Archives de catégorie : Texte

Anna de Sandre • Après le chemin

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Un glacis de quatre nuits troue les orties que je frôle en dévalant le chemin des Vieux Lavoirs. Des églantiers ensevelis évoquent les formes de gros pénitents blancs, et les gratte-culs rouges à point noir qui s’en échappent me regardent avec mépris. Mille yeux sévères, mais ce n’est pas ce qui hâte mon pas. Je lève haut les jambes et mes traces sont des trous moyennement profonds, assez en tout cas pour que la neige entre par le haut de mes bottes et gèle mes mollets puis le dessous de mes talons. J’aurais pu y glisser des feuilles de journal roulées. J’aurais pu aussi m’habiller sous le manteau que j’ai jeté à la hâte sur mon pyjama. Mon cœur va péter et ce n’est pas à cause des bouffées glacées que j’avale en courant presque. Je ne prends pas le temps de souffler longuement et je masse la douleur qui démarre ses coups de lance du côté droit. Des geais et des mésanges trifouillent sous les buissons et un petit tas blanc surmonte leur bec, comme une mousse autour des lèvres d’un gourmand sauf qu’ils n’ont pas de quoi manger. Et ça m’est égal. Je me fiche de ces piafs et de ce mime de Barnum, des gens que je croise et qu’étonne mon accoutrement quand hier encore je leur souriais dans une tenue sobre et impeccable. Du désordre des voitures sur le parking de la supérette, des plantes malingres étalées devant le magasin du père Laforgue qui fermera ses portes dans quelques jours, et des papiers gras et des canettes jetés cette nuit par les jeunes cons désœuvrés du lycée Fournier contre le mur des maisons – qui abritent des vies qui peuvent crever sans qu’aujourd’hui cela m’inquiète ou me soulage -.

Je connais ce chemin et puis après le virage à gauche. Je ne salue pas les Humbert. Mon élan tête baissée les intrigue et ils jaseront avec le buraliste après la promenade du chien et l’accompagnement de leur fils à l’école. C’est la loi de Murphy et je la laisse me plier les épaules et frapper mon ventre au creux de ma trouille. Le village s’éveille en couche-tard après les fêtes qui ont martelé son pavé et sali les trottoirs devant ses porches, et pourtant ce matin ils semblent s’être tous donné rendez-vous sur mon chemin, celui qui me paraît à présent interminable alors que je ne l’ai jamais descendu à cette vitesse auparavant, alors que j’ai horreur de marcher vite et que la dernière fois que je me suis pressée, j’étais dans une ancienne décennie et accoutrée autrement.

Je tourne à droite et m’éloigne des trajets familiers pour arriver sur le territoire de Geneviève Lucas. Le portail est ouvert, bloqué par la neige, et c’est moi qui imprime les premières empreintes jusqu’à son perron. Je gravis cinq marches (je ne sais pas pourquoi je les compte), et je sonne un coup bref même si je n’ai pas peur de la réveiller. Pourquoi est-ce que je ne suis pas hors d’haleine ?

Un autre coup prolongé et je colle ma bouche ouverte sur le bois gelé, je frappe les mains à plat à hauteur de mon visage et je crois que c’est moi qui commence à hurler — mais qu’elle ferme sa gueule, c’est qui cette hystérique ? (Je n’ai pas reconnu mes propres hurlements).

C’est toi qui a répondu : « entre ! » et j’attrape une poignée grosse et ronde. Je la serre à blanchir mes jointures. Je n’ai pas le temps de la tourner, un haut-le-cœur me précipite en bas de l’escalier.
Je ne peux pas franchir le seuil de ton nouveau chez-toi.

 

© Anna de Sandre, 2013.

Lucie Taïeb • Au lit avec Mayröcker

Lucie Taïeb

Lucie Taïeb écrit et traduit.
Textes en revues : remue.net, l’intranquille, retors.net, aka
Ouvrages : Groite et dauche, anthologie du poète autrichien Ernst Jandl en 2011 à l’Atelier de l’Agneau ; Tout aura brûlé, en 2013 aux Inaperçus

 

Il est souvent tard lorsque je commence à traduire. Lorsque la journée est finie, avec ses multiples exigences. Le plus souvent je me mets au lit avec mon ordinateur, et avec le livre que je traduis depuis plus d’un an désormais : ich sitze nur GRAUSAM da, de Friederike Mayröcker. C’est la troisième ou quatrième partie du jour qui commence, et elle s’intitule : « au lit avec Mayröcker ».

Le travail de traduction commence avec les yeux. Quelques pages lues, puis défrichage lexical, car l’allemand de Friederike Mayröcker est particulièrement recherché, avec des noms de fleurs à foison (tussilage, fougères arborescentes, scabieuses, digitales, glaïeuls, iris, myosotis, bourrache, pensées). Avec les yeux et avec la main (droite), qui souligne annote, flèche. Une fois le passage lu plusieurs fois, les mots manquants trouvés, je traduis un peu dans ma tête. Et à un moment donné, je m’y mets, je prends le texte et le passe en français.

Quelques jours, parfois quelques semaines plus tard, ce même passage, je le traduis avec la bouche. Je le lis à voix haute, je l’écoute, je le passe dans mon souffle, j’entends alors ce que je n’entendais pas avant. J’imprime, je supprime, je réécris. Et relis. Et réécoute. Et relis encore. Il reste toujours des choses en suspens. Je les garde pour plus tard. Je n’ai pas vraiment envie de finir, même s’il le faut.

Tout cela, c’est ma routine.

