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Luc Garraud • Les griottes

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


jussieu

J’étais jardinier à la cour des miracles, au sein d’une équipe animée par des rituels désuets et ridicules dès le matin. Ratisser les feuilles et tondre les pelouses apportait du mouvement à ce petit peuple, soumis à des règles d’un petit monde.

Un seul espoir, attendre la fin du jour, que la nuit passe. La main sur le pantalon, laver les camionnettes, passer plus de temps à ranger qu’à faire, cirer les pneus, tout faire propre et regarder les passantes, boire et reboire ou bien le contraire. Se faire chier à longueur de journées sur la suite à prendre.



C’était rassurant quand on avait trouvé une chose à faire, tout le monde était d’accord, engourdis qu’on était. Je crois ne jamais avoir vu une pareille fanfare depuis. Ma première procession avait commencé comme ça, arrivant de nulle part. J’ai cru longtemps que c’était ça le travail en équipe.

J’allais leur chercher des bouteilles de rouge. Le blanc se buvait au bar, plusieurs petits à la suite, accumulés comme ça, petit à petit ça faisait un grand blanc à la fin. J’allais à l’épicerie avec des consignes, des litres à étoiles : « T’en prendras quatre », c’était le minimum. En général dès que le vin avait un bouchon de n’importe où qu’il vienne il était bon. Ce n’était pas vraiment des gourmets, ni des esthètes, mais ils aimaient manger et boire. Les discutions étaient souvent limitées à ça, même si le flot intarissable sur les déboires de l’impuissance prenait aussi du temps sur la journée.

J’ai fait ça pour aider pendant des semaines sans vraiment me rendre compte dans quel bazar terrible je trempais, je ne buvais que de l’eau.


La troupe ça ressemblait à une grande caravane diversifiée. Un gros gars fort et bedonnant d’une soixantaine d’année, avait chaque matin sur la peau un bleu de chauffe bien propre et repassé par sa femme. La ceinture en cuir par-dessus était ajustée au minimum autour de son ventre, lustrée, on voyait bien les trous marqués des années plus maigres. Je ne l’ai vue qu’au dernier cran me tirer la langue. Ça retenait son autorité de chef, un embonpoint qui se voyait. Il était coiffé au Pétrole Hahn et frotté au sent-bon à la lavande, parfum déjà perdu à sept heures trente dans son odeur d’ours. Il suait à grosses gouttes au moindre effort, sans en faire un seul. Il suçait des pastilles à la menthe, tout le temps. Il était, je crois, plus bon que bête, mais mis en boite par la bande à railler qu’il dirigeait tant bien que mal, ça ne se voyait pas vraiment. Il rentrait le soir imbibé comme une éponge avec mille excuses. Il avait dû aider dans d’autres moments difficiles, des gens au-dessus de lui, des besognes ingrates pour ceux qui ne voulaient pas les faire, on se souvenait de ça, on l’avait mis là, il aurait pu parler. Il devenait très rouge certaines fois, émacié naturellement qu’il était déjà par le vin.



Condescendent et toujours à se montrer, Jean, un vieil aigri, lui, était tiré à quatre épingles. Il était en fin de cycle. Il venait en vélo et à cet âge ça me semblait bien courageux, quand on vient en vélo c’est qu’on ne marche plus, c’est trop loin les pieds, la marche est haute. Un jour, j’ai vu au détour d’un immeuble qu’il habitait à moins de cent mètres de là, sortir son vélo le matin, le rentrer le soir, un sacré rituel.

Nous nous retrouvions le matin à sept heures précises, c’était la règle, commencer à l’heure. On n’avait pas intérêt à arriver en retard, sinon on nous en parlait toute la journée, des cinq minutes à rattraper. Cinq minutes gagnées à courir, se lever lentement, rester coincé dans le lit, regarder se déployer doucement les feuilles de platanes le long des quais du Rhône, ou bien encore le bus de ville qui s’évertue ce matin-là à s’arrêter à tous les feux rouges.

Après sept heures l’horaire n’avait plus d’importance, seul le moment de partir réveillait un peu les consciences, un peu avant.


Jean, son seul atout à lui était de nous prendre pour des cons, car il savait tenir un marteau. Il avait appris en installant les voies à la SNCF. Il avait aussi une tête à les avoir fait sauter, ou du moins il avait dû essayer mais il n’en parlait pas. Alors évidement, nous qui ne savions pas planter un clou, ça en jetait la SNCF. Il avait un avis sur tout dès qu’on disait quelque chose. Nous n’étions pour lui que des jeunes blancs-becs à qui on ne parle pas, tous des bons à rien. Il n’avait vraiment que son cul de vieux à contenter. Il parlait de sa fille, ça il nous en parlait et chaque matin, nous avions droit à ses exploits, comparés aux nôtres. Elle avait réussi à partir pour faire je ne sais quoi, douée pour les études, très douée pour le commerce, le rêve. Lui il avait fait jardinier pour finir. 



Une troupe bancale, dans laquelle il y avait Monsieur Aimé monté sur ses lunettes fumées. Il était assez bonhomme, bien que raide et réac comme un fouet. Sa « bonne femme » nous aurait tous remis dans le droit chemin à coup de pompes dans l’cul. Une autorité naturelle dont il était fier, il en souffrait sans nous le dire. Elle était concierge, son dévouement pour distribuer le courrier dans les étages et sa dextérité mielleuse pour récupérer les étrennes début janvier l’impressionnait chaque année, vu que ça payait les deux bouteilles de pommard du réveillon. C’est lui qui sortait les poubelles le matin à six heures pile, qui lavait les sols le soir à vingt heures, qui tondait la pelouse le samedi et taillait les deux-cent soixante-quinze mètres de haies de troènes deux fois par an, sa femme, elle, elle était concierge.

Il était du genre « il vous faudrait une bonne guerre ». Comment on a pu laisser passer ça, s’en prendre plein la gueule. Ils n’avaient que nous, en première ligne, des chiens à battre. L’alcool ne suffisait plus à atténuer, à faire oublier la peur qu’ils avaient eue d’y laisser un bras, la tête ou l’ensemble en morceaux. Oublier les amis perdus, panser les familles écrabouillées par la douleur de la guerre, les controverses inavouées, cachées à jamais dans leur tête cassée. Alors évidement il fallait pour les calmer être d’accord avec eux, les écouter répéter leur plainte, on ne pouvait faire que ça. On ne comprenait rien ou peu de chose à cette histoire, on avait vingt ans. On aurait bien voulu partager mais pas tout, faire le tri, se rappeler les morts, les blessures et les amitiés, mais comment on démonte une arme, ah non merci ! comment d’un coup de révolver on envoie la monnaie, gardez tout. Ils ne parlaient que d’un seul bloc, le mal était trop fort. Mais dans leur « plus jamais ça » on sentait toujours « à vous maintenant, on a donné », alors que nous on aurait bien voulu dire : « et si on faisait tout pour plus que ça recommence », mais à vingt ans on ne sait pas dire ça, pas encore.

