Archives de catégorie : Recensions

Tanguy Viel • La disparition de Jim Sullivan

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.



tanguy viel • ‘La disparition de Jim Sullivan’

Je dois dire que c’était gagné d’avance parce que Tanguy Viel, on connaît.

Ça a commencé avec Le black note (tiens un titre américain ?) et depuis en passant par Maladie, Cinéma et les autres ça ne s’est pas arrêté, sauf que Paris- Brest, c’était en 2009 et que quatre ans sans un livre de Tanguy Viel, c’est long, c’est très long.
Alors on relisait.

Sur Facebook on échangeait avec des fans, on citait la dernière phrase de L’absolue perfection du crime.

La lumière s’était arrêtée pour nous, le disque orangé du soleil tombé aux trois quarts sous l’horizon, et les larmes sur mes yeux qui irisaient la mer. J’ai repris l’escalier, tranquillement, et je ne me suis pas retourné.

Puis arrive La disparition de Jim Sullivan.

Mais ces dernières années, c’est vrai, j’ai fini par me dire que j’étais arrivé au bout de quelque chose, qu’après tout, mes histoires, elles auraient aussi leur place ailleurs, par exemple en Amérique, par exemple dans une cabane au bord d’un grand lac ou bien dans un motel sur l’autoroute 75, n’importe où pourvu que ça quelque chose se mette à bouger

Et là on sait tout de suite, mais vraiment tout de suite, que ça va être « crazy », qu’on va percevoir jusqu’à « trois mille deux cents éclats de mots » en même temps.

Et c’était encore plus formidable qu’on l’imaginait, c’était un roman américain avec tous les codes du genre, on y était comme dans les meilleurs du Big Jim, y avait les grands espaces, l’alcool, les divorces… mais c’était aussi un roman français, et ce subtil montage, l’écrivain se regardant écrire (pas nouveau certes) marche à fond, parce que Tanguy Viel a du métier, de l’humour, qu’il fait participer son lecteur et l’associe à ses tours et pirouettes. Et d’expliquer pourquoi telle ou telle scène, tel nom pour les lieux et les personnages tout en déployant une intrigue serrée dont on ne dévoilera rien, ce serait vous enlever tout le plaisir de l’émotion, de la tension et de la beauté qui irradient ces pages, en effet, comme le dit Fabrice Colin :

C’est très ennuyeux d’expliquer en quoi tel ou tel bouquin est magique, et c’est merveilleux en même temps de ne pas pouvoir le faire — ça signifie que le mystère de l’écriture résiste à l’analyse et au trivial.

FT

*
François Tresvaux anime le Café littéraire de Sainte-Cécile-les-vignes (84), CALIBO.

revue • Le Chant du Monstre #1

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.



le_chant_du_monstre

Une nouvelle revue, c’est un évènement important ; c’est un évènement important parce qu’ici du moins, on considère que les revues sont des lieux formidables de découverte et d’expressions des singularité. A l’heure où le numérique pèse beaucoup sur la création littéraire (sans pour autant que les publications numériques soient considérées à leur juste valeur), sortir une revue papier est gonflé.

Mais les tenancières, ci-devant Sophie Duc, Angélique Joyau et Céline Pévrier, ont en effet un sacré courage et, on peut le dire à présent, le pari est tenu et leur travail est une réussite. Une vraie grande belle réussite. A laquelle on associera Alexandre Rivault et Julien Berthier, graphiste et lettriste de l’objet. Et sans doute les éditions Intervalles qui ont pris ce risuqe là, ce n’est pas si souvent.

Un bien bel objet donc, esthétique dans la forme et complet dans le contenu. Format à l’italienne allongé, 130 pages environ, et six rubriques :
— Affinités électives donne la place, une palce confortable, à un éditeur qui présente son parcours et son travail. Le premier à se coller au jeu est Dominique Bordes de Monsieur Toussaint Louverture, jeune éditeur fortement remarqué par Karoo et Enig marcheur, dont un extrait est ici proposé, avec David Foster Wallace, Frederick Exley, Russel Hoban,
— Alchimie en est le cahier de création hybride : texte + image, et présente dans ce premier numéro le travail ébouriffant de Donatien Garnet et Guillaume Bullat ainsi que le remarquable style de Thomas Vinau et Emilie Alenda.
Seul contre tous est une tribune laissée à une éminence du livre, et c’est Fabrice Colin qui s’en va découdre du Foenkinos ;
Ex-qui ? est la rubrique dédiée aux auteurs morts, mais bien vivants dans leur évocation et leur force ! Kathy Acker, cette fois-ci.
Cabinet de curiosités, comme son nom l’indique ajoute au artificialia et naturalia les literalia ; avec Frédéric Noël ; puis Pierre Senges illustré par Killoffer ; on ne les présente plus.
— enfin Parce que ! pour les textes injustifiables et dont le choix s’impose à l’évidence. Et c’est vrai que le texte de Pierre Terzian fait mouche.

