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Jean-Paul Duboc • Lac salé (3/3)

 

 

Neuvième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.

Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.

Voilà, vous savez ma vérité.

 

 

Dixième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.

Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.

Voilà, vous savez ma vérité.

 

Cet homme-là sait mieux écrire les histoires que moi.

 

 

Onzième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux gouter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.

Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.

Voilà, vous savez ma vérité.

 

Cet homme-là sait mieux écrire les histoires que moi.

 

Je me suis éloigné. Deux jours. Puis suis revenu au bord du Lac salé. La barque était vide du pécheur.

 

 

Douzième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.

Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.

Voilà, vous savez ma vérité.

 

Cet homme-là sait mieux écrire les histoires que moi.

 

Je me suis éloigné. Deux jours. Puis suis revenu au bord du Lac salé. La barque était vide du pécheur.

 

Cependant, un couple d’oiseaux, qui tournoyait et voletait, semblait vouloir prendre possession de l’embarcation.

 

 

Treizième jour d’écriture

Il s’agit d’un vendredi treize : je me confonds de superstition.

A suivre : (1)(2)(3)

Jean-Paul Duboc • Lac salé (2/3)

 

 

Cinquième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

 

 

Sixième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu. 

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

 

 

Septième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur.

 

Huitième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.

Et je me dis chaque jour qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.


A suivre : (1)(2)(3)

Jean-Paul Duboc • Lac salé (1/3)

 

 

Premier jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

 

 

Deuxième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

 


Troisième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

 

 

Quatrième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

A suivre : (1)(2)(3)

Luc Garraud | Quatre photographies (2)

Luc Garraud est botaniste. Il a publié en 2004 une importante Flore de la Drôme. Il est également plasticien et très sensible au rapport que l’homme entretient avec la nature. Il nous livre une série de photos, dont voici les deux dernières.

3. Collage 12


4. Le rateau d’épierrement

Sophie Nivet • Pandaphilie


Sohie Nivet fait de la poésie sonore. Voici deux extraits d’une soirée organisée par Julien d’Abrigeon lors des cafés littéraires de Montélimar (tous deux sont membres du collectif BoXoN). Elle nous livre deux textes autour du panda, symbole malgré lui de la lutte des “écologistes intégristes” et logo du World Wild Fund for Nature (WWF). Après l’avoir entendue, nous lui avons proposé de venir consolider notre dossier sur écologie et philosophie — ce qu’elle a accepté — et nous la remercions. Merci à M. D’Abrigeon, également, pour le soutien technique.


Cinophilie


Pandi Panda (© Chantal Goya & Jean-Jacques Debout)


« Le panda géant, Ailuropoda melanoleuca (« pied-de-chat noir et blanc »), est un mammifère habituellement classé dans la famille des ursidés (Ursidae), indigène dans la Chine centrale. » Wikipédia, article Panda géant.


Etienne Jacques • Elìnes

Ce matin, je suis parti à Elínes,

Je ne veux pas aller à Elínes, je veux aller à l’endroit que des gens appellent Elínes. D’ailleurs c’est peut-être Robía. Le nom est la forme, il suffit de prononcer le même nom pour croire que l’on parle des mêmes choses. L’endroit n’est pas le lieu, l’endroit est plusieurs lieux. Elínes est plus qu’un lieu ou un pays, c’est un conte qui s’écrit à chaque fois que j’y vais, un sillon nomade.

A Elínes, le ciel est de la couleur que vous le souhaitez : bleu pour certains, violet pour les oiseaux, rouge pour les serpents. Un sourd croit qu’il est vert et un aveugle préfère ne pas le voir. Tous les restaurants sont du cœur et toutes les journées sont des femmes. Là-bas, les gens n’espèrent pas vivre éternellement, la place viendrait à manquer pour toutes ces générations immortelles, ils préfèrent avoir des enfants. Le même prénom n’existe pas. Nous écoutons beaucoup, nous avons compris que les oiseaux font pousser l’herbe sur nos toits. Le nombre de jambes est aléatoire, le sucre un poison. Les poissons de la rivière ne sont pas hermaphrodites. Le luxe est une punition que l’on agite avec le vent, c’est une paresse poussiéreuse. Les bêtes ne sont pas bêtes, les mots sont des phrases. Les tournesols sont des clochards desséchés. Le rire est une épluchure de la peur : la différence entre ce qui est et ce qui pourrait être. La mouche est une étoile filante symphonique. Les prédateurs sont des parasites. Des rues changent de nom.

Elínes n’est pas un effeuillage du réalisme, ce n’est pas un cafouillage romantique. Elínes n’est pas une utopie. Elínes ce n’est peut-être pas comme cela, mais certainement pas comme ceci. Elínes, c’est ce que nos yeux refusent de voir, c’est la cicatrice de notre pensée, c’est la blessure de l’infini, c’est une fleur dans un grand vase cassé.

Ce soir, une rêverie suit Elínes,
tandis que le livreur de pizzas livrait du soja, le mangeur de pommes croque le dernier pépin et une souris déposera un escargot sur le quai Saint-Lézard.

Nagoya mon amour : de quoi la biodiversité est-elle le nom ?


