Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.
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Moi, au départ, son projet j’avais rien contre. J’étais même plutôt pour. Assez curieux même de découvrir ce qu’elle avait dans le ventre cette fourgonnette. Et puis qui sait si. Des trésors de mécanique. Qui sait si on allait pas tomber non plus sur une malle à bijoux, un coffret rempli de billets ou de timbres rares, une vieille boite à musique, bref, un truc ou deux avec un peu de magie dedans.
A part la cabine et encore, tout le reste c’était comme une jungle interdite, une jungle totalement impraticable pour l’homme, envahie par un champ d’orties serrés comme une forêt vierge. Leurs tiges montaient à des hauteurs impensables. Des orties d’une taille pareille, c’est simple, de toute ma vie j’en avais jamais vues. L’entrée de cette jungle était défendue par un épais rideau de ronces et quelques buissons d’aubépine un peu plus loin, histoire de refroidir pour de bon l’ardeur de l’aventurier assez intrépide pour avoir bravé sans trop de mal l’épreuve des ronces.
Les ronces c’était des mûriers. Des mûriers recouverts d’épines aussi grosses que les ongles de ces sorcières, vous savez, ces sorcières aux griffes interminables qui, la veille de chaque pleine lune, filent illico chez un vieux mage-manucure pour qu’ils les aiguisent, leurs ongles-griffes, les rendent encore plus mortelles que des flèches. Voilà. Ce genre d’épines que donc tu dirais des ongles de sorcières. Ce genre d’ongles de sorcières qu’en plus elles trempent dans des fioles de poison en piochant au hasard, comme ça, elles font ça plouf, parmi leur collection de fioles remisées, selon un ordre savant connu d’elles seules, sur les étagères au milieu des crapauds et des serpents morts qui sèchent. Brr.
Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.
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Oui, brr. Parce que ces ronces, avant que dessus ce soit tout soudain tapissé de belles mûres et même que ça s’est fait en douceur, au début, ça et là, juste une ou deux, et bientôt on a plus vu que ça, des tas de grappes qui faisaient ployer les branches jusque par terre, tellement que, oui, on a fini par ne plus voir qu’elles, c’était comme des photos de mûres que quelqu’un aurait pris un malin plaisir à afficher par dessus les épines et le vert des feuilles, ces belles grappes de mûres que jusqu’ici tu sentais juteuses à ne pas croire, ben, pour tout dire, avant que j’assiste à cette explosion insensée de mûres, ce lacis de ronces dressé au garde à vous comme des sentinelles, j’avais pas trop envie de m’en approcher.
Et puis y’a eu ce parfum sucré violent qui s’est mis à m’emporter la tête. Me retrousser les narines dans tous les sens. J’avais l’impression de sentir que ça. Sitôt que je mettais un pied dans la cour. Que ça. Que lui. Le parfum des mûres souligné par la rosée. La rosée qui sait y faire, ah ça oui, qui arrive, et souvent même mieux qu’un peintre, à mettre en avant les choses jolies qu’après, une fois que le monde est sec, on peut plus voir.
N’empêche. L’odeur des mûres. Ce parfum-là. Oui. La première fois que je me sentais vraiment comme un acteur dans ma nouvelle vie. Parce que ma vie à la ferme avec Papa, ça correspond à une nouvelle séquence du film dont il est maintenant le seul scénariste. L’artiste avec un grand A, pour l’instant c’est lui. Un film, vous savez, c’est constitué de plusieurs séquences qui s’enchainent comme ça bout à bout. La première séquence du film, alors c’était sa vie avec Maman et moi. Sa vie d’hydrologue. De chercheur d’eau dans les déserts. Ensuite y’a eu une autre séquence : celle de sa séparation avec Maman. Et puis la séquence la plus triste que ça été la disparition de Maman. L’accident.
Ce parfum-là. L’odeur des mûres. Et voilà comment on en est arrivé à la nouvelle séquence de notre film. Et voilà pourquoi comment tout ce qu’il me faut savoir de la nouvelle vie qui m’attend par ici, des dangers qui me guettent, et des dangers en terre inconnue, il y en a, tant et tant, vous pouvez me croire, surtout si cette terre inconnue c’est une ferme plantée au beau milieu d’un pays perdu, que ce pays perdu c’est une terre plate, de hautes plaines mais plates et même que là-dessus on dirait que les vents s’aiguisent, que cette terre plate est coincée entre des collines toutes hérissées d’arbres menaçants et obscurs d’un côté, et de l’autre, par de hautes montagnes qui bornent l’horizon d’une manière un peu inquiétante, quand on a pas trop l’habitude, alors oui des dangers il y en a, des dangers mais aussi des joies que je pourrais bientôt retirer de ce monde tout neuf, une fois qu’à force de le regarder j’arriverais peut-être à mieux le voir, bref, je me comprends.