Milène Tournier est née à Nice, en 1988. Elle est docteure en études théâtrales. Sa thèse, dirigée par Hélène Kuntz, s’intitule “Figures de l’impudeur: dire, écrire, jouer l’intime (1970-2016)”. Son texte « Et puis le roulis » est édité aux Editions Théâtrales. Son texte « Nuits », un monologue insomniaque, est édité aux Editions La Ptite Hélène. Elle pratique l’écriture vidéo et partage régulièrement son travail sur Facebook et sur Youtube. Certains de ses poèmes sont publiés dans la revue de poésie contemporaine « Place de la Sorbonne ». En 2017, elle tourne dans « Automne malade », un court métrage réalisé par Lola Cambourieu et Yann Berlier. Elle est par ailleurs professeur documentaliste dans un lycée professionnel. Elle participe en 2019-2020 au programme de résidences d’écrivains de la Région Île-de-France. Son premier recueil de poésie, « Poèmes d’époque », a été édité en 2019, dans la collection « Polder » de la revue «Décharge », préfacé par François Bon. Son second recueil de poésie, « L’autre jour », paraîtra au printemps 2020 aux éditions Lurlure. En 2019-2020, elle écrit, sur une commande de Lena Paugam, « Lamentito » (festival d’Avignon 2020, théâtre du Train bleu), une pièce de théâtre épistolaire, une lettre écrite et dite à l’intention d’un spectateur inconnu, dont on ne sait plus rien, qui a disparu depuis longtemps et qui, peut-être, est dans la salle.
Sortes de “pain du jour”, je marche et filme des bouts, des moments de ville, à partir desquels, le soir, j’écris. Je voudrais, iphone en main, débusquer la poésie du quotidien, la vitalité du banal. Le souvenir, pour ces marches d’écritures, des fugues de Rimbaud, de Charleville à Paris. Le souvenir de sa fuite, un matin quitter l’Europe. L’autre continent, comme godillot gauche et droit, de l’Afrique, l’Abyssinie finale, le rêve de Zanzibar. Il n’y a pas de nouveau monde à découvrir qu’à creuser celui ci qu’on a là sous l’ongle, et comme des Antigones aller déraciner les lumières. Quel nouveau rapport inventer, au temps, au flux, lorsqu’on a avalé l’idée de la fin, de toute fin, en même temps que celle d’éternité, de sans doute quelque part l’éternité ? Quand zoomant à deux doigts sur l’écran et la petite pupille de la ville reproduite, j’écarquille, sans l’éponger, un mystère. A l’inverse des « influenceurs » de Youtube, être influencée, infusée, et livrer ville et je à la youtubéance.
Né à Angers en 1971, Jolyon Derfeuil s’est d’abord découvert une passion pour la poésie dès l’adolescence, au sein de l’atelier théâtre de son lycée, reprenant des textes de Raymond Queneau pour les jouer sur scène. Il découvre aussi Pierre Reverdy, Antonin Artaud et les poètes surréalistes. Dans la foulée, il fréquente plusieurs ateliers d’écritures et intègre la rédaction de diverses revues… Après des obligations malheureusement militaires, il entre à l’université d’où il ressort avec une maîtrise de lettres modernes et surtout l’envie de faire des films. Il réalise un premier court-métrage, « L’homme qui sentait les livres » qui obtiendra le grand prix du festival du film artisanal de Joyeuse enArdèche.
La suite de son parcours s’illustre dans l’associatif, l’écriture de scénarios, la réalisation de films ou de clips mais toujours dans un esprit d’indépendance sans pour autant délaisser l’écriture poétique.
De 2005 à 2010, il anime entre autres des émissions de radio consacrées auSlam et au cinéma sur la radio angevine alternative « Radio G » et fait des improvisations poétiques en direct dans une autre émission dédiée au Free Jazz. En 2012, il crée son association, les « Films d’Albert ». Depuis 2016, il intègre le Collectif du Printemps des Poètes d’Angers ou il crée des performances poétiques mêlant textes et vidéos comme « Poèmes & Pixels », « La Tignasse » ou « La gorge».
Filmographie sélective : « l’Homme qui sentait les livres » (2001) ; « Cœur à la peau dure » (2003) ; « Une pièce unique » (2012), « Poèmes & Pixels » (2015)
1. Le même en bleu
J’étais un réfugié
Dans un ciel de passe
Un dieu ventriloque
Me disait la route
Au sortir du rêve
La terre se retournait
J’étais un insoumis
Qui mourrait de faim
Avec les fantômes
Un vent bien monté
Me faisait marcher
Et les mots toujours
Etaient les premiers
J’étais dans un mauvais rêve
Où de lents miroirs
Reflétaient le soir
Un oiseau sur l’oreiller
Me regardait parler
C’était avant la mort
La vie des paupières
J’avais comme survivant
Mon chien d’étoile
Compagnon précoce
Qui pissait sur mes silences
Et l’odeur me remontait
Comme la mémoire
Revenait par la pluie
J’étais un petitgarçon
A l’école despoux
Un maîtrebuissonnier
Me faisait laleçon
Et j’apprenais à courir
Pour devancer l’aube
2. Murmures desecours
Pas d’orage ce matin.
Mes oreilles dans l’embuscade du silence.
Dernière dédicace du jour, sur une route de campagne
Celle qui glace et glace encore
Même à midi pile.
Sur ce territoire qui n’est plus le mien
Un futur peut-être, jettera l’éponge.
En route vers de nouveaux canaux.
Des récifs et des coraux de terre Gravent dans ma bouche
Le vœu de la soif ou de la corne.
Je ressuscite le vieil instinct des hommes.