Biodiversité, objet de toutes les préoccupations de l’hypercontemporain… et terme qui recouvre différentes réalités, et différents enjeux. Terme qui peut aisément, aussi, être posé comme une borne, à la croisée des chemins : biologie, écologie, bien sûr, mais aussi philosophie, éthique, économie, géographie… A vrai dire, c’est moins la définition de la biodiversité qui est changeante que la forme des attentions qui se portent sur elle.

Et ces attentions partagent rarement les mêmes valeurs. Aujourd’hui, quand on parle de biodiversité, on dit qu’elle s’érode, comme s’érode une montagne, un sol : socle la biodiversité ? Racine ? Ou arbre ?


1. Définir ?

Définir est utile mais peut se révéler également spécieux : il réduit les explorations marginales d’un terme, là où les sèmes se mélangent, et le “rigidifie” dans une acception pratiquement définitive. Pour le mot biodiversité, on recourt généralement à trois première définitions : la biodiversité spécifique où la variété d’êtres vivants présentes en un lieu donné ; cette définition très générale s’étaie de deux compléments : en “amont”, la biodiversité génétique, c’est-à-dire la variété des gènes (par exemple au sein d’une même espèce) ; en “aval”, la biodiversité écologique, c’est-à-dire la variété des habitats.

Cette définition nécessite alors, rapidement, qu’on s’entende sur une définition commune du vivant. Qu’est-ce qui est vivant ? Une définition simple consiste à considérer comme être vivant ce qui associe les trois (et toutes les trois en même temps) propriétés suivantes (Joël de Rosnay) : l’autoconservation (qui est la capacité des organismes à se maintenir en vie par l’assimilation, la nutrition, les réactions énergétiques de fermentation et de respiration), l’autoreproduction (leur possibilité de propager la vie) et l’autorégulation (les fonctions de coordination, de synchronisation et de contrôle des réactions d’ensemble). On peut éventuellement inclure l’évolution comme la dynamique générale du vivant au-delà des entités de l’individu et de l’espèce.

C’est ainsi que, pour autant qu’ils sont organiques (constitués de cellules organiques) ou produits par un organisme, les graines et les spores, les gamètes, les virus, certaines variétés et races (agricoles par exemple), certaines formes cybernétiques ne sont pas des êtres vivants en tant que tels.

Les virus, par exemple, sont tantôt considérés comme des êtres vivants, tantôt non : bien que constitués de séquences d’ADN ou d’ARN, ils ne disposent pas de la fonction métabolique. Le feu, qui réalise la fonction d’oxydation propre à la digestion, n’est pas un être vivant. Le mouvement n’est pas un critère suffisant pour définir le vivant, et l’eau et le vent ne sauraient en être.

Ce sont les critères qui définissent le vivant qui vont donc inclure ou exclure des organismes. La question qu’on peut poser également dès l’abord : les Pokémons sont-ils des êtres vivants ? Dieu est-il un être vivant ? En tout état de cause, on ne peut nier que les pokémons ou les dieux sont des êtres vivants.


2. Classer, trier, ranger

Une fois qu’on s’est entendu sur la définition commune du vivant, il faut encore prendre en considération le niveau d’étude, soit à l’intérieur d’un individu (mais qu’est-ce qu’un individu ?), soit à l’intérieur de l’espèce (mais qu’est-ce qu’une espèce ?), soit à l’intérieur ou d’un habitat (mais qu’est-ce qu’un habitat ?)… et l’on voit qu’on pourrait encore propager les définitions.

Sans occulter l’importance de ces questionnements, on peut essayer de les rassembler dans le dispositif ou l’attention qui les sous-tend tous les trois, et consiste en l’élaboration d’un guide critériologique. J’emploie à dessein cette périphrase peu élégante afin de me défaire de la distinction à présent établie (à l’école par exemple) entre trois termes qu’on ne peut plus confondre : ranger, classer, trier.

Quel que soit le verbe qu’on choisisse (personnellement je ne fais pas une distinction exacerbée), ce qu’il faut retenir c’est 1. le critère de différenciation (ou le caractère) qui permet de séparer un ensemble en deux sous-ensembles selon une différence (à quelque niveau qu’elle se situe : ordre alphabétique, morphologie, fonction écologique, etc.), et 2. la catégorie ainsi créée, ou la boîte qui permettra par la suite une lecture du monde qui est une organisation de ces boîtes.

Pour citer une référence très célèbre, on trouve chez Jorge Luis Borges, une encyclopédie chinoise qui classe les animaux de la manière suivante :

  • appartenant à l’Empereur
  • embaumés
  • apprivoisés
  • cochons de lait
  • sirènes
  • fabuleux
  • chinchards
  • chiens en liberté
  • inclus dans la présente classification
  • qui s’agitent comme des fous
  • innombrables
  • dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau
  • qui viennent de casser la cruche
  • qui de loin semblent des mouches
  • autres…

Cette organisation nous paraît absurde, puisque on ne trouve pas de critère distinctif qui permette les différentes catégories ; on ne retrouve ni les caractères ni les boîtes et on est plongé dans l’inquiétude et l’inconfort qui peut être aussi celui de l’exotisme…

Il faut pourtant bien comprendre qu’une telle liste n’est pas plus absurde, c’est-à-dire pas plus arbitraire que la classification linnéenne ou la classification phylogénétique. En effet, toute classification est une lecture du monde, une construction (supplémentaire) de langage : elle est donc orientée et fautive, de fait. La seule “vérité” (la justesse) étant la biodiversité elle-même.