C’était donc récurent, journalier, on avait d’autres soucis à résoudre, que de se coltiner les leurs, ceux de la guerre, on était loin, on avait du mal à tout croire, pas le temps. Nous, on voulait bouffer à toutes les cantines. Ça faisait du boucan dans leurs têtes, ça se voyait, dans les nôtres aussi.



Aimé, il gueulait avant de parler, nous, nous avions appris à nous taire. Nous avions tous les trois le même âge et on s’entendait bien, tous les matins ont espérait de petits miracles, mais chaque matin, rien.

Un matin, on apprit que la femme d’Aimé était atteinte d’un cancer. Là, d’un coup, tout à changé, on n’a plus jamais entendu parler de la guerre, ni de nos faces de blancs-becs bons à rien. Ça à duré moins de six mois et là on a vu ce qu’on n’avait jamais vu auparavant. Tous les matins, tel un fildefériste sur sa corde en équilibre, il faisait trois kilomètres à pied, il arrivait de plus en plus tard.

Un jour on avait fait un détour par chez lui, on avait bu un café, il nous avait reçu comme des papes, attendus depuis longtemps, comme jamais il nous avait parlé. On avait eu droit au détail de la mise en bière, « tout l’immeuble est venu, elle a bien été fleurie ».


Nous trois, on était tombés là, je ne sais comment dans cette carriole, avec de la chance ou une vague connaissance. On s’est quitté de vue depuis trente ans, mais dans la tête on y pense encore. L’équipe, elle, est depuis au trois-quarts sous terre ou presque.

A la suite de ça, il y avait Louis, un vieux garçon encore jeune, grand et gros, dodelinant, l’ensemble tremblant comme une feuille. La cérémonie du blanc le matin, au zinc, sans toucher au verre avec les bras dans l’dos, du bout des lèvres, un, puis un autre, et de trois pour tenir debout et le sourire revenu des matins noirs comme des chicots, c’était parti pour la journée.


Il était bon, d’une finesse incroyable. Lui, il ne racontait que des histoires, des belles, toujours les mêmes, des histoires anciennes avec son œil qui te regarde pour que tu ne perdes pas le fil, pour pas que tu te perdes, pour que tu suives sa route un moment et qu’il t’emmène, jamais très loin, dans son pays proche où il ne se passe que de petites choses oubliées depuis longtemps.


Il regardait les autres sans dire un mot, il aurait pu dire, il connaissait la foudre des mieux pensants.

Sur la route étroite, avec sa voiture qu’il ne pouvait plus conduire depuis des lustres ; il me racontait la blanquette de veau qu’il avait mangé en s’arrêtant dans un restaurant au bord du canal et celle qu’il n’avait pas pu retenir, qui l’avait contraint alors à rester seul et à errer. Bouffé de timidité et d’angoisses, il me racontait son pays d’enfance avec l’œil bleu.


Oublié par ses cousins depuis qu’il était sans parents, sans frères, jamais retourné depuis là-bas. Je l’imaginais bien avoir pris le bus, un bouquet à la main, une veste couleur pétrole et une chemise à carreaux boutonnée jusqu’en haut, râpée au col. Il aurait marché le long de la petite route pendant deux kilomètres glissant sans cesse entre le fossé herbeux et le rebord de bitume gravillonné, sous une pluie transversale. Tout le séparait de la nationale au village. Sans prévenir, sans s’annoncer, il savait que ce serait difficile. Il connaissait l’endroit comme sa poche en sonnant à la première maison, celle de son cousin, c’est sa femme qui ne l’avait vu que deux fois en trente ans qui le reçut à la porte, elle prit le bouquet du bout des doigts. Le cousin n’était pas là et il ne rentrerait que le surlendemain et qu’il serait très content de savoir que son cousin était passé, enfin il le crut. Trempé comme un rat, il était rentré en prenant le chemin à l’inverse, c’est comme ça je pense qu’il me le raconta, je ne crois pas qu’il y soit retourné une autre fois.

Une équipe quoi, où Louis faisait office de Prince tous les jours déchu, il était comme un souffre-douleur permanent, l’image inverse des autres. 


Il décorait les manches élimées de sa veste de petites brisures de pains bien choisies, glanées sur les tables. Il soufflait comme un gonfleur pour martelas de camping.

En queue de troupe, un gars dont je ne me souviens plus le prénom. 
Un gars, qui finissait bien l’équipe, un garçon à qui l’on rendait tout, il tirait une cigarette de sa poche avant de te serrer la main, un geste toujours, généreux au premier coup d’œil. Un fil de paysan, de la campagne, paumé mais un peu moins que les autres.

Un jour il m’emmena chez lui dans les collines, pour aller ramasser des griottes. L’arbre était tombé, il est couché, courbé au sol, accroché à une pente de ces montagnes vallonnées. Juste des volumes posés. Faut tenir debout dans les pentes et l’herbe est grasse, bien verte quand les griottes sont mûres, on les voit bien.

 Quel bonheur d’aller là bas, les journées sont longues et il n’y pas d’heure pour la cueillette. Je suis reçu par ses parents, on est bien reçus, je suis l’ami du fils, celui qui a bien voulu venir à la ferme.

 C’est une grande bâtisse et c’est grand autour, toutes les choses sont poussées. C’est un bordel de ferrailles et d’anciennes machines, en attente qu’elles rouillent. Un cimetière de tracteurs, le long des murs, adossés aux arbres, à même le sol, un peu partout et sans ordre, il y a la place, alors pourquoi réfléchir.



On entre, c’est comme souvent saisissant à l’intérieur. On discute de choses et d’autres, on ne sait comment remercier pour un tel cadeau, une cueillette.

On dit qu’on va y aller, après quelques civilités, ici ce ne sont pas les mêmes, se sont d’autres façons de faire, on ne s’en va pas sans rester un peu.
 La bouteille de vin et les verres sortent du placard. On discute de tout, pas vraiment de tout quand même, des choses en commun.