Un ciel blanc tourmenté de corbeaux
Eclaire les ruines de mon ancienneurbaine.
Comme la solitude est propre
Pendant le corps immobile,
Celui que j’ai défait de mon ombre solaire
Et refait sous les rayons de lune.
La langue tourne à vide.
Projet de viande, sons des papillons Un peu d’enfer pour revivre.
Gracia Bejjani quitte sa terre natale le Liban à 20 ans, après un autodafé de tous ses textes de jeunesse. Cet acte fondateur relève d’un projet ou fantasme : donner une autre perspective à son écriture à laquelle elle dédie tout son temps. Du moins, celui qu’une vie professionnelle très chargée lui laisse. De manière récurrente mais non exclusive, ses écrits portent « naturellement » sur la guerre, l’exil, l’identité, le lien.
Textes brefs, récits, romans mais aussi photos-textes, vidéos-écritures, poésies. Publications sur YouTube, Instagram, Facebook et dans certaines revues comme la Plume Francophone. Elle a animé de nombreuses vidéos-live en philo directe et en littérature. Elle a par ailleurs fait partie de la programmation du Festival Extra, Litteratube, au Centre Georges Pompidou en 2018.
Son site personnel graciabejjani.fr regroupe l’ensemble de ses productions.
sommes-nous encore contenus par nos peaux
corps brassés, os apathiques
nos heures carapatent aux parages
vies oubliées des verticales.
sommes-nous désormais histoires
inaudibles au présent
sommes-nous récits radotés par des joues marmotte
mélodies de fantômes plus coriaces que fatigue
sommes-nous désormais spasmes de filiation
scellant ciel et monts comme distance entre les vies
branches en fuite devant le désarroi de nos enfants
on tremble
on tremble comme peau.
on égare les phrases
sur des visages crevasses
sommes-nous monologues de silence
syllabes solitaires et inanes répétitions
on tremble des mots, servitudes de paupières
sommes-nous déjà le silence à venir
sourdines de nos aimés
on tremble
terreur ordinaire
on tremble
sommes-nous raidis, creusés de trop de mots
failles de nos regards obèses, sans écorce de pensée
nous flânons, entre filiation et absence
pris dans une chair vaine comme univoque tissu
usés de cendres, on tremble éventrés
sommes-nous remous de nuages gelés
vertèbres de pluie quand l’heure se tait
sommes-nous parenthèses de vent
sur des visages sans consolation
qui scrutent et nous évitent
on tremble
on tremble des os.
sommes-nous frange de vie
nous clignons à peine
liturgie de mâchoires arrachées à la démence
sommes-nous le dédain des seuils
splendeur sans éclat
on se heurte, corps avides
sommes-nous figures de disgrâce
on se dit métaphore d’homme
muscles courbés par les mots
on tremble de silence
sommes-nous la preuve de l’absurde
l’étrange du monde, mort ordinaire qui se rapproche
on tremble
on tremble en silence.
Extension du domaine de la photographie, les processus physiques initiés dans les oeuvres récentes d’Alys Demeure agissent comme un instant de matière. Se jouant plus largement du substrat matériel sur lequel s’inscrivent les formes et les images, l’artiste élabore au sein de ses expériences une recherche autour des cadres et des limites qui bordent l’apparition ou la disparition, la révélation ou le trouble, la mémoire ou l’oubli. Que ce soit à travers l’éphémérité de certains matériaux organiques, la labilité propre au langage ou encore les variantes de contextes, les oeuvres fragmentaires, silencieuses et ombrageuses d’Alys Demeure revendiquent une certaine retenue à l’efficience discursive ou spectaculaire.
Alys Demeure est diplômée de l’Ecole nationale supérieure d’art de la Villa Arson (Nice), en 2008. Son travail a été présenté dans le cadre de différentes expositions collectives et d’expositions personnelles comme en 2014 au centre culturel Una Volta, à Bastia, et en 2017 chez Alexandre Dufaye pour le cycle Bruits de Couloir à Nice. Depuis 2016, elle participe aux journées d’études du Laboratoire Espace Cerveau de l’Institut d’Art Contemporain (IAC) à Villeurbanne, collabore aux recherches théoriques et à la programmation de celui-ci.
Correspondances est une série d’enveloppes réalisées à partir de papier de soie noir contenant une dose équivalence de pigment jaune. Cette pièce a priori monolithique sur image tend à conférer un caractère d’immédiateté au contenant de l’archive, une présence organique. La verticalité de la cimaise met à l’épreuve l’objet enveloppe qui une fois accrochée subie une déformation selon le poids du pigment et la gravité. Réactive au passage des visiteurs qui la soulèvent selon leurs mouvements, Correspondances provoque chaque fois le déversement d’un peu plus de pigments et devient une véritable matrice colorante de l’espace.
Marine Riguet est chercheuse en Littérature et en Humanités Numériques. Elle est l’auteure de textes poétiques, d’une pièce de théâtre (Talk to me, mise en scène par Laurent Cazanave en juin 2012 au Théâtre Côté Cour), d’un texte sonore (La Souterraine, illustrée par Emma Duffaud et performée Galerie POS en 2018), et pratique l’écriture audiovisuelle.
Tu seras sauvage
Tu garderas tes histoires comme des odeurs
à même la peau
Ta voix aura l’épaisseur des pierres qu’aucune nuit, qu’aucun jour ne perce
Tu habiteras les chemins qui ont ton allure
Tu marcheras le dos rond
le ventre lourd
comme la terre porte sa semence
Tu seras plein de ton royaume
des connus, des croisés, des souvenus et des invisibles
peu importe les noms
Tu emprunteras des langues, des bancs, des toits
et des traces de chaleur
Tu seras partout ce qui demeure
(On m’a appris que chaque homme portait au fond de lui un point de rupture vers lequel il ne fallait pas aller, pas creuser. Qu’on apprenait à travestir en suivant les routes tracées, en écartant de soi la vieillesse, les tremblements, l’insoluble. On m’a appris que chaque homme portait sa folie comme le fruit son noyau et qu’il ne fallait pas l’ouvrir. Je l’ai cru longtemps.)
