LIVRE I
J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs
Faust. Goethe
Le Prince repartait de chez elle un peu triste parce qu’elle ne se montrait jamais attentive à sa présence
C’est pour la même raison que Rogojine repartait fasciné.
Quand il rentrait tard il les entendait chanter à l’office. Il enlevait ses chaussures pour ne pas faire de bruit et restait quelque temps derrière la porte pour les écouter. Quand il partait, c’était par peur qu’ils ne l’entendent rire.
Il avait pensé qu’une vie plus calme aurait fait du bien à ses nerfs malades. Elle se serait apaisée peu à peu grâce à leurs promenades et à leurs lectures, à l’abri des regards et des modes de la ville.
Ecoutant cela Rogojine avait dit qu’elle serait partie avec un garde-chasse ou un moujik sale et beau, et, bien sûr, Rogojine avait raison.
Rogojine sait que les entrailles des femmes sont pleines de merveilles, de mystères et de maléfices.
Le Prince ne sait pas que les femmes ont des entrailles.
J’en ai marre
De toujours vous voir
Et de ne jamais
Vous avoir
Chantait le cuisinier entre ses dents
Et la bonne allemande le menton dans les mains le regardait en disant :
Ich werde schialen if vous continuez comme ça.
Elle était très forte au jeu de Leningrad.
C’est un jeu qui se joue avec un nombre pair de cigarettes, contrairement au jeu de Stalingrad qui se joue avec un nombre pair ou impair de n’importe quoi. Dans le style moscovite, on joue avec des capsules de bouteilles d’eau minérale française et c’est aux dés qu’on décide du nombre.
Les règles de ce jeu sont très variables
Papa vas-y mets le feu qu’elle disait la gosse alors il adit bon d’accord et il a dit à son aide de camp de dire aux autres qu’ils mettent le feu et ce mec il l’a dit aux autres et finalement il y en a un qui n’a rien dit et qui l’a fait et la gamine, elle sautait partout et il disait le feu il faut mettre le feu sa robe était déchirée elle était décoiffée toute pâle de plaisir disait le cuisinier à la mère de Rogojine et maintenant elle écrit des livres pour enfants, la petite Rostopchine.
Il restait assis près d’elle, écoutait le bruit de sa robe, le craquement de ses escarpins de soie. Elle le laissait faire et ne disait rien, mais la lumière de son regard était si innocente qu’elle finissait par se sentir mal à l’aise. Elle lui disait alors de s’ en aller parce qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière allait venir.
Ils ne parlaient ensemble que pour dire du mal des gens et plus ils étaient méchants et plus ils riaient. Mais son regard se faisait insistant et tout en l’observant dans une glace elle laissait glisser un peu son châle sur ses épaules et quand enfin il tendait la main vers elle, elle lui disait qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière n’allait pas tarder à venir.
Elle n’aimait pas du tout les fleurs, mais elle aimait le sens de ces bouquets riches et glacés qu’elle laissait mourir sans eau dans des vases, trophées sous la poussière.
Les cartes qui accompagnaient les bouquets, elle les rangeait avec soin dans un coffret doré très brillant et très laid.