Bon et bien cette fois on va y aller « mais vous allez bien manger avec nous » et c’est un verre de rouge qui vous accroche à la table, je reste pour la soupe.

La toile cirée est venue par bateau, des boussoles et des ancres marines s’entremêlent à l’infini. Il y a tout, c’est un monde de meubles noirs avec des napperons blancs jaunis, tout est figé, ça poisse un peu. Il y a des tue-mouches qui tombent du plafond.

Aux murs sont accrochés des souvenirs de toutes les époques ; une photo de mariage ; dans un cadre le portrait d’un homme qui porte une belle moustache noire et épaisse, il est en costume du dimanche, c’est le tonton ou le parrain, qui est mort écrasé, puis mangé par la batteuse.



Sur le dessus de la cheminée, bien au chaud, une vierge de Lourdes en cire molle et cabossée fait face à un christ réchauffé, avec son rameau de buis coincé dans le dos. Les croyances viennent du sol, elles sont païennes et fortes. On parle du temps qu’il fait, qu’il fera et qu’il a fait surtout, c’est plus sûr. 


La soupe c’est des poireaux gros comme des avant-bras, et des patates. En hauteur sous les poutres, une colonie de coupes dorées occupe de petites places. Les plus grandes sont sur le rebord de la cheminée, il y a une plaque gravée sur chacune. Des dates de concours de boules ? de tournois de foot ? de championnats de labours ? Dans une odeur de maison familière près des bêtes.

Les coupes brillent de toute part, elles prennent toute la place dans la pièce sombre.


J’ai dis oui pour la soupe, dans l’imaginaire des assiettes creuses et ébréchées, des morceaux de pain dans un bouillon plat, c’est si chaud qu’on mange lentement.

Je pense au panier trop plein qui m’attend sagement dans mon coffre. Le gout de la griotte, acide et fumée, animale et sanguine cramoisie, un arbre mourant, déchaussé. La confiture du dernier souffle, d’une dernière cueillette.

Ce serait bien « Viens, se serait dommage de les perdre » et pourquoi ça tombe sur moi, parce que je dis oui et quand on vous invite faut dire oui, ça se refuse pas.

Les coupes me regardent toujours. La petite sœur de douze ans est devant moi, toute dorée avec ses bottines de majorettes. Un pull rose au crochet ajouré et bouffant aux manches, une médaille de baptême en or. Elle est jolie, comme la campagne, elle n’a pas finie de pousser. Elle prend son accordéon et elle joue debout devant moi, bousculée en avant par le père à chaque pas qu’elle recule, timide, c’est un fracas de notes qui dégoulinent à toute vitesse, elle est maladroite sans exploit, c’est du par cœur, elle titube, l’instrument sous le menton et ça tricote les pastilles.

On trouve ça beau bien sûr, on sait surtout qu’elle à gagné des coupes, on est fier de les montrer, la soupe a un autre goût.

 Ça se déchaîne à nouveau comme un roulis, un interminable flonflon, que rien n’arrête. Derrière elle, dans son dos, le petit frère se bat avec les bretelles de son instrument trop lourd, excité lui aussi de vouloir montrer. Sans gène et sans le moindre effort, il pousse sa sœur qui n’en finit pas.

Lui aussi, Il a voulu faire pareil, pas pour gagner des coupes, mais plutôt pour faire comme sa sœur, il a appris seul avec sa sœur, alors, comme il aimait bien ça, on a ressortit le petit accordéon de sa boîte, celui offert par le parrain à Noël.


Et en deux notes, c’est parti, une furie démarre, ça met du volume dans la maison. Le père ne peut plus commenter, ne peut plus parler sur la musique, il se tait le père. Ce n’est pas du musette à proprement parler, c’est déjà différent à la deuxième note, c’est inventé.

C’est un musicien qui joue là, du velours agricole. On ne comprend pas, il s’entraîne jamais, il ne joue pas au moins une heure par jour comme sa sœur. Il ne fait jamais comme sa sœur, les coupes il les a toutes gagnées, ramenées à chaque fois. Mais c’est bien de jouer de la musique devant les gens du village qui l’attire, le père il ne comprend pas pourquoi il ferme les yeux quand il joue, en face du monde. Depuis l’âge de quatre ans, il en a huit et demi.

Il travaille peu à l’école, il est lent dans son travail. Il n’est pas avec les autres et pourtant il n’est pas bête quand il veut. Alors certains jours, il reste à la maison pour aider, y a toujours à faire. Il va garder les chèvres avec son accordéon, il n’a jamais perdu une chèvre. Je ne sais pas ce qu’il va faire, il est fait pour reprendre les bêtes. Il dit qu’il aime les musiques à la télé et qu’il écoute la radio dans son lit.

Un jour, il a pris le bus pour l’école et n’est pas rentré le soir, le lendemain on l’a cherché partout, on n’a jamais su où il était allé.
 En rentrant il nous a dit : « C’est un métier accordéoniste sur le tour de France, non ! » Il est têtu, dans sa tête, il sait, mais il ne dit rien.

« Ma femme elle pense qu’il pourrait faire les deux, travailler la terre et continuer à jouer de temps en temps de son accordéon ; moi, je ne suis pas contre mais qui va s’occuper des bêtes. »

*

Il est là, sur une estrade bricolée, en costume et cravate rouge, droit comme un i.


J’ai reconnu sa silhouette de loin, son visage est devenu adulte, je me suis piqué devant lui mais il ne m’a pas reconnu. Il a soulevé son instrument posé sur la chaise à coté de lui. Il à accroché les bretelles dans son dos, j’ai entendu ses yeux se fermer, sur la première note un goût de griottes m’est venu dans la bouche.



