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197. Neil Young, Freedom, 1989 | BV

 


 

Ah quel plaisir, Freedom ! Album acheté en cassette à sa sortie dans un feu Rond-Point.

C’était donc le creux de la vague rock, et on n’espérait pas mieux. C’étaient les grands festivals humanitaires, c’était assez dur, en réalité. Et voilà que sur la scène du festival pour la libération de Nelson Mandela, entre Neneh Cherry, Simple Minds, Jackson Browne ou Lou Reed, déboule un Neil Young dégingandé mais régénéré, seul, seulement guitare acoustique, harmonica, et voix, jeans troués.

Ce fut pour moi un choc. L’album était sorti à peine six mois auparavant et marquait le retour du solitaire canadien. Ce fut un choc de voir ce petit bonhomme sur cette immense scène, qui semblait vouloir dire à la face du monde que le rock des stades était dépassé, que rien ne valait une guitare sèche.

L’album est surpuissant avec un bonne demi-douzaine de classiques — ça aussi c’était un choc pour un album des années 80. Simple, bruyant, efficace. Crime in the city, Too far gone, une bienvenue reprise de On broadway (avec des accords distordus non moins bienvenus) et la charmante Eldorado. C’est je crois le premier disque de Young dont je parle ici, c’est également le premier que j’ai entendu, et le lien avec Zuma (1975, #357), Tonight’s the night (1975, #51) ou Rust never sleeps (1979, #272) me parut évident.

Il l’avait fait : alors qu’allait paraître Harvest moon (#601), Neil Young avait ouvert la porte au grunge et au renouveau rock ou punk de ces années, couronnées par le long compagnonnage de Pearl Jam.

 

 

460. Black Country, New Road, For the first time, 2021 | BV

 


 

Étrange album que celui-ci, comme on voit très récent, de la part d’un groupe britannique qui mêle des guitares féroces à une ambition non dissimulée de jazz varié, voire d’expérimentation sonores aussi âpres que patinées (ou tantôt tantôt). Il manque un tout petit quelque chose pour que ce soit absolument génial (peut-être dans la mélodie ou l’harmonie, ou alors c’est justement de ne pas s’attaquer de front à un genre, même hybride), mais le septuor (encore septuor pour ce premier disque — son chanteur Isaac Wood annonce son départ avant la parution du second album).

On voudrait donc écouter plus, même si cet album, avec ses six longs morceaux, dévoile un pan massif de leur histoire (et de celle du prototype Nervous Conditions).

 

 

Tourner la page | HPJ

J’ai toujours haï l’expression « tourner la page ». Celle-ci n’a même pas besoin d’être prononcée pour signifier une injonction à changer d’histoire. Ainsi se présente l’impératif : il faut oublier ce qui s’est passé pour vivre le temps présent d’une alternative, il faut surtout rayer ce passé qui entrave la liberté de vivre en imposant un sens préalable à ce qui advient. Dans une lettre officielle, à ma retraite, j’avais lu l’annonce de mon nouveau statut : « rayer des cadres ». Comment pouvait-on rayer le temps d’une vie passée ?

L’invitation à « tourner la page » me semblait être une manière de supprimer le présent de la mémoire en se disant « tout cela doit maintenant être considéré comme du passé ». Ce qui supposait que la page suivante devait être « blanche » et se prêter ainsi à tous les possibles. Cette même page devenait miraculeusement la mise en perspective d’un devenir délivré du piège de tout sens préalable.

L’éventualité de « tourner la page » afin d’éviter de revenir en arrière s’exclut d’elle-même puisqu’elle ne conduit qu’à revivre le passé pour justifier sa « mise sous scellés ». La « nouvelle » page ne peut donc être que « blanche », toute relecture à partir d’une page tournée à l’envers se traduirait par un moratoire qui suspend les lois destinales du passé.

Elle, elle avait été méthodique : elle m’avait remplacé par un petit chien avec une laisse. Un changement radical d’histoire de vie. Comme dans un tableau réaliste, elle se promenait avec son petit chien et le pharmacien, un notable de la ville de province, cité de caractère. Afin de tourner la page d’une manière pour le moins irréversible, elle avait adopté la figure d’un stéréotype, il ne manquait plus qu’elle attribue à son petit chien mon propre prénom pour laisser traîner une trace du passé.