Je me suis trompée
Je repars du début, de ma mort, je remonte
J’ai quitté mon nom
J’ai quitté les miroirs
Suis-je d’eau et de mots
Suis-je des gravats d’histoires
Et les graviers que je prends le soir dans mes chaussures pour des photos d’enfance
Ou toutes les figures de papier, de peau, de béton dépliées en villes
Suis-je dans chacune des traces qui me balisent
Comme des points de croix, de non retour
Des déchets que personne ne réarticulera
Suis-je la chaussée pour les jours migratoires
La vacance entre le ciment et les pierres
Ou les os qu’on noie dans la mer
Comme les pièces dans la fontaine, accrochées à un voeu
Et que fait-on des ombres qui se restent sur les rives avec nos haillons en plastique
Est-ce qu’elles se revêtent, est-ce qu’elles se portent encore
Ou s’évaporent
Dans le soleil
Suis-je l’arbre quand tu viens
Quand tu t’appuies debout
Un instant
Ventre de haut en bas
Racines écorces
Qui respirent en poussant
Un instant
Sommes-nous devenus des fugitifs
À quel moment
Ma mère m’avait dit : tu n’auras pas d’enfant
Tu n’auras pas d’enfant, ma fille
Pas toi
Parce que ça ne peut pas être autrement bien sûr, la fille mère de sa mère
Tu as choisi, tu es la fille et la mère de ta mère
Tu n’auras pas d’autre enfant
Tu n’auras pas d’autre enfant dans ce ventre
Pas toi
Jusqu’à ce jour…
Je ne saigne plus
Je ne saigne plus
Plus de sang entre les cuisses
Tout à l’intérieur qui reste et qui grandit
Mon enfant
Je suis ta chambre noire du cœur à l’os
Mes jambes forcissent pour te porter
Et mon dos et mon ventre comme deux coques, comme ciel et terre autour de toi
Et mes seins qui s’emplissent et se tendent pour toi
Mon corps après le passage de l’homme
Après l’amour et les peaux qui se boivent se confondent s’agrègent
Mon corps ouvert et fermé, resserré sur lui, empli par lui
Après ce trou creusé par l’homme qui se retire et s’en va
Aimé jusqu’au sillon
Mon enfant de chair d’entrailles de réconciliation
Tu seras la mémoire des champs travaillés par nos mains et qui ont besoin de trois saisons pour mûrir
Des tiges qui montent dans le matin bleu, que les fleurs font plier
Et qu’on égraine en juillet en frottant dans des draps
La mémoire de la sueur sur l’échine, du blé parmi la paille
Et de la farine blanche dans la pliure des doigts
La mémoire de l’homme qui m’a prise pour refuge
Du midi qui se lève
Tu seras
Mon enfant
Ils répètent ils insistent comme une maladie
Ils répètent : plus rien qui ne coule ni ne vient
C’est dans les nerfs et non le ventre, le corps qui fait semblant
Et qui grossit d’inexistence
Ils répètent comme on cogne la pierre
Plus de blé, plus de terre
Ils répètent comme une maladie
Comme ma mère qui m’avait dit : tu n’auras pas d’enfant
On ne parlera pas
de ses mains au volant
de ses épaules apprises dans l’embrasure des matins et des soirs
en trois gestes
sa présence dans trois gestes
capitonnés de cuir de clim de pastilles à la menthe
et l’air émaillé de la ville entre vous
On ne parlera pas
entre vous
Seulement l’autoradio
Non, on ne parlera pas du père
apparaissant quand on se penche sur le rétroviseur
et le regard ailleurs
jamais droit jamais dit
mais dehors toujours dans l’arrière-pays
toujours dans les pierres
toujours ce que l’on quitte
Bout de papier passé dans la poche.
Mémoire confuse.
Liste de courses.
Non.
Pense-bête.
Non.
Script.
Peut-être.
Et je lis :
« ami de mes ennemis
confrère
chimère
astreinte
handicap
écart
armes
ressasser
gloires-défaites
tourments
fenêtre
ferventes dispositions
petite guerre
accompagné un temps
…
…
grandes espérances
entreprise
marche décisive
vu lu et su
frénésie
biographes
savamment orchestré
exhumation
restauration
accession au pouvoir
figurer toujours et encore
censé vous attendre
joliment miroiter
perspectives
tordre
obscur mais grandiose
crise, déroute, débâcle et défaitisme
contournant
adresse
ténacité
amateurs
appelés
stratagème remarquable
en appeler aux morts
soumettre les vivants
transformer
métaphore
action directe
étendard
couleurs ronflantes
bardé ou bigarré
technologie
murs
célébrations
meetings
grande galerie des glaces
cinéma de propagande
fatalement avantageuse
dupes
faits, gestes et épanchements
grandeur
pétrification
raidissement
réduction
basculements subtils
moins grandiloquent
troupes
ne jamais savoir
toute l’histoire
actes
vision
un seul homme
seul. »
Eric Caligaris Instin et moi
28/07/2014
(enquête de satisfaction)
Jacques Serena est né à Vichy en 1950. Après de nombreux petits boulots, il se consacre à l’écriture. Son premier roman Isabelle de dos paraît aux Éditions de Minuit en 1989 où il publiera ensuite six romans. En parallèle à sa production romanesque, il écrit pour le théâtre et, notamment, Rimmel qui a été monté par Joël Jouanneau, en 1998, au Théâtre Ouvert, à Paris, au Théâtre du Point du Jour, à Lyon et au Théâtre National de Strasbourg.