Exigence est en effet un mot qui revient régulièrement pour décrire cette équipe et son œuvre ; impertinence, un peu aussi, mais surtout, dirions-nous, vu d’ici, une véritable curiosité, ce qui est tout de même plus porteur et plus cohérent, et une vrai grand plaisir pour la découverte et l’art. Nous souhaitons donc longue vie à ce monstre, parce que nous aussi, on aime bien les monstres.

Oliver Rohe • Ma dernière création est un piège à taupes

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.

Rohe • Rohe • Ma dernière création est un piège à taupes • Inculte 2012

Intense et bref, le texte d’Oliver Rohe est l’adaptation de la pièce radiophonique AK-471. Le texte intrique le destin de l’arme la plus fameuse au monde et la vie de son inventeur, Mikhaïl Kalachnikov, de sa propre voix (en italique) ou plus ou moins mise en fiction, le tout dans une Russie en perpétuels soubresauts, malgré le manteau impeccable des bouleaux et de la neige.

Ce dispositif efficace, mené avec précision et brio, évoque également les échos du monde globalisé dans lequel nous vivons ; il est bien certain que ce petit texte, d’abord destiné à la radio, tient haut la main les promesses qu’il n’a pas faites. On serait dans l’erreur de lui conférer plus d’ambition que celle d’une texte bref (mais intense) destiné à la radio.

Ceci établit, on pourra enfin lire le livre qui est d’une efficacité narrative évidente.

L’hiver, par un chemin chaque fois identique et emprunté par lui seul, il se rendait à pied au collège du village voisin. Il pénétrait à l’aube dans la forêt enneigée, sinuait parmi les ifs et les grands mélèzes, longeait la lisière du bois, longeait les lacs et les étangs gelés. Il aimait la façon dont son corps se rétractait pour se défendre contre le froid, les fissures qui parfois menaçaient les surfaces vitrifiées. (16)

Dans ce cadre précis, la vie de Kalachnikov est celle d’un enfant plus ou moins solitaire, fasciné par l’ordre des machines.

En ces temps-là cruciaux pour la formation de l’esprit il observait avec constance et ravissement les systèmes mécaniques sommaires, les poulies, les manivelles, les courroies, les engrenages. Il regardait, il enregistrait. Les frictions, la fluidité, les poussées, les tractions. Et par une journée de tempête polaire qu’on imagine de tous les diables il a enterré son père mort de fatigue et d’amertume. (18-19).

Et si les machines le fascinent, il en sera autrement de la nature, qui est cruelle et pleine de mort. Lorsqu’il fuit le camp de déportés, il retrouve son village natal, transformé depuis son départ. « Quand elles changent, avait-il pensé, il faudrait que les choses changent de nom. » (22).

Il ferait donc changer les choses, il inventerait l’outil qui améliorerait les imperfections de la nature, qui rectifierait les injustices. Ce destin est exceptionnel : ce paysan fils de paysan, au contact permanent de la nature, va produire un petit objet qui va se diffuser dans tout l’empire soviétique et au-delà et après, jusqu’à aujourd’hui, portant loin de son créateur son nom dans le monde entier : Kalachnikov.

L’AK-47 né de la bataille de Stalingrad, des plans quinquennaux et de l’ouvrière coiffée d’un fichu sur un champ agricole était plus qu’un fusil efficace favorisant un certain rééquilibrage des rapports de force sur le terrain militaire, il était le symbole brandi par l’exploité contre le capitaliste, par l’opprimé contre le colonisateur, plus largement par le faible contre le fort, il était l’étendard planétaire de la justice immanente et de la libération. (36-37)

On suit notre technicien qui, à ses heures perdues, écrit des poèmes, élève sa famille et imagine toutes sortes de systèmes contre les nuisibles, insectes, ou rongeurs, ou autres. Pendant ce temps, l’Union Soviétique s’affaiblit, et bientôt elle s’écroule. L’arme AK-K7 est sur tous les fronts mondialisés, après la Guerre Froide, sans plus le charme libertaire avec lequel elle avait été conçue et peut-être, utilisée.

