Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.
Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.
Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir contribuer.
Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.
J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.
Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.
Voilà, ce qu’il m’a dit.
Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en dévotion.
Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.
Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.
Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».
Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.
Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.
Voilà, vous savez ma vérité.
Dixième jour d’écriture
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.
Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.
Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir contribuer.
Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.
J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.
Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.
Voilà, ce qu’il m’a dit.
Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en dévotion.
Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.
Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.
Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».
Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.
Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.
Voilà, vous savez ma vérité.
Cet homme-là sait mieux écrire les histoires que moi.
Onzième jour d’écriture
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.
Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.
Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir contribuer.
Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.
J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.
Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.
Voilà, ce qu’il m’a dit.
Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en dévotion.
Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.
Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.
Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».
Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux gouter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.
Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.
Voilà, vous savez ma vérité.
Cet homme-là sait mieux écrire les histoires que moi.
Je me suis éloigné. Deux jours. Puis suis revenu au bord du Lac salé. La barque était vide du pécheur.
Douzième jour d’écriture
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.
Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.
Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir contribuer.
Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.
J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.
Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.
Voilà, ce qu’il m’a dit.
Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en dévotion.
Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.
Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.
Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».
Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.
Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.
Voilà, vous savez ma vérité.
Cet homme-là sait mieux écrire les histoires que moi.
Je me suis éloigné. Deux jours. Puis suis revenu au bord du Lac salé. La barque était vide du pécheur.
Cependant, un couple d’oiseaux, qui tournoyait et voletait, semblait vouloir prendre possession de l’embarcation.
Treizième jour d’écriture
Il s’agit d’un vendredi treize : je me confonds de superstition.
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.
Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.
Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir contribuer.
Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.
J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.
Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.
Sixième jour d’écriture
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.
Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.
Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir contribuer.
Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.
J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.
Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.
Voilà, ce qu’il m’a dit.
Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en dévotion.
Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.
Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.
Septième jour d’écriture
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.
Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.
Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir contribuer.
Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.
J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.
Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.
Voilà, ce qu’il m’a dit.
Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en dévotion.
Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.
Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.
Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».
Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur.
Huitième jour d’écriture
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.
Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.
Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir contribuer.
Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.
J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.
Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.
Voilà, ce qu’il m’a dit.
Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en dévotion.
Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.
Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.
Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».
Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.
Et je me dis chaque jour qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Deuxième jour d’écriture
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
Troisième jour d’écriture
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.
Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.
Quatrième jour d’écriture
Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.
Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.
De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».
L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »
Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.
Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.
J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.
Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.
Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir contribuer.
Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.
Luc Garraud est botaniste. Il a publié en 2004 une importanteFlore de la Drôme. Il est également plasticien et très sensible au rapport que l’homme entretient avec la nature. Il nous livre une série de photos, dont voici les deux dernières.
Sohie Nivet fait de la poésie sonore. Voici deux extraits d’une soirée organisée par Julien d’Abrigeon lors des cafés littéraires de Montélimar (tous deux sont membres du collectif BoXoN). Elle nous livre deux textes autour du panda, symbole malgré lui de la lutte des “écologistes intégristes” et logo du World Wild Fund for Nature (WWF). Après l’avoir entendue, nous lui avons proposé de venir consolider notre dossier sur écologie et philosophie — ce qu’elle a accepté — et nous la remercions. Merci à M. D’Abrigeon, également, pour le soutien technique.
« Le panda géant, Ailuropoda melanoleuca (« pied-de-chat noir et blanc »), est un mammifère habituellement classé dans la famille des ursidés (Ursidae), indigène dans la Chine centrale. » Wikipédia, article Panda géant.
Je ne veux pas aller à Elínes, je veux aller à l’endroit que des gens appellent Elínes. D’ailleurs c’est peut-être Robía. Le nom est la forme, il suffit de prononcer le même nom pour croire que l’on parle des mêmes choses. L’endroit n’est pas le lieu, l’endroit est plusieurs lieux. Elínes est plus qu’un lieu ou un pays, c’est un conte qui s’écrit à chaque fois que j’y vais, un sillon nomade.
A Elínes, le ciel est de la couleur que vous le souhaitez : bleu pour certains, violet pour les oiseaux, rouge pour les serpents. Un sourd croit qu’il est vert et un aveugle préfère ne pas le voir. Tous les restaurants sont du cœur et toutes les journées sont des femmes. Là-bas, les gens n’espèrent pas vivre éternellement, la place viendrait à manquer pour toutes ces générations immortelles, ils préfèrent avoir des enfants. Le même prénom n’existe pas. Nous écoutons beaucoup, nous avons compris que les oiseaux font pousser l’herbe sur nos toits. Le nombre de jambes est aléatoire, le sucre un poison. Les poissons de la rivière ne sont pas hermaphrodites. Le luxe est une punition que l’on agite avec le vent, c’est une paresse poussiéreuse. Les bêtes ne sont pas bêtes, les mots sont des phrases. Les tournesols sont des clochards desséchés. Le rire est une épluchure de la peur : la différence entre ce qui est et ce qui pourrait être. La mouche est une étoile filante symphonique. Les prédateurs sont des parasites. Des rues changent de nom.
Elínes n’est pas un effeuillage du réalisme, ce n’est pas un cafouillage romantique. Elínes n’est pas une utopie. Elínes ce n’est peut-être pas comme cela, mais certainement pas comme ceci. Elínes, c’est ce que nos yeux refusent de voir, c’est la cicatrice de notre pensée, c’est la blessure de l’infini, c’est une fleur dans un grand vase cassé.
Ce soir, une rêverie suit Elínes,
tandis que le livreur de pizzas livrait du soja, le mangeur de pommes croque le dernier pépin et une souris déposera un escargot sur le quai Saint-Lézard.
Biodiversité, objet de toutes les préoccupations de l’hypercontemporain… et terme qui recouvre différentes réalités, et différents enjeux. Terme qui peut aisément, aussi, être posé comme une borne, à la croisée des chemins : biologie, écologie, bien sûr, mais aussi philosophie, éthique, économie, géographie… A vrai dire, c’est moins la définition de la biodiversité qui est changeante que la forme des attentions qui se portent sur elle.
Et ces attentions partagent rarement les mêmes valeurs. Aujourd’hui, quand on parle de biodiversité, on dit qu’elle s’érode, comme s’érode une montagne, un sol : socle la biodiversité ? Racine ? Ou arbre ?
1. Définir ?
Définir est utile mais peut se révéler également spécieux : il réduit les explorations marginales d’un terme, là où les sèmes se mélangent, et le “rigidifie” dans une acception pratiquement définitive. Pour le mot biodiversité, on recourt généralement à trois première définitions : la biodiversité spécifique où la variété d’êtres vivants présentes en un lieu donné ; cette définition très générale s’étaie de deux compléments : en “amont”, la biodiversité génétique, c’est-à-dire la variété des gènes (par exemple au sein d’une même espèce) ; en “aval”, la biodiversité écologique, c’est-à-dire la variété des habitats.
Cette définition nécessite alors, rapidement, qu’on s’entende sur une définition commune du vivant. Qu’est-ce qui est vivant ? Une définition simple consiste à considérer comme être vivant ce qui associe les trois (et toutes les trois en même temps) propriétés suivantes (Joël de Rosnay) : l’autoconservation (qui est la capacité des organismes à se maintenir en vie par l’assimilation, la nutrition, les réactions énergétiques de fermentation et de respiration), l’autoreproduction (leur possibilité de propager la vie) et l’autorégulation (les fonctions de coordination, de synchronisation et de contrôle des réactions d’ensemble). On peut éventuellement inclure l’évolution comme la dynamique générale du vivant au-delà des entités de l’individu et de l’espèce.
C’est ainsi que, pour autant qu’ils sont organiques (constitués de cellules organiques) ou produits par un organisme, les graines et les spores, les gamètes, les virus, certaines variétés et races (agricoles par exemple), certaines formes cybernétiques ne sont pas des êtres vivants en tant que tels.
Les virus, par exemple, sont tantôt considérés comme des êtres vivants, tantôt non : bien que constitués de séquences d’ADN ou d’ARN, ils ne disposent pas de la fonction métabolique. Le feu, qui réalise la fonction d’oxydation propre à la digestion, n’est pas un être vivant. Le mouvement n’est pas un critère suffisant pour définir le vivant, et l’eau et le vent ne sauraient en être.
Ce sont les critères qui définissent le vivant qui vont donc inclure ou exclure des organismes. La question qu’on peut poser également dès l’abord : les Pokémons sont-ils des êtres vivants ? Dieu est-il un être vivant ? En tout état de cause, on ne peut nier que les pokémons ou les dieux sont des êtres vivants.
2. Classer, trier, ranger
Une fois qu’on s’est entendu sur la définition commune du vivant, il faut encore prendre en considération le niveau d’étude, soit à l’intérieur d’un individu (mais qu’est-ce qu’un individu ?), soit à l’intérieur de l’espèce (mais qu’est-ce qu’une espèce ?), soit à l’intérieur ou d’un habitat (mais qu’est-ce qu’un habitat ?)… et l’on voit qu’on pourrait encore propager les définitions.
Sans occulter l’importance de ces questionnements, on peut essayer de les rassembler dans le dispositif ou l’attention qui les sous-tend tous les trois, et consiste en l’élaboration d’un guide critériologique. J’emploie à dessein cette périphrase peu élégante afin de me défaire de la distinction à présent établie (à l’école par exemple) entre trois termes qu’on ne peut plus confondre : ranger, classer, trier.
Quel que soit le verbe qu’on choisisse (personnellement je ne fais pas une distinction exacerbée), ce qu’il faut retenir c’est 1. le critère de différenciation (ou le caractère) qui permet de séparer un ensemble en deux sous-ensembles selon une différence (à quelque niveau qu’elle se situe : ordre alphabétique, morphologie, fonction écologique, etc.), et 2. la catégorie ainsi créée, ou la boîte qui permettra par la suite une lecture du monde qui est une organisation de ces boîtes.
Pour citer une référence très célèbre, on trouve chez Jorge Luis Borges, une encyclopédie chinoise qui classe les animaux de la manière suivante :
appartenant à l’Empereur
embaumés
apprivoisés
cochons de lait
sirènes
fabuleux
chinchards
chiens en liberté
inclus dans la présente classification
qui s’agitent comme des fous
innombrables
dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau
qui viennent de casser la cruche
qui de loin semblent des mouches
autres…
Cette organisation nous paraît absurde, puisque on ne trouve pas de critère distinctif qui permette les différentes catégories ; on ne retrouve ni les caractères ni les boîtes et on est plongé dans l’inquiétude et l’inconfort qui peut être aussi celui de l’exotisme…
Il faut pourtant bien comprendre qu’une telle liste n’est pas plus absurde, c’est-à-dire pas plus arbitraire que la classification linnéenne ou la classification phylogénétique. En effet, toute classification est une lecture du monde, une construction (supplémentaire) de langage : elle est donc orientée et fautive, de fait. La seule “vérité” (la justesse) étant la biodiversité elle-même.
Comme on comprendra, il n’est pas ici question de justifier tel ou tel classement, ou de proposer une théorie propre à la biodiversité, pas plus que de déplorer son érosion, d’en lister les causes ou de proposer des solutions. Il s’agit ici de parcourir les différents réflexes ou les intentions plus ou moins déclarées de la connaissance (observation et classification), de la préservation et de la gestion de la biodiversité.
3. En effets
Sous forme de liste, voici les principales préoccupations qui animent, qui devraient animer, n’importe quel gestionnaire, n’importe quel naturaliste, et sans doute n’importe quel penseur sur l’écologie comme fait humain, concernant la biodiversité.
L’effet papillon
On nous répète à l’envi que “le battement d’ailes d’un papillon en Amérique latine peut provoquer un tremblement de terre en Europe…” Ceci pour indiquer l’interrelation constitutive du vivant sur la planète — et donc la nécessité de considérer le continuum du vivant comme une pellicule sur la planète (terme qu’on donne parfois à la biosphère, partir du globe où se meut le vivant). Cette bonne résolution indiquerait, en tout état de cause, qu’il est nécessaire également de considérer l’espèce humaine comme une maille dans cette chaîne ou ce tissu et de ne pas, en conséquence, s’en extraire au prétexte de la connaissance, de l’évolution ou l’illumination (la foi) — au prétexte du langage donc, qui crée des mots absurdes comme environnement (ce qui environne, ce qui nous tourne autour).