Aurore, Ingrid, Caro et moi n’avons plus qu’une idée, aujourd’hui, nous fuir. Je nierai en bloc avoir animé des options dans un quelconque établissement et tout ce qui aurait pu s’en suivre. Et elles, de leur côté, démentiraient mordicus avoir jamais été certains vendredis soirs mes élèves préférées. Alors que pourtant il nous semble bien que, autour d’avril, fin avril début mai, à tour de rôles. Mais la vérité. La vérité n’existe plus, voilà la vérité. Ou si elle existe encore, elle n’est plus pour nous. Jamais plus nous ne pourrons prendre le risque de croire à l’objectivité de qui que ce soit, ni à aucun témoignage, ni à aucun souvenir, même de bonne foi, surtout de bonne foi. En ce qui nous concerne, Aurore, Ingrid, Caro et moi, nous ne pouvons plus croire, au fond, qu’en ce que nous désirons follement et craignons terriblement de croire. A ces heures où ça ne fait plus tellement de différence, où on peut s’avouer redouter ce qu’on désire et bien sûr désirer au fond ce qu’on redoute à ce point. En général après vingt-deux heures. Mais dans la journée, aujourd’hui, force nous est de constater que nous passons notre temps à nous fuir, à ne plus nous répondre ou à nous inventer de fausses crises d’allergies. Nous ne voulons plus au grand jour de ces secrets qui agacent nos gencives, font pourrir nos mollets et titillent notre sang comme des spinelles sous la peau. Fuir et nier, d’accord, mais la question, une des questions, c’est comment expliquer l’indéniable concordance des détails, des temps et des lieux dans les récits de chacune d’elles et de moi. Comment expliquer aussi cette incompréhensible photo retrouvée entre les pages de mon second roman. On peut assez facilement y reconnaître mes trois, Aurore, Ingrid et Caro, mais les deux autres. Le pire restant quand même la similitude de nos versions, ces bribes et lacunes si analogues, la seule fois où nous avons osé prendre le risque de nous revoir elles et moi et d’en reparler cartes sur table en terrain neutre, au fond du vieux bar mégoteux de La Farlède. Ces versions juste assez semblables, juste assez divergentes et avec juste assez d’oublis pour être crédibles. Pour bien s’immiscer en nous et y commencer leur lent travail. Ces versions d’où ressortait nettement qu’en licence trois autour du mois d’avril, fin avril début mai, je les gardais bel et bien à tour de rôle en retenue à l’intérieur de ma salle. Quand le plafond de la salle se craquelait. Quand comme en guise d’avertissement derrière-moi était restée scotchée mon affiche représentant l’étang de l’Aveyron, l’ombre profonde comme une frayeur céleste sous la voûte d’arbres, des noyers, pour ce que j’en savais. C’était en fin d’après-midi quand dehors il y avait tout ce bleu, tout ce ciel, quand le moindre bruit avait pris un écho clair. Quand la salle sentait la terre sèche, la craie et la poussière. Alors elles devaient obéir. La poussière de craie, que le frottement des pas avait fait pénétrer dans le plancher, agglutinée dans les craquelures, elles devaient la remuer en y enfonçant l’extrémité de leurs stylos. Tandis que dehors, sur le terrain de jeu déserté, des portiques faisaient osciller des chaînes. Quand je me détournais d’elles, elles allaient en silence au fond de la classe et inventaient des jeux. Quand je finissais d’écrire au tableau le mot rétribution, elles devaient cesser et s’aligner contre le mur du fond et attendre. Que j’en pointe une du doigt. Alors il semble que je ne gardais que celle-là. Qui peu après se retrouvait, je ne sais pas comment, elles non plus, mais semble avéré que celle que je gardais se retrouvait en jupe et socquettes, debout sur mon bureau à tournoyer en fredonnant des réminiscences de chansons. Et moi, assis, je regardais au-dessus de moi la jupe devenir un parapluie, parfois une corolle. Je voyais les pâles et minces jambes de pouliche. Les socquettes glissaient sur les mollets. J’apercevais la culotte blanche et le ventre plat, c’était aussi propre qu’une poupée et sentait le talc. Je me souviens bien de l’odeur de talc et je revois nettement des objets restés solitairement sur la table de celle en retenue, un classeur ouvert, un stylo parme, un sachet d’abricots secs, un petit brick de jus de pamplemousse. Mais ce devait être à une toute autre époque, c’est ce que je me dis, maintenant, et ce que je finirai par croire. C’est certainement ce qu’elles se disent aussi, préfèrent penser. Ce devait être à un temps où on aurait encore pu confier à un type dans mon genre des filles en licence trois dans un établissement. En tout cas, aujourd’hui elles nieraient en bloc, les trois, Aurore, Ingrid, Caro. Et moi donc. Nous n’avons plus qu’une idée, nous fuir et démentir mordicus.
Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.
Les photos sont du même.