[I]l écrivait à nouveau des poèmes.
Sur le caoutchouc, la fonderie, les soudures.
Sur les femmes. (53)

A observer la description érotique de la page 61, scène du montage de l’arme, on commence à saisir l’enjeu textuel ici mis en branle. Kalachnikov est un créateur. Ce texte, en plus de nous raconter le destin exceptionnel d’un personnage donné dans une époque donnée, ce texte nous déporte sur la question du rapport entre le créateur et son œuvre. Sans glisser béatement vers une interprétation métaphorique des couples Kalachnikov/AK-K7 vs artiste/œuvre, on peut à tout le moins en déduire une certaine position, presque esthétique, sans doute faussement éthique, du technicien.

Elle était magnifique dans ses lignes et ses proportions parce qu’elle était en tout point conforme à ce qu’il avait imaginé, à ses croquis et à ses travaux préparatoires, parce qu’elle était la réponse parfaite aux réclamations des soldats sur le champ de bataille et à l’hôpital, comme une matérialisation unique de leur parole collective, et bien plus que cela : de leurs humeurs secrètes, de l’expression de leurs visages, de l’état de leur corps, de tout ce qui excédait les possibilités de la parole et échouait en dehors du territoire de la langue. (61)

Le livre en somme interroge non seulement les conditions de possibilité de la création mais aussi (et surtout) l’espèce de concaténation, enfin l’espèce d’évidence qu’il peut exister entre un objet (fut-il artistique ou militaire) et celui qui le conçoit. Le livre peut-être dénonce cela, que l’œuvre en aucun cas, comme ce fut le cas dans l’esprit de Kalachnikov, n’est là pour répondre à un besoin précis, n’est là pour combler un manque ou contenir une béance (cf. 71 et 72). C’est d’ailleurs le renversement étonnant de l’usage et du rôle de l’arme magique, l’arme investie de missions mystiques. Et nous citerons à cet effet les dernières pages du texte, qu’on pourra résumer par le poème de Kalachnikov, aussi :

J’ai tout pesé scrupuleusement
Dans la vie et je n’ai plus d’appuis
Mon cœur ne bat plus normalement
Mon corps entier est engourdi.
Je suis déjà comme enterré
Autour de moi tout se défait.
(68)

Pour le poète comme pour l’ingénieur, un monde sans frontières, un monde sans idéal, ne peut autoriser le bon déroulement du travail et de l’ouvrage. C’est un monde alors fait d’inquiétude, et quelle pourrait être l’œuvre qui puisse y trouver refuge ? Et de quel esprit malade ?

À observer maintenant une carte répertoriant pour nous les usines de fabrication, les arsenaux et les centres de stockage, les zones de conflits et les routes officielles ou clandestines de la distribution des armes, de ces quelque cent millions de Kalachnikov certifiées ou contrefaites inondant le marché mondial, sans qu’aucune réglementation et qu’aucun contrôle sérieux ne vienne encadrer leur circulation, leur circulation libre et effrénée, à observer les trajets compliqués et les circonvolutions de ce flux incessant de Kalachnikov sur le marché, il devient encore plus aisé de comprendre que ce fusil d’assaut imaginé par un paysan russe bientôt centenaire n’épargne aucun continent et aucune région, que sa dissémination forme un réseau d’échanges de plus en plus dense et touffu, à l’image de n’importe quelle autre marchandise d’envergure planétaire, d’une boisson gazeuse, d’un téléphone mobile ou d’un produit immatériel. Cette œuvre de colonisation méthodique, de maillage serré et systématique que l’on observe sur la carte noircie et surchargée peut donner de prime abord une impression vertigineuse d’unification du monde, comme si la circulation de la marchandise avait reconfiguré notre géographie globale pour en faire une surface plate, lisse et monochrome ; mais cette impression est évidemment fallacieuse, parce que la marchandise AK-47 ne travaille au contraire qu’à la fragmentation permanente des territoires, à leur fractionnement en portions, en parcelles toujours plus réduites sur le modèle de la guerre civile infinie — et ainsi chaque ville, chaque quartier, chaque pâté de maisons et chaque immeuble peut pour des raison aussi diverses qu’irrationnelles faire l’objet d’une fixation en territoire, d’un territoire à occuper, à surveiller, à défendre, c’est-à-dire d’un débouché potentiel pour les fusils d’assaut AK-47. (82-84)

Mathieu Larnaudie • Acharnement

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.