Sans doute lui avait-il fallu « tourner la page » de manière ostensible comme s’il lui était nécessaire de mettre en scène devant ses propres yeux l’acte lui-même. J’étais le représentant d’une histoire passée qui, grâce à ce tableau, était rayé publiquement de la scène. J’ai bien du mal à imaginer le pouvoir de rétroaction que ce même tableau exerçait sur sa mémoire. Tel un remède pour « la dissolution du passé ».

Ne voulait-elle pas montrer à la cantonade que je n’existais plus pour elle ? Pour s’en persuader elle-même, il fallait bien qu’elle interpelle les autres. Le tableau avec le petit chien et le pharmacien lui servait de certificat : elle prouvait qu’elle avait bel et bien « tourner la page ». Et cette confirmation qu’elle mettait en scène pour ses propres yeux l’aidait à « liquéfier son passé ».

Pour me laisser croire que je restais encore vivant dans sa mémoire, je me disais que son inconscient réussirait, comme un allié en qui je pouvais avoir confiance, à lui jouer des tours avec des retours impromptus d’images incongrues. De jour ou de nuit, je croyais faire des apparitions qu’elle chassait d’un revers de l’œil.

Il fallut donc m’habituer, de mon côté, à n’être plus rien, à considérer que j’étais tombé dans les oubliettes de son histoire.

Comment vivre avec un passé porté disparu par l’autre ? Elle devait exercer un certain travail d’occultation qui était destiné à devenir automatique. Est-il plus aisé d’effacer des traces mnésiques que d’oublier des souvenirs ? Sans y consentir, j’étais obligé de participer à ce blanchiment de la mémoire en conservant seul ce que je n’aurais jamais voulu oublier. Ironie de l’histoire : le tableau du petit chien, du pharmacien et de la bien aimée disparue me servait de trompe l’œil apposé sur la porte d’entrée de ma mémoire.

 

981. The Cars, The Cars, 1978 | BV

 


 

Bon, le dé à mille faces nous entraîne au fond du classement, à 20 places de la fin… mais qu’on se rassure, il y en a pas mal sous le pied, si, pourquoi pas, après dix-neuf années, deux mois et deux jours de ces 1000 chroniques hebdomadaires me prenait l’envie de continuer (on sera en 2041, et j’aurais donc 65 ans), je pourrais encore tenir au moins une décennie !

Bon, quelle drôle de disque, pour nous ici, aujourd’hui. Ce qui m’a le plus dérangé avec les Cars, ce n’est qu’ils sont trop Américains, mais c’est que tout en étant Américains et qu’ils ne cèdent pas aux clichés du bon gros rock américain, ils échouent à quelques encâblures… et ce défaut rend pour le disque aussi indéniablement fade que tristement commun.

Des Cars, vous connaissez sûrement le nom du meneur, Ric Ocasek. Et je me demande si on n’ pas tout dit avec ça. Non, en écoutant ce titre, leur premier album, je note toute une série de groupes de soi-disant grunge ou garage fortement inspirés par ce son (là me vient le nom d’Urge Overkill).

Ce premier effort est souvent décrit comme leur meilleur, et une petit chef d’œuvre empreint de vraie modestie. Bien que proche du rocher un peu dur et de la vague un peu nouvelle, je trouve qu’il manque tout de même un peu trop du sel de ces deux influences. Non, ce n’est pas mauvais, loin de là, mais ce n’est pas impérissable à l’oreille– alors même qu’il y a plein d’idées d’arrangement, et même de composition…

 

 

299. Au Pairs, Sense & sensibilty, 1982 | BV

 


 

L’un des plus intelligents groupes de post-punk qui soient, portés par une vraie ligne méldique et une rythmqiue presque funk (new-wave quoi), et la voix lancinante mais maline de Leslie Woods. L’ensemble de ce mélange musical et politique produit un premier album fort remarqué , Playing With A Different Sex (#152, 1981), dont nous parlerons j’espère vite, et ce second disque juste après, avec un chouia plus d’ambition musicale, mêlant les genres, densifiants les textes, développant les atmosphères sonores.

Sans doute un peu moins frais que son prédécesseur, un peu plus accessible, l’album n’en reste pas moins très bon, et n’a pris presque aucune ride.

 

 

410. Ghostface Killah, Twelve reasons to die I, 2013 | BV

 


 

Ah finalement, on change complètement de son, t’as vu, deux salles, deux ambiances.

Étrange rapprochement entre pur hip-hop, musique de film noir, influence du giallo italien, et référence à d’obscurs comics new-yorkais dignes d’un rapport inédit entre Gene Colan et Ennio Morricone, récit dont le héros serait Isaac Hayes…

Adrian Younge possède des rythmes et des atmosphères sonores par milliers, et il possède également du goût et enfin des amis. Quand Ghostface Killah et RZA viennent donner la main, on obtient donc une excellente partition pour poser le texte avec soin et brio.

