Archives de catégorie : Chroniques

64. Pere Ubu, Dub housing, 1978 | BV

 


 
Comment mieux finir l’année, et cette deuxième série de chroniques hebdomadaires, avec un album que je tiens pour l’un de mes vingt ou dix préférés de la création.

J’ai utilisé l’album pour des improvisations poétiques : https://www.amboilati.org/chantier/echos-maisons/.

C’est du pur Pere Ubu : du délire, du rire, et de l’expérience limite. Après une ouverture en trombe, On the surface décrit cette mixture on ne peut mieux. Et on enchaîne avec inénarrable et remarquable titre éponyme, clavier et lancinant saxophone ponctué de vocaux spirituels, solidement ancré à la guitare où vient se plaindre la voix du frontman David Thomas, qui se termine sur des hululements improbables (uh-uh-uh-uh-uh-uh-uh) hantés par un François Hollande fantomatique (heuuu, heuuuuuu). De même acabit, Caligari’s miror, qui suit, réécriture du classique chant de marins Drunken sailor, débouche sur un étrange Thriller! bruitiste. S’ensuivent des morceaux classiques de post-punk, et puis, comme si cela ne suffisait pas, deux perles (et deux de plus !) : le moderne Blow Daddy-O et le mystérieux et inquiétant Codex.

À la fois comique, pathétique et enragé, l’album est l’un des meilleurs efforts du genre, associant facilité et distorsion, paysages et claustrations, typique de l’ère sombre qui s’ouvre ces années-là — et qui colle tout à fait à notre temps.

I think about you all the time
 

 

896. David Johansen, In style, 1979 | BV

 


 
Si-si, vous le connaissez, il est le croisement de votre cothurne à la fac et de Mick Jagger, et il est surtout le chanteur des New York Dolls. Il se lance dans une carrière solo peu après la séparation du groupe et la fin de l’usage du nom, pour opter pour le sien propre. Un excellent premier album (homonyme, #722, 1978), qui lui permet le respect des confrères, il démontre dans le second, accompagné par Mick Ronson, toutes les capacités caméléonnes de sa voix et de sa stature de première ligne.

Mélange étrange entre Un Iggy Pop bowiisé, un Nick Cave moins indécis, un Springsteen avec des idées, l’album est étrangement vaguement souly (notamment Melody qui l’ouvre)… un rien crooner, mais aussi assez punk dans la démarche, avec des morceaux qui parfois ressemblent à des maquettes des Stones période garage (1976-1982 ; on comprend pourquoi les Stones sont les Stones).

Un peu moins bon que le précédent, à mon avis, l’album reste toutefois tout à fait indiqué pour un tour de New York de New Haven à Newark.
 

 

925. Fleetwood Mac, Rumours, 1977 | BV

 


 
Alors, Fleetwood Mac… Récemment et bientôt mis en documentaire, le groupe américano-britannique à la trajectoire on ne peut plus chaotique (lineup dynamique !), est à peu près représentatif de toute la contre-culture dans son genre de pointe, le ou la « pop-rock ». Affrontant crises existentielles, problèmes relationnels, séparations des couples internes; affres de la drogue, boomerang du succès, etc., avec une inégale bravoure, il n’en reste pas moins qu’on trouve chez eux des morceaux très réussis, aux côtés de machins sirupeux indigestes.

Déjà propriétaire d’une belle flopée d’album quand sort celui-ci qui les balance à tout jamais dans la stratosphère du glamour, dont plusieurs sont tout à fait valides, au demeurant (je veux dire pour des albums de blues-rock, cour où bien sûr ils ne sont pas les seuls à jouer), comme Fleetwood Mac [1975] (#1098, 1975) ou Then play on (#1114, 1969), le coup de force de Rumours, à l’orée du punk, soi dit en passant, est de réussir à mélanger pop et rock, country, blues et progressif, à la manière d’Eagles qui auraient réussi à atteindre leur proie.