Comme on comprendra, il n’est pas ici question de justifier tel ou tel classement, ou de proposer une théorie propre à la biodiversité, pas plus que de déplorer son érosion, d’en lister les causes ou de proposer des solutions. Il s’agit ici de parcourir les différents réflexes ou les intentions plus ou moins déclarées de la connaissance (observation et classification), de la préservation et de la gestion de la biodiversité.


3. En effets

Sous forme de liste, voici les principales préoccupations qui animent, qui devraient animer, n’importe quel gestionnaire, n’importe quel naturaliste, et sans doute n’importe quel penseur sur l’écologie comme fait humain, concernant la biodiversité.

L’effet papillon

On nous répète à l’envi que “le battement d’ailes d’un papillon en Amérique latine peut provoquer un tremblement de terre en Europe…” Ceci pour indiquer l’interrelation constitutive du vivant sur la planète — et donc la nécessité de considérer le continuum du vivant comme une pellicule sur la planète (terme qu’on donne parfois à la biosphère, partir du globe où se meut le vivant). Cette bonne résolution indiquerait, en tout état de cause, qu’il est nécessaire également de considérer l’espèce humaine comme une maille dans cette chaîne ou ce tissu et de ne pas, en conséquence, s’en extraire au prétexte de la connaissance, de l’évolution ou l’illumination (la foi) — au prétexte du langage donc, qui crée des mots absurdes comme environnement (ce qui environne, ce qui nous tourne autour).

L’effet loup

Voilà bien le sujet qui fâche : le loup aujourd’hui en France n’a pas droit de cité (ou droit de forêt). Pourquoi ? Espèce protégée, espèce également menacée, elle est pourtant régulièrement mise en cause dans le cas de prélèvements sur les troupeaux, la plupart du temps à juste titre, d’ailleurs. Mais le loup pose problème : il questionne les pratiques agricoles, devenues productivistes, qui permettent à des troupeaux immenses de se mouvoir sans berger et parfois sans chien. Le débat peut être retourné dans tous les sens : un troupeau nécessite un berger et le loup est un superprédateur. Il n’y a pas à tergiverser. Soit on éradique cette espèce, soit on l’accepte en tant que superprédateur. Les superprédateurs (loup, ours, aigle royal, hibou grand-duc, brochet) entrent tous en concurrence avec l’homme dans ses pratiques agricoles, mais aussi, de manière beaucoup plus souterraine et moins maîtrisée, dans son imaginaire, dans la mythologie, etc. Ils sont tous en danger d’extinction (hors d’Europe aussi) : n’est-ce pas un signe fort ?

L’effet panda

Comme le superprédateur dérange parce qu’il questionne en silence, certains décident de protéger à tout prix le vivant, au point qu’ils décident, comme ça, que, pour autant que l’homme est lui aussi un superprédateur, il est devenu une super menace pour le vivant. C’est un peu le revers de la difficulté qu’a l’être humain à accepter de faire partie du flux vivant ; c’en est une autre application : comme nous sommes doués de raison, nous allons “charger” les espèces d’épithètes : espèce rare ou menacée, espèce protégée, espèce invasive… Evidemment, d’un point de vue scientifique, on peut tout à fait organiser le monde qui nous entoure à notre idée, et lorsqu’on évalue objectivement, la fragilité de telle ou telle espèce, on arrive à obtenir des outils qui pourront orienter notre action (comme l’épatant travail de l’UICN et l’établissement des listes rouges). Mais le critique peut se demander : de quel droit décidons-nous que telle espèce est à protéger et telle autre à éradiquer ? Et selon quels critères, surtout, et donc selon quel point de vue ? Ces questions, il faut toujours se les poser lorsqu’on entreprend une étude d’observation, de préservation ou de gestion de la biodiversité.

Nous sommes souvent floués par notre émotivité : si les grandes ONG utilisent des mascottes c’est bien pour nous toucher dans notre sensibilité1 : le panda, le bébé phoque, sont plus “vendeurs” que la mygale ou le poulpe (ou une bactérie, un champignon) — mais agissant ainsi, on ne permet pas une prise de conscience découplée de l’anthropomorphisme, et on retombe dans les excès démiurgiques, les délires déistes de l’être humain.


L’effet pokémon (extrait d’un autre texte)

Je développerai un cas plus précisément en me penchant sur un exemple unique : les Pokémons®.

Les pokémons peuplent un monde imaginaire créé par Satori Tajiri, à l’origine pour un jeu électronique mais décliné rapidement dans toutes les dimensions qu’une franchise commerciale autorise. Le jeu de cartes est un double réel du jeu électronique.

Dans le monde des Pokémons, ceux-ci représentent des créatures disposant de capacités spéciales, des pouvoirs et toute l’intrigue de la narration (il existe une série télévisée et plusieurs films d’animation) repose sur les combats que se livrent ces créatures, les pokémons, entrainées à cet effet par des humains appelés “dresseurs”, qui les capturent dans leur milieu d’origine, les exercent et les entretiennent, les collectionnent2, et peuvent parfois tisser des relations fortes avec elles (amitié, amour, compassion, pitié, toute la gamme existe).