Pierre Guyotat

Pierre Guyotat

Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveaux-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets : les bébés roulent hors des bras des femmes accroupies sur les tôles mitraillées des G.M.C. ; le chauffeur repousse avec son poing libre une chèvre projetée dans la cabine ; / au col Ferkous, une section du RIMA traverse la piste ; les soldats sautent hors des camions ; ceux du RIMA se couchent sur la caillasse, la tête appuyée contre les pneus criblés de silex, d’épines, dénudent le haut de leur corps ombragé par le garde-boue ; les femmes bercent les bébés contre leurs seins : le mouvement de bercée remue renforcés par la sueur de l’incendie les parfums dont leurs haillons, leurs poils, leurs chairs sont imprégnés : huile, girofle, henné, beurre, indigo, soufre d’antimoine – au bas du Ferkous, sous l’éperon chargé de cèdres calcinés, orge, blé, ruchers, tombes, buvette, école, gaddous, figuiers, mechtas, murets tapissés d’écoulements de cervelle, vergers rubescents, palmiers, dilatés par le feu, éclatent : fleurs, pollen, épis, brins, papiers, étoffes maculées de lait, de merde, de sang, écorces, plumes, soulevés, ondulent, rejetés de brasier à brasier par le vent qui arrache le feu, de terre ; les soldats assoupis se redressent, hument les pans de la bâche, appuient leurs joues marquées de pleurs séchés contre les ridelles surchauffées, frottent leur sexe aux pneus empoussiérés ; creusant leurs joues, salivent sur le bois peint ; ceux des camions, descendus dans un gué sec, coupent des lauriers-roses, le lait des tiges se mêle sur les lames de leurs couteaux au sang des adolescents éventrés par eux contre la paroi centrale de la carrière d’onyx ; les soldats taillent, arrachent les plants, les déracinent avec leurs souliers cloutés ; d’autres shootent, déhanchés…

Pierre Guyotat, Éden, Éden, Éden, Gallimard, 1970
Photo: Parham Shahrjerdi

Luc Garraud | Quatre photographies (2)

Luc Garraud est botaniste. Il a publié en 2004 une importante Flore de la Drôme. Il est également plasticien et très sensible au rapport que l’homme entretient avec la nature. Il nous livre une série de photos, dont voici les deux dernières.

3. Collage 12


4. Le rateau d’épierrement

Gonzague de Montmagner | Spinoza, la plante et l’écologie

Gonzague de Montmagner est écologue et possède son propre bureau d’étude pour l’analyse des enjeux et menaces des aménagements sur la nature. Il est membre d’Hors-Sol mais possède également son propre blogue, µTime, qui une extraordinaire ressource sur l’écologie entendue comme pensée, pratique et politique. Nous avons choisi de reprendre ici l’un des textes publiés sur ce blogue, qui sera peu à peu intégré à la charte graphique du nôtre !

“ […] une plante est un chant dont le rythme déploie une forme certaine, et dans l’espace expose un mystère du temps. ” Paul Valéry

La cuisine de ce petit blog : confronter des univers, poser l’artifice d’un cadre commun qui ne prétend pas au vrai, laisser se produire des effets, ouvrir des pistes à l’attention, à la curiosité combinatoire de chacun. Dans cette optique, interférences et petits ponts pour des chaussées où cheminer, cette semaine marquait la conclusion du séminaire du collège international de philosophie sur les horizons de l’écologie politique, le botaniste Francis Hallé était l’invité de l’émission « A voix nue » sur France Culture. L’occasion pour nous d’un petit tissage, en marchant, autour de Spinoza, la plante et l’écologie.

***

First, les horizons de l’écologie politique, et l’opportunité qui nous est offerte de broder autour de l’intervention du spinoziste Pierre Zaoui. Lors d’un billet précédent, nous avions déjà retranscrit quelques uns des fragments introductifs d’une problématique que l’on pourrait rassembler comme suit : des promesses d’un gai savoir écologique à une nouvelle espérance politique ?

Suite donc. Si l’écologie politique est autre chose qu’un nouveau réalisme, à partir de quelle philosophie la penser ? Interférences communes avec les orientations qui nous animent ici, une pensée écologique sur un mode spinoziste (l’homme n’est pas un empire dans un empire) est-elle soutenable ?

La réponse de Pierre Zaoui à cette interrogation s’appuie ici sur les travaux d’Arne Næss, philosophe norvégien fondateur de la deep ecology. Une retranscription partielle et très synthétique de ce temps du séminaire est proposée ci-dessous.

Afin de constituer ce que l’on pourrait appeler une ontologie écologique, Næss s’inspire d’une lecture naturaliste de Spinoza. Quelques mots sur le projet de Næss. Celui-ci est d’abord un projet écosophique. C’est-à-dire qu’il vise à ce que tout individu, dans sa singularité, puisse articuler ses convictions, ses rapports au monde, avec ses pratiques quotidiennes. L’écosophie nous apparaît donc ici comme une question de style de vie, un certain art de composer son mode d’existence à partir des relations que chacun peut établir dans la nature. En cela, cette approche qui englobe dans un même élan les différentes sphères de la vie humaine (psychique, sociale, biologique) diffère totalement du projet de l’écologie de surface : la gestion de l’environnement en tant qu’extériorité, la gestion des effets externes d’une crise écologique elle-même conçue comme extérieur à l’individu (qui la pense).

« Par une écosophie je veux dire une philosophie de l’harmonie écologique ou d’équilibre. Une philosophie comme une sorte de Sofia, ouvertement normative, elle contient à la fois des normes, des règles, des postulats, des annonces de priorités de valeur et les hypothèses concernant l’état des affaires dans notre univers. La sagesse est la sagesse politique, la prescription, non seulement la description scientifique et la prédiction. Les détails d’une écosophie montrent de nombreuses variations dues à des différences significatives concernant non seulement les faits de la pollution, des ressources, la population, etc, mais aussi les priorités de valeur. » Arne Næss

Pour toute singulière que soit la démarche écosophique, écosophie T voire utile propre, Næss prend néanmoins le soin de baliser le chemin de diverses normes communes et dérivées.

-> La norme n°1, la plus haute, consiste en la réalisation de Soi. Il s’agit là d’une certaine reformulation du conatus spinoziste. Pour Næss, chaque chose tend à se réaliser elle-même, quand pour Spinoza chaque chose tend à persévérer dans son être, c’est à dire à augmenter sa puissance d’agir. Ce conatus, cet effort d’exister, constitue l’essence intime de chaque chose. Trois hypothèses sous-tendent cette première norme posée par Næss .

H1/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus l’identification avec les autres est grande et profonde. Cette première hypothèse fait écho au 3ème genre de connaissance de Spinoza. A savoir que, plus on persévère dans son être, plus on comprend Dieu, et surtout, plus on comprend Dieu à travers les choses singulières.

H2/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus sa croissance à venir dépend de la réalisation des autres. Cette seconde hypothèse, que l’on pourrait également exprimer comme le développement des autres contribue au développement de Soi, permet à nouveau un retour partiel sur Spinoza. Pour ce dernier, et pour le dire vite, rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme vivant sous la conduite de la raison.