Je ne suis pas du genre exclusive. Si je gagnais ma vie en traduisant, je pourrais probablement traduire autre chose que la très belle et extraordinaire prose de Friederike Mayröcker. Mais je ne traduirais pas au lit. Il y a là une intimité, et, pour dire les choses simplement (comme elles sont) : un amour. J’aime l’écriture de Friederike Mayröcker. Ernst Jandl, que j’ai traduit avant elle, m’a occupée des après-midis entières, à chercher en français des équivalents acceptables pour ses mille déplacements et jeux sonores. Mais Mayröcker, c’est une rencontre.

Quelques semaines après avoir commencé à traduire, j’ai fait un rêve de fleurs. J’ai vu en rêve ce que Mayröcker avait vu elle-même avant de le décrire. Et dans mon rêve je me suis dit : je vais prendre ce massif de fleurs en photo, ainsi je traduirai, le livre à ma gauche, la photo à ma droite, et, regardant tantôt l’un, tantôt l’autre, je déroulerai au milieu le texte français.

La photo est toujours manquante, naturellement, mais quel rêve merveilleux.
Lorsque j’ai fini de travailler à traduire Mayröcker, ou un peu avant de commencer à m’y mettre, ou parfois pendant, j’écris pour moi. J’écris avec mes mains, avec mes yeux, avec ma bouche. J’écris avec Mayröcker, car j’écris avec ceux que j’aime. J’écris, surtout, délivrée du poids du doute, de la question de la valeur, du souci de la reconnaissance. En compagnie de cette femme très âgée (et de quelques autres) qui voue véritablement sa vie à l’écriture, dans son appartement de Vienne, se lève tous les jours à quatre heures du matin, et dans une sorte d’accès ou d’extase, passe les toutes premières heures du jour à écrire.

notre lit est notre bureau, dis-je, c’est ici qu’on dort qu’on écrit
(extrait de CRUELLEMENT là, traduction en cours, à paraître en 2014 à l’Atelier de l’Agneau)


© — 2013, Lucie Taïeb

Anna de Sandre • Un parfum de vieux

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.


Un visage terminé par un menton pointu mais avec un rond plat lui donnant l’air presque carré, ça ferait bien son affaire. Une simple épaisseur de chair qui viendrait contrarier le tracé droit dans la mousse à raser. Une petite gueule vallonnée tout en bas et pourquoi pas compliquée d’une fossette virile comme chez ces enfoirés de mâles Douglas.

Le fragment de miroir ne reflète pas l’ensemble de sa figure mais le front, les yeux et la bouche, il peut les voir. D’ailleurs il les regarde et ça ne lui pose pas de problème. C’est quand il arrive au menton qu’il se mettrait presque à pleurer.

Salut, Hepburn ! lui a lancé la vieille Chang-O l’autre soir au réfectoire, et tout le groupe a ri. Il reste un petit cercle de poils sous le lobe gauche, et aussi dans son cou. A son âge il arrive encore à faire ces gestes intimes et contraignants. C’est une sorte de victoire désagréable qui le maintient dans le clan des autonomes, lui prend un temps infini – luxe qu’il s’offre malgré la douleur dans ses mains –, repousse l’échéance du troisième étage où il n’ira pas, et pour tout dire lui rappelle les années du bleu, du vert et du métal, sa tenue d’ouvrier, le Puy de Dôme et l’usine de ferronnerie où il a failli trépasser (la barbe coincée dans la machine, sauvé d’un geste prompt avec les ciseaux de son multi-lames suisse).

La vieille Chang-O, (que Saint Antoine retrouve son éventail en ivoire), jamais elle ne voudra faire entrer dans sa chambre à l’insu du personnel un homme anguleux et sans poils autour de la bouche. C’est comme ça, et elle lui a déjà dit de faire plutôt ses avances à cette guenon de Marguerite.

Jean apaise le feu du rasoir avec une pierre d’alun humide et claque son cou deux fois, paume ouverte, à gauche puis à droite, pour s’imprégner d’une eau orientale cendrée, aux notes camphrées.

Le cabinet de toilette et la chambre ne sentent plus le médicament et la Javel. Chang-O va le rejoindre, c’est sûr, et baiser ses lèvres avant de descendre le prendre dans sa bouche. Demain il rentrera à la maison avec elle. Demain, enfin disons… après-demain ou le jour encore d’après, Seigneur s’il te plaît, j’ai tout mon temps, je suis patient, le jour que Tu veux, nous serons déjà chez moi.

Dans le sillage du parfum il s’étend sur le lit, et quand il pose les mains sur ses yeux, l’éventail de Chang-O ne traîne plus dans une ornière à la sortie d’un ancien camp. Quand il les place le long de son corps, son fils est un bon petit et s’occupe bien de lui. Quand sa respiration devient régulière, il a survécu à l’incendie de l’usine.


© Anna de Sandre, 2013.

Anna de Sandre • L’ombre a tourné

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

J’ai du mal à décrire ce moment où William Cosne a décidé de ne plus venir nous voir. Je visualise à peine le gros insecte noir à cause du soleil d’automne rasant le mur derrière son visage tourné. Et puis, la trace laissée sur le crépi après le bruit sec et mou de son espadrille était légère, pourquoi ne pas dire que c’était tout autre chose : le ricochet d’un caillou de l’allée après une marche arrière un peu brusque, l’empreinte d’une vieille pluie, ou pourquoi pas le choc d’une balle de caoutchouc noire, lancée avec force et précision ?