On aurait bien voulu partir avec lui, mais l’emmener : « impossible !» nous avait dit Jean-Philippe. Assez vite, on avait décidé de le laisser en vacances ici. Le voyage en voiture ce n’était pas son truc, au chien, trop dur pour lui avec ses aigreurs à chaque tournant, ses poils aussi longs que sales, aussi gras que gentil. Il n’aimait que le siège avant et surtout c’était impossible de conduire sans le regarder. Il fallait le rassurer tout le temps en lui lançant des « brave chien », à tout va, ou bien des « c’est un bon toutou ça, hou là là, c’est le bon toutou à son Gégé». Tout le monde aurait pu ajouter son surnom il s’en foutait le chien, que ce soit Jean-Phi, ou Jojo, l’important c’était « hou là là, c’est un bon toutou ça», c’est ça qui le faisait frémir, humide et brillant dans son œil, ça se voyait. La route c’était pour lui insupportable, il devenait fou en hurlant des trucs de chien pas cool, si on ne le regardait pas. À partir de là, conduire et le regarder en même temps rendait le voyage pas très facile.
On laissa le chien à ses occupations.
Dans sa vie de chiot, il avait pris un coup de trop derrière la tête, ça lui avait sûrement débloqué des choses dedans, mais surtout ça lui en avait abîmé d’autres. Il se regardait chaque matin dans la glace, il était à cheval sur son look, bien que son problème majeur soit tout autre : il était très myope, pour ne pas dire aveugle, le comble pour un chien, il fallait l’aider pour traverser la rue, pour aller chez Janine en face, par exemple, qui lui faisait une soupe du tonnerre. Il aurait pu passer sous un camion qui ne l’aurait pas vu traverser. Ça, on ne le voulait pas, avec sa corpulence, il n’aurait pas pu passer dessous, c’est mathématique.
On lui mettrait la télé pendant huit jours, même la nuit, ses croquettes préférées, pour l’eau, il savait se servir tout seul à l’évier, il avait toujours su faire. On préviendrait Janine.
Son vrai nom, au chien, c’était Atragène, on ne sait pas qui avait pu lui donner ce nom de la haute, c’était gravé sur sa médaille, abandonné on était allés le chercher à la SPA. Nous on l’appelait Atra, c’était moins compliqué, des fois même on disait atrabilaire pour rire, quand on en avait un peu marre de lui.
On avait tout préparé pour partir, pour aller voir la mer, même de loin, la voir. Le voyage, nous y pensions depuis des jours et des nuits. Le coffre à ras bord rempli pour huit jours. Oublier un truc, on ne sait jamais quoi et si on en aura besoin, mais c’est toujours au bout de vingt minutes de route qu’on se le dit, alors retourner le chercher ça fait un aller-retour pour perdre beaucoup de temps, on s’en passera. La voiture est pleine d’inutile, de choses de rien, on part avec.
Nous avions une carte, ou plutôt un plan de ville, pour s’en sortir, c’était une vieille carte pliée qui avait déjà beaucoup servi, salie par les doigts et usée aux angles. Il manquait la couverture et toute la légende. Par chance, était resté accroché au dos un feuillet broché, incomplet malheureusement, sur l’histoire de la ville. Il y avait toutes les dates importantes, les monuments que l’on n’aurait pas le temps de visiter et les hommes célèbres, mais uniquement ceux commençant par un A et un B. Joël avait tout lu plusieurs fois, des dates importantes, il y en avait trois : la crue de la Joyeuse du 7 septembre 1902 qui monta jusqu’à trois mètres au-dessus de la normale, la pendule du square Jean-Jacques Rousseau qui n’a été remontée qu’une seule fois depuis 1924, et le passage, vu qu’il est passé partout, de Napoléon, en revenant de je ne sais où. Il manquait sûrement quelques dates mais ça nous suffisait bien. Quand aux célébrités, il y avait à A, Jean Abrarad qui était un prestidigitateur de renom et reconnu localement, pas que dans la rue comme nous le fit remarquer Joël, à B, il y avait Bernard Benoit dont on ne savait pas quel était le prénom ou le nom de famille. Il était l’inventeur d’un fameux gâteau « le rocher dans la mer », une sorte de macaron au chocolat salé, un signe qu’on n’était pas loin de la plage. Du dernier personnage illustre nous n’avions que les dates de mort et de naissance, tout le reste de sa vie se trouvait sur la page suivante que nous n’avions pas.
Avec trois dates et deux personnages, tu peux faire le guide touristique, Joël était fier de nous raconter ce qu’il savait sur la ville, qu’il n’avait pourtant jamais parcourue, comme nous du reste, on était prêts à tout gober.
La carte on l’avait eue d’un cousin de Jean-Philippe, qu’il lui avait envoyée par la poste en décembre, comme cadeau de Noël. On savait que la ville était grande, on n’était jamais sortis de notre rue, on n’était jamais allés très loin. La cathédrale on ne l’avait vue qu’en carte postale. On s’est écrié « c’est ça », en passant devant, poussés par un gros camion qui nous collait au cul. On s’est arrêtés un peu plus loin en triple file sous les klaxons, Joël est sorti pour prendre une photo pour sa mère, mais on était tellement près, sans recul, qu’il n’a pu prendre que la porte et encore pas toute entière, « c’est déjà ça », il a dit en remontant dans la voiture, il était content ça se voyait.
On se parlait peu d’habitude, mais là, la découverte, ça déliait les langues. C’est surtout la lecture de la carte qui rendait l’instant intéressant, on ne savait plus où on était au moment même où on levait le nez de la carte pour lire le nom du panneau de la rue, ça roulait trop vite, enfin pas nous, les autres surtout. Il y avait au centre d’un des trois feuillets de la carte (il en manquait un sur les quatre) dans un cercle rouge « vous êtes ici », en grosses lettres, ça nous a troublés un moment. C’était probablement une carte récupérée dans un abribus ou ailleurs, elle était en morceaux, elle avait bien déjà servi, pour aller où, ça, ça ne se voyait pas. Lire, déchiffrer, chercher avec les yeux ne laisse aucune trace sur le papier, elle avait déjà dû rendre bien service.