Ce qui est le plus utile à l’homme, ce qui s’accorde le plus directement à sa nature, c’est l’homme. Cette proposition nous renvoie au concept de notions communes, à savoir que ce qui est commun à toutes choses, se retrouve dans le tout et dans la partie, ne peut se concevoir que d’une façon adéquate. Or l’homme partage le plus de notions communes avec l’homme. C’est ainsi que dans tous les cas « de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients » (Éthique IV, proposition XXXV Scholie).

« C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien. » Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV, corollaire 2

H3/ Troisième hypothèse, la réalisation de Soi, complète et pour chacun, dépend de tout ça. Conclusion : j’ai donc besoin que les autres se développent pour me développer.

-> La norme 2 découle de la norme 1, il s’agit de la réalisation de Soi pour tous les êtres vivants. Autrement dit, la persévérance de mon être dépend de la persévérance de chaque chose singulière.

A partir de Spinoza, Næss nous propose donc une arme pour penser l’écologie. A sa base, une résistance profonde à tout catastrophisme éclairé, à sa pointe, il s’agit de pouvoir développer et multiplier des rapports de joie dans et avec la nature : « (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature », Arne Næss.

***

Compléments sur la formule de l’homme est un Dieu pour l’homme chez Spinoza :

« Proposition XXXV

Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature. Démonstration En tant que les hommes sont dominés par des sentiments qui sont des passions, ils peuvent être différents par nature et opposés les uns aux autres. Au contraire, on dit que les hommes agissent dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison; et par conséquent tout ce qui suit de la nature humaine, en tant qu’elle est définie par la Raison, doit être compris par la seule nature humaine, comme par sa cause prochaine. Mais puisque chacun, d’après les lois de sa nature, désire ce qu’il juge être bon, et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être mauvais, puisque en outre, ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après le commandement de la Raison, est nécessairement bon ou mauvais, les hommes, dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison, font nécessairement ce qui est nécessairement bon pour la nature humaine et par conséquent pour chaque homme, c’est-à-dire qui s’accorde avec la nature de chaque homme. Et donc les hommes s’accordent nécessairement entre eux, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison.

– Corollaire I

Dans la nature, il n’y a rien de singulier qui soit plus utile à l’homme qu’un homme qui vit sous la conduite de la Raison. Car ce qui est le plus utile à l’homme, c’est ce qui s’accorde le mieux avec sa nature, c’est-à-dire l’homme. Or l’homme agit, absolument parlant, selon les lois de sa nature, quand il vit sous la conduite de la raison et dans cette seule mesure, il s’accorde toujours nécessairement avec la nature d’un autre homme. Donc parmi les choses singulières, rien n’est plus utile à l’homme qu’un homme, etc.

– Corollaire II

C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien.

– Scholie

Ce que nous venons de montrer, l’expérience même l’atteste chaque jour par de si clairs témoignages, que presque tout le monde dit que l’homme est un Dieu pour l’homme. Pourtant il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la raison; mais c’est ainsi; la plupart se jalousent et sont insupportables les uns aux autres. Néanmoins ils ne peuvent guère mener une vie solitaire, de sorte que la plupart se plaisent à la définition que l’homme est un animal politique; et de fait, les choses sont telles que, de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients.» Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV

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Suite du séminaire. Pourquoi cette lecture que fait Næss de Spinoza ne fonctionne pas ? D’après Pierre Zaoui, Næss force beaucoup trop Spinoza, et cela sur plusieurs points clés.

-> Premier point de friction, la conception de la nature. La Natura chez Spinoza n’est ni la planète, ni l’environnement, ni l’ensemble des êtres vivants de la biosphère, etc. La Natura est un concept désincarné : une nature aveugle et mécaniste, régie par des lois causales qui engendrent nécessairement des effets, d’où la géométrie des affects, et qui de plus, ne différencie pas l’artificiel du naturel.

Il n’y a donc pas d’identification possible entre le concept de Natura chez Spinoza et celui de nature chez Naess, sauf à confondre la substance avec le mode infini médiat (la figure totale de l’univers ou l’ensemble de la biosphère par exemple). Le Deus sive Natura de Spinoza est une pensée « dénaturante » si l’on entend nature au sens de Naess.

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Compléments sur la distinction Nature naturante / naturée chez Spinoza :

« Avant d’aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer ce qu’il faut entendre par Nature naturante et par Nature naturée. Car je suppose qu’on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que par nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (par le Coroll. 1 de la Propos. 14 et le Coroll. 2 de la Propos. 16) (…) J’entends, au contraire, par nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d’autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent être ni être conçues sans Dieu. » Spinoza, Ethique 1, Proposition 29, Scholie.

Compléments sur le mode infini médiat chez Spinoza :

« Un mode donné doit son essence de mode à la substance et son existence à l’existence d’un attribut, si c’est un mode infini (E1P23) et à l’existence d’autres modes finis, si c’est un mode fini (E1P28). Il existe dans le système spinoziste un mode infini immédiat pour chaque attribut, l’entendement absolument infini pour la pensée et le mouvement/repos pour l’étendue. Il existe aussi un mode infini médiat (suivant non de l’infinité de l’attribut mais de l’infinité des modes) : la figure totale de l’univers pour l’étendue et probablement (Spinoza ne le précise pas explicitement) la compréhension infinie de cette figure pour la pensée. Cf. Lettre 64 à Schuller.

Pour exprimer le rapport de la substance à ses modes, on pourra tenter l’image de l’océan et de ses vagues… qui comme toute image a ses limites. L’océan serait la substance, les courants et les vagues ses modes finis. Chaque vague peut être considérée individuellement selon sa durée et son extension particulières, mais elle n’a d’existence et d’essence que par l’océan dont elle est une expression. L’océan et ses courants ou vagues ne peuvent être séparés qu’abstraitement. Le “mode infini immédiat” de cet océan-substance serait le rapport de mouvement et de repos qui caractérise la totalité de cet océan, s’exprimant donc de façon singulière en chaque vague. Le mode infini médiat serait le résultat global du mouvement et du repos des vagues de l’océan. Mais il ne faut pas voir là un processus, en fait tout cela s’imbrique en même temps, le “résultat” qu’est le mode infini médiat n’est pas chronologique mais seulement logique. » Source : Spinoza et nous.