J’ai servi à nouveau à la tablée des verres d’antésite et de Jurançon, et le beau-père riait toujours, jambes écartées et tapant sur ses cuisses, Madeleine voulait absolument aider au service et ne servait à rien, accablée par la chaleur et les descentes remarquées de son mari, mon frère faisait semblant de lire le mode d’emploi d’un nouveau jouet pour sa fille, et les chats toléraient le chien de Belle-maman en le tenant à distance raisonnable, l’un couché de tout son long près de la table du jardin, et l’autre sur le rebord de la fenêtre, prêt à lui sauter au garrot en cas de rapprochement indécent des reliefs de l’assiette de charcuterie.

J’ai remercié William pour son « courage » mais il savait que les insectes ne m’indisposaient pas. Je crois que c’est là que j’ai su – les pieds nus dans l’herbe brûlée par l’été et lourde des excuses que je ne lui ferai pas –, qu’il n’exposera plus au village ni ses toiles ni ses manques de force et d’appétit. Deux, trois, quatre jours passeront, remplis des gestes qui vous paraissent quotidiens quand je les exécute avec peine, et donc vides comme des sacs à pain et des corbeilles à linge exposés dans une boutique « pour la maison ».

Puis, ce sera un silence plus insistant de l’autre côté de sa porte qui me donnera l’alerte. Je m’étonnerai de ne pas avoir entendu le bruit du portail et je trouverai probablement les clefs de sa voiture sous le pot fendu de l’aloès (il sait que je passe bientôt mon permis de conduire).

Je regarde la ligne de son dos et de sa nuque tranchée par son tee-shirt rouge et je serre les poings. Je ne sais pas retenir, empêcher ou forcer, mais je sais que les proches cessent de l’être avec de la volonté et le retour des lundis.

L’ombre a tourné, et les invités miment le contenu d’une conversation vulgaire et stérile. L’horizon bouché par les toits sera demain à la même place… Moi aussi, probablement.


© Anna de Sandre, 2013.

Jian • Contrespaces (de la rémanence) (7, et dernier) • fr. 31-34

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

1234567

735091_10200637257391391_1227587518_n

31)

Nous n’avons surtout pas besoin de plus d’ « esprit » ou d’un « nouvel esprit ». Mais la révolution est en-corps spirituelle : si nous re-trouvons le sens de « souffle » : inspiration et expiration. Re-plonger dans la mouvance des spires ou la motilité brute. C’est une question de respiration, en son sens le plus terre-à-terre. Notre esprit charnel prend sa source dans la re-spiration, dans le mouvement de libération des possibles, et identifié à l’imagination en tant que souffle de l’esprit. L’inspiration de l’esprit doit tout à ce à quoi il aspire.

Ce souffle peut déboucher sur des opérations de langage : décliner chaque nom selon les flexions, inflexions et réflexions qui monstrent les innombrables fluctuations de la chose (or, tomate, taupe, homme,…) et son écueil mortifère lorsqu’elle se mure en Objet, dont la trajectivité éco-techno-symbolique est déniée.


32)

Nous sortons du schème sacrificiel qui préside les mobilisation infinies, qu’elles se veulent « révolutionnaires » ou « conservatrices » (et leurs conjonctions plus ou moins oxymoriques). Manière reposant sur la projection de tout ce qui devient sur un seul et même axe vertical : sèche antithèse disjoignant un ciel valorisé et une terre abjectée.


33)

A l’ère du biopouvoir et de la privatisation des existences, il ne s’agit plus tant de ré-sister, que de con-sister. Respirer au politique présent. Conspirer de puissance.


34)

La raréfaction de tensions ré-volutionnaires, de re-tour vers l’avant du cycle initiatique est un désastre, non pas moral ou politique, mais hétérologique. Le cycle n’est pas le contraire de l’invention (invenire : venir vers, venir à, venir dans : advenir au monde en l’inventant). Le temps du venir n’est pas l’opposé du temps cyclique, sauf là où les êtres sont expulsés de leur situation vivante, chassés de leur terre, privés de leur ciel et rendus étrangers à leur humus, à l’humble et fulgurante puissance du vivre. Nous pouvons le chantier.


*

Etirer sa fin par-delà l’histoire, se retirer dans cet espace désormais ouvert de la fin qui commence, puisque le post- semble à nouveau un pré-, l’après une sorte d’avent

(aventus : « l’arrivée, la venue », en tant qu’elle est « désirée, espérée, attendue »)

Ou alors, rien ne résiste à la destruction.

Et de cela, c’est le silence qui parle.

A nous de le porter, de le montrer, de le chanter : matérialiser les rémanences dans les contrespaces
Imminence. Incantation qui fait lever un monde. Et chaque aujourd’oui du jadis lance l’offrande et l’occasion d’espacer le temps : de décider en quoi ce n’est plus le temps, mais notre temps.

Nous regardons vers le large, vers le Pontos (d’où vient aussi le mot « pont ») enfant de Gaïa, « avant » Chronos. Les problèmes (re)commencent à se poser, existentiellement, ici sur la Terre, cette merveille.

Ralentis camarade, le vieux monde est en toi.