L’effet loup
Voilà bien le sujet qui fâche : le loup aujourd’hui en France n’a pas droit de cité (ou droit de forêt). Pourquoi ? Espèce protégée, espèce également menacée, elle est pourtant régulièrement mise en cause dans le cas de prélèvements sur les troupeaux, la plupart du temps à juste titre, d’ailleurs. Mais le loup pose problème : il questionne les pratiques agricoles, devenues productivistes, qui permettent à des troupeaux immenses de se mouvoir sans berger et parfois sans chien. Le débat peut être retourné dans tous les sens : un troupeau nécessite un berger et le loup est un superprédateur. Il n’y a pas à tergiverser. Soit on éradique cette espèce, soit on l’accepte en tant que superprédateur. Les superprédateurs (loup, ours, aigle royal, hibou grand-duc, brochet) entrent tous en concurrence avec l’homme dans ses pratiques agricoles, mais aussi, de manière beaucoup plus souterraine et moins maîtrisée, dans son imaginaire, dans la mythologie, etc. Ils sont tous en danger d’extinction (hors d’Europe aussi) : n’est-ce pas un signe fort ?
L’effet panda
Comme le superprédateur dérange parce qu’il questionne en silence, certains décident de protéger à tout prix le vivant, au point qu’ils décident, comme ça, que, pour autant que l’homme est lui aussi un superprédateur, il est devenu une super menace pour le vivant. C’est un peu le revers de la difficulté qu’a l’être humain à accepter de faire partie du flux vivant ; c’en est une autre application : comme nous sommes doués de raison, nous allons “charger” les espèces d’épithètes : espèce rare ou menacée, espèce protégée, espèce invasive… Evidemment, d’un point de vue scientifique, on peut tout à fait organiser le monde qui nous entoure à notre idée, et lorsqu’on évalue objectivement, la fragilité de telle ou telle espèce, on arrive à obtenir des outils qui pourront orienter notre action (comme l’épatant travail de l’UICN et l’établissement des listes rouges). Mais le critique peut se demander : de quel droit décidons-nous que telle espèce est à protéger et telle autre à éradiquer ? Et selon quels critères, surtout, et donc selon quel point de vue ? Ces questions, il faut toujours se les poser lorsqu’on entreprend une étude d’observation, de préservation ou de gestion de la biodiversité.
Nous sommes souvent floués par notre émotivité : si les grandes ONG utilisent des mascottes c’est bien pour nous toucher dans notre sensibilité1 : le panda, le bébé phoque, sont plus “vendeurs” que la mygale ou le poulpe (ou une bactérie, un champignon) — mais agissant ainsi, on ne permet pas une prise de conscience découplée de l’anthropomorphisme, et on retombe dans les excès démiurgiques, les délires déistes de l’être humain.
Je développerai un cas plus précisément en me penchant sur un exemple unique : les Pokémons®.
Les pokémons peuplent un monde imaginaire créé par Satori Tajiri, à l’origine pour un jeu électronique mais décliné rapidement dans toutes les dimensions qu’une franchise commerciale autorise. Le jeu de cartes est un double réel du jeu électronique.
Dans le monde des Pokémons, ceux-ci représentent des créatures disposant de capacités spéciales, des pouvoirs et toute l’intrigue de la narration (il existe une série télévisée et plusieurs films d’animation) repose sur les combats que se livrent ces créatures, les pokémons, entrainées à cet effet par des humains appelés “dresseurs”, qui les capturent dans leur milieu d’origine, les exercent et les entretiennent, les collectionnent2, et peuvent parfois tisser des relations fortes avec elles (amitié, amour, compassion, pitié, toute la gamme existe).
Le jeu possède des règles assez strictes (et codifiées) et nécessite une certaine stratégie. Les créatures quant à elles, sont décrites assez précisément selon un modèle qui ressemble à s’y méprendre aux classifications biologiques fondées sur la morphologie3.
La “série” Pokémons confond allègrement la curiosité à l’endroit de la biodiversité avec l’appât du gain et la collectionnite aiguë. Le monde vivant, censé être représenté, est le plus souvent décevant : les animaux dits supérieurs (mammifères en tête) sont légion, les autres sont le plus souvent dépréciés (arthropodes notamment), les plantes sont très rares, les autres règnes (champignons, bactéries) quasiment absents4. L’idée est de posséder des créatures, qu’on capture grâce à une “pokeball”, sphère qui peut contenir un individu de l’espèce. Enfin, il y a toujours confusion entre l’espèce et l’individu, de sorte qu’on appelle Pikachu non pas une espèce de créatures (les pikachus, parmi lesquels il y a des mâles et des femelles, des jeunes et des vieux, etc.), mais un individu singulier, Pikachu (le pikachu de Sacha, le héros de la série).
Cette impression désagréable est exacerbée par le fait même que le cri des pokémons est, dans la grande majorité des cas, leur nom, ce qui autorise cette question : est-ce parce que Pikachu dit Pikachu qu’il s’appelle Pikachu ou bien est-ce que parce qu’on appelle Pikachu Pikachu qu’il dit Pikachu ?
Cette franchise, qu’on nous présente comme un succédané de la biodiversité (et qu’on imagine donc avoir pour intérêt sa compréhension voire sa préservation), ne fait au final que trahir les pires pulsions utilitaristes, déterministes et anthropocentrées de l’être humain et noie la responsabilité en une simple chasse au trésor — et la biosphère en un terrain de jeu. En ce sens, elle ne diffère guère de la manie de certains passionnés de nature comme les adeptes des sports dits nature, certains photographes spécialiste de macro, et même des naturalistes, pour lesquels la rareté (et donc la préservation qui en découle) ou la beauté (et donc la préservation qui en découle) sont les seules valeurs attribuées au monde vivant, entendu comme un dehors que l’on est censé “gérer”. Ce qui est tout autant un manque d’humilité qu’un aveuglement.
Nagoya mon amour
Cet aveuglement est à ce point tel que l’ensemble des commentateurs ont applaudi lorsque s’est déroulée la Conférence des parties sur la convention de la diversité biologique à Nagoya du 18 au 29 octobre 2010.
Or cette conférence a clairement exposé ses intentions et ses actions : la biodiversité est au service de l’être humain ; sa connaissance est primordiale (il faut donc poursuivre les recherches, favoriser les cartographies, notamment les cartographies d’espèces protégées et les cartographies d’habitats), tout comme sa préservation : elle va pouvoir revêtir une valeur fiduciaire, financière et pénétrer ainsi sur le marché ; les états vont pouvoir s’échanger des “points-biodiversité”, etc.
On écrit des rapport sur l’économie des écosystèmes et de la biodiversité : par exemple ici, ici, ici, ici, ou encore, de Bernard Chevassus-Au-Louis, Jean-Michel Salles, Jean-Luc Pujol, Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes – Contribution à la décision publique, Centre d’analyse stratégique, 2009, téléchargeable ici : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics//094000203/0000.pdf.
L’Evaluation des Ecosystèmes pour le Millénaire a identifié quatre catégories de “services pour l’homme5” :
les services support ; ce sont les sols pour l’agriculture par exemple ;
les services d’approvisionnement ; eau, chasse et pêche, etc ;
les services de régulation ; concernant par exemple le climat ;
les services culturels et sociaux ; tourisme par exemple !
Je cite l’un de ces documents effrayants :
1. Les services support – sont ceux qui sont nécessaires pour la production de tous les autres services de l’écosystème. Ils sont différents des trois premières catégories de services, par le fait que leurs effets sur les hommes sont soit indirects soit apparaissent sur des longues périodes de temps.
Ainsi, certains services, tel que le contrôle de l’érosion, peuvent être caractérisés aussi bien comme « support » ou « de régulation » en fonction de l’échelle de temps des effets de ses changements sur les êtres humains.
Par exemple, les êtres humains n’utilisent pas directement les services de formation de sol de l’écosystème (services « support »), même si des changements dans ce service affecteraient indirectement les êtres humains par l’effet sur la production alimentaire.
De la même manière, la régulation du climat est caractérisée comme étant un service de « régulation » car les changements de l’écosystème peuvent avoir un effet sur le climat local et/ou global à des échelles courtes, comparables avec l’échelle de la vie humaine (décennies ou siècles), alors que la production d’oxygène par le processus de photosynthèse est un service « support » car tout impact sur la concentration d’oxygène de l’atmosphère et sur sa disponibilité aux humains ne se manifesterait qu’à une échelle très longue de temps.
Des exemples de services support sont la production primaire, la production d’oxygène atmosphérique, la formation et la rétention du sol, les cycles bio-géo-chimiques, le circuit de l’eau, et l’offre de habitat.
2. Les services d’approvisionnement permettent aux hommes d’obtenir des biens commercialisables, par l’exploitation des écosystèmes tels que :
– la nourriture, les fibres. Cette catégorie inclut une large catégorie de produits alimentaires dérivés de plantes, animaux, bactéries, ainsi que des matériaux tels que le bois, le jute, le chanvre, la soie…
– le combustible. Bois énergie, tourbe, le fumier et autres matériaux qui servent de sources d’énergie
– les ressources génétiques – incluent les gènes et l’information génétique utilisée pour l’élevage des animaux, la culture des plantes et la biotechnologie.
– les substances chimiques – beaucoup de médicaments, biocides, additifs alimentaires tels que les alginates, et matériaux biologiques sont dérivés des écosystèmes.
– les plantes médicinales (menthe de Milly-la-Forêt)
– les ressources ornementales – sont les produits tels que les peaux et les coquillages, les fleurs utilisées comme ornements, même si la valeur de ces ressources est souvent déterminée par le contexte culturel de leur usage.
– les matériaux de construction – bois, sablons, etc.
– la faune chassable
3. Les services de régulation – sont des bénéfices obtenus de la régulation des processus des écosystèmes, tels que :
– le maintient de la qualité de l’air : les écosystèmes apportent des produits chimiques et extraient des produits chimiques de l’atmosphère, influençant ainsi la qualité de l’air.
– la régulation du climat : les écosystèmes influencent le climat aussi bien à échelle locale qu’à échelle globale. Par exemple, à échelle locale, des changements dans l’occupation du sol peuvent influencer aussi bien les températures et le régime des précipitations. A échelle globale, les écosystèmes peuvent jouer un rôle important dans le climat, soit en séquestrant soit en émettant des gaz à effet de serre.
– le cycle de l’eau : la récurrence et la l’importance du ruissellement, des inondations, et la recharge des aquifères peuvent être fortement influencés par les changements dans l’occupation des sols, par des altérations qui peuvent changer le potentiel de stockage de l’eau au niveau de l’écosystème. De telles altérations peuvent être déterminées par la conversion des zones humides ou des forêts en zones agricoles, ou des zones agricoles en zones urbaines.
– le contrôle de l’érosion – la couverture végétale joue un rôle important dans la rétention du sol et dans la prévention des glissements de terrain.
– la purification de l’eau et le traitement des déchets. Les écosystèmes peuvent apportés des impuretés dans l’eau, mais peut aussi aider à filtrer et décomposer les déchets organiques introduits dans les zones humides, les eaux intérieurs et les écosystèmes marins.
– la régulation des maladies humaines. Les changements dans les écosystèmes peuvent changer directement l’abondance des pathogènes humains ; tels que le cholera, et peut altérer l’abondance des vecteurs de maladies, tels que les moustiques.
– le contrôle biologique – les changements des écosystèmes peuvent affecter la prévalence des maladies et des prédateurs des cultures et du cheptel.
– la pollinisation – les changements des écosystèmes peuvent affecter la distribution, l’abondance et l’efficacité de la pollinisation.
– la protection contre les tempêtes et contre les inondations – par exemple, la présence des écosystèmes forestiers peut diminuer l’intensité des vents et/ou des eaux
4. Les services culturels et sociaux – sont des bénéfices non-matériels obtenus par les hommes à partir des écosystèmes à travers l’enrichissement spirituel, le développement cognitif, la réflexion, la création, les expériences esthétiques, comprenant :
– l’offre d’emploi, qui est le résultat de la gestion, restauration, protection etc. des écosystèmes
– les valeurs éducatives : les écosystèmes et leurs composantes fournissent une base pour l’éducation dans beaucoup de sociétés.
– source d’inspiration – les écosystèmes offrent une source d’inspiration riche pour l’art, le folklore, les symboles nationaux, l’architecture et la publicité.
– les valeurs esthétiques – beaucoup de personnes trouvent de la beauté ou des valeurs esthétiques dans des aspects variés des écosystèmes ; ceci se reflète par exemple dans les visites des parcs, des « paysages » et dans le choix des localisations pour construire des maisons.
– des relations sociales – les écosystèmes influencent les relations sociales. Par exemple, le fait de bénéficier des aspects esthétiques et récréatives des écosystèmes (forestiers, parcs urbains…) peut contribuer au renforcement des liens sociaux (ex. : entre les jeunes d’un groupe, entre les voisins…).