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-> Second point de divergence, la conception même du conatus. La persévérance dans l’être, au sens de conservation radicale chez Spinoza, celle-ci diffère de la réalisation de Soi. Naess entend par Soi l’ensemble des êtres vivants, puis par extension l’ensemble de la biosphère. Outre le fait que chez Spinoza la différence entre l’artificiel et le naturel, le vivant et le non-vivant, ne fassent pas sens, le conatus, persévérance dans l’être au sens d’une recherche de toujours plus de puissance en acte, celui-ci permet, s’actualise à travers le développement technique, la prédation, la captation.

-> Troisième point, la notion d’identification (avec les autres, les non-humains ou les choses singulières) pose un problème d’ordre conceptuel. Chez Spinoza, il y a une essence de l’homme. C’est en ce sens que rien n’est plus utile à un homme que la communauté des hommes raisonnables. Soit là où se partage le plus de notions communes, et où peut donc se former le plus d’idées adéquates sur lois de la Nature. C’est-à-dire sur les causes qui nous déterminent à agir. Notons ici qu’avant d’atteindre le 3ème genre, notre connaissance de la Nature ne nous conduit qu’à la connaissance de nous-mêmes en tant que mode (modification), la connaissance de notre place dans la Nature, de nos rapports, et non à la connaissance de la Nature en elle-même à travers les choses singulières.

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Complément sur les notions communes :

« Ce qui est commun à toutes choses et se trouve également dans le tout et dans la partie, ne se peut concevoir que d’une façon adéquate. (…) Il suit de là qu’il y a un certain nombre d’idées ou notions communes à tous les hommes. Car tous les corps se ressemblent en certaines choses, lesquelles doivent être aperçues par tous d’une façon adéquate, c’est-à-dire claire et distincte. » Spinoza, Ethique II, proposition 38« Ce qui est commun au corps humain et à quelques corps extérieurs par lesquels le corps humain est ordinairement modifié, et ce qui est également dans chacune de leurs parties et dans leur ensemble, l’âme humaine en a une idée adéquate. (…) Il suit de là que l’âme est propre à percevoir d’une manière adéquate un plus grand nombre de choses, suivant que son corps a plus de points communs avec les corps extérieurs. » Spinoza, Ethique II, proposition 39

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Conclusion de Pierre Zaoui, Arne Naess nous propose une conception trop optimiste de l’unité-pluralité et des joies de et dans la nature. Or chez Spinoza, la nature, entendue cette fois au sens le plus proche de la biosphère de Naess, celle-ci est oppressive, le lieu de la mortalité et de la servitude native, d’où l’obligation faite à l’homme, au nom de son conatus, de développer des techniques d’émancipation et de transformation en contradiction avec les objectifs de préservation. Au final, l’écosophie de Naess ne peut assurer le passage d’une éthique à une politique. Cette réalisation de Soi dans la nature n’est pas possible, si Spinoza a raison.

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Spinoza pour penser l’écologie de ce point de vue, non. Soit. Face à cette proposition, opposons quelques intuitions. Des intuitions, c’est-à-dire quelques rencontres. La figure végétale, une occasion de penser l’écologie, Spinoza, une occasion de penser la figure végétale ?

L’Ethique pour chacun, une lecture partielle et singulière de laquelle se dégage un climat, un complexe d’affinités. Alors voici la petite histoire d’un lecteur idiot qui remonte les images, expérimente le climat de l’Éthique comme celui d’un grand corps végétal et recherche des correspondances. Si l’Ethique n’est pas un manuel de botanique, un regard plus végétal sur le conatus pourrait-il nous permettre de penser une certaine formule écologique, après et à partir de Spinoza ?

Le conatus, l’effort vers un gain de puissance indéfini. Reconnaissons qu’il est assez tentant de rapprocher cette formule d’un toujours plus de l’ubris qui semble caractériser les sociétés occidentales modernes. Le conatus, ou en quelque sorte la formule de la démesure spinoziste. Captation, usages et transformation indéfinies de la nature afin d’émancipation, le manque de sobriété s’inscrit au cœur même du système du philosophe.

Je capture et gagne en puissance donc je pollue. Il flotte à l’endroit de cette proposition comme une vraie difficulté de notre mode de penser. Pour l’exprimer, sans doute est-il utile de revenir à l’énoncé suivant : parler d’écologie, c’est parler de l’homme, un animal biologique et politique. Or si nous demeurons relativement vigilent vis-à-vis de nos diverses projections anthropocentriques dans la nature, notre résidu de zoocentrisme semble quant à lui incompressible. Nous pensons, et nous représentons le monde, sur un mode essentiellement animal. Cette prédominance du paradigme zoologique révèle notre difficulté à penser l’altérité radicale, par exemple celle d’un mode d’existence tel que le végétal, c’est à dire une manière autre de gérer le temps et de capter l’énergie. A l’animal transcendant, le végétal immanent nous dit Francis Hallé, à l’animal la parole, au végétal l’écrit, pour Francis Ponge.

« Nous sommes face à une altérité totale. Et c’est précisément ce qui me touche tant. Ces plantes, si fondamentalement différentes, forment des poches de résistance à la volonté de contrôle de l’homme. Moi, ça me rassure, ça me permet de respirer (…). » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »

Quel(s) drôle(s) de rapport(s) entre le mode d’existence végétal et la pensée de Spinoza ?

Des correspondances et des interférences. L’expérience d’une musique aux vitesses et lenteurs communes, le commun restant ici un point flottant. Une attraction sans mot, quand bien même se questionnent derrière les notions d’individu et de frontière, le type de composition – appropriation, marquage et pollution – d’avec le dehors qu’implique une certaine immobilité.

Les végétaux, ces grandes surfaces d’inscription parcourue d’intensités multiples, ces grands corps décentralisés sans organes vitaux, qui opèrent par différence de potentiel (hydrique, chimique, etc.) et dont la croissance indéfinie n’épuise pas leur environnement. Notre intuition donc, pour penser l’écologie avec et après Spinoza, serait donc d’imaginer les effets d’un conatus hybride de type végétal, voire plus loin, d’une communauté humaine fonctionnant, à une certaine échelle, à l’image d’un méta-organisme végétal. Quelques pistes à développer.

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Piste n°1 : un conatus végétal

« Ils [les arbres] ne sont qu’une volonté d’expression. Ils n’ont rien de caché pour eux-mêmes, ils ne peuvent garder aucune idée secrète, ils se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction […], ils ne s’occupent qu’à accomplir leur expression : ils se préparent, ils s’ornent, ils attendent qu’on vienne les lire. » Francis Ponge

Penser l’écologie avec et après Spinoza, ce serait tout d’abord s’intéresser à quelque chose de l’ordre d’un conatus végétal. Une certaine figure de la maîtrise de sa propre maîtrise. Le mode d’existence végétal, celui d’une croissance indéfinie (conatus) qui s’il transforme son environnement, ne l’épuise pas (sobriété). La plante synthétise et intègre quand l’animal capte et dissipe.