Le jeu possède des règles assez strictes (et codifiées) et nécessite une certaine stratégie. Les créatures quant à elles, sont décrites assez précisément selon un modèle qui ressemble à s’y méprendre aux classifications biologiques fondées sur la morphologie3.

La “série” Pokémons confond allègrement la curiosité à l’endroit de la biodiversité avec l’appât du gain et la collectionnite aiguë. Le monde vivant, censé être représenté, est le plus souvent décevant : les animaux dits supérieurs (mammifères en tête) sont légion, les autres sont le plus souvent dépréciés (arthropodes notamment), les plantes sont très rares, les autres règnes (champignons, bactéries) quasiment absents4. L’idée est de posséder des créatures, qu’on capture grâce à une “pokeball”, sphère qui peut contenir un individu de l’espèce. Enfin, il y a toujours confusion entre l’espèce et l’individu, de sorte qu’on appelle Pikachu non pas une espèce de créatures (les pikachus, parmi lesquels il y a des mâles et des femelles, des jeunes et des vieux, etc.), mais un individu singulier, Pikachu (le pikachu de Sacha, le héros de la série).

Cette impression désagréable est exacerbée par le fait même que le cri des pokémons est, dans la grande majorité des cas, leur nom, ce qui autorise cette question : est-ce parce que Pikachu dit Pikachu qu’il s’appelle Pikachu ou bien est-ce que parce qu’on appelle Pikachu Pikachu qu’il dit Pikachu ?

Cette franchise, qu’on nous présente comme un succédané de la biodiversité (et qu’on imagine donc avoir pour intérêt sa compréhension voire sa préservation), ne fait au final que trahir les pires pulsions utilitaristes, déterministes et anthropocentrées de l’être humain et noie la responsabilité en une simple chasse au trésor — et la biosphère en un terrain de jeu. En ce sens, elle ne diffère guère de la manie de certains passionnés de nature comme les adeptes des sports dits nature, certains photographes spécialiste de macro, et même des naturalistes, pour lesquels la rareté (et donc la préservation qui en découle) ou la beauté (et donc la préservation qui en découle) sont les seules valeurs attribuées au monde vivant, entendu comme un dehors que l’on est censé “gérer”. Ce qui est tout autant un manque d’humilité qu’un aveuglement.


Nagoya mon amour

Cet aveuglement est à ce point tel que l’ensemble des commentateurs ont applaudi lorsque s’est déroulée la Conférence des parties sur la convention de la diversité biologique à Nagoya du 18 au 29 octobre 2010.

Or cette conférence a clairement exposé ses intentions et ses actions : la biodiversité est au service de l’être humain ; sa connaissance est primordiale (il faut donc poursuivre les recherches, favoriser les cartographies, notamment les cartographies d’espèces protégées et les cartographies d’habitats), tout comme sa préservation : elle va pouvoir revêtir une valeur fiduciaire, financière et pénétrer ainsi sur le marché ; les états vont pouvoir s’échanger des “points-biodiversité”, etc.

On écrit des rapport sur l’économie des écosystèmes et de la biodiversité : par exemple ici, ici, ici, ici, ou encore, de Bernard Chevassus-Au-Louis, Jean-Michel Salles, Jean-Luc Pujol, Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes – Contribution à la décision publique, Centre d’analyse stratégique, 2009, téléchargeable ici : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics//094000203/0000.pdf.

L’Evaluation des Ecosystèmes pour le Millénaire a identifié quatre catégories de “services pour l’homme5” :

  • les services support ; ce sont les sols pour l’agriculture par exemple ;
  • les services d’approvisionnement ; eau, chasse et pêche, etc ;
  • les services de régulation ; concernant par exemple le climat ;
  • les services culturels et sociaux ; tourisme par exemple !

Je cite l’un de ces documents effrayants :

1. Les services support – sont ceux qui sont nécessaires pour la production de tous les autres services de l’écosystème. Ils sont différents des trois premières catégories de services, par le fait que leurs effets sur les hommes sont soit indirects soit apparaissent sur des longues périodes de temps.
Ainsi, certains services, tel que le contrôle de l’érosion, peuvent être caractérisés aussi bien comme « support » ou « de régulation » en fonction de l’échelle de temps des effets de ses changements sur les êtres humains.
Par exemple, les êtres humains n’utilisent pas directement les services de formation de sol de l’écosystème (services « support »), même si des changements dans ce service affecteraient indirectement les êtres humains par l’effet sur la production alimentaire.
De la même manière, la régulation du climat est caractérisée comme étant un service de « régulation » car les changements de l’écosystème peuvent avoir un effet sur le climat local et/ou global à des échelles courtes, comparables avec l’échelle de la vie humaine (décennies ou siècles), alors que la production d’oxygène par le processus de photosynthèse est un service « support » car tout impact sur la concentration d’oxygène de l’atmosphère et sur sa disponibilité aux humains ne se manifesterait qu’à une échelle très longue de temps.
Des exemples de services support sont la production primaire, la production d’oxygène atmosphérique, la formation et la rétention du sol, les cycles bio-géo-chimiques, le circuit de l’eau, et l’offre de habitat.