Mathieu Larnaudie, ‘Acharnement’

L’erreur serait de considérer que ce livre est une attaque frontale du métier de plume, ou encore une dénonciation facile du métier politique. Je crois que ce n’est précisément pas ce qu’à voulu faire Mathieu Larnaudie (mais peut-être suis-je dans l’erreur).

Müller, le personnage principal, écrit des discours pour un homme politique qui vient de perdre une élection ; mis au placard par nécessité, il se retire dans sa grande propriété de campagne, et s’adonne à la passion d’écrire des discours, ressasser le réel et s’envoyer un petit verre de chartreuse de temps en temps.

Le temps est rythmé par la chute de suicidaires qui depuis le pont romain qui traverse le parc viennent s’écraser dans la propriété. Müller regarde tout cela de la fenêtre, comme il regarde également le jardinier, qui s’est est mis en tête de transformer la friche sauvage qu’était le parc en un objet finement ciselé.

C’est un monde de solitude, d’abord. Müller est seul avec lui-même, il se retire, pour rédiger le discours ultime, le discours parfait. Il n’est secondé que par Marceau, le jardinier un peu dérangé depuis la mort accidentelle de sa femme, qui se consacre avec ferveur à la mise en œuvre du parc.

Müller est spectateur. Tout comme il observe la population comme une biologie extravagante ou étrangère qu’il s’agirait de saisir entre pinces ou observer évoluer dans une boîte de Pétri, il voit le monde au travers de la baie vitrée qui donne sur le parc et le viaduc.

Lorsque, m’écartant de ma table de travail, je m’avançais devant la baie vitrée, au gré de la saison, je voyais se déployer ou se rabougrir le feuillage des arbres, refleurir les rosiers, pâlir la haie de thuyas qui borde ce côté du terrain, plus loin dans la pente roussir les buissons d’aubépine ou reverdir les hautes herbes que Marceau viendrait faucher. (33)

Spectateur solitaire de l’avancement du monde, Müller est un analyste fin et sans doute habile rhétoriqueur — c’est son occupation principale, après tout. En substance, il est celui qui se trouve derrière ; derrière la baie ou derrière l’écran (vie politique ou séries policières), derrière les références historiques ou derrière un homme politique (Gonthier) qui, lui, est bel et bien au devant du monde ; de nervi à éminence grise, le pas est vite franchi.

Assis à côté, j’étais presque aussi tendu dans l’effort qu’il devait l’être ; mon regard ne pouvait réprimer une tendance à suivre le sien. (64)

La richesse de son argumentaire, sur tel ou tel sujet, sa manière de raconter, parsemée de subjonctifs imparfaits dans le plus pur style classique, les évènements horribles et absurdes qui s’abattent dans cette ville « paumée, choisie parce que paumée ». Protégé dans sa tour d’ivoire, la posture rappelle à bien des égards celle de l’écrivain, qui se fabrique une île où il va pouvoir composer sereinement.

Je créais ainsi les conditions propices à la tâche que je m’étais fixée. Surtout je pensais qur le simple fait d’être parvenu à prescrire et à organiser ma réclusion volontaire en ces lieux marquait le plus haut degré de liberté qui pût m’être accordé : il n’en pouvait résulter qu’une forme d’accomplissement de moi-même et de mes ambitions. Ici au moins, personne ne viendrait plus m’emmerder. J’aurais tout le loisir d’écrire les discours que je souhaitais sans avoir à me soucier de ceux ou celui qui me les aurai(en)t commandés. Circonscrire le périmètre de mes heures engageait ma justification. (32-33)

Étonnamment libre dans ce cadre d’où il ne peut s’échapper, Müller peut toutefois ainsi s’adonner à la pratique qui seule l’intéresse. La rhétorique. Il évoque ainsi le dernier discours prononcé par Gonthier, alors que la guerre électorale est d’ores et déjà perdue, les chiffres n’étant pas bon, et enthousiasme du public moins fervent (64 à 72). C’est l’occasion de sentir à la fois la tension entre les deux protagoniste, l’auteur et le comédien, mais aussi de revenir sur cet écart fluctuant qui fait toute l’alchimie de la littérature, le passage de l’une instance à l’autre, et l’efficience de ce passage (de cette passation). En des pages d’une grande solidité et d’une grande pertinence, nous entrevoyons peut-être ce que l’auteur (du livre, cette fois-ci) a voulu cerner par le dispositif narratif qu’il a mis en place.