*

185979_131195246948772_7615528_n


*

« Tu devras construire le passage, c’est dans la ruine du reflet que tu le découvriras, dans la ruine des eaux déjà impropres à porter l’idée des navires.(…) C’est dans la ruine du reflet que tu dissimuleras la dernière balise. C’est dans la dernière balise que tu feras mine de flotter, car il faudra continuer à feindre. » A.Volodine


Antonio Werli • Entrer en matière

Dans l’accompagnement de la traduction du léviathan et chef d’œuvre ‘Horcynus Orca’ de Stefano d’Arrigo, qu’il a entreprise avec Monique Baccelli, Antonio Werli, que nous remercions, nous livre ce texte.

soleil

J’arrive aux abords de cette masse d’eau immense, étendue pourtant ramassée ~ brevità di quel passo di mare ~, devant moi, qui sépare les deux rivages de Charybde et Scylla, de la Sicile et de la Calabre. C’est le soir, disons un soir d’octobre tout juste d’après-guerre ~ che era il quattro di ottobre del millenovecentoquarantatre ~, la lumière du soleil s’efface au profit d’une nuit qui dévore minutieusement les reflets saillant de toutes choses, rochers, crêtes, arbres isolés, et dans le pavé d’ombre qui grandit devant moi, se découpe la grande forme qui est le terme du voyage et doit se situer à deux ou trois kilomètres à vol d’oiseau ~ varco aperto fra le due sponde ~, et un peu plus loin les petites, apparaissant estompées comme des grands corps échoués de cétacés ~ carcasse di balene cadute in bonaccia. Le soleil finissant m’apparaît dans toute sa majesté, en levant les yeux au ponant, c’est la première chose que je vois, la disparition de l’astre diurne ~ il sole tramontò ~ qui s’engouffre dans les creux du relief que dessinent les îles sur l’horizon de la mer. Je pense que le couchant mot soleil, il sole, n’est rien d’autre qu’une manière d’indiquer la direction du mot caché îles, isole


courant

La mer, étale depuis le départ il y a quatre jours ~ dalla partenza da Napoli ~, n’a eu de mouvement que l’ondoiement de sa couche superficielle. À l’œil, les brises n’ont fait que peigner la chevelure lisse de sa masse, mais à présent que je me trouve au bord même du canal de Messine, je vois qu’elle commence à s’ébouriffer tout doucement, comme un fauve qui s’éveillerait et serait attisée par le tiède sirocco ~ aveva cominciato sotto sotto ad allionirsi ~, qui combiné aux courants si particuliers du détroit, fabriquent des remous et des bouillons ~ simili a gigantesche murene ~ impossibles à supposer quelques kilomètres plus au nord. La mer paraît devant mes yeux se mélanger, s’intriquer en elle-même, se contorsionner et se retordre ~ nel farsi da mare rema ~ comme pour signifier qu’une nouvelle chose approche, une transformation survient, qu’à l’intérieur de l’opacité liquide se cristallise toute une complexité de courants et de remuements, et qu’un discours est comme prêt à surgir. Je pense que le remuant mot mer, mare, n’est rien d’autre qu’une manière d’indiquer les remous du mot rhème, rema


nuage

Dans les eaux comme dans les cieux, les formes avancent dans un instant changeant, très bref. Je relève à nouveau les yeux, et je voix l’ombre violacée de la fin du jour, que les réverbérations marines redessinent en aquarelle naturaliste ~ sembrava una grande troffa di buganvillea ~ transformant brume et accumulations vaporeuses en lourds amalgames floconneux ~ nuvolaglie fumose ~ qui sont sur le point de dégringoler des massifs, des éperons, des rocailles depuis les deux rivages, comme des pensées ou des évocations venues de loin et d’à-côté, qui viendraient nourrir la béance du Détroit. Malgré les dernières barbailles luminescentes qui persistent dans l’atmosphère, la nuit surgit d’un coup, délayant du même coup de son noir d’encre les îles, les remous et les nuages ~ come ci dilagasse dentro col suo nero inchiostro ~, comme pour fermer de force mes paupières. Je pense que cette nuageaille noire, nuvolaglia nera, n’est rien d’autre que l’ombre manifeste des récits séculaires qui hantent cette mer illimitée…


espadon

Droit devant, tout au bord du promontoire, une silhouette isolée, c’est ’Ndrja, est penchée au-dessus des eaux ~ s’affacciò sul mare ~, qui semble sur le point de s’immerger non dans la mer de vagues mais dans la mer de ses souvenirs. De loin, on dirait l’un de ces gros poissons ~ snelli di vita, delicati ed eleganti per natura ~ qui sur un navire de pêche, remue d’un geste engourdi par une nostalgie enfouie aux profondeurs d’un temps à jamais perdu ~ come una volta ~ lorsqu’il entrevoit du coin de l’œil la portion d’eau d’où il a été retiré. On dirait que la nuit doublement ténébreuse ~ per oscuramento di guerra e difetto di luna ~ n’a jamais été aussi propice à la remembrance. Je vois son regard invoquer des scènes passées, des scènes où les pêcheurs se bataillent l’espadon agonisant, à coups de chapeaux, de cris et de gesticulations ~ sbracciamento o scappellamento ~, et se rappeler comme il devrait être simple de passer ce court mille marin qui lui reste à faire pour rentrer chez lui, à Charybde ~ Cariddi… visavì con Scilla. Ni l’absence de lune, ni l’absence de barque, ni l’absence de pêcheurs ne semble réellement l’accabler, alors que tout est présage ~ avvisaglia ~ d’une calamiteuse fin de voyage. Je pense que le mot espadon, spada, ne vise rien d’autre que planter le soulagement du mot épée, spada, sur son rivage natal…