Ce premier volume est, à mon sens, un peu moins réussi que le second, et l’ensemble encore moindre à l’impact qu’a pu produire la bande-son de la série Marvel Luke Cage ; ou plutôt les efforts successifs persistent et transforment ce cinéma musical toujours plus juste. Espérons-donc qu’on aura à en reparler bientôt.

 

 

223. Tim Buckley, Goodbye and hello, 1967 | BV

 



 

Décidément le sort nous réserve ses surprises ; nous restons, pour la troisième semaine, dans les années hippies.

Ici, un très grand auteur compositeur, dont on connaît peut-être mieux aujourd’hui le fils, Jeff, avec lequel il partage le tragique destin — et dont le succès a ironiquement ré-éclairé l’œuvre de Tim, qui passe sans problème du folk au psychédélisme, et même au jazz expérimental et à la soul.

Cet album, son deuxième, est le plus connu, mais il reste très ancré dans sa date, plus proche d’un acide son (guitares renversées, clavecin, orgues) brossant différents styles de musique populaire, avec une veine nettement folk, presque britannique (gothique dirait-on), mais empreinte des fumerolles du moment, et pour autant très personnel (I never asked to be your mountain, qui évoque son fils).

Ce qui explose surtout, finalement, plus que la qualité des chansons ou leur arrangement, de la production de Jerry Yester du Lovin’ Spoonful, est la voix de Tim, qui s’affirmera, dans une veine probablement plus sombre, dans les albums suivants dont plusieurs seront également des classiques.

 

740. Cream, Disraeli gears, 1967 | BV

 


 
Un autre classique dit-on tiré par le sort, la preuve spectaculaire des problèmes du rock lorsqu’ils s’incarnent en Eric Clapton.

Jamais eu de chance, ce Clapton, mais toujours à pied d’œuvre. Passé depuis 1963 des Yardbirds puis successivement à John Mayall and the Bluesbreakers, Cream, Blind Faith, Derek and the Dominoes pour se lancer sous son nom seulement en 1970, le guitariste a eu le temps d’affûter ses frettes et cordes pour le succès. Mais ce succès, malgré les coups du sort, s’est également déjà enrichi avec ces différentes formations, dont Cream représente en quelque sorte la plus représentative de l’ère du temps, à savoir donc le psychédélisme, ou le blues psyéchédélique.

Espèce de prototype de super groupe ou “power trio”, Cream associe Clapton au bassiste Jack Bruce et au batteur Ginger Baker.

Extrêmement anglais d’inspiration, bien qu’enregistré à New York, le disque mire nettement la côte ouest des USA. La pochette (australienne) désigne explicitement le mouvement et le public de l’époque, mais nos trois hommes sont assez mûrs pour ne pas tomber dans les enfantillages ou les niaiseries — ou presque, les morceaux de Bruce et Pete Brown (quatrième mousquetaire) les frôlent, mais l’ironie britannique les sauve assez gaillardement, de même que l’ancrage assez nettement blues, tout compte fait.

C’est l’album de Sunshine of your love (et du traditionnel Mother’s Lament). L’un des morceaux les plus intéressants est celui du producteur (futur Mountain) Felix Pappalardi coécrit avec sa femme Gail Collins (qui l’assassinera en 1983 d’une balle dans la tête), également le morceau préféré de Clapton, comme quoi l’homme a du goût…

 

 

L’énigme des visites de l’automate | HPJ

Elle, j’aurais pu l’imaginer sortir d’une boîte, mue par un ressort, et riante, comme si elle interpelait le monde à la cantonade. Comment peut-on paraître drôle alors qu’on n’a pas l’air de l’être ? Pour moi, il faut bien que je l’avoue, elle, elle fut une véritable révélation philosophique : elle avait capté l’essence du tic pour en faire l’origine mythique des automatismes. Chaque fois qu’elle venait me soigner, elle me faisait entrer sur une scène au cours de laquelle elle orchestrait une magnifique concaténation de gestes. Telle une déesse de la mythologie chaque élément du rituel qu’elle accomplissait, s’apparentait à un automatisme pour n’en garder que l’essence, la pureté originelle.