L’implacable machine littérature ratisse large. Ou dit autrement, avec l’une des plus belle phrases du livre : Je restais livré au calme nu de mon acharnement.. Le parc est entretenu, et Müller parfait son œuvre.

Une impassible frénésie m’animait. Invariablement, continuellement, fiévreusement le plus souvent, machinalement parfois, dans mon bureau je consultais, prélevais, synthétisais, composais, rédigeais ; sur l’estrade de bois, les mains agrippées aux bords de mon pupitre, les mains voletant ans les airs, les mains tendues devant moi, les mains ouvertes et démonstratives, les poings fermés et volontaires, je prononçais le plus aboutis de mes discours. (73)

Mais les morts poursuivent leur perpétuelle chute vers le sol et la fin ; leur irruption dans sa propriété, comme la visite, bientôt récurrente des familiers du mort en manière d’hommage perturbent ce cadre bien établi. Le « bout de territoire reculé » élu « pour mette en œuvre ses efforts » « lui était devenu hostile » (85). Les morts ont cette faculté de nous sortir hors de nous.

Ces morts, comme à l’accoutumée, venaient plonger le réel sous une lumière crue et, comme à leur habitude, venaient réclamer la main d’autres morts, ses morts personnels, ses morts intimes et privés, ses morts à soi. Ce que les morts effleurent ou désignent est décontenancé, exorbité, un instant touche, lui-même devenu spectre, à la mort.

Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher de rôder — vagabond, lui semblait-il, dans sa propre maison —, de revenir dans le bureau […] Ne fût-ce que pour y ressentir de nouveau son malaise — vérifier que ce malaise perdurait —, quelque chose l’y ramenait. Peut-être est-ce ce qui l’étonnait le plus lui-même : que son abandon n’ait jamais pu être complet, que toujours une force tenace et absurde, germée au cœur même de son découragement et dont il ne savait si elle tenait d’un reliquat d’illusions ou d’une forme paradoxale d’instinct de préservation, l’eût maintenu dans l’attente du jour où son désir reviendrait. (88-89)

Ce qui vient troubler en somme l’établissement de cet ordre parfait (94), c’est l’absolue absurdité des évènements, des morts chutant sans raison préalablement connue, sans prévenir — non pas comme un chien se fait piquer par un serpent, par exemple, malgré l’absurdité du fait, une cause existe — mais c’est l’absence de motivation, tout à fait insaisissable par cet esprit rigoureux et rationnel. Mes morts ne parlent pas (119), voilà le cœur du problème.

Lorsqu’une jeune femme vient s’écraser un soir d’orage dans le parc, Marceau la déplace et la veille, dans une geste de recueillement confinant à l’érotisme. Si Müller imagine que « les yeux des morts […] désignent pour nous la possibilité d’un aurte monde » (toujours cet écran médian), Marceau lui a « pris sa te^te dans ses mains, une contrée hostile et lointaine dont il n’arrivait pas à revenir » (132-133).

Ce livre dont nous ne déflorerons pas plus le propos peut apparaître comme une charge politique, nous le répétons, mais il nous semble que, de manière beaucoup plus subtile, et à la manière disons d’un velours linguistique, lourd, élégant et précis, le texte avance aux frontières du langage même, cherchant précisément dans le hiatus entre celui qui écrit et ce qui écrit, explorant ces interstices avec une certaine aisance et, pourquoi ne pas le dire, une malignité qui sans doute passera à côté du lecteur trop imbu d’histoires ou trop pressé d’atteindre la fin.

Roman sur la suspension, ce moment où les choses figées déclarent leur inestimable vulgarité (les choses du réel), le texte épouse à la perfection les sentiments et les impressions de Müller. Il se veut aussi — c’est une hypothèse — formule du désir d’écrire. À la manière d’une grand artisan, Claude Simon par exemple, le texte sans état d’âme poursuit la tâche qu’il s’est donnée : évoluer dans ces zones hostiles où la fiction encontre le réel, ou la mort tend la main à la vie. Et ce que cela engage de la responsabilité du je.