Une croissance indéfinie … (comment fait-on mourir un arbre ? on le cercle de fer) …

« Le plus vieil arbre que l’on ait identifié pour l’instant, le houx royal de Tasmanie, a 43 000 ans. Sa graine initiale aurait germé au Pléistocène, au moment de la coexistence entre Neandertal et l’homme moderne. Le premier arbre sorti de la graine est mort depuis longtemps, mais la plante, elle, ne meurt pas, plusieurs centaines de troncs se succèdent sur 1 200 mètres. » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »

« Je pense que ces deux règnes [i.e. végétal et animal] se déploient dans des domaines différents. L’animal gère très bien l’utilisation de l’espace. Il est constamment en train de bouger. Le réflexe de fuite ou la pulsion de fuite dont vous parliez en témoigne. Les pulsions qui l’amènent à se nourrir ou à se reproduire correspondent toujours à des questions de gestion de l’espace. Leur adversaire, en l’occurrence la plante, n’a aucune gestion de l’espace, puisqu’elle est fixe. Mais par contre, elle a une croissance indéfinie, une longévité indéfinie, et est virtuellement immortelle ; ce qu’elle gère donc c’est le temps. » Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »

… qui transforme son environnement sans l’épuiser

Art de la sélection et du recyclage, joyeuse chimie végétale des antidotes et des poisons qui transforme, sans l’épuiser, son environnement. A partir des éléments présents, azote et eau notamment, la plante co-produit son sol et son climat. Lorsque Deleuze parle d’éthologie à propos de l’Ethique de Spinoza, cette science qui étudie le comportement animal en milieu naturel, notre hypothèse est justement que l’on pourrait tout aussi bien parler l’éco-éthologie végétale.

« (…) L’Ethique de Spinoza n’a rien à voir avec une morale, il la conçoit comme une éthologie, c’est-à-dire comme une composition des vitesses et des lenteurs, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté sur ce plan d’immanence (…) L’éthologie, c’est d’abord l’étude des rapports de vitesse et de lenteur, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté qui caractérisent chaque chose. Pour chaque chose, ces rapports et ces pouvoirs ont une amplitude, des seuils (minimum et maximum), des variations ou transformations propres. Et ils sélectionnent dans le monde ou la Nature ce qui correspond à la chose, c’est-à-dire ce qui affecte ou est affecté par la chose, ce qui meut ou est mû par la chose. (…) » Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».

« L’animal est mobile, la plante pas, et c’est un sacré changement de paradigme : les végétaux ont dû développer une astuce largement supérieure à la nôtre. Ils sont devenus des virtuoses de la biochimie. Pour communiquer. Pour se défendre. Prenons le haricot : quand il est attaqué par des pucerons, il émet des molécules volatiles destinées à un autre être vivant, un prédateur de pucerons. Voilà un insecticide parfait ! Pour se protéger des gazelles, un acacia, lui, change la composition chimique de ses feuilles en quelques secondes et les rend incroyablement astringentes. Plus fort encore, il émet des molécules d’éthylène pour prévenir ses voisins des attaques de gazelles. Enfin, des chercheurs de l’Institut national de recherche d’Amazonie (INPA) viennent de montrer que les molécules volatiles, émises par les arbres tropicaux, servent en fait de germes pour la condensation de la vapeur d’eau sous forme de gouttes de pluie. Autrement dit, les arbres sont capables de déclencher une pluie au-dessus d’eux parce qu’ils en ont besoin ! » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »

« Toute machine, avec une entrée d’énergie, produit des déchets. Les thermodynamiciens, les physiciens l’ont démontré. Mais où passent les excréments des arbres ? On a dit que c’était peut-être l’oxygène, ou les feuilles mortes. Or il semblerait que ce soit le tronc, et plus précisément la lignine, qui constitue l’essentiel du bois. Il s’agit d’un produit très toxique que l’arbre dépose sur des cellules qui sont en train de mourir et qui vont se transformer en vaisseaux – ceux-là mêmes qui vont permettre la montée de l’eau dans le tronc. On peut donc dire que l’arbre repose sur la colonne de ses excréments : cette lignine qui donne aux plantes leur caractère érigé, qui leur permet de lutter contre la pesanteur et de s’élever au-dessus des végétations concurrentes. C’est très astucieux. Et c’est bien dans le style des plantes de tirer parti de façon positive de quelque chose de négatif. On dit souvent que l’arbre vient du sol. Mais en réalité, il est né d’un stock de polluants, puisqu’il est constitué à 40 % de molécules à base de carbone (le reste est de l’eau). L’arbre a cherché le carbone dans l’air, l’a épuré et transformé en bois. Alors, couper un arbre, c’est comme détruire une usine d’épuration. » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »

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AMOUR n’est rien qu’il ne croisse à l’extrême :

Croître est sa loi ; il meurt d’être le même,

Et meurt en qui ne meure point d’amour.

Vivant de soif toujours inassouvie,

Arbre dans l’âme aux racines de chair

Qui vit de vivre au plus vif de la vie

Il vit de tout, du doux et de l’amer

Et du cruel, encor mieux que du tendre.

Grand Arbre Amour, qui ne cesse d’étendre

Dans ma faiblesse une étrange vigueur,

Mille moments que se garde le cœur

Te sont feuillage et flèches de lumière !

Mais cependant qu’au soleil du bonheur

Dans l’or du jour s’épanouit ta joie,

Ta même soif, qui gagne en profondeur,

Puise dans l’ombre, à la source des pleurs …

Paul Valery, dialogue de l’arbre

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Piste n°2 : la communauté ou le méta-organisme végétal

A travers la figure végétale, nous avons accès à un certain type de conatus : la recherche d’un utile propre et d’un développement de puissance qui n’épuise pas son environnement. Par ailleurs, le paradigme végétal doit également nous permettre de poser un regard sur le faire communauté, c’est à dire l’art de composer ou d’associer les puissances.