mer

Deux vaguelettes, deux ondulations parmi mille ~ quello sventolio flacco flacco dell’onda grigia ~ ont passé devant mes yeux comme un feuillet déplié d’un livre démesuré. Ensuite, ’Ndrja Cambria ~ nocchiero semplice della fu regia Marina ~, marin tel Ulysse de retour après l’errance, tel Achab courant l’océan en quête de lui-même, tel Gilliat qu’aucun écueil ne retient, abandonne le promontoire nocturne et rejoint la marine, certainement avant de traverser. Je pense que cette brève fin de voyage n’est qu’un long commencement, qu’une simple ligne démarque ~ sulla linea dei due mari. Alors, je défais mes lacets et je déboutonne ma chemise, j’ôte chaussures et vêtements, et je plonge aveuglément ~ un salto solo ~ dans les deux-mers de Charybde et Scylla, dans l’épaisse immensité des récits, souvenirs, pensées et paroles de ’Ndrja, dans le faisceau des pages innombrables qu’embrasse Horcynus Orca, et mes traces comme les siennes sont englouties par l’écume rampante, entières englouties, disparaissant dedans, au-dedans là où la mer est mer ~ dentro, piu dentro dove il mare è mare.


Anna de Sandre • L’essayage

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

C’était à la fois étrange et reposant de glisser dans ses vêtements, de les essayer un à un en remontant le décolleté d’un col en V sur mes seins trop gros ou en tournant une jupe un peu flottante à ma taille. Ses chaussures étaient entassées sans distinction dans un sac poubelle. Je chaussais deux pointures au-dessus mais ne souhaitais pas les donner à quiconque.

Un peu de givre sur la fenêtre durcissait avec la fin de la journée et ma respiration sortait en volutes dans la chambre comme d’une opportune cigarette. Les radiateurs éteints depuis ces jours derniers ne m’indisposaient pas. La succession des essayages laissait même une fine sueur sur le haut de mon corps qui alourdissait l’odeur de mon parfum. J’enchaînais les gestes devant les glaces de l’armoire avec rapidité, non pas à la sauvette mais sous l’impulsion d’une frénésie. Je n’attendais rien de mon reflet qui renvoyait mon image affublée de ses fringues. Juste mon sourire dont je ne savais plus s’il était victorieux ou gêné, un peu des deux je crois, en remarquant les moitiés de son lit que je partageais en me tenant debout trois pas devant. J’avais baisé sur sa couette en satin avec un voisin qui n’en demandait pas tant après m’avoir aidée à porter quelques-uns de ses meubles à la déchetterie. Je n’avais pas osé aller jusqu’à ouvrir sa couche pour me tordre et hurler dans ses draps inchangés depuis qu’on l’avait enlevée.

C’était la semaine précédente seulement et j’avais l’impression de rouvrir sa chambre après avoir vécu une longue vie loin de son appartement, ailleurs que dans cette ville où j’avais enchaîné des jobs lamentables pour l’entretenir et lui payer ses putains de médicaments.

Son téléphone bleu, assorti au monochrome de la chambre, prenait la poussière. Elle fut la seule à s’en servir, rarement. En entrant ici, on faisait rapidement le tour de ses possessions, de ses propriétés. Un territoire petit et mal entretenu qu’elle quittait à regret, pressée par tout ce qui pour elle était une obligation. La décence lui interdisait tout juste le pot de chambre et la toilette de chat, et je la croisais quelquefois dans ses peignoirs et ses robes de chambre. Rarement vêtue pour sortir. J’étais sa meilleure domestique et j’expédiais ses affaires courantes sans jamais faillir : j’avais trop peur d’en mourir.

Les cloches de Ste Bénigne sonnèrent l’heure. J’adressai un adieu muet au téléphone, au lit et aux miroirs qui me montraient dans son manteau-redingote favori d’un agréable vert bouteille, je humai un reste de son parfum à l’ylang-ylang accroché sur son pull à col-boule en cachemire gris perle et je sortis de mon sac à main un échantillon de bois de cade pur jus que j’ouvris et répandis par frottements sur le chambranle de sa porte. Il chasse les sorcières à tous coups et je ne souhaitais pas qu’elle me jouât un nouveau tour, même à présent que je l’avais vaincue.

L’oncle Jacques, impatient de se recueillir une énième fois au pied de son lit, apparut dans l’embrasure.

L’effroi lisible sur son visage fut une nouvelle victoire.


Jian • Contrespaces (de la rémanence) (6) • fr. 27-30

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

1234567

549296_300073926727569_303673291_n

26)

Nous avons à élaborer des fictions surrectionnelles, des figurations d’exception. Les fictions sont encore trop souvent opposées à ce qui serait la réalité. Or, le sens de fictum, fingere  ne renvoie pas au faux, ni au faux-semblant propre au « mentir-vrai » mais à la nécessité pour « ce qui arrive » de venir d’un arrière-fond sensible où le temps n’est pas clairement marqué, daté, déterminé, mélangé qu’il est encore à la matière ou à la chair du monde dans ses textures, son grain, ses pulsations.

Un temps de la fin : un empirisme radical, du groupe (James) ou de la multiplicité (Deleuze), vers une « anarchie couronnée » qui renoue avec l’illusion fabulatrice et crée de nouveaux rapports infraphysiques.

Une péri/ode anatomique, un épis/ode anastrophique qui revient inexorablement d’où tout part mais qui, par force centrifuge, capte les forces périphériques et les rends, en les piratant.

Ni cathédrales renaissantes, ni champ de ruine ou morcellement allégorique, voici un appel à composer.

De fait, c’est apprendre à devenir contemporains.