2. Les services d’approvisionnement permettent aux hommes d’obtenir des biens commercialisables, par l’exploitation des écosystèmes tels que :
– la nourriture, les fibres. Cette catégorie inclut une large catégorie de produits alimentaires dérivés de plantes, animaux, bactéries, ainsi que des matériaux tels que le bois, le jute, le chanvre, la soie…
– le combustible. Bois énergie, tourbe, le fumier et autres matériaux qui servent de sources d’énergie
– les ressources génétiques – incluent les gènes et l’information génétique utilisée pour l’élevage des animaux, la culture des plantes et la biotechnologie.
– les substances chimiques – beaucoup de médicaments, biocides, additifs alimentaires tels que les alginates, et matériaux biologiques sont dérivés des écosystèmes.
– les plantes médicinales (menthe de Milly-la-Forêt)
– les ressources ornementales – sont les produits tels que les peaux et les coquillages, les fleurs utilisées comme ornements, même si la valeur de ces ressources est souvent déterminée par le contexte culturel de leur usage.
– les matériaux de construction – bois, sablons, etc.
– la faune chassable

3. Les services de régulation – sont des bénéfices obtenus de la régulation des processus des écosystèmes, tels que :
– le maintient de la qualité de l’air : les écosystèmes apportent des produits chimiques et extraient des produits chimiques de l’atmosphère, influençant ainsi la qualité de l’air.
– la régulation du climat : les écosystèmes influencent le climat aussi bien à échelle locale qu’à échelle globale. Par exemple, à échelle locale, des changements dans l’occupation du sol peuvent influencer aussi bien les températures et le régime des précipitations. A échelle globale, les écosystèmes peuvent jouer un rôle important dans le climat, soit en séquestrant soit en émettant des gaz à effet de serre.
– le cycle de l’eau : la récurrence et la l’importance du ruissellement, des inondations, et la recharge des aquifères peuvent être fortement influencés par les changements dans l’occupation des sols, par des altérations qui peuvent changer le potentiel de stockage de l’eau au niveau de l’écosystème. De telles altérations peuvent être déterminées par la conversion des zones humides ou des forêts en zones agricoles, ou des zones agricoles en zones urbaines.
– le contrôle de l’érosion – la couverture végétale joue un rôle important dans la rétention du sol et dans la prévention des glissements de terrain.
– la purification de l’eau et le traitement des déchets. Les écosystèmes peuvent apportés des impuretés dans l’eau, mais peut aussi aider à filtrer et décomposer les déchets organiques introduits dans les zones humides, les eaux intérieurs et les écosystèmes marins.
– la régulation des maladies humaines. Les changements dans les écosystèmes peuvent changer directement l’abondance des pathogènes humains ; tels que le cholera, et peut altérer l’abondance des vecteurs de maladies, tels que les moustiques.
– le contrôle biologique – les changements des écosystèmes peuvent affecter la prévalence des maladies et des prédateurs des cultures et du cheptel.
– la pollinisation – les changements des écosystèmes peuvent affecter la distribution, l’abondance et l’efficacité de la pollinisation.
– la protection contre les tempêtes et contre les inondations – par exemple, la présence des écosystèmes forestiers peut diminuer l’intensité des vents et/ou des eaux

4. Les services culturels et sociaux – sont des bénéfices non-matériels obtenus par les hommes à partir des écosystèmes à travers l’enrichissement spirituel, le développement cognitif, la réflexion, la création, les expériences esthétiques, comprenant :
– l’offre d’emploi, qui est le résultat de la gestion, restauration, protection etc. des écosystèmes
– les valeurs éducatives : les écosystèmes et leurs composantes fournissent une base pour l’éducation dans beaucoup de sociétés.
– source d’inspiration – les écosystèmes offrent une source d’inspiration riche pour l’art, le folklore, les symboles nationaux, l’architecture et la publicité.
– les valeurs esthétiques – beaucoup de personnes trouvent de la beauté ou des valeurs esthétiques dans des aspects variés des écosystèmes ; ceci se reflète par exemple dans les visites des parcs, des « paysages » et dans le choix des localisations pour construire des maisons.
– des relations sociales – les écosystèmes influencent les relations sociales. Par exemple, le fait de bénéficier des aspects esthétiques et récréatives des écosystèmes (forestiers, parcs urbains…) peut contribuer au renforcement des liens sociaux (ex. : entre les jeunes d’un groupe, entre les voisins…).
– les valeurs « patrimoniales » : beaucoup de sociétés apprécient le maintien de paysages historiquement importants (« paysages culturels ») ou d’espèces ayant une signification culturelle.
– recréation et éco-tourisme – par exemple, les gens choisissent souvent les endroits de leurs vacances en fonction des caractéristiques naturelles du lieu.
Bien-être : Le bien-être de l’Homme est composé de multiples éléments dont, les éléments de base pour une vie agréable, la liberté et la possibilité de choisir, la santé, les bonnes relations sociales et la sécurité. Représenté sur un continuum, le bien-être est à l’opposé de la pauvreté définie comme une “absence prononcée de bien-être”. Les constituants du bien-être tirés de l’expérience humaine et tels que perçus par les hommes sont dépendants des situations elles-mêmes reflet des conditions géographiques, culturelles et écologiques locales.