D’abord, il y avait la naissance du sourire. Dès qu’elle prononçait une phrase, elle commençait par dire le prénom de la personne à laquelle elle s’adressait, elle lui souriait en effaçant tout signe de tristesse pour n’exprimer que la confiance en la vie. Il aurait pu être aisé de ne voir là que l’exercice d’un automatisme de la compassion. Mais ses gestes de soin, bien qu’ils paraissent mécaniques, s’enchaînaient derrière un voile de tendresse pudique qui la protégeait. Elle réussissait à faire de l’automatisme lui-même un geste élégant et bien vivant.

Je me suis dis un jour qu’elle supprimait en douceur toute connotation chrétienne du don de soi par l’apparence que donnaient ses automatismes à ses manières de faire. Le don de soi retrouvait son origine qui précédait la représentation qu’on pouvait s’en faire. L’expression elle-même, devenue insupportable, ne gardant en mémoire qu’une apologie du sacrifice de soi-même, était honnie par sa façon de de se dévouer en se moquant de le faire – son sourire se poursuivant par un léger, très léger ricanement -. Elle simulait une impavidité que sa myopie intériorisait avec allégresse. Et il ne faut pas croire que ce que je viens d’écrire là, je ne le comprends pas ! Troublé en profondeur par cette myopie, son champ de vision pouvait l’aider à ajuster ses automatismes en leur conférant une belle expression humaine, celle-là même qui rassurait le patient, en l’occurrence moi. En quelque sorte, elle me prodiguait les effets thérapeutiques d’un don de soi dont elle me permettait de me moquer en même temps, avec elle.

Quel sens voulait-elle donc donner à sa volonté de s’absenter des gestes qu’elle commettait (et non qu’elle pratiquait) ? Après tout, l’automate réfléchit mais il est en instance indéfiniment reportée de s’absenter. Il n’est pas vraiment là.

Alors je la regardais en évitant autant que possible de l’agacer. Et quand ses doigts passaient sur ma voûte plantaire pour accentuer la circulation du sang, je fermais les yeux un instant. C’était un mystère. Ses yeux partaient ailleurs, sur le côté, peut-être l’infini est-il toujours à côté, et quand on est myope, l’infini n’est-il pas à portée de main ?

Parfois j’apercevais la naissance de ses seins, je ne devrais pas en parler, je voulais juste dire que cette naissance n’avait pas d’âge, qu’elle continuait à naître et que j’en été si ravi que je fermais les yeux pour en capturer l’image.

Quand elle quittait sa chaise, se redressait, s’apprêtait à partir, elle remettait en place quelques objets sur la grande table dont elle faisait le tour avant de s’approcher de la porte, je la voyais alors dans l’encadrement, elle disait « au revoir » comme si un coup de vent ou un rayon de soleil, ou les deux, avaient traversé la salle à manger. Parfois, je me levais, allais jusqu’au perron et la regardais s’éloigner. Elle avait l’air de trottiner comme un cheval.

 

148. Quicksilver Messenger Service, Happy trails, 1969 | BV

 


 

Le hasard nous fait tirer cette galette improbable, dont l’association de la pochette et du son montre à la fois le sel et le paradoxe, qui est pourtant régulièrement citée comme l’un des fleurons du psychédélisme.

Cette musique livrée par UFO à des adolescents qui venaient de se reconnaître (et voulurent le rester à tout jamais), mais qui, une fois les brumes du Shambala se sont dissipées, le public et le mage des platines découvrirent avec stupeur que ces jeunes gens étaient des cow-boys qui écoutaient du blues graisseux issus du Mississippi.

Et en effet, à côté des compositions locales de Gary Duncan, l’un des deux guitaristes (avec Greg Cipollina très en forme), on retrouve une étonnante Mona de Bo Diddley, et une encore plus surprenante variation de Who do you love ? d’Ellas McDaniel, alias… Bo Diddley ! Variations reprise au compte du groupe sous les titres astucieux When you love, Where you love, How you love et Which you love

On pourrait croire que cette longue suite, recouvrant la moitié du disque, sera tout à fait rébarbative, mais, si l’on s’autorise à se prêter au jeu du psychédélisme, il n’en est rien. C’est même assez intelligemment réussi, sans esbroufe, et parfois même avec, je n’irai pas jusqu’à dire de la sobriété, mais une forme de retenue, peut-être le poids de l’hommage à l’idole.

Les autres morceaux du groupe oscillent entre cette verve voyageuse et la balade typiquement américaine, confirmant, au besoin, que le psychédélisme s’ancre bien dans un
 territoire imaginaire qui s’étend entre Big Sur et Fort Alamo, et, loin du rock progressif plutôt britannique, reste une musique de colon alternatif…