Marie Simon • Les pieds nus


Maire Simon. Les pieds nus. Note de lecture

Le genre de l’intime est l’un des plus difficiles à faire vibrer sur une page — mais il convient parfaitement au récit. Au récit en tant que genre, je veux dire, c’est-à-dire : qu’écrire touche au désir, comme à l’angoisse ou à la folie, bref ce que tentent de tenir quelques pages reliées dans un petit parallélépipède très serrés, très carré, très circonscrit, c’est toute l’exubérance du monde.

Monde, au fait, quel est-il, quel pourrait-il être ? Quel pourrait être un monde dans lequel l’être aimé disparaît, a disparu ? Ce monde est impossible et c’est ce monde-là que Marie Simon cherche à nommer ou à désigner au travers de pages frappantes de retenue et de puissance.

Spectaculaire : non pas dans le sens d’une intimité dévoilée — et de l’obscénité qui en découlerait, mais spectaculaire dans le sens de la remarquable construction chorégraphique, a-t-on envie de dire.

Au moment où l’impossible fait irruption dans cette histoire simple : un homme, une femme, leur amour ; l’homme disparaît ; au moment où fait irruption cette mort (qu’il faut encore décrire, circonscrire), au moment où l’impossible vient recouvrir le récit de sa poisse morbide, hiatus1.

Deuxième partie, déjà. Toute la première est là pour poser le cadre, pour décrire la solennité et la complétude de cet amour. De la rencontre, de l’apprivoisement, de la jalousie peut-être (dit-on ça et là). Mais peut-être pas.

Avant nous étions trois à nous disputer ton amour. Je ne sais comment j’ai réussi. Peut-être que ce n’est pas moi. Elle a disparu ou tu l’as quittée, ou elle est partie. Je ne sais plus. Je savais que ça arriverait. Reste à trouver ce qui nous sépare encore. (24)

Et plus loin :

Très vite, elle n’est plus là. Cassée dégagée, partie. Sortie. Est-ce qu’elle nous aliés ou séparés ? Tu es là maintenant. Reste la mer. (36)

Le hiatus était déjà désigné, la construction est habile, et peut-être effectivement que ce n’est pas elle :

Tout est en train de filer et je dois fixer en même temps ces choses ce début le matin la soirée — je me disperse mais je sais que je dois les mémoriser — laissez-moi connards connasses — je suis seule.

La narratrice, l’amante, l’aimante, est seule, et seule depuis le début du livre, c’est-à-dire depuis le début. Tout l’art et la tâche, difficile, sera de rendre la mémoire, l’hommage rendu à son amour disparu, Quentin, marin de son état (voir la litanie des « Mon mec… », p. 43-47).

On est déjà surpris, désorienté peut-être, par la simplicité de cette situation : il est marin, il disparaît en mer. La mer a pris l’homme à la femme (son épouse) qui l’aime. On est ensuite touché de la sincérité du texte. Et de sa (sans doute, inhérente) violence.

Cet amour débordant qui opère sur la narration même.

Je chantonne je suis ton seul livre je suis ton seul livre. Parce que je n’aime pas ce que tu lis. Ou que tu ne lis pas. D’ailleurs tu ne lis pas. Tu vois, je suis ton seul livre. (24)

C’est qu’un monde se brise, et avec lui cette unité.

Obnubilée par l’amour — ce qui n’est pas un reproche ici — cette femme amoureuse s’en remet au récit. Or le récit ne l’entends pas de cette oreille. Il porte le hiatus, il a faim de séparation. Il est mer, lui-même, fatal, inexorable.

Je sais que c’est en train de filer je sais que je ne peux pas tout savoir me souvenir de tout que tout sera cher et rare très vite juste une chose juste une phrase juste une attends s’il te plaît dis-moi […] (47).

On ne résiste pas au récit. Et la phrase pas plus que les humains. La suite est d’autant plus touchante que la vérité de la mer (la vérité du récit) a parlé. Il n’y a pas d’issue possible, on ne peut lutter contre les vagues, la chaîne des évènements, contre le flux du récit.

Les pages de la seconde partie sont hantées. Bien que ce soit la vie, qui a été choisie (je ne resterai pas sans bouger, nous dit-elle), cette vie est fantomatique, elle est celle d’un revenant.

Parce que la mer loin, et surtout parce que je t’ai tenu contre moi, tout mouillé, tout vulnérable, tout pâle — mort. (99)

Il n’y a pas d’issue possible, l’amour se brise net, comme le récit de l’amour qui le porte. (Je suis seulement mal habituée, dit elle encore).