Je trouve ainsi des sites qui “vendent” de la biodiversité (comme Néoconservation.org6

Plutôt que de répéter mal les questionnements citoyens et/ou de certains scientifiques sur les intentions réelles de cette subite considération de la biodiversité, je préfère ici renvoyer aux deux émissions consacrée à la Conférence par Ruth Stégassy pour son émission Terre A Terre sur France Culture (lorsque ces émissions ne seront plus disponibles à l’écoute, on pourra s’adresser à la revue).
http://www.franceculture.fr/emission-terre-a-terre-conference-des-parties-de-la-convention-sur-la-diversite-biologique-cop-10-la
http://www.franceculture.fr/emission-terre-a-terre-nagoya-2-conference-des-parties-de-la-convention-sur-la-diversite-biologique-

Il conviendrait que les naturalistes, les chercheurs, les médecins, les biologistes se posent une question, se penchent sur ce problème. Lorsque l’économie libérale s’intéresse à un domaine qu’elle va chercher à monétiser et sur lequel elle est prête à déposer des brevets, donc à décréter des états de propriété, on peut penser que ce n’est pas avec les meilleurs intentions “environnementalistes”.

Malheureusement, et malgré tout notre équipement scientifique, théorique, philosophique voire religieux ou psychanalytique, nous n’en démordrons pas : nous sommes pris dans le mouvement, pris dans la masse. Nous faisons partie de ce tout, et ne pouvons, ne pourrons jamais nous en défaire. Considérer que l’on s’exclue de l’ensemble revient à nier toute réalité sensible ou esthétique ; consiste à objectiver le réel et le réifier ; consiste à se prendre pour dieu — ce qui est absurde. Nous devons nous considérés idiots, indiens, des captifs éclairés, pas — jamais — des savants fous.


Félix Guattari | Les trois écologies

Nous avons le plaisir, la chance et l’honneur, de publier un texte de Félix Guattari qui est à l’origine d’un développement plus important dans un ouvrage éponyme paru chez Galilée. Nous tenons à remercier Anne Querrien et la revue Multitudes ainsi qu’Emmanuelle Guattari pour nous permettre de le reproduire au sein de ce numéro qui est évidemment profondément débiteur de la pensée de Félix Guattari.

© Bruno, Emmanuelle et Stephen Guattari | Fonds IMEC

Félix Guattari | Les trois écologies

Photo: Parham Shahrjerdi

« Il y a une écologie des mauvaises idées,
comme il y a une écologie des mauvaises herbes. » Gregory BATESON

La planète Terre connaît une période d’intenses transformations technico-scientifiques en contrepartie desquelles se trouvent engendrés des phénomènes de déséquilibres écologiques menaçants, à terme, s’il n’y est porté remède, l’implantation de la vie sur sa surface. Parallèlement à ces bouleversements, les modes de vie humains, individuels et collectifs, évoluent dans le sens d’une progressive détérioration. Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est gangrenée par la consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à leur plus pauvre expression… C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive. L’altérité tend à perdre toute aspérité. Le tourisme, par exemple, se résume le plus souvent à un voyage sur place au sein des mêmes redondances d’image et de comportement.

Les formations politiques et les instances exécutives paraissent totalement incapables d’appréhender cette problématique dans l’ensemble de ses implications. Bien qu’ayant récemment amorcé une prise de conscience partielle des dangers les plus voyants qui menacent l’environnement naturel de nos sociétés, elles se contentent généralement d’aborder le domaine des nuisances industrielles et, cela, uniquement dans une perspective technocratique, alors que, seule, une articulation éthico-politique, que je nomme écosophie, entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible d’éclairer convenablement ces questions.

C’est de la façon de vivre désormais sur cette planète, dans le contexte de l’accélération des mutations technico-scientifiques et du considérable accroissement démographique, qu’il est question. Les forces productives, du fait du développement continu du travail machinique, démultiplié par la révolution informatique, vont rendre disponible une quantité toujours plus grande du temps d’activité humaine potentielle. Mais à quelle fin ? Celle du chômage, de la marginalité oppressive, de la solitude, du désoeuvrement, de l’angoisse, de la névrose ou celle de la culture, de la création, de la recherche, de la réinvention de l’environnement, de l’enrichissement des modes de vie et de sensibilité ? Dans le Tiers-monde, comme dans le monde développé, ce sont des pans entiers de la subjectivité collective qui s’effondrent ou qui se recroquevillent sur des archaïsmes, comme c’est le cas, par exemple, avec l’exacerbation redoutable des phénomènes d’intégrisme religieux.

Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels. Cette révolution ne devra donc pas concerner uniquement les rapports de force visibles à grande échelle mais également des domaines moléculaires de sensibilité, d’intelligence et de désir. Une finalisation du travail social régulée de façon univoque par économie de profit et par des rapports de puissance ne saurait plus mener, à présent, qu’à de dramatiques impasses. C’est manifeste avec l’absurdité des tutelles économiques pesant sur le Tiers-monde et qui conduisent certaines de ses contrées à une paupérisation absolue et irréversible. C’est également évident dans des pays comme la France où la prolifération des centrales nucléaires fait peser le risque, sur une grande partie de l’Europe, des conséquences possibles d’accidents de type Tchernobyl. Sans parler du caractère quasi délirant du stockage de milliers de têtes nucléaires qui, à la moindre défaillance technique ou humaine, pourraient conduire de façon mécanique à une extermination collective. A travers chacun de ces exemples se retrouve la même mise en cause des modes dominants de valorisation des activités humaines, à savoir : 1. celui de l’imperium d’un marché mondial qui lamine les systèmes particuliers de valeur, qui place sur un même plan d’équivalence : les biens matériels, les biens culturels, les sites naturels, etc. ; 2. celui qui place l’ensemble des relations sociales et des relations internationales sous l’emprise des machines policières et militaires. Les Etats, dans cette double pince, voient leur rôle traditionnel de médiation se réduire de plus en plus et se mettent, le plus souvent, au service conjugué des instances du marché mondial et des complexes militaro-industriels.
Cette situation est d’autant plus paradoxale que les temps sont en passe d’être révolus où le monde était placé sous l’égide d’un antagonisme Est-Ouest, projection largement imaginaire des oppositions classe ouvrière-bourgeoisie au sein des pays capitalistes. Est-ce à dire que les nouveaux enjeux multipolaires des trois écologies se substitueront purement et simplement aux anciennes luttes de classe et à leurs mythes de référence ? Certes, une telle substitution ne sera pas aussi mécanique ! Mais il paraît cependant probable que ces enjeux, qui correspondent à une complexification extrême des contextes sociaux, économiques et internationaux, tendront à passer de plus en plus au premier plan.

Les antagonismes de classe hérités du XIXème siècle ont initialement contribué à forger des champs homogènes bipolarisés de subjectivité. Puis durant la seconde moitié du XXème siècle, à travers la société de consommation, le welfare, les médias…, la subjectivité ouvrière pure et dure s’est délitée. Bien que les ségrégations et les hiérarchies n’aient jamais été aussi intensément vécues, une même chape imaginaire se trouve main tenant plaquée sur l’ensemble des positions subjectives. Un même sentiment diffus d’appartenance sociale a décrispé les anciennes consciences de classe. (Je laisse ici de côté la constitution de pôles subjectifs violemment hétérogènes comme ceux qui surgissent dans le monde musulman). De leur coté, les pays dits socialistes ont également introjecté les systèmes de valeur « unidimensionalisants » de l’Occident. L’ancien égalitarisme de façade du monde communiste laisse place ainsi au sérialisme mass-médiatique (même idéal de standing, mêmes modes, même type de musique rock, etc.)

En ce qui concerne l’axe Nord-Sud, on imagine difficilement que la situation puisse s’améliorer de façon notable. Certes, à terme, il est concevable que la progression des techniques agro-alimentaires permette de modifier les données théoriques du drame de la faim dans le monde. Mais, sur le terrain, en attendant, il serait tout à fait illusoire de penser que l’aide internationale, telle qu’elle est aujourd’hui conçue et dispensée, parvienne à résoudre durablement quelque problème que ce soit ! L’instauration à long terme d’immenses zones de misère, de famine et de mort semble désormais faire partie intégrante du monstrueux système de « stimulation » du Capitalisme Mondial Intégré. En tout cas, c’est sur elle que repose l’implantation des Nouvelles Puissances Industrielles, foyers d’hyper-exploitation, tels que Hong-Kong, Taiwan, la Corée du Sud, etc.

Au sein des pays développés, en retrouve ce même principe de tension sociale et de « stimulation » par le désespoir avec l’instauration de plages chroniques de chômage et d’une marginalisation d’une part de plus en plus grande de populations jeunes, de personnes âgées, de travailleurs « partialisés », dévalués, etc. Ainsi où que l’on se trouve, on retrouve ce même paradoxe lancinant : d’un côté le développement continu de nouveaux moyens technico-scientifiques, susceptibles potentiellement de résoudre les problématiques écologiques dominantes et le rééquilibrage des activités socialement utiles sur la surface de la planète et, d’un autre côté, l’incapacité des forces sociales organisées et des formations subjectives constituées à s’emparer de ces moyens pour les rendre opératoires. Et pourtant on peut se demander si cette phase paroxystique de laminage des subjectivités, des biens et des environnements, n’est pas appelée à entrer dans une phase de déclin. Un peu partout se mettent à sourdre des revendications de singularité ; les signes les plus voyants, à cet égard, résident dans la multiplication des revendications nationalitaires, hier encore marginales, et qui occupent de plus en plus le devant des scènes politiques. (Relevons en Corse, comme aux pays Baltes, la conjonction entre les revendications écologiques et autonomistes).

A terme, cette montée des questions nationalitaires sera probablement amenée à modifier profondément les rapports Est-ouest et, en particulier, la configuration de l’Europe dont le centre de gravité pourrait dériver décisivement vers un Est neutraliste.
Les oppositions dualistes traditionnelles qui ont guidé la pensée sociale et les cartographies géopolitiques sont révolues. Les conflictualités demeurent mais elles engagent des systèmes multipolaires incompatibles avec des embrigadements sous des drapeaux idéologiques manichéistes. Par exemple, l’opposition entre Tiers-monde et monde développé, éclate de toutes parts. On l’a vu avec ces Nouvelles Puissances Industrielles dont la productivité est devenue sans commune mesure avec celle des traditionnels bastions industriels de l’Ouest, mais ce phénomène s’accompagne d’une sorte de tiers-mondisation interne aux pays développés, elle-même doublée d’une exacerbation des questions relatives à l’immigration et au racisme. Qu’on ne s’y trompe pas, le grand remue-ménage à propos de l’unification économique de la Communauté Européenne ne freinera en rien cette tiers-mondisation de zones considérables de l’Europe. Un autre antagonisme transversal à celui des luttes de classe demeure celui des rapports homme/femme. A l’échelle du globe la condition féminine paraît loin de s’être améliorée. L’exploitation du travail féminin, corrélative à celle du travail des enfants, n’a rien à envier aux pires périodes du XIXème siècle ! Et, cependant, une révolution subjective rampante n’a cessé de travailler la condition féminine durant ces deux dernières décennies. Bien que l’indépendance sexuelle des femmes, en rapport avec la mise à disposition de moyens de contraception et d’avortement, se soit très inégalement développée, bien que la montée des intégrismes religieux ne cesse de générer une minorisation de leur état, un certain nombre d’indices conduisent à penser que des transformations de longue durée – au sens de Fernand Braudel – sont bel et bien en cours (désignation de femmes comme chef d’Etat, revendication de parité hommes-femmes dans les instances représentatives, etc.)