La carte devait nous mener de la route en-dessous de la maison et rejoindre assez vite le périph’, comme nous l’avaient dit les voisins, pas ceux avec les volets bleus mais ceux juste après, encore après ceux où c’est marqué chien méchant.
Un jour sur la grille de la maison du voisin, au lieu de « chien méchant », il y avait peinture fraîche, alors Gérard s’était dit qu’aujourd’hui les choses étaient différentes. Il avait cueilli un panier de cerises pour faire plaisir, parce que ça sert à ça un panier de cerises, à faire plaisir aux voisins, à lier des liens, parce que de l’autre côté de la palissade, ce n’était pas gagné pour faire connaissance.
Le jardin du voisin était tiré à quatre épingles avec des conifères fatigués tous plus laids les uns que les autres, dorés, pleureurs, bleutés à n’en plus pouvoir. On hésitait toujours à aller sonner, pour aller chercher le ballon, on essayait d’entrer sans se faire gueuler dessus par le molosse. La voisine était toujours bien mise, avec sa voie aiguë elle nous disait « entrez, entrez, il n’est pas méchant », mon œil, il bouffait tout, les pompes, les marches d’escaliers, les matelas, tout, et pourquoi pas les gens.
« Non, non jamais il a mangé personne ! »… Mangé peut-être pas, mais mordu ça aurait pu arriver, alors on se méfiait.
Le voisin lui, il était abonné aux grands airs de la musique classique, des disques vinyles. Il recevait chaque mois un nouvel air par la poste. Le chien lui, il chopait le colis dans la boîte, faute de pouvoir bouffer le facteur, il aurait bien voulu.
L’abonnement était évidemment un prétexte, un chien mélomane, pas celui-là, c’était plutôt à coups de dents, qu’il attaquait un concerto pour piano de Bétove, nous on aurait plutôt préféré une fugue, pour qu’il aille se perdre ailleurs, loin, pas une fugue de Back.
Le voisin, il avait de quoi se consoler, avec son jardin au cordeau. Il était membre du jury du concours des villas fleuries, ça aide pour gagner. Fier comme un géranium, il avait le premier prix chaque année. Des avalanches de roses, de rouges, de rois des balcons, de gloires de Samothrace, à pleurer. Il ne pouvait que gagner. Il fallait absolument éviter de le faire parler sur le sujet, on en avait pour des plombes.
Gérard était entré avec son panier, pour faire quelques pas dans le jardin, la grille s’était refermée d’un coup de vent dans son dos, ça réveilla le chien qui ne dormait que d’un œil le long de la haie. Comparé à Atra, on nous avait toujours expliqué que le molosse du voisin était de race pure avec des papiers, mon cul, une fin de race sans aucun doute. Un reste de queue coupée dans les règles de l’art douteux, celui de rafraîchir les oreilles et les queues trop longues, avant la dernière vertèbre. Il promenait son paratonnerre frétillant de bas en haut et son trou de balle en étoile rose bonbon, magnifique. Atra était moins sportif, c’est sûr.
D’un coup le chien s’est jeté sur Gérard, il a lâché son panier. Il a saisi sa tong comme un glaive, pour pouvoir éloigner la gueule du chien de ses mollets et puis lui a vite laissé la chaussure, qui est partie au fond du jardin, on ne l’a jamais revue. C’est pour cela que Gérard n’avait qu’une seule tong pour aller voir la mer.
On était partis assez vite avec le coffre plein de trucs, Gérard, Joël, Jean-Philippe et moi. On s’était connus très tôt dès le primaire, on avait poussé ensemble jusqu’au lycée, le plus âgé avait deux mois de plus que les trois autres. Il avait surtout une frangine qu’on aurait bien emmenée voir la mer, mais elle n’a pas voulu, au dernier moment, elle a été reçue à Science Po, pas de bol pour nous.
On suivait les bordures de la carte évitant l’inconnu du morceau qui manquait. Il devait se composer de rues, comme tous les plans de ville, de ruelles et d’avenues, à moins que le bord de la carte fût tout près de la mer, que le papier touche à la plage, que les vagues viennent dans le sable au bord de la carte, on n’aurait pas pris le risque de se perdre.
Les ruelles étaient de plus en plus étroites, sinueuses. Ça montait et ça redescendait d’un coup. Les façades étaient hautes, on ne reconnaissait rien, on n’était jamais passés là. En tournant à droite, on avait pris sans certitude, au point où on en était, une montée très raide qui nous amena à un cul-de-sac, par miracle sous un porche l’on pouvait traverser sous un immeuble et passer dans une rue à côté. On s’est arrêtés pour demander notre route, le premier gars au bord du trottoir avait une grande carte dépliée toute neuve. Jean-Philippe avec son bout de carte est sorti de la voiture demander de l’aide, avant même qu’il ait pu dire quelque chose le gars a répondu « Deutschland ». Alors Jean-Phi est vite remonté dans la voiture, on a cherché quelqu’un d’autre, mais la circulation était tellement forte qu’on s’est embarqués dans le trafic sans vraiment décider où cela nous menait, on n’a jamais pu s’arrêter.
Ça faisait déjà deux heures que nous étions partis on tournait en rond, c’est sûr. La pluie s’était invitée au voyage, des trombes d’eau en dix minutes dans les ruelles, des torrents, les égouts dégorgeaient. On s’est arrêtés à nouveau, à l’angle de la rue Victor Hugo et Marcel Cerdan, on était dans le quartier des poètes. «C’est à droite » a crié Joël, pour la première fois, on savait où on était sur le plan.