– les valeurs « patrimoniales » : beaucoup de sociétés apprécient le maintien de paysages historiquement importants (« paysages culturels ») ou d’espèces ayant une signification culturelle.
– recréation et éco-tourisme – par exemple, les gens choisissent souvent les endroits de leurs vacances en fonction des caractéristiques naturelles du lieu.
Bien-être : Le bien-être de l’Homme est composé de multiples éléments dont, les éléments de base pour une vie agréable, la liberté et la possibilité de choisir, la santé, les bonnes relations sociales et la sécurité. Représenté sur un continuum, le bien-être est à l’opposé de la pauvreté définie comme une “absence prononcée de bien-être”. Les constituants du bien-être tirés de l’expérience humaine et tels que perçus par les hommes sont dépendants des situations elles-mêmes reflet des conditions géographiques, culturelles et écologiques locales.
Je trouve ainsi des sites qui “vendent” de la biodiversité (comme Néoconservation.org6
Il conviendrait que les naturalistes, les chercheurs, les médecins, les biologistes se posent une question, se penchent sur ce problème. Lorsque l’économie libérale s’intéresse à un domaine qu’elle va chercher à monétiser et sur lequel elle est prête à déposer des brevets, donc à décréter des états de propriété, on peut penser que ce n’est pas avec les meilleurs intentions “environnementalistes”.
Malheureusement, et malgré tout notre équipement scientifique, théorique, philosophique voire religieux ou psychanalytique, nous n’en démordrons pas : nous sommes pris dans le mouvement, pris dans la masse. Nous faisons partie de ce tout, et ne pouvons, ne pourrons jamais nous en défaire. Considérer que l’on s’exclue de l’ensemble revient à nier toute réalité sensible ou esthétique ; consiste à objectiver le réel et le réifier ; consiste à se prendre pour dieu — ce qui est absurde. Nous devons nous considérés idiots, indiens, des captifs éclairés, pas — jamais — des savants fous.
Nous avons le plaisir, la chance et l’honneur, de publier un texte de Félix Guattari qui est à l’origine d’un développement plus important dans un ouvrage éponyme paru chez Galilée. Nous tenons à remercier Anne Querrien et la revue Multitudes ainsi qu’Emmanuelle Guattari pour nous permettre de le reproduire au sein de ce numéro qui est évidemment profondément débiteur de la pensée de Félix Guattari.
« Il y a une écologie des mauvaises idées,
comme il y a une écologie des mauvaises herbes. » Gregory BATESON
La planète Terre connaît une période d’intenses transformations technico-scientifiques en contrepartie desquelles se trouvent engendrés des phénomènes de déséquilibres écologiques menaçants, à terme, s’il n’y est porté remède, l’implantation de la vie sur sa surface. Parallèlement à ces bouleversements, les modes de vie humains, individuels et collectifs, évoluent dans le sens d’une progressive détérioration. Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est gangrenée par la consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à leur plus pauvre expression… C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive. L’altérité tend à perdre toute aspérité. Le tourisme, par exemple, se résume le plus souvent à un voyage sur place au sein des mêmes redondances d’image et de comportement.
Les formations politiques et les instances exécutives paraissent totalement incapables d’appréhender cette problématique dans l’ensemble de ses implications. Bien qu’ayant récemment amorcé une prise de conscience partielle des dangers les plus voyants qui menacent l’environnement naturel de nos sociétés, elles se contentent généralement d’aborder le domaine des nuisances industrielles et, cela, uniquement dans une perspective technocratique, alors que, seule, une articulation éthico-politique, que je nomme écosophie, entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible d’éclairer convenablement ces questions.
C’est de la façon de vivre désormais sur cette planète, dans le contexte de l’accélération des mutations technico-scientifiques et du considérable accroissement démographique, qu’il est question. Les forces productives, du fait du développement continu du travail machinique, démultiplié par la révolution informatique, vont rendre disponible une quantité toujours plus grande du temps d’activité humaine potentielle. Mais à quelle fin ? Celle du chômage, de la marginalité oppressive, de la solitude, du désoeuvrement, de l’angoisse, de la névrose ou celle de la culture, de la création, de la recherche, de la réinvention de l’environnement, de l’enrichissement des modes de vie et de sensibilité ? Dans le Tiers-monde, comme dans le monde développé, ce sont des pans entiers de la subjectivité collective qui s’effondrent ou qui se recroquevillent sur des archaïsmes, comme c’est le cas, par exemple, avec l’exacerbation redoutable des phénomènes d’intégrisme religieux.
Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels. Cette révolution ne devra donc pas concerner uniquement les rapports de force visibles à grande échelle mais également des domaines moléculaires de sensibilité, d’intelligence et de désir. Une finalisation du travail social régulée de façon univoque par économie de profit et par des rapports de puissance ne saurait plus mener, à présent, qu’à de dramatiques impasses. C’est manifeste avec l’absurdité des tutelles économiques pesant sur le Tiers-monde et qui conduisent certaines de ses contrées à une paupérisation absolue et irréversible. C’est également évident dans des pays comme la France où la prolifération des centrales nucléaires fait peser le risque, sur une grande partie de l’Europe, des conséquences possibles d’accidents de type Tchernobyl. Sans parler du caractère quasi délirant du stockage de milliers de têtes nucléaires qui, à la moindre défaillance technique ou humaine, pourraient conduire de façon mécanique à une extermination collective. A travers chacun de ces exemples se retrouve la même mise en cause des modes dominants de valorisation des activités humaines, à savoir : 1. celui de l’imperium d’un marché mondial qui lamine les systèmes particuliers de valeur, qui place sur un même plan d’équivalence : les biens matériels, les biens culturels, les sites naturels, etc. ; 2. celui qui place l’ensemble des relations sociales et des relations internationales sous l’emprise des machines policières et militaires. Les Etats, dans cette double pince, voient leur rôle traditionnel de médiation se réduire de plus en plus et se mettent, le plus souvent, au service conjugué des instances du marché mondial et des complexes militaro-industriels.
Cette situation est d’autant plus paradoxale que les temps sont en passe d’être révolus où le monde était placé sous l’égide d’un antagonisme Est-Ouest, projection largement imaginaire des oppositions classe ouvrière-bourgeoisie au sein des pays capitalistes. Est-ce à dire que les nouveaux enjeux multipolaires des trois écologies se substitueront purement et simplement aux anciennes luttes de classe et à leurs mythes de référence ? Certes, une telle substitution ne sera pas aussi mécanique ! Mais il paraît cependant probable que ces enjeux, qui correspondent à une complexification extrême des contextes sociaux, économiques et internationaux, tendront à passer de plus en plus au premier plan.
Les antagonismes de classe hérités du XIXème siècle ont initialement contribué à forger des champs homogènes bipolarisés de subjectivité. Puis durant la seconde moitié du XXème siècle, à travers la société de consommation, le welfare, les médias…, la subjectivité ouvrière pure et dure s’est délitée. Bien que les ségrégations et les hiérarchies n’aient jamais été aussi intensément vécues, une même chape imaginaire se trouve main tenant plaquée sur l’ensemble des positions subjectives. Un même sentiment diffus d’appartenance sociale a décrispé les anciennes consciences de classe. (Je laisse ici de côté la constitution de pôles subjectifs violemment hétérogènes comme ceux qui surgissent dans le monde musulman). De leur coté, les pays dits socialistes ont également introjecté les systèmes de valeur « unidimensionalisants » de l’Occident. L’ancien égalitarisme de façade du monde communiste laisse place ainsi au sérialisme mass-médiatique (même idéal de standing, mêmes modes, même type de musique rock, etc.)
En ce qui concerne l’axe Nord-Sud, on imagine difficilement que la situation puisse s’améliorer de façon notable. Certes, à terme, il est concevable que la progression des techniques agro-alimentaires permette de modifier les données théoriques du drame de la faim dans le monde. Mais, sur le terrain, en attendant, il serait tout à fait illusoire de penser que l’aide internationale, telle qu’elle est aujourd’hui conçue et dispensée, parvienne à résoudre durablement quelque problème que ce soit ! L’instauration à long terme d’immenses zones de misère, de famine et de mort semble désormais faire partie intégrante du monstrueux système de « stimulation » du Capitalisme Mondial Intégré. En tout cas, c’est sur elle que repose l’implantation des Nouvelles Puissances Industrielles, foyers d’hyper-exploitation, tels que Hong-Kong, Taiwan, la Corée du Sud, etc.
Au sein des pays développés, en retrouve ce même principe de tension sociale et de « stimulation » par le désespoir avec l’instauration de plages chroniques de chômage et d’une marginalisation d’une part de plus en plus grande de populations jeunes, de personnes âgées, de travailleurs « partialisés », dévalués, etc. Ainsi où que l’on se trouve, on retrouve ce même paradoxe lancinant : d’un côté le développement continu de nouveaux moyens technico-scientifiques, susceptibles potentiellement de résoudre les problématiques écologiques dominantes et le rééquilibrage des activités socialement utiles sur la surface de la planète et, d’un autre côté, l’incapacité des forces sociales organisées et des formations subjectives constituées à s’emparer de ces moyens pour les rendre opératoires. Et pourtant on peut se demander si cette phase paroxystique de laminage des subjectivités, des biens et des environnements, n’est pas appelée à entrer dans une phase de déclin. Un peu partout se mettent à sourdre des revendications de singularité ; les signes les plus voyants, à cet égard, résident dans la multiplication des revendications nationalitaires, hier encore marginales, et qui occupent de plus en plus le devant des scènes politiques. (Relevons en Corse, comme aux pays Baltes, la conjonction entre les revendications écologiques et autonomistes).
A terme, cette montée des questions nationalitaires sera probablement amenée à modifier profondément les rapports Est-ouest et, en particulier, la configuration de l’Europe dont le centre de gravité pourrait dériver décisivement vers un Est neutraliste.
Les oppositions dualistes traditionnelles qui ont guidé la pensée sociale et les cartographies géopolitiques sont révolues. Les conflictualités demeurent mais elles engagent des systèmes multipolaires incompatibles avec des embrigadements sous des drapeaux idéologiques manichéistes. Par exemple, l’opposition entre Tiers-monde et monde développé, éclate de toutes parts. On l’a vu avec ces Nouvelles Puissances Industrielles dont la productivité est devenue sans commune mesure avec celle des traditionnels bastions industriels de l’Ouest, mais ce phénomène s’accompagne d’une sorte de tiers-mondisation interne aux pays développés, elle-même doublée d’une exacerbation des questions relatives à l’immigration et au racisme. Qu’on ne s’y trompe pas, le grand remue-ménage à propos de l’unification économique de la Communauté Européenne ne freinera en rien cette tiers-mondisation de zones considérables de l’Europe. Un autre antagonisme transversal à celui des luttes de classe demeure celui des rapports homme/femme. A l’échelle du globe la condition féminine paraît loin de s’être améliorée. L’exploitation du travail féminin, corrélative à celle du travail des enfants, n’a rien à envier aux pires périodes du XIXème siècle ! Et, cependant, une révolution subjective rampante n’a cessé de travailler la condition féminine durant ces deux dernières décennies. Bien que l’indépendance sexuelle des femmes, en rapport avec la mise à disposition de moyens de contraception et d’avortement, se soit très inégalement développée, bien que la montée des intégrismes religieux ne cesse de générer une minorisation de leur état, un certain nombre d’indices conduisent à penser que des transformations de longue durée – au sens de Fernand Braudel – sont bel et bien en cours (désignation de femmes comme chef d’Etat, revendication de parité hommes-femmes dans les instances représentatives, etc.)
La jeunesse, bien que broyée dans les rapports économiques dominants qui lui confèrent une place de plus en plus précaire et manipulée mentalement par la production de subjectivité collective des mass-médias, n’en développe pas moins ses propres distances de singularisation à l’égard de la subjectivité normalisée. A cet égard, le caractère transnational de la culture rock est tout à fait significatif, celle-ci jouant le rôle d’une sorte de culte initiatique conférant une pseudo-identité culturelle à des masses considérables de jeunes et leur permettant de se constituer un minimum de Territoires existentiels.
C’est dans ces contextes d’éclatement, de décentrement, de démultiplication des antagonismes et des processus de singularisation que surgissent les nouvelles problématiques écologiques. Entendons-nous bien, je ne prétends aucunement qu’elles soient appelées à « chapeauter » les autres lignes de fracture moléculaires, mais il m’apparaît qu’elles appellent une problématisation qui leur devienne transversale.