La jeunesse, bien que broyée dans les rapports économiques dominants qui lui confèrent une place de plus en plus précaire et manipulée mentalement par la production de subjectivité collective des mass-médias, n’en développe pas moins ses propres distances de singularisation à l’égard de la subjectivité normalisée. A cet égard, le caractère transnational de la culture rock est tout à fait significatif, celle-ci jouant le rôle d’une sorte de culte initiatique conférant une pseudo-identité culturelle à des masses considérables de jeunes et leur permettant de se constituer un minimum de Territoires existentiels.
C’est dans ces contextes d’éclatement, de décentrement, de démultiplication des antagonismes et des processus de singularisation que surgissent les nouvelles problématiques écologiques. Entendons-nous bien, je ne prétends aucunement qu’elles soient appelées à « chapeauter » les autres lignes de fracture moléculaires, mais il m’apparaît qu’elles appellent une problématisation qui leur devienne transversale.

S’il n’est plus question, comme aux périodes antérieures de lutte de classe ou de défense de la « patrie du socialisme », de faire fonctionner une idéologie de façon univoque, il est concevable, par contre, que la nouvelle référence écosophique indique des lignes de recomposition des praxis humaines dans les domaines les plus variés. A toutes les échelles individuelles et collectives, pour ce qui concerne la vie quotidienne aussi bien que la réinvention de la démocratie, dans le registre de l’urbanisme, de la création artistique, du sport, etc. il s’agit, à chaque fois, de se pencher sur ce que pourraient être des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d’une re-singularisation individuelle et/ou collective, plutôt que dans celui d’un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir. Perspective qui n’exclut pas totalement la définition d’objectifs unificateurs, tels que la lutte contre la faim dans le monde, l’arrêt de la déforestation ou la prolifération aveugle des industries nucléaires. Seulement, il ne saurait plus s’agir là de mots d’ordre stéréotypés, réductionnistes, expropriant d’autres problématiques plus singulières et impliquant la promotion de leaders charismatiques.

Une même visée éthico-politique traverse les questions du racisme, du phallocentrisme, des désastres légués par un urbanisme qui se voulait moderne, d’une création artistique libérée du système du marché, d’une pédagogie capable d’inventer ses médiateurs sociaux etc. Cette problématique, en fin de compte, c’est celle de la production d’existence humaine dans les nouveaux contextes historiques. L’écosophie sociale consistera donc à développer des pratiques spécifiques tendant à modifier et à réinventer des façons d’être au sein du couple, au sein de la famille, du contexte urbain, du travail, etc. Certes, il serait inconcevable de prétendre revenir à des formules antérieures, correspondant à des périodes où à la fois la densité démographique était plus faible et où la densité des rapports sociaux était plus forte qu’aujourd’hui. Mais il s’agira littéralement de reconstruire l’ensemble des modalités de l’être en groupe. Et cela pas seulement par des interventions « communicationnelles » mais par des mutations existentielles portant sur l’essence de la subjectivité. Dans ce domaine, on ne s’en tiendra pas à des recommandations générales mais on mettra en œuvre des pratiques effectives d’expérimentation aussi bien aux niveaux microsociaux qu’à de plus grandes échelles institutionnelles.

De son côté, l’écosophie mentale sera amenée à réinventer le rapport du sujet au corps, au fantasme, au temps qui passe, aux « mystères » de la vie et de la mort. Elle sera amenée à chercher des antidotes à l’uniformisation mass-médiatique et télématique, au conformisme des modes, aux manipulations de l’opinion par la publicité, les sondages, etc. Sa façon de faire se rapprochera plus de celle de l’artiste que de celle des professionnels « psy » toujours hantés par un idéal suranné de scientificité.
Rien dans ces domaines n’est joué au nom de l’histoire, au nom de déterminismes infrastructuraux ! L’implosion barbare n’est nullement exclue. Et faute d’une telle reprise écosophique (quel que soit le nom qu’on voudra lui donner), faute d’une réarticulation des trois registres fondamentaux de l’écologie, on peut malheureusement présager la montée de tous les périls : ceux du racisme, du fanatisme religieux, des schismes nationalitaires basculant dans des refermetures réactionnaires, ceux de l’exploitation du travail des enfants, de l’oppression des femmes…

Reproduction d’un manuscrit original remis par l’auteur à Emmanuel Videcoq, antérieurement à la publication de son livre par les Editions Galilée.