On a remonté une rue sur plusieurs centaines de mètres en guettant à chaque carrefour la rue des jonquilles, elle débouchait sur le boulevard qui mène tout droit à la mer. On a eu beau la remonter doucement jusqu’en haut, rien, on n’a rien vu, pas de rue des jonquilles. Tout au bout, on est arrivés dans une petite rue, un peu bosselée avec des creux et des bosses dans l’asphalte. On était complètement paumés, quand Jean-Philippe a dit : « tiens c’est drôle, le chien-là, coincé entre les deux barreaux de la grille, il ressemble vachement à Atra.». On s’est tous retournés pour voir et on a reconnu la maison, le chien, on n’avait jamais pris la rue dans ce sens-là en voiture. On était revenus au point de départ avec un plan qui aurait dû nous mener à la mer, mais qui par malice avait réussi à nous ramener chez nous, un bon plan c’est sûr.
On a arrêté la voiture. Le voisin a regardé par-dessus la haie, interloqué et inquiet même de nous voir vider le coffre à peine deux heures après notre départ pour voir la mer. Le chien lui avait eu deux heures de vacances sans nous.
Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.
Les photos sont du même.
Sur la colline on la voyait de loin, clignotant comme un phare. C’était une grande maison, faite de bois et de métal, un peu bancale mais juste, le tout tenait bon. C’était tout en étage avec des escaliers extérieurs, accrochés à la façade. Les chambres étaient sans confort, mais il était toujours bien de venir ici, de passer un moment sur la terrasse sans se lasser, quelques jours venir se poser. Le jardin était lumineux comme du miel.
Il était naturel à tous les voyageurs, à tous les passagers un peu fatigués, de laisser du temps ici, une trace, pour qu’on se rappelle, qu’on se souvienne du passage.
La maison était pleine d’objets, une sorte de musée fabriqué avec des petits riens, des paroles aux murs, des chansons cachées dans les pierres, des histoires en suspension dans l’air.
C’était bien aussi de venir avec rien, rien en poche, juste les mains pour parler ou bien sans un mot à dire, un lieu pas compliqué.
On était tout aussi heureux de venir que de repartir, le lieu était fait pour passer.
Il y avait des habitués, des réguliers, ceux du premier août par exemple, ils venaient depuis vingt ans le premier août, mais l’on n’a jamais su pourquoi le premier août, ni osé le demander.
Un résident à l’année occupait une chambre au rez-de-chaussée donnant sur le jardin au nord. Il passait plus de jours ici qu’à l’extérieur. Il partageait quotidiennement la maison avec un couple qui s’était posé là depuis longtemps et qui s’occupait des choses que l’on ne voit pas.
Ils assuraient à deux l’intendance sans un bruit, voyageurs depuis longtemps arrêtés, ils n’auraient pas voulu que l’on vienne pour eux. Ils devenaient, de jours en jours, de plus en plus transparents.
Il y avait dans la salle du bas, une sorte de grande cuisine aménagée en demi-sous-sol, avec une seule ouverture rectangulaire qui apportait un peu de lumière à l’intérieur. Un soupirail suspendu, perché, ouvert dans le mur, à la hauteur des yeux d’un homme pas trop grand. La fenêtre donnait sur le jardin en pente et sur une grande pelouse. L’ensemble était dominé par des nuances de vert et des genêts jaunes d’or. Un chemin mal tracé longeait une haie de cornouillers, de frênes et de noisetiers.
Au centre, au second champ et en contrebas, au bord d’un talus, piqué bien droit, il y avait un magnolia à grandes fleurs au feuillage vert toute l’année.
L’arbre en trois années changeait l’ensemble de ses feuilles, sans se faire remarquer, petit à petit.
Il était taillé régulièrement, il avait la forme d’un grand cône dressé, tronqué sur le haut, aplati, le tronc était dégagé.
Tout le reste du jardin était un fouillis, jamais taillé ou presque, seul l’arbre gardait une gueule humaine. On savait exactement son âge, la maison tenait depuis sa plantation un carnet de compte. Il y avait toujours quelqu’un pour lui apporter une attention journalière, il était constant, il perdait deux feuilles par jour, c’était marqué dans le carnet. Il avait été planté en 1905, par un jardinier mort depuis.
Un seul homme au village savait le tailler, il observait l’arbre de loin, une seule fois, et il montait dedans en fermant les yeux. Il se calait et avec un sécateur à longs bras, coupait les centimètres en trop, de l’intérieur.
Couper les branches d’un tilleul poussant dans un salon, la maison avait été construite autour, tailler sans casser la vaisselle, ni érafler quoi que ce soit. Il avait des dizaines d’histoires d’arbres à raconter.
Une année l’arbre fût méconnaissable, sans forme, on se posa pas mal de questions. On apprit un jour la mort du tailleur, épuisé, c’est son frère qui vint nous l’annoncer, son frère jumeau, il était venu nous dire la maladie, les fractures jamais recollées, depuis deux ans, l’empêchant à jamais de danser encore dans l’arbre. Lui, le frère jumeau, tout contraint de le remplacer tant bien que mal, il était monté dans l’arbre pour son frère, le sauver un moment, l’éloigner de la chute. On trouva l’arbre, dès lors, très bien taillé.
Un jour dans la cuisine du bas, on remarqua accroché au mur un dessin épinglé aux quatre angles, placé à coté de l’ouverture de la fenêtre dans son prolongement à la même hauteur. C’était exactement la vue du jardin.
Il fallut trois jours pour le remarquer tellement les deux images se confondaient en une seule, celle du dessin et du jardin. Il fallait se placer exactement là où le dessin avait été fait, s’assoir au centre de la pièce sur un tabouret haut.