S’il n’est plus question, comme aux périodes antérieures de lutte de classe ou de défense de la « patrie du socialisme », de faire fonctionner une idéologie de façon univoque, il est concevable, par contre, que la nouvelle référence écosophique indique des lignes de recomposition des praxis humaines dans les domaines les plus variés. A toutes les échelles individuelles et collectives, pour ce qui concerne la vie quotidienne aussi bien que la réinvention de la démocratie, dans le registre de l’urbanisme, de la création artistique, du sport, etc. il s’agit, à chaque fois, de se pencher sur ce que pourraient être des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d’une re-singularisation individuelle et/ou collective, plutôt que dans celui d’un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir. Perspective qui n’exclut pas totalement la définition d’objectifs unificateurs, tels que la lutte contre la faim dans le monde, l’arrêt de la déforestation ou la prolifération aveugle des industries nucléaires. Seulement, il ne saurait plus s’agir là de mots d’ordre stéréotypés, réductionnistes, expropriant d’autres problématiques plus singulières et impliquant la promotion de leaders charismatiques.
Une même visée éthico-politique traverse les questions du racisme, du phallocentrisme, des désastres légués par un urbanisme qui se voulait moderne, d’une création artistique libérée du système du marché, d’une pédagogie capable d’inventer ses médiateurs sociaux etc. Cette problématique, en fin de compte, c’est celle de la production d’existence humaine dans les nouveaux contextes historiques. L’écosophie sociale consistera donc à développer des pratiques spécifiques tendant à modifier et à réinventer des façons d’être au sein du couple, au sein de la famille, du contexte urbain, du travail, etc. Certes, il serait inconcevable de prétendre revenir à des formules antérieures, correspondant à des périodes où à la fois la densité démographique était plus faible et où la densité des rapports sociaux était plus forte qu’aujourd’hui. Mais il s’agira littéralement de reconstruire l’ensemble des modalités de l’être en groupe. Et cela pas seulement par des interventions « communicationnelles » mais par des mutations existentielles portant sur l’essence de la subjectivité. Dans ce domaine, on ne s’en tiendra pas à des recommandations générales mais on mettra en œuvre des pratiques effectives d’expérimentation aussi bien aux niveaux microsociaux qu’à de plus grandes échelles institutionnelles.
De son côté, l’écosophie mentale sera amenée à réinventer le rapport du sujet au corps, au fantasme, au temps qui passe, aux « mystères » de la vie et de la mort. Elle sera amenée à chercher des antidotes à l’uniformisation mass-médiatique et télématique, au conformisme des modes, aux manipulations de l’opinion par la publicité, les sondages, etc. Sa façon de faire se rapprochera plus de celle de l’artiste que de celle des professionnels « psy » toujours hantés par un idéal suranné de scientificité.
Rien dans ces domaines n’est joué au nom de l’histoire, au nom de déterminismes infrastructuraux ! L’implosion barbare n’est nullement exclue. Et faute d’une telle reprise écosophique (quel que soit le nom qu’on voudra lui donner), faute d’une réarticulation des trois registres fondamentaux de l’écologie, on peut malheureusement présager la montée de tous les périls : ceux du racisme, du fanatisme religieux, des schismes nationalitaires basculant dans des refermetures réactionnaires, ceux de l’exploitation du travail des enfants, de l’oppression des femmes…
Reproduction d’un manuscrit original remis par l’auteur à Emmanuel Videcoq, antérieurement à la publication de son livre par les Editions Galilée.
Gonzague de Montmagner est écologue et possède son propre bureau d’étude pour l’analyse des enjeux et menaces des aménagements sur la nature. Il est membre d’Hors-Sol mais possède également son propre blogue, µTime, qui une extraordinaire ressource sur l’écologie entendue comme pensée, pratique et politique. Nous avons choisi de reprendre ici l’un des textes publiés sur ce blogue, qui sera peu à peu intégré à la charte graphique du nôtre !
“ […] une plante est un chant dont le rythme déploie une forme certaine, et dans l’espace expose un mystère du temps. ” Paul Valéry
La cuisine de ce petit blog : confronter des univers, poser l’artifice d’un cadre commun qui ne prétend pas au vrai, laisser se produire des effets, ouvrir des pistes à l’attention, à la curiosité combinatoire de chacun. Dans cette optique, interférences et petits ponts pour des chaussées où cheminer, cette semaine marquait la conclusion du séminaire du collège international de philosophie sur les horizons de l’écologie politique, le botaniste Francis Hallé était l’invité de l’émission « A voix nue » sur France Culture. L’occasion pour nous d’un petit tissage, en marchant, autour de Spinoza, la plante et l’écologie.
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First, les horizons de l’écologie politique, et l’opportunité qui nous est offerte de broder autour de l’intervention du spinoziste Pierre Zaoui. Lors d’un billet précédent, nous avions déjà retranscrit quelques uns des fragments introductifs d’une problématique que l’on pourrait rassembler comme suit : des promesses d’un gai savoir écologique à une nouvelle espérance politique ?
Suite donc. Si l’écologie politique est autre chose qu’un nouveau réalisme, à partir de quelle philosophie la penser ? Interférences communes avec les orientations qui nous animent ici, une pensée écologique sur un mode spinoziste (l’homme n’est pas un empire dans un empire) est-elle soutenable ?
La réponse de Pierre Zaoui à cette interrogation s’appuie ici sur les travaux d’Arne Næss, philosophe norvégien fondateur de la deep ecology. Une retranscription partielle et très synthétique de ce temps du séminaire est proposée ci-dessous.
Afin de constituer ce que l’on pourrait appeler une ontologie écologique, Næss s’inspire d’une lecture naturaliste de Spinoza. Quelques mots sur le projet de Næss. Celui-ci est d’abord un projet écosophique. C’est-à-dire qu’il vise à ce que tout individu, dans sa singularité, puisse articuler ses convictions, ses rapports au monde, avec ses pratiques quotidiennes. L’écosophie nous apparaît donc ici comme une question de style de vie, un certain art de composer son mode d’existence à partir des relations que chacun peut établir dans la nature. En cela, cette approche qui englobe dans un même élan les différentes sphères de la vie humaine (psychique, sociale, biologique) diffère totalement du projet de l’écologie de surface : la gestion de l’environnement en tant qu’extériorité, la gestion des effets externes d’une crise écologique elle-même conçue comme extérieur à l’individu (qui la pense).
« Par une écosophie je veux dire une philosophie de l’harmonie écologique ou d’équilibre. Une philosophie comme une sorte de Sofia, ouvertement normative, elle contient à la fois des normes, des règles, des postulats, des annonces de priorités de valeur et les hypothèses concernant l’état des affaires dans notre univers. La sagesse est la sagesse politique, la prescription, non seulement la description scientifique et la prédiction. Les détails d’une écosophie montrent de nombreuses variations dues à des différences significatives concernant non seulement les faits de la pollution, des ressources, la population, etc, mais aussi les priorités de valeur. » Arne Næss
Pour toute singulière que soit la démarche écosophique, écosophie T voire utile propre, Næss prend néanmoins le soin de baliser le chemin de diverses normes communes et dérivées.
-> La norme n°1, la plus haute, consiste en la réalisation de Soi. Il s’agit là d’une certaine reformulation du conatus spinoziste. Pour Næss, chaque chose tend à se réaliser elle-même, quand pour Spinoza chaque chose tend à persévérer dans son être, c’est à dire à augmenter sa puissance d’agir. Ce conatus, cet effort d’exister, constitue l’essence intime de chaque chose. Trois hypothèses sous-tendent cette première norme posée par Næss .
H1/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus l’identification avec les autres est grande et profonde. Cette première hypothèse fait écho au 3ème genre de connaissance de Spinoza. A savoir que, plus on persévère dans son être, plus on comprend Dieu, et surtout, plus on comprend Dieu à travers les choses singulières.
H2/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus sa croissance à venir dépend de la réalisation des autres. Cette seconde hypothèse, que l’on pourrait également exprimer comme le développement des autres contribue au développement de Soi, permet à nouveau un retour partiel sur Spinoza. Pour ce dernier, et pour le dire vite, rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme vivant sous la conduite de la raison.
Ce qui est le plus utile à l’homme, ce qui s’accorde le plus directement à sa nature, c’est l’homme. Cette proposition nous renvoie au concept de notions communes, à savoir que ce qui est commun à toutes choses, se retrouve dans le tout et dans la partie, ne peut se concevoir que d’une façon adéquate. Or l’homme partage le plus de notions communes avec l’homme. C’est ainsi que dans tous les cas « de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients » (Éthique IV, proposition XXXV Scholie).
« C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien. »Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV, corollaire 2
H3/ Troisième hypothèse, la réalisation de Soi, complète et pour chacun, dépend de tout ça. Conclusion : j’ai donc besoin que les autres se développent pour me développer.
-> La norme 2 découle de la norme 1, il s’agit de la réalisation de Soi pour tous les êtres vivants. Autrement dit, la persévérance de mon être dépend de la persévérance de chaque chose singulière.
A partir de Spinoza, Næss nous propose donc une arme pour penser l’écologie. A sa base, une résistance profonde à tout catastrophisme éclairé, à sa pointe, il s’agit de pouvoir développer et multiplier des rapports de joie dans et avec la nature : « (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature », Arne Næss.
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Compléments sur la formule de l’homme est un Dieu pour l’homme chez Spinoza :
« Proposition XXXV
Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature. Démonstration En tant que les hommes sont dominés par des sentiments qui sont des passions, ils peuvent être différents par nature et opposés les uns aux autres. Au contraire, on dit que les hommes agissent dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison; et par conséquent tout ce qui suit de la nature humaine, en tant qu’elle est définie par la Raison, doit être compris par la seule nature humaine, comme par sa cause prochaine. Mais puisque chacun, d’après les lois de sa nature, désire ce qu’il juge être bon, et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être mauvais, puisque en outre, ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après le commandement de la Raison, est nécessairement bon ou mauvais, les hommes, dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison, font nécessairement ce qui est nécessairement bon pour la nature humaine et par conséquent pour chaque homme, c’est-à-dire qui s’accorde avec la nature de chaque homme. Et donc les hommes s’accordent nécessairement entre eux, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison.
– Corollaire I
Dans la nature, il n’y a rien de singulier qui soit plus utile à l’homme qu’un homme qui vit sous la conduite de la Raison. Car ce qui est le plus utile à l’homme, c’est ce qui s’accorde le mieux avec sa nature, c’est-à-dire l’homme. Or l’homme agit, absolument parlant, selon les lois de sa nature, quand il vit sous la conduite de la raison et dans cette seule mesure, il s’accorde toujours nécessairement avec la nature d’un autre homme. Donc parmi les choses singulières, rien n’est plus utile à l’homme qu’un homme, etc.
– Corollaire II
C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien.
– Scholie
Ce que nous venons de montrer, l’expérience même l’atteste chaque jour par de si clairs témoignages, que presque tout le monde dit que l’homme est un Dieu pour l’homme. Pourtant il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la raison; mais c’est ainsi; la plupart se jalousent et sont insupportables les uns aux autres. Néanmoins ils ne peuvent guère mener une vie solitaire, de sorte que la plupart se plaisent à la définition que l’homme est un animal politique; et de fait, les choses sont telles que, de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients.»Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV
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Suite du séminaire. Pourquoi cette lecture que fait Næss de Spinoza ne fonctionne pas ?D’après Pierre Zaoui, Næss force beaucoup trop Spinoza, et cela sur plusieurs points clés.
-> Premier point de friction, la conception de la nature. La Natura chez Spinoza n’est ni la planète, ni l’environnement, ni l’ensemble des êtres vivants de la biosphère, etc. La Natura est un concept désincarné : une nature aveugle et mécaniste, régie par des lois causales qui engendrent nécessairement des effets, d’où la géométrie des affects, et qui de plus, ne différencie pas l’artificiel du naturel.
Il n’y a donc pas d’identification possible entre le concept de Natura chez Spinoza et celui de nature chez Naess, sauf à confondre la substance avec le mode infini médiat (la figure totale de l’univers ou l’ensemble de la biosphère par exemple). Le Deus sive Natura de Spinoza est une pensée « dénaturante » si l’on entend nature au sens de Naess.
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Compléments sur la distinction Nature naturante / naturée chez Spinoza :
« Avant d’aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer ce qu’il faut entendre par Nature naturante et par Nature naturée. Car je suppose qu’on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que par nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (par le Coroll. 1 de la Propos. 14 et le Coroll. 2 de la Propos. 16) (…) J’entends, au contraire, par nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d’autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent être ni être conçues sans Dieu. » Spinoza, Ethique 1, Proposition 29, Scholie.
