moi je la bouffais des yeux.


*

On buvait nos bières, me dit-il. Le jour déclinait. On se parlait pour la première fois comme si c’était la dernière, en y mettant tout ce qu’on pouvait trouver de rires et de franchise. Pas loin, un homme étendu par terre. Saoul. T’aurais dit que, déjà, il vomissait la lune.


*

Je ne suis pas folle, me dit-elle. C’est juste que je me trompe beaucoup.


*

Mon mari a pratiqué l’onanisme de très longues années, me dit-elle. Puis, soudain, il s’est mis au jus d’ananas.


*


Hier, me dit-il, j’ai suivi une fille dans la rue. La fille, dans le fond, je m’en foutais. Ce qui m’intriguait, c’était cette queue de cheval qui lui descendait jusqu’au milieu du dos. Cette queue de cheval, tu aurais dit qu’elle respirait.


*

Mon premier chagrin d’amour s’appelait Lucie, me dit-il. En principe, Lucie, voilà, c’est la lumière. En principe c’est ça. Mais prudence. Prudence. On ne sait pas. On ne sait plus. C’est qu’on approche des rumeurs de la quarantaine. C’est que le monde, vers cet âge, je sais pas pour vous, monsieur, je sais pas, une chose est sure, moi ça me donne de l’effort, le monde, vers cet âge. Ah ça oui.


*

Le Latin, me dit-elle, c’est une langue très ancienne qui a fini par s’éteindre et voilà. Les langues, c’est comme les flammes. Je vois les choses comme ça. Et si donc plus personne pour souffler dessus, elles finissent par s’éteindre à petit feu, pfuit, et alors ça devient des cendres. Ces cendres, le vent va ensuite se les disperser aux quatre coins du triste monde et alors, en retombant, elles se mélangeront à la terre. Deviendront des poussières comme les autres. Et on n’en entendra plus jamais parler.


*

Le vieux metteur en scène, me dit-il, ah ça oui, il l’aimait le café de Maman. Une fois, il lui a même dit qu’il aurait mieux fait de se marier avec une femme comme elle. Une qui, au moins, savait faire le café. Au lieu de ça, il avait épousé une dizaine d’actrices. Certaines, c’étaient de vrais garçons manqués. D’autres, des comédiennes réussies. Il disait. Mais toutes buvaient du thé vert, pouah, et au bout du compte alors il avait divorcé.


*

Maman qui le voyait venir, avait toujours su que derrière chaque artiste avec un grand A se cache un séducteur avec un petit s, Maman avait louvoyé par politesse, vous savez, feignant d’être étonnée que toutes ces histoires ne lui aient pas encore donné l’idée de faire un film. D’écrire une pièce, tout ça. Et lui alors ça l’a fait beaucoup rire, cette petite stratégie d’évitement. Puis il a dit cette chose que je n’oublierai pas de sitôt. Il a dit qu’une oeuvre d’art, ça ne pouvait pas être un règlement de comptes. Non. Ça ne pouvait pas.


*

Moi, alors, me dit-elle, mon petit truc en plume, ça consiste à faire résonner l’infiniment grand, l’infiniment petit et la dimension humaine. Je suis chanteuse de rue et ma voix c’est tout rouge sanglant. Parfois, les gens, c’est limite si je les fais pleurer. Y’en a même quelques-uns, oui, des qui restent là, abasourdis, le cul par terre. Oui. J’ai une belle voix. Peut-être qu’ils se sentent gênés. Je m’en fous, ça me fait toujours un peu de compagnie.


*

Alors, c’était le printemps, me dit-elle. Alors il attendait l’explosion d’énergie, de sincérité et de joie. Mais comme il est allergique au pollen. Enfin, voilà.


*

Elle parle peu, me dit-il, mais quand elle nomme les choses, je leur trouve un goût pas pareil.


*

Les merles roulent leurs trilles, me dit-il. Moi, c’est juste une cigarette. Je sais pas chanter.


*


Lui, tu sais, me dit-elle, il habite un pays où la douleur ne s’entend pas. Dans son village natal, une fois par an, on se levait au milieu de la nuit pour tuer les morts.