27)

Prendre le contre-pied du temps hystérique, contrefaire l’histoire dans un hors-temps qui la dépossède d’elle-même, créer un contre-temps bien plus qu’un contre-courant, qui aille à contre-sens de sa force aveugle, de sa mobilisation infinie.

Temportalité mythique plus qu’historique, grande dérive et interminable déroute de notre transhumanité.

*Temportalité archéologique dont le jaillissement se mêle à celle des grands hominidés dont nous sommes les contemporains à l’échelle de l’histoire dé-mesurée, à côté de laquelle « la nôtre », l’Histoire, ne signifie pratiquement rien.

*Temportalité géologique, chtonienne et tellurique qui nous ébranle depuis des temps immémoriaux, bien avant que le temps dit humain ne s’en mêle. L’intrusion de Gaïa.

*Temportalité post-exotique, sinon onirique ou chamanique. L’Autre et l’Ailleurs ne constitue plus un « exotisme » qui puisse alimenter nos désirs et espoirs, mais re-présentent la source de mutations du trajet où l’altération échappe dorénavant à toute identité fixe : errante ou erratique, vaste steppe ou jungle labyrinthique dans lesquelles le temps lui-même se perd, tombant dans son propre gouffre sous le poids de sa densité, comme les astronomes prétendent qu’un jour l’Univers entier s’effondrer sous son propre poids.

Temps de la « fin sans fin », temps d’après qu’aucune histoire ne peut décrire dans la mesure où elle ne s’excrit jamais en faits, mais en fiction, en souffles, en façonnements d’êtres de devenirs, en fabrications de sens et de formes que nous pouvons voir et faire voir, sentir et faire sentir, cultiver en commun, tout contre l’im-monde.


28)

Ces pulsations temporelles dessinent le contrespace d’après, où battent les organes vitaux de la longue durée,
de la calme endurance, du… durable (sic).

Le contrespace se sous-vient des animaux
que nous suivons et qui nous habitent
(ainsi du végétal, de l’unicellulaire, de la « soupe primitive »,… jusqu’aux ressources mythiques), traversant la chronologique dévorante de mondes.

L’histoire- si nous pouvons prendre ce terme en dehors de sa détermination métaphysique et donc historique- ne relève plus ainsi de la question du Temps grammatique (ni de celle de la succession ou de la causalité) mais de celle de la communauté ou de l’être-en-commun. Communauté inavouable parce que trop nombreuses mais aussi parce qu’elle ne se connaît pas elle-même.

Une autre cartographie que celle qui préside aux géopolitiques du temps, une autre stratégie du lieu à occuper et à libérer du même coup, que celle des territoires partout colonisés et toujours clôturés de notre humanimalité, une autre manière d’avoir lieu sans le conquérir ni le posséder.

Non plus le lieu-support, le lieu-socle, ou le lieu-sol, ni non plus le lieu-niche, le lieu-nid, le lieu-abri, le lieu-refuge, non. Nous à la limite, au seuil, sur les contours et les pourtours, en équilibres sur les limes (non pas uniquement bordure ou triste limite, mais aussi chemin de traverse, piste et sentier).

Jamais en lieu sûr, mais dans l’obscurité première, d’avant la séparation de l’ombre et de la lumière, du jour et de la nuit, dans la désobéissance du monde, des frontières qui séparent le proche et le lointain, l’intime de l’étranger.

Rien ne s’arrache sans attache. Arrachement et attachement vont de pair, bien au-delà des consonances de leurs noms.
Les liens qui libèrent…


29)

Il ne s’agit pas de fuir le temps, mais de le faire fuir, d’opérer des trouées pour emprunter ces voies certes étroites, mais libres, de la « fiction » où le temps se met à révolutionner à vitesse infinie : le contrespace est un outre-temps, un temps d’après, une pro-jection dans le Là des rémanences vitales à partager. Demandez aux semences leur manière de faire des mondes.


30)

Contre le fétichisme de la Tête, grande timonière de la révolution, nous chuchoterons « Nous ne sommes pas encore nés, nous ne sommes pas encore au monde, il n’y a pas encore de monde … la seule question est d’avoir un corps » (Artaud). Un corps qui ne soit pas la dissémination de la tête décapitée: chacun fait corps avec ce qui le fait vivre : l’air, l’autre, la terre, l’horizon…

L’aufklärung veut aller du haut vers le bas, il nous faut inverser cela. Retournement de toutes les valeurs à cet endroit. Ce qui ne veut pas dire aller du corps vers l’esprit dans un fallacieux mouvement qui ne ferait que valider ce à quoi il tente d’échapper. Mais bien de trouver un circuit somatique qui ne reconduirait pas ce dualisme même.

C’est un re-tour des sens, et non pas du Sens : toucher, goûter, sentir, écouter, voir… et la problématisation de leur conditions de possibilité non (trop) mutilées.

Le monde n’a plus besoin de sens, dont il déborde à ne plus savoir quoi faire : dogmes, vœux pieux, beaux principes et grandes idées, petits idéalismes et grands massacres. Il ne faut rien ajouter au monde, mais retailler dans l’abondance.


Jian • Contrespaces (de la rémanence) (5) • fr. 21-26

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

1234567

390199_227030384031924_429857245_n

21)

Les renversements sont coutumiers, il faut nous en prendre aux horizons.