Compléments sur le mode infini médiat chez Spinoza :
« Un mode donné doit son essence de mode à la substance et son existence à l’existence d’un attribut, si c’est un mode infini (E1P23) et à l’existence d’autres modes finis, si c’est un mode fini (E1P28). Il existe dans le système spinoziste un mode infini immédiat pour chaque attribut, l’entendement absolument infini pour la pensée et le mouvement/repos pour l’étendue. Il existe aussi un mode infini médiat (suivant non de l’infinité de l’attribut mais de l’infinité des modes) : la figure totale de l’univers pour l’étendue et probablement (Spinoza ne le précise pas explicitement) la compréhension infinie de cette figure pour la pensée. Cf. Lettre 64 à Schuller.
Pour exprimer le rapport de la substance à ses modes, on pourra tenter l’image de l’océan et de ses vagues… qui comme toute image a ses limites. L’océan serait la substance, les courants et les vagues ses modes finis. Chaque vague peut être considérée individuellement selon sa durée et son extension particulières, mais elle n’a d’existence et d’essence que par l’océan dont elle est une expression. L’océan et ses courants ou vagues ne peuvent être séparés qu’abstraitement. Le “mode infini immédiat” de cet océan-substance serait le rapport de mouvement et de repos qui caractérise la totalité de cet océan, s’exprimant donc de façon singulière en chaque vague. Le mode infini médiat serait le résultat global du mouvement et du repos des vagues de l’océan. Mais il ne faut pas voir là un processus, en fait tout cela s’imbrique en même temps, le “résultat” qu’est le mode infini médiat n’est pas chronologique mais seulement logique. »Source : Spinoza et nous.
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-> Second point de divergence, la conception même du conatus. La persévérance dans l’être, au sens de conservation radicale chez Spinoza, celle-ci diffère de la réalisation de Soi. Naess entend par Soi l’ensemble des êtres vivants, puis par extension l’ensemble de la biosphère. Outre le fait que chez Spinoza la différence entre l’artificiel et le naturel, le vivant et le non-vivant, ne fassent pas sens, le conatus, persévérance dans l’être au sens d’une recherche de toujours plus de puissance en acte, celui-ci permet, s’actualise à travers le développement technique, la prédation, la captation.
-> Troisième point, la notion d’identification (avec les autres, les non-humains ou les choses singulières) pose un problème d’ordre conceptuel. Chez Spinoza, il y a une essence de l’homme. C’est en ce sens que rien n’est plus utile à un homme que la communauté des hommes raisonnables. Soit là où se partage le plus de notions communes, et où peut donc se former le plus d’idées adéquates sur lois de la Nature. C’est-à-dire sur les causes qui nous déterminent à agir. Notons ici qu’avant d’atteindre le 3ème genre, notre connaissance de la Nature ne nous conduit qu’à la connaissance de nous-mêmes en tant que mode (modification), la connaissance de notre place dans la Nature, de nos rapports, et non à la connaissance de la Nature en elle-même à travers les choses singulières.
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Complément sur les notions communes :
« Ce qui est commun à toutes choses et se trouve également dans le tout et dans la partie, ne se peut concevoir que d’une façon adéquate. (…) Il suit de là qu’il y a un certain nombre d’idées ou notions communes à tous les hommes. Car tous les corps se ressemblent en certaines choses, lesquelles doivent être aperçues par tous d’une façon adéquate, c’est-à-dire claire et distincte. » Spinoza, Ethique II, proposition 38« Ce qui est commun au corps humain et à quelques corps extérieurs par lesquels le corps humain est ordinairement modifié, et ce qui est également dans chacune de leurs parties et dans leur ensemble, l’âme humaine en a une idée adéquate. (…) Il suit de là que l’âme est propre à percevoir d’une manière adéquate un plus grand nombre de choses, suivant que son corps a plus de points communs avec les corps extérieurs. » Spinoza, Ethique II, proposition 39
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Conclusion de Pierre Zaoui, Arne Naess nous propose une conception trop optimiste de l’unité-pluralité et des joies de et dans la nature. Or chez Spinoza, la nature, entendue cette fois au sens le plus proche de la biosphère de Naess, celle-ci est oppressive, le lieu de la mortalité et de la servitude native, d’où l’obligation faite à l’homme, au nom de son conatus, de développer des techniques d’émancipation et de transformation en contradiction avec les objectifs de préservation. Au final, l’écosophie de Naess ne peut assurer le passage d’une éthique à une politique. Cette réalisation de Soi dans la nature n’est pas possible, si Spinoza a raison.
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Spinoza pour penser l’écologie de ce point de vue, non. Soit. Face à cette proposition, opposons quelques intuitions. Des intuitions, c’est-à-dire quelques rencontres. La figure végétale, une occasion de penser l’écologie, Spinoza, une occasion de penser la figure végétale ?
L’Ethique pour chacun, une lecture partielle et singulière de laquelle se dégage un climat, un complexe d’affinités. Alors voici la petite histoire d’un lecteur idiot qui remonte les images, expérimente le climat de l’Éthique comme celui d’un grand corps végétal et recherche des correspondances. Si l’Ethique n’est pas un manuel de botanique, un regard plus végétal sur le conatus pourrait-il nous permettre de penser une certaine formule écologique, après et à partir de Spinoza ?
Le conatus, l’effort vers un gain de puissance indéfini. Reconnaissons qu’il est assez tentant de rapprocher cette formule d’un toujours plus de l’ubris qui semble caractériser les sociétés occidentales modernes. Le conatus, ou en quelque sorte la formule de la démesure spinoziste. Captation, usages et transformation indéfinies de la nature afin d’émancipation, le manque de sobriété s’inscrit au cœur même du système du philosophe.
Je capture et gagne en puissance donc je pollue. Il flotte à l’endroit de cette proposition comme une vraie difficulté de notre mode de penser. Pour l’exprimer, sans doute est-il utile de revenir à l’énoncé suivant : parler d’écologie, c’est parler de l’homme, un animal biologique et politique. Or si nous demeurons relativement vigilent vis-à-vis de nos diverses projections anthropocentriques dans la nature, notre résidu de zoocentrisme semble quant à lui incompressible. Nous pensons, et nous représentons le monde, sur un mode essentiellement animal. Cette prédominance du paradigme zoologique révèle notre difficulté à penser l’altérité radicale, par exemple celle d’un mode d’existence tel que le végétal, c’est à dire une manière autre de gérer le temps et de capter l’énergie. A l’animal transcendant, le végétal immanent nous dit Francis Hallé, à l’animal la parole, au végétal l’écrit, pour Francis Ponge.
« Nous sommes face à une altérité totale. Et c’est précisément ce qui me touche tant. Ces plantes, si fondamentalement différentes, forment des poches de résistance à la volonté de contrôle de l’homme. Moi, ça me rassure, ça me permet de respirer (…). »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Quel(s) drôle(s) de rapport(s) entre le mode d’existence végétal et la pensée de Spinoza ?
Des correspondances et des interférences. L’expérience d’une musique aux vitesses et lenteurs communes, le commun restant ici un point flottant. Une attraction sans mot, quand bien même se questionnent derrière les notions d’individu et de frontière, le type de composition – appropriation, marquage et pollution – d’avec le dehors qu’implique une certaine immobilité.
Les végétaux, ces grandes surfaces d’inscription parcourue d’intensités multiples, ces grands corps décentralisés sans organes vitaux, qui opèrent par différence de potentiel (hydrique, chimique, etc.) et dont la croissance indéfinie n’épuise pas leur environnement. Notre intuition donc, pour penser l’écologie avec et après Spinoza, serait donc d’imaginer les effets d’un conatus hybride de type végétal, voire plus loin, d’une communauté humaine fonctionnant, à une certaine échelle, à l’image d’un méta-organisme végétal. Quelques pistes à développer.
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Piste n°1 : un conatus végétal
« Ils [les arbres] ne sont qu’une volonté d’expression. Ils n’ont rien de caché pour eux-mêmes, ils ne peuvent garder aucune idée secrète, ils se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction […], ils ne s’occupent qu’à accomplir leur expression : ils se préparent, ils s’ornent, ils attendent qu’on vienne les lire. »Francis Ponge
Penser l’écologie avec et après Spinoza, ce serait tout d’abord s’intéresser à quelque chose de l’ordre d’un conatus végétal. Une certaine figure de la maîtrise de sa propre maîtrise. Le mode d’existence végétal, celui d’une croissance indéfinie (conatus) qui s’il transforme son environnement, ne l’épuise pas (sobriété). La plante synthétise et intègre quand l’animal capte et dissipe.
Une croissance indéfinie … (comment fait-on mourir un arbre ? on le cercle de fer) …
« Le plus vieil arbre que l’on ait identifié pour l’instant, le houx royal de Tasmanie, a 43 000 ans. Sa graine initiale aurait germé au Pléistocène, au moment de la coexistence entre Neandertal et l’homme moderne. Le premier arbre sorti de la graine est mort depuis longtemps, mais la plante, elle, ne meurt pas, plusieurs centaines de troncs se succèdent sur 1 200 mètres. »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
« Je pense que ces deux règnes [i.e. végétal et animal] se déploient dans des domaines différents. L’animal gère très bien l’utilisation de l’espace. Il est constamment en train de bouger. Le réflexe de fuite ou la pulsion de fuite dont vous parliez en témoigne. Les pulsions qui l’amènent à se nourrir ou à se reproduire correspondent toujours à des questions de gestion de l’espace. Leur adversaire, en l’occurrence la plante, n’a aucune gestion de l’espace, puisqu’elle est fixe. Mais par contre, elle a une croissance indéfinie, une longévité indéfinie, et est virtuellement immortelle ; ce qu’elle gère donc c’est le temps. » Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »
… qui transforme son environnementsans l’épuiser
Art de la sélection et du recyclage, joyeuse chimie végétale des antidotes et des poisons qui transforme, sans l’épuiser, son environnement. A partir des éléments présents, azote et eau notamment, la plante co-produit son sol et son climat. Lorsque Deleuze parle d’éthologie à propos de l’Ethique de Spinoza, cette science qui étudie le comportement animal en milieu naturel, notre hypothèse est justement que l’on pourrait tout aussi bien parler l’éco-éthologie végétale.
« (…) L’Ethique de Spinoza n’a rien à voir avec une morale, il la conçoit comme une éthologie, c’est-à-dire comme une composition des vitesses et des lenteurs, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté sur ce plan d’immanence (…) L’éthologie, c’est d’abord l’étude des rapports de vitesse et de lenteur, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté qui caractérisent chaque chose. Pour chaque chose, ces rapports et ces pouvoirs ont une amplitude, des seuils (minimum et maximum), des variations ou transformations propres. Et ils sélectionnent dans le monde ou la Nature ce qui correspond à la chose, c’est-à-dire ce qui affecte ou est affecté par la chose, ce qui meut ou est mû par la chose. (…) »Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».
« L’animal est mobile, la plante pas, et c’est un sacré changement de paradigme : les végétaux ont dû développer une astuce largement supérieure à la nôtre. Ils sont devenus des virtuoses de la biochimie. Pour communiquer. Pour se défendre. Prenons le haricot : quand il est attaqué par des pucerons, il émet des molécules volatiles destinées à un autre être vivant, un prédateur de pucerons. Voilà un insecticide parfait ! Pour se protéger des gazelles, un acacia, lui, change la composition chimique de ses feuilles en quelques secondes et les rend incroyablement astringentes. Plus fort encore, il émet des molécules d’éthylène pour prévenir ses voisins des attaques de gazelles. Enfin, des chercheurs de l’Institut national de recherche d’Amazonie (INPA) viennent de montrer que les molécules volatiles, émises par les arbres tropicaux, servent en fait de germes pour la condensation de la vapeur d’eau sous forme de gouttes de pluie. Autrement dit, les arbres sont capables de déclencher une pluie au-dessus d’eux parce qu’ils en ont besoin ! »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
« Toute machine, avec une entrée d’énergie, produit des déchets. Les thermodynamiciens, les physiciens l’ont démontré. Mais où passent les excréments des arbres ? On a dit que c’était peut-être l’oxygène, ou les feuilles mortes. Or il semblerait que ce soit le tronc, et plus précisément la lignine, qui constitue l’essentiel du bois. Il s’agit d’un produit très toxique que l’arbre dépose sur des cellules qui sont en train de mourir et qui vont se transformer en vaisseaux – ceux-là mêmes qui vont permettre la montée de l’eau dans le tronc. On peut donc dire que l’arbre repose sur la colonne de ses excréments : cette lignine qui donne aux plantes leur caractère érigé, qui leur permet de lutter contre la pesanteur et de s’élever au-dessus des végétations concurrentes. C’est très astucieux. Et c’est bien dans le style des plantes de tirer parti de façon positive de quelque chose de négatif. On dit souvent que l’arbre vient du sol. Mais en réalité, il est né d’un stock de polluants, puisqu’il est constitué à 40 % de molécules à base de carbone (le reste est de l’eau). L’arbre a cherché le carbone dans l’air, l’a épuré et transformé en bois. Alors, couper un arbre, c’est comme détruire une usine d’épuration. »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Piste n°2 : la communauté ou le méta-organisme végétal
A travers la figure végétale, nous avons accès à un certain type de conatus : la recherche d’un utile propre et d’un développement de puissance qui n’épuise pas son environnement. Par ailleurs, le paradigme végétal doit également nous permettre de poser un regard sur le faire communauté, c’est à dire l’art de composer ou d’associer les puissances.