Puisque tu ne le peux plus, c’est à moi de te raconter des histoires. (91)

On cherche une autre lieu, on cherche un autre corps, on tente de se distraire, de s’occuper l’esprit. Mais ça ne marche pas. C’est toute la troisième partie qui en vérité revient toujours sur le passé.

J’espérais autre chose (112)

Et surtout :

Le temps ne passe pas.

C’était pourtant écrit, elle l’avait même dit, cette amoureuse, cette aimante excessive, c’est elle qui l’écrit.

En fait, je serai toujours ta femme. (56) Et la page suivante : Tu es encore MON mari.

Nous ferons ce petit voyage dans l’intimité. Pas d’indiscrétion pas de larmes pas d’invités. Rien que des remous et de l’iode. J’ai peur, mais je ne le montre pas. Tu dois avoir encore plus peur que moi. Toi et moi. Je serai près de toi, contre la boîte […] Ce sera bien presque. A un moment, on me l’a dit, tes amis se tourneront vers moi. Ça voudra dire que c’est maintenant. Et ce sera trop court. Je t’embrasserai, et encore. Encore ce matin, encore toi et moi dans le matin, devant l’eau. Tes amis regarderont ailleurs. Et puis ils te soulèveront et moi j’enlèverai mes chaussures et les tiendrai serrées contre moi et puis ils te mettront à l’eau. Ce ne sera pas triste, non, certainement pas. Toi et moi. Parce que nous nous reverrons, nous nous retrouverons et nous nous embrasserons, comme d’habitude. Ce ne sera pas vraiment fini. Tu es mon mari, j’ai mis une robe, et je t’aime. (67-68)

Pieds nus, pourquoi pas, pour dire que ça y est, on a passé le hiatus. Mais ce n’est pas ça qui compte, pour moi.

Je pense à une jeune femme qui aurait cherché dans sa vie les traces tangibles de ses rêves. Elle aurait écrit et, prise par le récit, aurait petit à petit, très subrepticement, sans s’en rendre compte le moins du monde, elle l’aurait quitté, ce monde, et ce monde : elle ; comme il est écrit dans Tristan et Iseult.

Moi aussi je voudrais que tu me racontes une histoire. (128)

Elle aurait touché par extraordinaire le rêve de sa peau nue, puis le rêve s’est évanoui, et tout le réel serait alors cette recherche, cette recherche insensée, éperdue, vers son amour disparu. Elle l’aurait cherché dans le sommeil comme dans la mort. Elle aurait écrit. Elle se serait, tout simplement, endormie. Elle se serait tue. Elle aurait attendu, puis écrit (145).

C’est en ce sens que la vie n’est qu’un songe, une fable mensongère, ou encore une histoire racontée par un idiot, comme le dit Macbeth2.

Manuel Candré • Autour de moi

Manuel Candré, Autour de moi • Note de lecture

Il faut deux ou trois jours pour encaisser ce livre, dont la lecture n’est pas très longue pourtant, mais dont le texte peut ravager, travailler, certaines âmes sensibles. Mais ce n’est pas cet écart entre la surface d’une page et le gouffre creusé par les mots qui frappe le plus.

Ce qui frappe est que cette autobiographie n’en est pas vraiment une. Qu’elle délaisse sans doute sciemment tout ce qui horripile dans l’auto de la biographie. Qu’elle échappe au grand défaut de l’auto de la fiction. C’est avec élégance que Manuel Candré évoque (« convoque » ?) une période de la vie, l’enfance, que rares parviennent à décrier, même, décrire. Il n’est pas facile, en effet, sans complaisance, de comparaître (allons donc sur ce champ), au-devant des autres, dans la mémoire noyée de l’enfant qu’on était ; il est encore moins de s’attraper soi à ce jeu qui peut vite glisser dans les petites médiocrités et les sensibleries.

Manuel Candré réussit ce tour de force : faire de l’enfance une matière littéraire. Une distance, pour cela, est nécessaire : ce sera la forme d’un journal, étalé sur plusieurs années (depuis 1973), avec des souvenirs éparpillés, je veux dire en cela qu’ils ne sont pas chronologiques. Deux ou trois points d’orgue, la mort d’un chaton, la mort de la mère, la mort du chien, la mort du père. C’est cela, ravager : cette table rase qui est aussi quand de l’enfant qu’on était, on accepte les minauderies ou les colères ou les astuces, et puis qu’on débarque un beau jour tout seul, face à soi seul et aux autres, seul.