Descendre dans les sous-sols du lieu qu’on occupe pour sentir au plus vif les tremblement des histoires qui s’y déposent comme autant de couches géologiques, de mutismes et de non-dits, d’inter’dits et de paroles, d’images refoulées, dans l’opacité qui oscille sous notre pas, dans la contre-plongée d’une radicale immanence, plutôt que du point de voir surplombant de l’angélisme rédempteur. Par de multiples canaux souterrains, vers une mystérieuse destinerrance, qui n’est pas l’avenir, bien sûr, notre futur bouché, mais un lieu qui secret, qui sécrète l’étrangeté. Des hétérotopies.


22)

Cet « hétéro », cet « autre », ne pourra ici être subsumé par sa prétendue « différence », réifiée et paresseuse. L’altérité supposée doit être construite, plus qu’affirmée ou simplement constatée, afin de l’ouvrir à l’extérieur et à l’inattendu, à la surprise et à la déroute, à l’égarement et à l’incongru… à l’aventure de la rencontre, finalement… en deçà de toute logique d’intégration, de classification ou spécification (Identité/Différence. Même/Autre etc.)

Ecart plutôt que différence, donc. Con-struction productrice, dynamique, mettant en tension : ne répondant pas à un besoin identitaire, relatif à une quelconque comparaison, mais ouvrant un espace fécond où peut se déployer un dérangement exploratoire .

Un dévisagement réciproque.

Plutôt qu’une distinction à partir d’un socle général, l’écart produit une relative diStance, faisant remonter à un embranchement qui fait partir de l’autre, au lieu d’un détachement.

Il faut de l’autre, donc à la fois de l’écart (non pas verticalement, vecteur d’inégalités, mais horizontalement: car seule la mise en tension fait saillir la vie) et de l’entre, pour promouvoir du commun. Car le commun n’est pas le semblable : il n’est pas le répétitif et l’uniforme, mais bien leur contraire. Elargissement des horizons et des perspectives entre lesquelles des vies originales pourront s’inventer.

L’écart brise le cadre imparti, soumis à l’enlisement certain, et se risque ailleurs. Il fait exister un ex- aventureux, il crie l’autre nom de l’existence qui vaut la joie d’être vécue.


23)

Un cri. Non plus tant considérer cette voix sous l’angle de la vérité, que selon ses effets de prises ou d’effets : son appel d’air pour de silencieuses transformations… sans arrière-monde.

Des plis contrespacés et contrespaçants, une entente hétérotopique.

Mouvement qui ne consiste pas à opposer des mondes clos entre eux, par une essentialisation de mauvais augure (chaque « monde » est rapport de force et creusé par l’hétérogène), mais fait travailler les pas de côtés, met en tension dans l’indéfini procès des choses, et enfante par ricochets, peu à peu, de fructueuses possibilités communes.

Un pli, une percée de détections qui opère à la rencontre des dehors multipliés.


24)

On dénoncera sans doute notre isolement d’un monde, ce qui serait catalogué comme réaction insulaire et solipsiste, immunitaire et égotiste.

Or, nous faisons exactement l’inverse : déchirer l’ontologie sous cellophane, pour faire place au « entre », le rendre abordable.

Il ne s’agit pas d’enfermement fixiste en hétérotopie, mais de construction d’un tracé, localisé et bancal, fertilisant le graphe commun, par la tension agonistique qu’il produit (et non par une ingénue « fécondation » réciproque). Laquelle différence de potentiel, active de l’entre : laisse passer, fait passer la dépropriation.


25)

Il nous faudrait une poétique dans laquelle l’éthos ou la « manière d’être », sa manière de vivre-avec, d’être-là-auprès, d’être au monde avec l’autrui, relève d’une puissante poeisis, d’un acte qui soit créateur de soi et de l’autre comme de la chose qu’elle vise. Ce dont il s’agit dans toute parabolè, ce n’est pas l’objet qu’elle dénote, mais la courbe qu’elle dessine.
Inventer ce contrespace dans la courbe du nous-tous comme nous-autre, pronom problématique où la troisième personne du pluriel, dénotant l’absent multiple – la pluralité des non-personnes disent les linguistes — se mute en première : co-présence nombreuse des uns et des autres, des uns comme autres.

Insoluble paradoxe d’une communauté des singularités dont toute temportalité collective dépend : une autre manière de per-sonner, de faire sonner la voix à travers les masques, d’inscrire le pluriel dans le singulier.

Loin d’un fantasme de la communauté « des autres », replonger ainsi les choses dans le bouillonnement de leurs qualités sensibles non encore formalisées en figures ou concepts, dans leur teneur pré-identitaire — préthétique ou antéprédicative, disent les phénoménologues, au ras du sol.

Nous ne sommes pas des étrangers, mais des « inconnues », au sens mathématique, la variable qu’on ignore dans l’équation à jamais insoluble entre le soi et l’autre.

L’autre se dépose dans des figures qui ne sont ni des Idées, ni des Valeurs (morale, axiologie), mais de fortes fabulations de la pensée et de la vie. Des fictions vraies, des existences. L’altérité dans le trajet révolutionnaire est ce que nous avons en commun.


Anna de Sandre • La cicatrice

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Comment trouver une réponse pertinente à la question qui l’absorbe depuis quelques jours, Jules n’en sait rien et ça l’assombrit plutôt. Il a du culot, mais pas avec elles, et pas « pour ça ». Il vaut mieux maintenir sa paume sur la flamme d’un briquet ou obéir à Matt comme quand il tombe sur toi le jour de sa raclée au poker que de leur poser la question, parce que les filles, c’est encore plus étrange que des girafes malades.

Le cours d’histoire est interminable alors que Jules voudrait bien poser ses fesses à l’angle des préfabriqués pour contempler les lézardes dans le mur au fond de la cour.