« (…) Enfin, l’éthologie étudie les compositions de rapports ou de pouvoirs entre choses différentes. C’est encore un aspect distinct des précédents. Car, précédemment, il s’agissait seulement de savoir comment une chose considérée peut décomposer d’autres choses, en leur donnant un rapport conforme à l’un des siens, ou au contraire comment elle risque d’être décomposée par d’autres choses. Mais, maintenant, il s’agit de savoir si des rapports (et lesquels ?) peuvent se composer directement pour former un nouveau rapport plus « étendu », ou si des pouvoirs peuvent se composer directement pour constituer un pouvoir, une puissance plus « intense ». Il ne s’agit plus des utilisations ou des captures, mais des sociabilités et communautés (…) Comment des individus se composent-ils pour former un individu supérieur, à l’infini ? Comment un être peut-il en prendre un autre dans son monde, mais en en conservant ou respectant les rapports et le monde propres ? Et à cet égard, par exemple, quels sont les différents types de sociabilité ? Quelle est la différence entre la société des hommes et la communauté des êtres raisonnables ?… Il ne s’agit plus d’un rapport de point à contrepoint, ou de sélection d’un monde, mais d’une symphonie de la Nature, d’une constitution d’un monde de plus en plus large et intense. Dans quelle mesure et comment composer les puissances, les vitesses et les lenteurs ? »Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».
« Comprendre l’arbre suppose d’opérer une révolution intellectuelle. C’est un être à la fois unique et pluriel. L’homme possède un seul génome, stable. Chez l’arbre, on trouve de fortes différences génétiques selon les branches : chacune peut avoir son propre génome, ce qui conforte l’idée que l’arbre n’est pas un individu mais une colonie, un peu comme un récif de corail. »Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Un arbre c’est déjà une association de puissance. Rappelons que pour Spinoza, une chose, un corps est toujours le résultat d’un agencement singulier de parties. Une société, un livre, un son, tous sont des corps et relèvent comme tel d’une certaine composition de rapports de vitesses et de lenteurs entre les parties qui le composent.
L’arbre est une société de cellules très fluide (décentralisation, indépendance, redondance, totipotence, variabilité du génome, etc.) Une organisation coloniaire qui compose des puissances entre des parties très autonomes, chacune déployant son conatus, ce qui permet à l’ensemble une croissance indéfinie, la division ou reproduction asexuée. C’est ainsi que pour l’arbre, toute mort ne vient que du dehors.
« (…) qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui être spinoziste ? Il n’y a pas de réponse universelle. Mais je me sens, je me sens vraiment spinoziste, en 1980 – alors je peux répondre à la question, uniquement pour mon compte : qu’est-ce que ça veut dire pour moi me sentir spinoziste ? Et bien ça veut dire être prêt à admirer, à signer si je le pouvais, la phrase : la mort vient toujours du dehors. La mort vient toujours de dehors, c’est-à-dire la mort n’est pas un processus. »Source : La voix de Gilles Deleuze en ligne
« L’idée ici, en évoquant que les colonies sont virtuellement immortelles, signifie qu’il n’y a pas de sénescence. Il existe, bien sûr, au niveau de l’individu constitutif, une sénescence – par exemple l’abeille a une durée de vie assez courte – mais cette sénescence n’apparaît plus au niveau de la colonie elle-même. Si aucun événement extérieur massivement pathogène ne vient détruire la colonie, elle continuera à vivre indéfiniment : aucune raison biologique interne ne la fait acheminer vers la mort. Il en va ainsi de l’arbre : s’il se met à faire trop froid, il meurt, mais cela ne correspond pas à une sénescence interne. Tant que les conditions resteront bonnes, la vie va durer ; c’est en ce sens que j’emploie l’expression d’une potentielle ou virtuelle immortalité. »Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »
Art de la composition des rapports et de la colonisation des milieux, le végétal est un être structurellement greffable, un être dont l’existence même consisterait à étendre l’espace possible des greffes infinies.
Des greffes, des symbioses et des imitations : la couille du diable, est-ce une plante ou une fourmilière, le corail, un animal aux formes de développement végétal, les transcodages qui s’opèrent dans la reproduction sexuée entre les plantes à fleur et les insectes. A une certaine échelle, fourmilière, essaim, ces groupes animaux optent pour des stratégies d’organisation qui nous apparaissent comme calquées sur le modèle du végétal fluide.
Du paradigme végétal, une certaine manière de tisser dans la nature la toile des relations qui porte son existence, de ses captures résulte des expressions, grille de lecture de formes itératives caractéristiques : coraux de l’architecture des humeurs, toile de l’internet ou des hyper-réseaux urbains, etc.
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Constatons donc à la suite Francis Hallé l’inspiration zoocentré de nos pensées : individu, volume, mobilité, pulsion de fuite, consommation et dissipation des forces, concurrence exclusive, etc. Conséquences, et avant même de penser toute politique, il nous est déja comme impensable d’imaginer le déploiement d’une puissance qui n’épuise pas son environnement, qui ne soit pas exclusive dans son occupation de l’espace, etc.
Or à l’aide du paradigme végétal, tout du moins de la lecture ou de l’image que nous pouvons nous en faire, il nous est pourtant possible d’avancer l’idée d’une maîtrise de notre propre maîtrise, de penser avec et après Spinoza une écologie des frontières mobiles et de l’autonomie.
Celle-ci implique une modification de notre utile propre, afin d’en conserver l’accès (un conatus qui n’épuise pas son environnement), mais également de continuer à gagner en autonomie dans la Nature, en composant de nouvelles organisations émancipatrices (associations de puissances fluides et décentralisées et modèle de la greffe).
L’arbre est une configuration d’interactions, dynamiques et singulières, appropriée aux conditions de vie de la forêt, la forêt est une association d’arbres dont les interactions produisent leurs propres niches écologiques, la forêt. Étrangeté, curiosité, altérité, les principes d’attention au monde et d’expérimentation sont vraissemblablement porteurs de plus de puissance que ses cousins de la responsabilité et autre précaution.
« (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature » Arne Næss
Polytechnicien, Ingénieur Général des Mines. Professeur émérite de philosophie sociale et politique à l’Ecole Polytechnique, Paris ; professeur de philosophie et littérature à l’université Stanford, Californie. Membre de l’Académie des Technologies. Directeur des recherches de la Fondation Imitatio.
Récentes publications : The Mechanization of the Mind (Princeton University Press, 2000) ; Pour un catastrophisme éclairé (Seuil, 2002) ; Avions-nous oublié le mal? Penser la politique après le 11 septembre (Bayard, 2002) ; La Panique (Les empêcheurs de penser en rond, 2003) ; Petite métaphysique des tsunamis (Seuil, 2005) ; Retour de Tchernobyl : Journal d’un homme en colère (Seuil, 2006) ; On the Origins of Cognitive Science (The MIT Press, 2009) ; La Marque du sacré (Carnets Nord, 2009) ; Dans l’œil du cyclone (Carnets Nord, 2009) ; Penser l’arme nucléaire (PUF, à paraître).
Le pire n’est jamais certain, mais il est parfois utile de faire comme s’il était inévitable. Le certain et le nécessaire sont deux prédicats qu’il convient soigneusement de distinguer. Comme dit le poète argentin Jorge Luis Borges, “El porvenir es inevitable, pero puede no acontecer.” [L’avenir est inévitable, mais il peut ne pas avoir lieu.] Ce qui fait qu’un destin puisse ne pas s’accomplir est aussi ce qui fait qu’il s’accomplisse. C’est cet opérateur qui fait l’objet de ma conférence. Je l’appelle fortune morale.
Pour illustrer ces idées difficiles, qui relèvent de cette branche de la philosophie que l’on appelle métaphysique, et même de son rameau logique, la logique métaphysique, je vais présenter trois études de cas qui illustreront ma thèse, à savoir qu’il est parfois utile de faire comme si le pire était inévitable.
J’ai intitulé ces trois études de cas: 1) La crise écologique et la fortune morale ; 2) La crise financière et les catastrophes annoncées; 3) La fatalité d’une guerre nucléaire et la dialectique du destin et de l’accident.
1. La crise écologique et la fortune morale
En conclusion de son film Une vérité qui dérange, Al Gore formule des propos qu’un spectateur inattentif a tendance à tenir pour des lieux communs, alors qu’ils posent un problème philosophique considérable : «Les générations futures auront vraisemblablement à se poser la question suivante, conjecture l’ancien vice-Président américain après avoir montré les conséquences dramatiques que le changement climatique en cours produira si l’humanité ne se mobilise pas à temps : ‘A quoi pouvaient donc bien penser nos parents ? Pourquoi ne se sont-ils pas réveillés alors qu’ils pouvaient encore le faire ?’ Cette question qu’ils nous posent, c’est maintenant que nous devons l’entendre.» Mais comment, dira-t-on, comment donc pourrions-nous recevoir un message en provenance de l’avenir ? Si ce n’est pas là simple licence poétique, que peut bien signifier cette inconcevable inversion de la flèche du temps ?
Les responsables de Greenpeace ont trouvé un moyen plaisant et efficace de poser la même question, sinon de la résoudre, lors du sommet raté de Copenhague sur le changement climatique. Sur des affiches géantes, ils ont vieilli de dix ans les principaux chefs de gouvernement d’aujourd’hui pour leur faire dire : «Je m’excuse. Il nous était possible d’éviter la catastrophe climatique. Mais nous n’avons rien fait.» Suivait l’injonction : «Agissez maintenant et changez l’avenir.» Ici encore, je doute que les participants à la rencontre, lisant cette formule, y aient vu autre chose qu’une façon banale de parler. Seuls quelques intellectuels excentriques, je suppose, des amateurs de science-fiction peut-être, ont perçu l’énorme paradoxe métaphysique que recèle l’expression «changer l’avenir». Car de deux choses l’une : ou l’avenir est déjà ce qu’il sera lorsqu’il se réalisera, inscrit quelque part – sur le grand rouleau de Jacques le fataliste, disons – mais alors il est impossible de le changer ; ou bien ce n’est pas le cas, l’avenir ne sera que lorsqu’il se présentera, c’est-à-dire deviendra (le) présent, mais alors il est privé de sens de vouloir le changer maintenant. Et pourtant, cette formule a l’air de dire quelque chose, et même quelque chose de profond. Mais quoi ?
Je pourrais multiplier les exemples. Que signifie cette prédilection pour les acrobaties métaphysiques? Sans doute que devant des défis aussi gigantesques que ceux qui pèsent sur l’avenir de l’humanité, il est impossible de ne pas poser à nouveaux frais les grandes questions qui l’agitent depuis l’aube des temps. Ces manières de jouer avec le temps sont autant de façons de nous enjoindre de donner un poids de réalité suffisant à l’avenir. Car pour donner sens à l’idée que l’avenir nous regarde et nous juge maintenant, il faut bien que, d’une façon à déterminer, l’avenir soit dès à présent ce qu’il sera. Est-ce que cela implique le fatalisme ? Faut-il en déduire que tout est déjà écrit d’avance ? La réponse est négative, mais il faut beaucoup de travail théorique pour s’en convaincre[1].
Un concept controversé de la philosophie morale peut nous y aider : celui de fortune morale. Ce concept a fait l’objet d’un livre remarquable d’un des philosophes anglais les plus importants du vingtième siècle, Bernard Williams, hélas trop tôt disparu. Ce livre s’intitule Moral Luck[2], et a été traduit en français sous le titre La fortune morale[3]. Lorsque les conséquences d’une action que l’on envisage d’entreprendre sont grevées d’une très forte incertitude, que la nature de celle-ci interdit ou rend dérisoire le calcul probabiliste des conséquences, et qu’on ne puisse exclure une issue catastrophique, alors il n’est pas déraisonnable d’admettre que le jugement à porter sur l’action ne puisse être que rétrospectif – c’est-à-dire qu’il doive prendre en compte les événements postérieurs à l’action dont il était impossible de prévoir, même en probabilité, la survenue au moment d’agir.