Je suis frappé par l’exergue : et si l’enfance c’était ça : attendre ? Et plus loin :

Aujourd’hui rien. Et hier. Et demain, je serai là comme dans une éternité qui réclame d’être accomplie.


Enfance revisitée dans le journal, et c’est le livre qui pourrait apparaître comme l’accomplissement. Cette écriture qui n’est certes pas là comme fonction thérapeutique (on n’est pas dans l’autofiction, j’insiste), mais dans l’ablation du singulier, au contraire, une écriture aussi nette que solide, pour arrêter tout ça, l’incomplétude, l’oubli aussi (« Comment j’ai pu oublier ça. Je le sais très bien comment »), la colère sans doute, la colère contre soi-même, avant tout.

Je suis là, les mains jointes, posté en une sentinelle anxieuse, à la frontière du royaume des morts. Je me tiens là, attendant qu’elle revienne.

Ne sachant plus si j’appartiens aux vivants car aussi bien je suis ce fantôme.


Peut-être oui, finalement, peut-être que c’est la figure de l’attente qui incarne le mieux ce qu’il reste à faire ; évoluer dans les méandres de cette chose qu’on appelle famille, y trouver une place, plutôt qu’une justification ; y affirmer sa singularité, à défaut du rôle qu’on assigne, jusque dans le dégoût ou la fuite, résister, en somme, aux assauts de la bouche, à la corrosion de son mucus, c’est peut-être aussi ça écrire. Résister à la dissolution.

Autour de moi finirait avec ça, plutôt qu’avec la mort du père (73), avec ce qui fait que la mort est là toujours présente, qu’elle s’avance avec nous, qu’elle avance en nous et qu’il n’y a qu’une manière de l’accepter, c’est de l’accepter. Qui a connu ça le sait.

Comment ça se fait que tout à coup je déboule dans la cuisine en hurlant papa je suis fou papa je suis fou sauve-moi papa je suis fou pour de bon. Je suis dans la chambre et c’est la que ça monte. C’est le soir. Je commence à me sentir bizarre, une sorte de détachement étrange, comme si le monde s’éloignait de moi tout à coup. J’entends un grommellement continu. C’est dans ma tête. Un grommelle grommelle grommelle qui roule comme un train dans ma tête. Je me sens vraiment bizarre. Tout ce qui m’était familier dans la chambre me parait soudain inadéquat. Plus rien ne colle. Non, le monde est biais, et tout ma chambre et tout ce qu’elle contient. La voix à mon oreille, qui se rapproche encore […]


Je pense à une lettre écrite à Jean Paulhan par Francis Ponge : « J’ai peur de devenir fou », et la réponse du maître : comme vous vous posez la question, vous êtes loin de la folie1. L’inquiétude est fondatrice, elle est aussi excitation, désir, faim 2. D’un certain point de vue, elle est même nécessaire.

Elle permet aussi d’entrer dans cette matière fantomatique et éreintante qui fait les familles : les douleurs des aïeux, les secrets, la mémoire, et cette incorrigible (et si difficile) question du devenir. On part avec de ces encombrements. Comment on s’en défait — comment d’autres peuvent s’en complaire aussi —, c’est un peu la question et la tâche.

Mon père c’était ça. Il était pétri des rêves de grandeur qui vous interdisent de faire quoi que ce soit. Cloué au sol par la toute-puissance, remâchant l’impuissance, la vie ratée scotchée sur un lit dans une cuisine à fumer des cigarettes en regardant le plafond avec la radio qui lui fait comme un cercueil.


Alors la colère. Oui, la colère, puis l’apaisement (un genre d’hébétude froide), mais pas encore l’écriture. Puis l’écriture, qui n’est pas le calme, pas la sérénité, qui est l’inquiétude consciente, affirmée même, pourquoi pas.

Ce livre, tout bref qu’il puisse être (et ce n’est jamais un reproche) est tout autant dense, et lucide — voilà le mot — et rejoint d’emblée les grands textes contemporains. Candré a réussi son voyage, passer de la terreur à l’inquiétude et de l’inquiétude à l’écriture.

Fou ? Moi ? Putain, ça m’ferait mal. (48 et 81)