« (…) Enfin, l’éthologie étudie les compositions de rapports ou de pouvoirs entre choses différentes. C’est encore un aspect distinct des précédents. Car, précédemment, il s’agissait seulement de savoir comment une chose considérée peut décomposer d’autres choses, en leur donnant un rapport conforme à l’un des siens, ou au contraire comment elle risque d’être décomposée par d’autres choses. Mais, maintenant, il s’agit de savoir si des rapports (et lesquels ?) peuvent se composer directement pour former un nouveau rapport plus « étendu », ou si des pouvoirs peuvent se composer directement pour constituer un pouvoir, une puissance plus « intense ». Il ne s’agit plus des utilisations ou des captures, mais des sociabilités et communautés (…) Comment des individus se composent-ils pour former un individu supérieur, à l’infini ? Comment un être peut-il en prendre un autre dans son monde, mais en en conservant ou respectant les rapports et le monde propres ? Et à cet égard, par exemple, quels sont les différents types de sociabilité ? Quelle est la différence entre la société des hommes et la communauté des êtres raisonnables ?… Il ne s’agit plus d’un rapport de point à contrepoint, ou de sélection d’un monde, mais d’une symphonie de la Nature, d’une constitution d’un monde de plus en plus large et intense. Dans quelle mesure et comment composer les puissances, les vitesses et les lenteurs ? » Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».

« Comprendre l’arbre suppose d’opérer une révolution intellectuelle. C’est un être à la fois unique et pluriel. L’homme possède un seul génome, stable. Chez l’arbre, on trouve de fortes différences génétiques selon les branches : chacune peut avoir son propre génome, ce qui conforte l’idée que l’arbre n’est pas un individu mais une colonie, un peu comme un récif de corail. » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »

Un arbre c’est déjà une association de puissance. Rappelons que pour Spinoza, une chose, un corps est toujours le résultat d’un agencement singulier de parties. Une société, un livre, un son, tous sont des corps et relèvent comme tel d’une certaine composition de rapports de vitesses et de lenteurs entre les parties qui le composent.

L’arbre est une société de cellules très fluide (décentralisation, indépendance, redondance, totipotence, variabilité du génome, etc.) Une organisation coloniaire qui compose des puissances entre des parties très autonomes, chacune déployant son conatus, ce qui permet à l’ensemble une croissance indéfinie, la division ou reproduction asexuée. C’est ainsi que pour l’arbre, toute mort ne vient que du dehors.

« (…) qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui être spinoziste ? Il n’y a pas de réponse universelle. Mais je me sens, je me sens vraiment spinoziste, en 1980 – alors je peux répondre à la question, uniquement pour mon compte : qu’est-ce que ça veut dire pour moi me sentir spinoziste ? Et bien ça veut dire être prêt à admirer, à signer si je le pouvais, la phrase : la mort vient toujours du dehors. La mort vient toujours de dehors, c’est-à-dire la mort n’est pas un processus. » Source : La voix de Gilles Deleuze en ligne

« L’idée ici, en évoquant que les colonies sont virtuellement immortelles, signifie qu’il n’y a pas de sénescence. Il existe, bien sûr, au niveau de l’individu constitutif, une sénescence – par exemple l’abeille a une durée de vie assez courte – mais cette sénescence n’apparaît plus au niveau de la colonie elle-même. Si aucun événement extérieur massivement pathogène ne vient détruire la colonie, elle continuera à vivre indéfiniment : aucune raison biologique interne ne la fait acheminer vers la mort. Il en va ainsi de l’arbre : s’il se met à faire trop froid, il meurt, mais cela ne correspond pas à une sénescence interne. Tant que les conditions resteront bonnes, la vie va durer ; c’est en ce sens que j’emploie l’expression d’une potentielle ou virtuelle immortalité. » Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »

Art de la composition des rapports et de la colonisation des milieux, le végétal est un être structurellement greffable, un être dont l’existence même consisterait à étendre l’espace possible des greffes infinies.

Des greffes, des symbioses et des imitations : la couille du diable, est-ce une plante ou une fourmilière, le corail, un animal aux formes de développement végétal, les transcodages qui s’opèrent dans la reproduction sexuée entre les plantes à fleur et les insectes. A une certaine échelle, fourmilière, essaim, ces groupes animaux optent pour des stratégies d’organisation qui nous apparaissent comme calquées sur le modèle du végétal fluide.

Du paradigme végétal, une certaine manière de tisser dans la nature la toile des relations qui porte son existence, de ses captures résulte des expressions, grille de lecture de formes itératives caractéristiques : coraux de l’architecture des humeurs, toile de l’internet ou des hyper-réseaux urbains, etc.

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Constatons donc à la suite Francis Hallé l’inspiration zoocentré de nos pensées : individu, volume, mobilité, pulsion de fuite, consommation et dissipation des forces, concurrence exclusive, etc. Conséquences, et avant même de penser toute politique, il nous est déja comme impensable d’imaginer le déploiement d’une puissance qui n’épuise pas son environnement, qui ne soit pas exclusive dans son occupation de l’espace, etc.

Or à l’aide du paradigme végétal, tout du moins de la lecture ou de l’image que nous pouvons nous en faire, il nous est pourtant possible d’avancer l’idée d’une maîtrise de notre propre maîtrise, de penser avec et après Spinoza une écologie des frontières mobiles et de l’autonomie.

Celle-ci implique une modification de notre utile propre, afin d’en conserver l’accès (un conatus qui n’épuise pas son environnement), mais également de continuer à gagner en autonomie dans la Nature, en composant de nouvelles organisations émancipatrices (associations de puissances fluides et décentralisées et modèle de la greffe).

L’arbre est une configuration d’interactions, dynamiques et singulières, appropriée aux conditions de vie de la forêt, la forêt est une association d’arbres dont les interactions produisent leurs propres niches écologiques, la forêt. Étrangeté, curiosité, altérité, les principes d’attention au monde et d’expérimentation sont vraissemblablement porteurs de plus de puissance que ses cousins de la responsabilité et autre précaution.

« (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature » Arne Næss

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Laurence Morizet et Benoît Vincent | Rhizes

Laurence Morizet, photographe et céramiste et Benoît Vincent, écrivain, qui ont déjà participé au premier dossier, produisent ensemble de petites plaquettes de texte et illustration. Après Pholques, publié en 2009 à compte d’auteur, ils profitent de cette thématique pour présenter leur nouveau travail : Rhizes.

Luc Garraud | Quatre photographies 1


Luc Garraud est botaniste. Il a publié en 2004 une importante Flore de la Drôme. Il est également plasticien et très sensible au rapport que l’homme entretient avec la nature. Il nous livre une série de photos, dont voici les deux premières.

1. Thuyas au bord du suicide

2. Les quatre coings de la table