Dans une soirée bien arrosée, un homme boit immodérément. Il décide néanmoins, en connaissance de cause, de prendre sa voiture pour rentrer chez lui. Il pleut, la chaussée est mouillée, le feu passe au rouge, l’homme appuie rageusement sur les freins, mais un peu trop tard, sa voiture s’immobilise, après un léger dérapage, au-delà du passage piétons. Deux scénarios sont possibles : il n’y avait personne sur le passage. L’homme en est quitte pour une bonne frousse rétrospective. Ou bien : l’homme renverse un enfant et le tue. Le droit, bien sûr, mais surtout la morale, ne porteront pas le même jugement dans l’un et l’autre cas. Variante : l’homme a pris sa voiture en étant sobre. Il n’a rien à se reprocher. Mais il y a un enfant qu’il renverse et tue ou bien il n’y en a pas. Ici encore, l’issue imprévisible rétroagit sur le jugement que l’on porte sur la conduite de cet homme et aussi sur le jugement qu’il porte lui-même sur sa propre conduite.
Si le concept de fortune morale n’a pas toujours eu bonne presse, c’est qu’il a servi à justifier les pires abominations. L’avocat d’Eichmann au procès de Jérusalem, Robert Servatius, disait de son client : « Il a commis ce type de crimes qui vous valent les plus hautes décorations si vous gagnez et vous expédient au gibet si vous perdez.» Il ne faisait ainsi que faire écho à une parole fameuse de Goebbels, le patron d’Eichmann: “L’histoire retiendra nos noms soit comme ceux des plus grands hommes d’État de tous les temps, soit comme ceux des plus grands criminels qui aient jamais existé.” Pour ne pas en rester à l’exemple des nazis: le Général Curtis LeMay, le premier patron du Strategic Air Command, c’est-à-dire des forces aériennes américaines pendant la guerre du Pacifique, qui, en tant que tel, fut responsable de la destruction par bombes incendiaires de 70 villes du Japon impérial, le tout couronné par le largage de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, eut un jour ce mot: “Si nous avions perdu la guerre, nous aurions été jugés et condamnés comme criminels de guerre.” Qu’est-ce qui fait qu’une même action est morale si on gagne et immorale si on perd?
J’ai fait il y a quelques années l’expérience tragique du dilemme que pose la fortune morale. J’ai été appelé à servir comme juré dans un procès criminel qui a fait beaucoup de bruit, à la Cour d’assises de Paris. L’accusé n’avait de fait tué personne. Mais il aurait pu être responsable de la mort de plusieurs centaines de personnes, y compris de dizaines de policiers, si la bande criminelle dont il faisait partie avait été mieux organisée et plus habile. Il faut savoir que le droit pénal, en France, prévoit la même peine maximale dans les trois cas suivants: 1) un individu commet un crime; 2) il tente de le commettre, mais ce projet n’aboutit pas pour des raisons indépendantes de sa volonté; 3) il le commet en bande organisée. L’avocat de la défense, une star du barreau parisien, a eu beau faire valoir l’évidence, à savoir qu’il y avait une différence entre avoir assassiné cent personnes et avoir manqué de le faire, le jury, dont je faisais partie, a décidé d’infliger la peine maximale. Je rappelle qu’en France, contrairement au droit pénal américain, l’unanimité n’est pas requise et que le président de la Cour et ses deux assesseurs, des magistrats professionnels, donc, font partie du jury.
Il y a cependant des cas où le concept de fortune morale pose moins de problèmes. Dans la question qui nous occupe, on peut raisonner ainsi : l’humanité prise comme sujet collectif a fait un choix de développement de ses capacités virtuelles qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune morale. Il se peut que son choix mène à de grandes catastrophes irréversibles ; il se peut qu’elle trouve les moyens de les éviter, de les contourner ou de les dépasser. Personne ne peut dire ce qu’il en sera. Le jugement ne pourra être que rétrospectif. Cependant, il est possible d’anticiper, non pas le jugement lui-même, mais le fait qu’il ne pourra être porté que sur la base de ce que l’on saura lorsque le voile de l’avenir sera levé. Il est donc encore temps de faire que jamais il ne pourra être dit par nos descendants : « trop tard ! », un trop tard qui signifierait qu’ils se trouvent dans une situation où aucune vie humaine digne de ce nom n’est possible. “Nous voici assaillis par la crainte désintéressée pour ce qu’il adviendra longtemps après nous – mieux, par le remords anticipateur à son égard”, écrit le philosophe allemand Hans Jonas[4], à qui nous devons le concept d’éthique du futur : non pas l’éthique qui prévaudra dans un avenir indéterminé, mais bien toute éthique qui érige en impératif absolu la préservation d’un futur habitable par l’humanité. C’est l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde et justifie cette forme de «catastrophisme» que j’ai nommée, par goût de la provocation, le catastrophisme éclairé. La signature formelle en est cette boucle remarquable qui rend solidaires l’avenir et le passé.
Nous sommes ici très loin de cette autre banalité, refuge des esprits paresseux, bien qu’elle figure désormais dans le préambule de la Constitution française : le «souci pour les générations futures». Outre que ce souci n’a aucune vraisemblance psychologique, dès lors qu’il porte sur plus de deux générations, il n’a jamais été possible de le fonder philosophiquement[5]. Les grands esprits qui ont tenté de le faire ont toujours tenu pour évidente cette prémisse que l’avenir a besoin de nous, gens du présent, la raison en étant l’irréversibilité du temps. Dans les affaires humaines, cependant, où la question du sens est centrale, cette irréversibilité est loin d’être une donnée indépassable, car c’est l’avenir qui donne sens au passé. Sartre disait que tant qu’il existera des hommes, libres et responsables, le sens de la Révolution française sera toujours en suspens. Si par malheur nous devions détruire toute possibilité d’un avenir vivable, c’est tout le sens de l’aventure humaine, depuis la nuit des temps, que nous réduirions à néant. C’est donc nous qui avons besoin de l’avenir, beaucoup plus que l’inverse.
2. La crise financière et les catastrophes annoncées
On interviewait Jorge Luis Borges pour la n-ième fois: “Parlez-nous de vous, Monsieur Borges.” “Vous parler de moi ? Mais je ne sais rien de moi, je ne connais même pas la date de ma mort !” Nous plaçant à la date de l’interview, nous pouvons quant à nous recourir au futur antérieur, ce temps miraculeux qui transforme l’avenir en passé, et dire: lorsque Borges mourra, sept ans et trois mois se seront écoulés depuis qu’il a prononcé ces paroles mémorables. Mais c’est un luxe qui était inaccessible à l’intéressé.
Je m’intéresse ici au cas de catastrophes dont la survenue est inévitable, mais pour lesquelles nous ne connaissons ni l’heure ni le jour. Le temps qui nousreste est une pure inconnue. L’exemple paradigmatique est évidemment, pour chacun d’entre nous, celui de sa mort. Pourquoi l’être humain est-il à ce point hanté par le problème du temps si ce n’est qu’il sait que sa mort est inévitable? Ce n’est pas la mort en général qui est son souci premier, mais sa propre mort, la mort-propre, la mort en première personne: ma mort !
L’expérience de ma mort n’existerait pas si une vie humaine n’était ponctuée de “petites morts”, des ruptures qui marquent la fin d’une période, d’un cycle ou d’une phase, et qui sont souvent vécues comme des “catastrophes”, non nécessairement au sens de désastres, mais aux sens narratif et mathématique: des vacances qui se terminent, un amour qui se rompt, une guerre qui s’achève. La mort-propre est l’exemple suprême d’une catastrophe annoncée, mais il en est beaucoup d’autres. C’est le temps d’attente qui nous sépare d’une catastrophe dont la survenue est inévitable qui fait l’objet de mon propos.
La forme paradoxale que prend le temps dans ces cas peut être décrite ainsi: la survenue de la catastrophe est une surprise, mais le fait que ce soit une surprise, lui, n’est pas ou ne devrait pas être une surprise. On sait qu’on se dirige inexorablement vers le terme, mais le terme n’étant pas connu, on peut toujours espérer qu’il n’est pas encore proche, jusqu’à ce qu’il nous saisisse à l’improviste. Le cas intéressant qui va m’occuper est celui où plus on avance, plus on a des raisons objectives de penser que le temps qui reste avant qu’on touche le terme s’accroît – comme si le terme s’éloignait plus rapidement qu’on ne s’en approche. C’est au moment où, sans le savoir, on est le plus proche du terme qu’on a des raisons parfaitement objectives de croire qu’on en est le plus éloigné. La surprise est totale mais, puisqu’on sait à l’avance tout ce que je viens de dire, on ne devrait pas être surpris d’être surpris. Le temps tire alors dans deux directions opposées. D’un côté, on sait que plus on progresse, plus on se rapproche du terme. Mais celui-ci étant inconnu de nous, peut-on vraiment le tenir pour fixe? Dans les cas que je considère, plus on avance sans que le terme soit visible, plus on a des raisons objectives de penser qu’une bonne étoile a choisi pour nous un terme éloigné.
Comme illustration, je prends d’abord, précisément, l’espérance de vie à un âge donné, c’est-à-dire le nombre moyen d’années qui restent à vivre à quelqu’un qui a l’âge en question. On est tenté de dire que ce temps qui reste diminue à mesure qu’on avance en âge, mais cela n’est pas nécessairement vrai. L’espérance de vie d’un enfant d’un certain âge, c’est-à-dire le nombre moyen d’années qui lui reste encore à vivre, peut augmenter avec l’âge. Le fait qu’il a passé le stade critique des premières années de la vie est le signe que sa constitution est robuste et donc qu’il vivra longtemps. Le savoir (qu’on se rapproche inexorablement du terme en vieillissant) et l’inférence (le terme recule plus vite qu’on ne s’en approche) tirent sur la corde de la vie dans des directions opposées. Le même constat prévaut pour les survivants de certains accidents de santé – accident vasculaire cérébral ou certains cancers: plus on s’éloigne de l’événement originel, moins la probabilité d’une récidive est forte, plus le nombre moyen d’années encore à vivre augmente, jusqu’à un certain point, bien évidemment.
Même moins tragique, le cas de la crise financière est éminemment instructif. A en croire les économistes, les mécanismes qui ont conduit à la crise présente sont en gros élucidés. Tout s’explique rétrospectivement, ou presque. Et, cependant, la crise a frappé tout le monde par surprise. Qui imaginait durant l’été 2007, et même au printemps 2008, qu’une crise très localisée dans le secteur du marché des emprunts hypothécaire aux Etats-Unis allait faire vaciller sur sa base tout le système financier mondial ? Il y a donc eu un effet de surprise considérable, mais le fait qu’il y ait eu cette surprise, lui, ne fut pas, ou en tout cas, n’aurait pas dû être une surprise. L’éclatement de la bulle ne pouvait pas ne pas se produire.
Benoît Mandelbrot, ce génial mathématicien à qui nous devons l’un des concepts les plus originaux inventés par le vingtième siècle, celui de forme fractale, a montré dès les années soixante-dix que le temps de la spéculation financière, plus précisément le temps dont le spéculateur estime disposer avant que la bulle éclate – et il sait que, inévitablement, cette catastrophe se produira tôt ou tard – augmente à mesure que le temps passe sans qu’elle n’éclate. C’est donc au moment qui précède juste son éclatement qu’il se montre le plus optimiste. J’ai étudié un cas très particulier, mais qui manifeste le même pattern, celui de l’escroc Bernard Madoff. Plus sa “pyramide” s’évasait avec l’apport permanent et croissant de nouveaux clients, plus il avait de raisons de supposer que la pyramide allait continuer de le faire. Et pourtant, il ne pouvait ignorer que le terme viendrait et que tout son système s‘écroulerait alors comme un château de cartes. La surprise fut d’autant plus terrible que le schème avait marché longtemps.