C’est tout de même un album éclectique, avec des balades, des blues, de la variété un peu, à l’image du travail très personnel de chacun des membres du groupe. Et puis des réussites flagrantes : le simple Go your own ways (Lindsey Buckingham), la sympathique Dreams, Gold dust woman (toutes deux de Stevie Nicks) et une véritable perle The chain (écrite à cinq), comme quoi l’union fait la force, parfois. Force du disque, soulignée souvent, notamment de la production et de la qualité des harmonies vocales.

 

 

31. Pink Floyd, The dark side of the moon, 1973 | BV

 


 

La 100e chronique, ça se fête !

Et ça se fête en déroutant le programme qui nous tire au sort les albums, en choisissant nous-mêmes le lauréat de cette centième !

Eh bien le choix n’est pas facile… les centièmes, ça mérite au moins une place parmi les disques préférés… des artistes préférés…

Déjà disons quel le disque qui aurait été tiré au sort aurait été : Another green world de Brian Eno (#379)… ce qui n’était pas mal du tout — il sera donc le 101e.

Eh bien j’ai choisi, le numéro de la semaine sera le numéro 31, The dark side of the moon, premier album du groupe (Pink Floyd, pour ceux qui n’auraient pas suivi) au palmarès.

Et d’emblée, plein de questions : pourquoi Pink Floyd, pourquoi ce disque ? et, s’il est si génial, pourquoi est-il seulement 31e ?

Je réponds à ces questions sereinement : 1. Pink Floyd est, je crois, le groupe qui est mon favori parmi tous les artistes que j’aime très profondément, Stones, Bowie, Young… Ça ne s’explique pas : la diversité des paysages musicaux, la lucidité lyrique, la qualité sonore… l’emportent. Je crois que c’est l’imaginaire esthétique qui dépasse tous les autres : More, Atom Heart Mother, Meddle, et même Wish you were here, Animals, Final cut… l’emportent sur la qualité intrinsèque et objective… En réalité c’est Waters ou mieux, la soudure Waters-Gilmour qui fait la différence. Quoi que l’histoire ait retenu, quoi qu’on en dise et quoi que les deux parties récusent… et au-delà de leur définitive brouille actuelle (pas vraiment à l’honneur du guitariste d’ailleurs). Et puis il y a Mason, qui les embrasse chacun, et c’est tout aussi surprenant que touchant. Le batteur d’ailleurs en plein tour des morceaux datant d’avant Dark side, comme si Dark side marquait une rupture nette, un point de non-retour.

Or, c’est exactement ça.

Exactement ça : Dark side, comme symbole, comme plongeoir, comme pierre miliaire, comme destin, comme escarboucle, comme graal… De Pink Floyd, je crois que je préfère More, Obscured by clouds et Meddle… peut-être même Animals… Et, d’accord, Wish you were here, qui est peut-être l’album parfait. Mais non je choisis Dark side, comme album de la fin du monde… et album de la fin du rock.

Alors certes il n’est pas parfait, il a à mon avis un point faible, c’est Us and them (il y a quelqu chose qui cloche, trop long, trop lent, trop autocentrée…). Mais alors, à part ça, il a deux chansons géniales, Time et Money, mais il a encore deux chansons parfaites, Brain damage et Eclipse, et enfin il y a deux joyaux indépassables : Any colour you like (à écouter à fond la caisse) et The great gig in the sky. On peut constater que pas beaucoup d’autres albums alignent ainsi les réussites — hormis les 30 albums précédents, vous me direz. Breathe, et les coupures vocales, et les bruitages, et l’histoire de son enregistrement… tout est évident, parfait. Et l’ironie, l’ironie du rock, de la contre-culture : indispensable.

Et la pochette ? Comment tu la trouves ma pochette ?