En trois jours seulement le jardin avait changé, des nuances fines, le genêt avait déjà viré au jaune d’or. Il était indiqué lundi 21 avril dans le coin droit en bas, au crayon gris, il n’y avait pas de nom, ni d’initiales.
L’auteur du dessin est resté mystérieux jusqu’à aujourd’hui, même si on pensa un temps à une jeune fille, passagère, discrète, restée quelques jours ici, cinq jours tout au plus. On ne sut pas pourquoi elle était venue, comme tant d’autres ici, ni partie aussi vite et où, on ne savait rien, ni son nom, ni son âge, ni sa langue, on était sur du pas-grand-chose.
La maison était ouverte à tous et souvent bien des années plus tard, d’anciens visiteurs de passage nous racontaient leur séjour ici, qu’ils s’étaient arrêtés là huit jours, pour la douceur du lieu et le souvenir d’un chien nommé Alfred dont on n’avait jamais entendu parler.
La maison était un lieu d’oublis et d’affabulations, sans que l’on se rappelle un seul trait de visage, ni le timbre d’une voix.
On aurait bien aimé la connaitre, elle ne devait pas avoir vingt ans, en laissant ce dessin au mur, une trace visible de son passage. On aurait aimé lui demander, lui parler. Un jour, je ne sais comment et par qui, on apprit quelle fut contrainte de quitter la route au volant d’une voiture pour éviter un éléphant dans une rue de Bombay, probablement une situation banale en Inde, accidentée gravement, elle était morte dans le train du retour, c’est tout ce que l’on sut.
Il ne fallut pas longtemps pour ouvrir le jeu de ce qui allait occuper dorénavant un bon nombre de voyageurs de passages. Les jours précédant le 21 avril de chaque année, les habitués venaient plus nombreux, on venait voir le jardin et le dessin, l’observer assis sur le tabouret, voir les changements, les nuances, essayer de garder l’image dans sa tête. Voir le jardin tomber en hiver, se faner, pourrir, se figer jours après jours et reverdir, pour pousser en grand et se confondre un instant pendant quelques heures.
C’était la cohue en cuisine, plus de cent personnes certaines années se succédaient, certains arrivaient le lendemain mais en vain, le jardin avait déjà viré. Le jeu était d’être là, pour faire le jardin identique au dessin juste un jour. On était tous jardiniers du dimanche ou à la petite semaine, on était spécialiste en rien, on jouait avec le temps de la saison, tout se faisait à la seconde, du jour pour le lendemain.
Il fallait assister le jardin, le retarder, l’avancer dans son développement, le genêt avait droit chaque année à sa couverture pour la nuit, pour réchauffer ses fleurs sous la lune. On donnait à la pelouse un aspect « vieille prairie », comme sur le modèle, le soir nous mangions dans l’obscurité, dans le noir complet, afin d’éviter d’éclairer le jardin. Nous avions peur que l’herbe pousse un peu trop dans la nuit. On en faisait des tonnes.
On avait décidé de fixer au sol le tabouret au bon endroit, il était très mal placé au milieu de la pièce. Il gênait, c’est certain, pour les tâches du quotidien ; mais pour voir le jardin et le dessin il était à la bonne place, à la seule et unique place possible. Il y avait des postures à toutes heures mais une seule était la bonne pour la confusion.
Un jour la foudre est tombée. Elle à suivi le tronc de l’arbre au centre du jardin-dessin pour aller se perdre dans le sol, une grande fissure insignifiante blanche initiée sous l’écorce invisible.
Dès le lendemain, le gardien du carnet nous dit : « hier, l’arbre à perdu trois feuilles et aujourd’hui aussi » alors on le surveilla, trois, puis quatre, puis dix par jour et plusieurs centaines tombèrent les semaines suivantes. L’arbre se déplumait à vue d’œil. On sut rapidement que plus ne serait jamais comme avant.
Au bout de trois mois, sans une feuille, il était ridicule, et une nuit, il craqua doucement ; au matin il était couché au milieu du cadre de la fenêtre, sur le coté, les racines à l’air. On essaya bien de le redresser, de le replanter, mais sans ses feuilles, ce fut une bien sombre journée, perdre un arbre.
La sensation de le retrouver sur le dessin nous consola un peu, un moment. Avec ce vide au jardin, on savait que plus rien ne pourrait les confondre. Changer quelques chose au jardin, c’est toujours possible, mais effacer l’arbre du dessin, le cacher pas quelque subterfuge, c’est une autre histoire.
Les discutions étaient très animées. Le tabouret était devenu un objet sans intérêt, on l’arracha du sol, on boucha la fenêtre avec des briques, dans l’obscurité totale, on ne vit plus le jardin, ni le dessin, plus rien du tout.
Nous sommes restés là un long moment dans le noir à attendre, plusieurs heures sans savoir que faire, alors on a fermé à clé la cuisine en sous-sol.
C’était triste de savoir que le jardin lui aussi n’avait plus de regard vers l’intérieur, on se perdait de vue. On ne parlait plus de l’arbre, ni du dessin et plus personne ne descendait au jardin.
La cuisine est encore fermée aujourd’hui.
Le jardin est à l’abandon, il fait comme il veut.
Un jour on remarqua, dans le même trou, qu’un arbre avait été planté, de la même essence, un cousin en quelque sorte, pour dire de se donner une suite, quelqu’un y avait pensé.
Ça fait déjà dix ans, cela, et l’arbre pousse, dans le fouillis du jardin, dans un mètre d’herbes folles.
Dans vingt ans ou plus, on le taillera comme avant, comme un flan reversé, on lui redonnera une gueule au centre du jardin et on cassera les briques pour rouvrir la fenêtre de la cuisine en sous-sol et ce jour là, il y aura du monde assis sur le tabouret.