La question que j’ai particulièrement étudiée est la suivante: que dicte la prudence dans de tels cas? La prudence dicte ici une maxime : plus on a de raisons objectives d’être optimiste, plus on se doit d’être catastrophiste et de se tenir sur ses gardes, car le terme est sans doute proche. Cette injonction contradictoire se résout en théorie en comprenant que l’optimisme est rationnel à un niveau et le catastrophisme à un autre, qui transcende le premier, en ce qu’il consiste à prendre le point de vue du parcours déjà achevé et non dans son déroulement. Puisque je sais que, inévitablement, je mourrai, je suis sûr que viendra un temps où je ne serai plus mais où j’aurai été (futur antérieur). C’est cette forme de prudence que j’ai nommée le « catastrophisme éclairé ». Elle implique de se projeter par la pensée après la survenue de l’événement catastrophique et à contempler le chemin parcouru depuis ce point de vue qui conjoint la surprise et la certitude de la surprise. Le catastrophisme éclairé, c’est l’utilisation judicieuse de cette forme grammaticale si intéressante que le français nomme futur antérieur et l’anglais future perfect. Qu’est-ce que le futur antérieur a de parfait que n’aurait pas le futur ordinaire? Il réussit le prodige de donner à l’avenir une propriété que le passé entendait se réserver: la fixité. Vladimir Jankélévitch dans L’irréversible et la nostalgie: “Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir été est son viatique pour l’éternité.” Lamartine dans Le lac: “Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,/Que les parfums légers de ton air embaumé,/Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,/ Tout dise: Ils ont aimé ! ”
3. La fatalité d’une guerre nucléaire et la dialectique du destin et de l’accident
Un homme avait coutume de jeter de la poudre chasse-éléphants depuis la fenêtre de son compartiment de chemin de fer. Quand on lui demandait pourquoi il faisait cela puisqu’il n’y avait pas d’éléphants sur la voie, il répondait : « Vous voyez bien que ma poudre est efficace ! » La légende selon laquelle la dissuasion nucléaire aurait évité à l’humanité de disparaître dans un feu d’artifice atomique relève de la même logique absurde.
Dans le documentaire extraordinaire qu’il a réalisé sur la vie et les œuvres de Robert McNamara, sous le titre ô combien clausewitzien The Fog of War, le cinéaste américain Erroll Morris demande à celui qui fut le secrétaire à la défense de John F. Kennedy ce qui, selon lui, explique que l’humanité ne se soit pas fait sauter dans un holocauste nucléaire pendant le presque demi-siècle de Guerre froide, alors même que les deux grandes puissances nucléaires se menaçaient en permanence d’anéantissement mutuel. La dissuasion ? Quelle plaisanterie ! La réponse de McNamara illustre l’extraordinaire inventivité dans la concision que manifeste la langue anglaise : « We lucked out ! » Nous nous en sommes sortis (out) par la chance [luck]. Vingt-cinq, trente fois durant cette période nous sommes passés à un cheveu de l’apocalypse, à une minute de minuit. C’est la chance, le hasard, qui nous a sauvés. Mais les choses auraient pu se passer autrement. Mieux, si je puis dire : elles auraient dû se passer autrement.
La dissuasion nucléaire implique que chaque nation offre aux possibles représailles de l’autre sa propre population en holocauste. La sécurité y est fille de la terreur. Si l’une des deux nations se protégeait, l’autre pourrait croire que la première se croit invulnérable et, pour prévenir une première frappe, frapperait la première. Cette logique a reçu un nom approprié : MAD (« fou » en anglais), pour « Mutually Assured Destruction ». On dit en français : « vulnérabilité mutuelle ». Les sociétés nucléaires se présentent comme à la fois vulnérables et invulnérables. Vulnérables, puisqu’elles peuvent mourir de l’agression d’un autre; invulnérables, car elles ne mourront pas avant d’avoir fait mourir leur agresseur, ce dont elles seront toujours capables, quelle que soit la puissance de la frappe qui les fait s’effondrer.
Or, tout au long de la Guerre froide, deux types d’arguments ont été débattus, qui semblaient montrer que la dissuasion nucléaire sous sa forme MAD ne pouvait être efficace. La première raison portait sur le caractère non crédible de la menace dissuasive : pourvu que le sujet qui menace son adversaire de déclencher une escalade mortelle et suicidaire si ses « intérêts vitaux » sont mis en danger soit doté d’une rationalité minimale, placé au pied du mur – disons après une première frappe qui a détruit une partie de son territoire – il ne mettra pas sa menace à exécution. Le principe même de MAD est l’assurance d’une destruction mutuelle si l’on s’écarte de l’équilibre de la terreur. Quel chef d’État, victime d’une première frappe, n’ayant plus qu’une nation dévastée à défendre, prendrait par une seconde frappe vengeresse le risque de mettre fin à l’aventure humaine ? Dans un monde d’États souverains dotés de cette rationalité minimale, la menace nucléaire n’est absolument pas crédible.
Cependant, un autre argument, d’une nature très différente, fut mis en avant qui concluait également à l’impuissance de la dissuasion nucléaire. Pour être efficace, la dissuasion nucléaire doit être absolument efficace. En effet, un échec ne saurait être admis, puisque la première bombe lancée serait la bombe de trop. Mais si la dissuasion nucléaire est absolument efficace, alors elle n’est pas efficace. En général, une dissuasion ne marche que si elle ne marche pas à cent pour cent. (Que l’on songe au système pénal : il faut des transgressions pour que tous soient convaincus que le crime ne paie pas.) Mais ici, la première transgression est une transgression de trop. La dissuasion nucléaire n’est donc pas efficace, pour une seconde raison : une dissuasion absolument efficace s’autoréfute; or la moindre erreur est fatale.
Tardivement, certains comprirent qu’il n’est nul besoin d’échange de menaces pour rendre la dissuasion nucléaire efficace. La simple existence d’arsenaux se faisant face, sans que la moindre menace de les utiliser soit proférée ou même suggérée, suffisait à ce que les jumeaux de la violence se tiennent cois. L’apocalypse nucléaire ne disparaissait pas pour autant du tableau. Sous le nom de dissuasion “existentielle”, la dissuasion apparaissait désormais comme un jeu extrêmement périlleux consistant à faire de l’anéantissement mutuel un destin. Dire qu’elle fonctionnait signifiait simplement ceci: tant qu’on ne le tentait pas inconsidérément, il y avait une chance que le destin nous oublie – pour un temps, peut-être long, voire très long, mais pas infini.
En définitive, à en croire la théorie de la dissuasion existentielle, si la dissuasion nucléaire a maintenu un temps le monde en paix, c’est en projetant le mal hors de la sphère des hommes, en en faisant une extériorité maléfique mais sans intention mauvaise, toujours prête à fondre sur l’humanité mais sans plus de méchanceté qu’un tremblement de terre ou un tsunami, avec cependant une puissance destructrice capable de faire pâlir la nature d’envie. Cette menace suspendue au-dessus de leurs têtes aurait donné aux princes de ce monde la prudence nécessaire pour éviter l’abomination de la désolation qu’eût été une guerre thermonucléaire les détruisant les uns et les autres et le monde avec eux.
Nous étions partis d’une situation stratégique, c’est-à-dire de guerre, où des hommes ou des peuples tentent d’imposer leur volonté à d’autres, et nous nous retrouvons dans la situation d’une catastrophe naturelle. Il convient d’analyser cet étrange retournement.
Les deux arguments invoqués nous convainquent qu’aucune des puissances nucléaires n’a le pouvoir de dissuader les autres. Et pourtant, toutes ont intérêt à être dissuadées. Comment résoudre ce paradoxe ? David K. Lewis, probablement le plus grand métaphysicien du vingtième siècle, a défini la dissuasion existentielle d’une formule : « On ne s’amuse pas à taquiner un tigre. C’est aussi simple que cela. [6]» Il faut prendre cette image au sérieux. La solution consiste à ce qu’ensemble, les puissances créent une entité fictive mais néanmoins effrayante, un tigre symbolique, prêt à tout moment à les déchirer, sans aucune raison ou motif particulier. Ce tigre, c’est évidemment leur violence, extériorisée, chosifiée.
Pour échapper au paradoxe de l’autoréfutation d’une dissuasion réussie, il faut que la réalité de l’apocalypse nucléaire soit comme inscrite dans l’avenir, telle une fatalité ou un destin. C’est ainsi que raisonnent les théoriciens de la dissuasion existentielle, en usant de ces mots surprenants de la part de penseurs ou de stratèges « rationnels ». Mais qu’on y songe : si ce programme était réalisé, c’est-à-dire si l’anéantissement nucléaire était vraiment notre destin, nous aurions complètement raté notre objectif, qui est de faire que l’apocalypse nucléaire n’ait pas lieu ! La condition qui rend la dissuasion efficace s’autoréfute à son tour. Nous avons simplement déplacé le paradoxe, mais il est toujours avec nous.
Pour en sortir, il faut prendre au sérieux, mieux qu’il ne le fait lui-même, ce que nous dit Robert McNamara dans ses Mémoires ou dans le documentaire The Fog of War : plusieurs dizaines de fois au cours de la Guerre froide, il s’en est fallu de très peu que l’humanité ne disparaisse en vapeurs radioactives. Echec de la dissuasion ? C’est tout le contraire : ce sont précisément ces incursions dans le voisinage du trou noir qui ont donné à la menace d’anéantissement mutuel son pouvoir dissuasif. « We lucked out », mais c’est ce flirt répété avec l’apocalypse qui, en un sens, nous a sauvés. Il faut des accidents pour précipiter le destin apocalyptique mais, contrairement au destin, un accident peut ne pas se produire.
Au cœur de la dissuasion existentielle on trouve la dialectique du destin et de l’accident. Il s’agit de tenir l’apocalypse nucléaire pour un événement tout à la fois nécessaire et improbable. Cette figure est-elle si nouvelle ? On y reconnaît sans peine la figure du tragique. Lorsque Œdipe tue son père au carrefour fatal, lorsque Meursault, l’« Etranger » de Camus, tue l’Arabe sous le soleil d’Alger, ces événements apparaissent à la conscience et à la philosophie méditerranéennes tout à la fois comme des accidents et comme des fatalités : le hasard et le destin viennent à s’y confondre.
L’accident, qui fait signe vers le hasard, est le contraire du destin, qui fait signe vers la nécessité, mais sans ce contraire, le destin ne viendrait pas à s’accomplir. Un disciple de Jacques Derrida dirait que l’accident est le supplément du destin, au sens où il est à la fois son contraire et sa condition de possibilité.
Si nous refusons cette conversion (metanoïa) que serait le renoncement complet et simultané de tous à la violence, il nous reste ce jeu risqué qui consiste à jouer constamment avec le feu : pas trop près, de peur que nous y périssions carbonisés ; mais pas trop loin non plus, de peur que nous oubliions le danger. Il ne nous faut ni trop croire au destin, n’y trop refuser d’y croire : il faut croire à la métaphysique du destin exactement comme on croit à une fiction.
En guise de conclusion
Convaincu que les mots possèdent une sagesse que n’ont pas toujours ceux qui les utilisent, je ne résiste pas à la tentation de me référer, pour conclure, à la controverse qui entoure l’étymologie de ce mot étrange : « risque », qui sert de viatique à tous ceux qui tentent aujourd’hui de penser l’incertitude de l’avenir. D’un côté, il y a ceux qui, avec Wartburg, le font dériver de l’ancien italien risco, lui-même issu du latin resecum, « ce qui coupe » – d’où les sens de « rocher escarpé », « écueil » et, finalement, de « risque encouru par une marchandise transportée par un bateau » : donc, l’accident. Mais, de l’autre, on trouve ceux qui, avec Guiraud, pensent qu’« il n’y a pas le moindre commencement de preuve à ce roman nautique » et font dériver le mot du latin rixare « se quereller ». Le risque, c’est ce qui émerge du conflit humain – la rixe – lorsque, ainsi que Clausewitz en a fait la théorie, il monte aux extrêmes et, tel un destin indifférent, mène les violents à la destruction mutuelle. Les catastrophes naturelles et les catastrophes morales, de plus en plus, seront indiscernables. C’est la leçon apocalyptique par excellence.
[1] Par exemple, celui que j’ai tenté de faire dans mon Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002 ; nouvelle édition, coll. Points 2009.
[2] Bernard Williams, Moral Luck, Cambridge University Press, 1981.
[3] La traduction italienne du titre est Sorte Morale (Il Saggiatore, Milano 1985). Il est paradoxal que le traducteur n’ait pas suivi la leçon française en traduisant luck par fortuna, puisque Fortuna est une divinité italienne allégorique du hasard, de la chance et du destin. Identifiée à la Tyché grecque, son nom dérive du latinfors qui signifie « sort ». Dès la plus haute antiquité, elle était vénérée dans plusieurs provinces italiques, mais son culte le plus important se célébrait à Préneste dans le Latium, où elle était appelée Primigenia, primordiale.
[4] Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Rivages poche, 1998, p. 103.
[5] Témoin l’échec dans ce domaine du traité de philosophie morale et politique le plus ambitieux du vingtième siècle, John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987 (orig., 1971).
[6] David K. Lewis, “Finite Counterforce” in Henry Shue (ed), Nuclear Deterrence and Moral Restraint, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. Une différence remarquable entre les situations française et américaine, qui n’est pas à l’honneur de la pensée française, est que certains des plus grands philosophes et logiciens d’outre-Atlantique se sont employés à penser la dissuasion nucléaire.