 

 

454. Marvin Gaye, I want you, 1976 | BV

 


 

Evidemment Marvin Gaye, c’est What’s going on, sans doute l’un des dix meilleurs disques du monde (chez nous il est 126e et c’est le 6e du genre, mais c’est parce que nous sommes aussi sévères qu’injustes). Ceci dit, une fois Marvin Gaye ayant atteint les cimes du bon goût, retenue, classe, il reste un emblème de la soul, avec un disque tout à fait… étonnant, Here my dear (675e !).

Avec I want you, Gaye cherche à atteindre un public sinon plus mûr du moins moins mielleux… il lorgne du côté du funk, mais pas toujours avec réussite. L’interprétation est sans doute parfaite… mais ça les arrangements restent toutefois un tant soit peu sirupeux — sans la charge mystique, peut-être de Goin’ on

(Les feulements, aussi, je ne sais pas, je ne suis pas sûr.)

 

 

866. Procol Harum, A salty dog, 1969 | BV

 


 

Certainement (d’accord avec pas mal d’auditeurs) un album sous-estimé, occulté sans doute par le tube A whiter shade of pale. Le morceau titre est une pierre miliaire du rock progressif, mais on trouve également beaucoup de mélodies, pas mal de pop qui frôle la sensiblerie sans jamais y céder, mais aussi du blues bien croustillant (Juicy John Pink) et de la soul qui décoiffe (>Crucifiction Lane). Franchement, une écoute pas du tout désagréable. Je trouve la pochette très réussi, avec ce je-ne-sais quoi d’inquiétant qui traduit bien l’inquiétude de ces morceaux.

 
 

La baigneuse inchoative | HPJ

Je suis heureux : je vais vivre avec elle pendant quelques jours. Elle sera là dans la pièce principale de la maison, accrochée au mur tout blanc. Je l’ai vue, avant-hier, je l’ai regardée dans un paysage plutôt flou, j’ai tenté de la reconnaître, je suis persuadé que je l’avais déjà vue. Elle était dans la rivière, et sa robe légèrement soulevée, effleurait de ses plis la surface immobile de l’eau. Je l’ai regardée en espérant que ses yeux se tourneraient vers moi, c’était peine perdue, elle était absorbée par cette langueur qui unit un corps à l’impavidité de la nature. Ses pieds nus sous l’eau appartenaient déjà à un autre monde, ils se séparaient comme deux oiseaux aquatiques qui ne distinguent pas la différence entre voler et nager. Et ses pieds, je les voyais commencer à vouloir partir dans l’eau transparente.

Telle une danseuse, la baigneuse s’apprêtait à accomplir le mouvement disharmonique qui la séparait d’abord pour unir son corps. A la naissance de l’agitation, la nudité de ses pieds anticipait le geste d’une baignade qui ne devrait pas avoir lieu. Elle se donnait l’air de pouvoir bouger mais elle ne présentait que les signes de l’intention de se mouvoir.

Maintenant, elle est là, je suis en face d’elle, la porte est grande ouverte, elle est inondée de lumière. Dans un paysage si éthéré, rendu trouble et diaphane par un léger dégradé de couleur grise, des traces de bleu entourent la coiffe qui lui couvre les cheveux. Son visage pourrait bien apparaître, il demeure invisible, seuls ses pieds dénudés semblent le dévoiler en respectant son absence. La baigneuse inchoative joue l’apparition, elle aime surgir à peine visible.

Elle vient d’un autre temps, de celui où l’évocation elle-même était son origine. Quand plus rien ne disparaît et que tout commence seulement à apparaître. Les mirages des mémoires débridées. Le mouvement suspendu par l’évanouissement de sa finalité. Telle une danseuse qui entre dans un ballet aquatique, elle me regarde du coin de son œil perdu dans son visage, pour m’inviter à abandonner un instant les morts de la maison et à entrer dans la danse.