C’est un ancien élève qui avait offert de le financer pour remplacer le grillage d’origine. Un petit trapu qui fumait des Cohiba et traînait souvent dans le bar où des groupes de gamins sifflaient des bières achetées au Shopi de la rue Monge. Matt disait qu’il les aimait avant quatorze ans avec une poignée de sel, et Jules voyait la grande Maïwenn en débardeur-bermuda et Lucas dans sa chemise à carreaux fétiche, tous les deux ficelés chez le vieux dans sa cuisine.

Un énorme plat en terre cuite sur la table et eux dedans, enfouis sous des kilos de sel comme le chapon en coque de sel du dernier réveillon.

Dans les fissures du mur, il y a des nids d’araignée, des messages secrets, de la moisissure et des mondes parallèles dangereux, hors du commun… ou plutôt non,dans l’ordinaire des rythmes circadiens de leurs habitants minuscules, si proche du nôtre donc que Jules peut les fixer de longues minutes sans se lasser.

Ce sont des fentes qui lui sont familières, presque amicales. Généreuses, même, vu comme elles lui font passer du bon temps avec leur mystère. Pas comme la fente des filles.

La fente des filles, elle cicatrise à la mernopause. Quand elles sont vieilles tu ne peux plus les baiser, leur trou se bouche. Ça aussi c’est Matt qui le dit. Il raconte parfois des craques pour se moquer mais là, c’est du sérieux. Et de toute façon, l’information n’est pas vérif able : la plus vieille du bahut n’a que dix-neuf ans et les enseignantes ne sont pas de vraies femmes. A part mademoiselle Larieu bien sûr, qui donne les cours de gymnastique : les filles de sa classe l’ont vue enfiler deux soutiens-gorge l’un sur l’autre dans les vestiaires pour protéger ses nichons, mais elle, hors de question de lui poser une question sexe. C’est même clair que c’est mort.

Jules plonge la tête dans ses mains et se concentre sur son cahier où les dates le narguent avec les doigts d’honneur dont il les a affublées. Il en rectifie un sur Marignan mais ça ne l’empêche pas de durcir malgré lui et de transpirer. Son stylo glisse et il le jette avec colère. Le regard de la prof dans le brouhaha intéressé de la classe achève de le mettre dans l’embarras. Bon sang, il est le seul à ne pas savoir, parce qu’il se pisse trop dessus pour oser demander !

La prof se retourne une fois le silence obtenu pour écrire au tableau et tout le monde est occupé à recopier. Même le gros Mattéo fait de son mieux pour avoir une partie du cours sur son cahier.
Pourtant, Jules sait que Camille a sûrement la réponse.

Elle est assise à côté de lui depuis deux mois pour ce cours, et il n’a pas seulement repéré qu’elle ne sera jamais pour lui avec ses airs de bourge : il a également compris qu’elle connaissait plus de choses que les filles de son âge.

C’est inscrit dans sa fossette et l’attache fine de ses poignets. Camille, elle est physiquement intelligente. La science infuse, des fringues cool, et un cul de reine. « Oui, et quand j’aurai récupéré mon royaume en tuant le félon qui me l’a piqué, j’en ferai ma reine. Il faut juste que j’ai les pistaches bien accrochées pour le lui dire. Et puis que je trouve le bon moment aussi. Pas évident, ça, de
trouver l’occase. »

Une mouche est entrée par la fenêtre ouverte et choisit de défroisser ses ailes pendue à une des ampoules du fond. Personne n’a levé le nez. Jules déglutit lourdement et profite de cette concentration inhabituelle pour tourner la tête sur sa voisine de table : « C’est vrai qu’le trou d’ta chatte y va s’refermer tout seul à ta mernopause ? »

Il a craché ça avec sa bouche dure et malheureuse.

Les filles sont des comédiennes avec du sang glacé dans les veines. Elle n’a pas bougé. Salope, merde. Réponds-moi ! tu m’as très bien entendu. Allez, si elle me répond, j’apprends tous les verbes irréguliers, j’appelle la copine de mon père Maman, cette radasse, je bois un litre de bière sans roter ni pisser, je fais le tour du quartier à poil, je…

« Non, ce n’est pas vrai. »

Sa voisine lui a sifflé la réponse à travers ses dents fermées en remuant à peine la bouche. Des mois d’entraînement j’en suis sûr. Et ce blond qu’est-ce que ça tue les yeux, et sous les néons c’est pire la vache ! Camille regardemoi…

C’est pas possible Camille, il faut que tu me regardes. J’ai besoin de tes yeux sur mon corps d’éléphant raté, de tes rubans débiles qui m’agacent, d’entendre encore ta voix qui vient de sortir juste pour moi et qui me fout un coup de poing dans la poitrine. Frappe-moi si tu veux, défoule ta colère si tu en as une mais occupe-toi de moi bordel de Dieu !

Camille se penche en avant sur le pupitre jusqu’à poser sa nuque dans son coude replié, ce qui lui permet de continuer à écrire en dévisageant son binôme.

Elle le fixe avec intérêt et sa bouche lui sourit doucement, un peu comme la nounou quand elle prend sa petite soeur dans les bras.

« Attends-moi ce soir au métro. Je te dirai tout ce que tu veux savoir. Mais hé ! chut, hé ! Après, tu me payes un pain aux raisins à la boulangerie. Et quand je l’aurai tout bien mangé, alors seulement j’aurai envie de sortir avec toi. Mais qu’on soit bien d’accord, j’en aurai peut-être juste envie et rien de plus…»