Je commence à avoir peur d’elle. La grandeur de sa présence sur le mur m’empêche d’être absent moi-même, je suis bien là, avec elle et je ne pourrai plus jamais la décrocher. Elle a aussi pris sa place dans ma tête, et quand je quitte la pièce où elle est, je la vois encore. En quelques instants, elle est devenue le mythe de l’origine du commencement. Une victoire trop facile sur la mort.

 

367. Bror Gunnar Jansson, Moan Snake moan, 2014 | BV

 


 

C’est mon ami Manu Catteau qui m’a découvrir ce drôle de bonhomme. C’est nettement du blues, avec son imagerie et son son, et c’est nettement un homme orchestre. Et ce monsieur est suédois. C’est donc un étonnant mélange, qui fonctionne parfaitement.

Je n’ai pas grand chose à ajouter d’autre… c’est encore plus noir que John Campbell, tout en étant véritablement du blues et non une espèce de rythm’n’blues fade ou sirupeux. Je l’imagine sur le pont d’un drakkar à sacrifier des tourne-pierre, voilà ce que j’en pense.

 

 

774. Roger Waters & Ron Geesin, Music from the body, 1970 | BV

 


 

Un album très étrange mais original. Une bonne manière d’entrer, peut-être, dans le travail de Roger Waters ? Ou pas. Bien. L’album est enregistré en 1968, et sert de « bande-son » à un documentaire sur le corps. Il est crédité Waters mais en vérité il est largement écrit par Ron Geesin… qui est un fou furieux qui coécrit, pour Pink Floyd, la pièce Atom heart mother cette même année 1970 et en conduit l’orchestre.

On a trois formes qui se mélangent : des pièces orchestrales ou de chambre, pas du tout honteuses, comme Sea shell and soft stone (2), quelques pièces folk « à la » Waters, comme Sea shell and soft stone ou Give birth to a smile et tout un tas de montages sonores liés au corps, dont évidemment on pourrait se passer si on était dans un album normal… Les archéologues semblent trouver dans cet ensemble hétéroclite les versions préparatoires de Breathe ou Embryo de Pink Floyd. Cet Embryo qui revient bien trois fois rassemble bien l’idée générale de ces morceaux bizarres, plutôt destinés aux fans de Waters que des Floyd (ce dernier morceau voit le groupe au complet — et un son très seventies très précurseur…).

 

 

197. Neil Young, Freedom, 1989 | BV

 


 

Ah quel plaisir, Freedom ! Album acheté en cassette à sa sortie dans un feu Rond-Point.

C’était donc le creux de la vague rock, et on n’espérait pas mieux. C’étaient les grands festivals humanitaires, c’était assez dur, en réalité. Et voilà que sur la scène du festival pour la libération de Nelson Mandela, entre Neneh Cherry, Simple Minds, Jackson Browne ou Lou Reed, déboule un Neil Young dégingandé mais régénéré, seul, seulement guitare acoustique, harmonica, et voix, jeans troués.

Ce fut pour moi un choc. L’album était sorti à peine six mois auparavant et marquait le retour du solitaire canadien. Ce fut un choc de voir ce petit bonhomme sur cette immense scène, qui semblait vouloir dire à la face du monde que le rock des stades était dépassé, que rien ne valait une guitare sèche.

L’album est surpuissant avec un bonne demi-douzaine de classiques — ça aussi c’était un choc pour un album des années 80. Simple, bruyant, efficace. Crime in the city, Too far gone, une bienvenue reprise de On broadway (avec des accords distordus non moins bienvenus) et la charmante Eldorado. C’est je crois le premier disque de Young dont je parle ici, c’est également le premier que j’ai entendu, et le lien avec Zuma (1975, #357), Tonight’s the night (1975, #51) ou Rust never sleeps (1979, #272) me parut évident.

Il l’avait fait : alors qu’allait paraître Harvest moon (#601), Neil Young avait ouvert la porte au grunge et au renouveau rock ou punk de ces années, couronnées par le long compagnonnage de Pearl Jam.