LIVRE I
J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs
Faust. Goethe
Elle doit être très fatiguée pour rester aussi immobile
Avec son valet
La Générale Epantchine tchine
A fait un voyage en Chine chine
A dos de mulet
Avec son mari
La Générale Epantchine tchine
Fait de la pêche sous-marine
Aux îles Canaries
Avec son amant
La Générale Epantchine tchine
Fait des plaisanteries fines fines
Pour passer le temps
Ils fument de gros cigares dans l’ombre
La lueur rouge révèle les masses de leurs visages
Plus loin , on s’attend à voir le ciel net et froid
De l’hiver
LETTRE DE MAX JACOB A UN AUTRE JEUNE POETE
Mon ami,
J’ai eu une lettre d’un russe qui s’appelle Rogojine. Il voulait une aquarelle, il la destinait à une femme. C’était une question de vie ou de mort. J’ai refusé.
Ceci n’a rien à voir avec la poésie. Cela a à voir avec moi.
Trop de Ah ! pas assez de Oh !
La lettre est inachevée, l’auteur l’ayant trouvée stupide. D’ailleurs elle est déchirée, même pas signée et son authenticité est très improbable.
Il lui disait : donnez-moi la main, seulement la main pendant quelques instants.
Elle acceptait quelques fois.
Ils ne disaient rien.
Elle s’ennuyait, et lui il était tellement heureux.
Pour les sortir de la chambre on a dû les porter. Ils ne savaient plus marcher. Ils étaient maigres et sales. Ils pleuraient sans s’arrêter. En sortant, quelqu’un renversa la colonne de marbre et les autres, en passant, écrasèrent le réséda et mirent de la terre sur tous les tapis, la robe de la morte en balaya un peu.
Les domestiques mirent huit jours à nettoyer la chambre. La mère de Rogojine proposa à une sienne cousine, pauvre et pleureuse, de venir y habiter. On y fit dire des prières pour en chasser les esprits mauvais.
Une odeur douce flottait encore. Aux heures chaudes de l’après midi, pendant la sieste, les deux femmes mettaient sous leur nez des sachets d’herbes parfumées et rêvaient en soupirant.
LETTRE DE ROGOJINE AU CUISINIER DE SA MERE
Monsieur,
Pour ce qui est des petites chansons, je suis au courant. Et si vous vous imaginez qu’elles ne dépassent pas le cadre de l’office ou du salon de ma mère, vous vous trompez.
Je vous soupçonne de n’imaginer rien de tel et de presque mourir de rire à l’idée de la Générale Epantchine cloîtrée chez elle à cause de certain refrain qui court les rues. Je ne le tolèrerai plus.
Quant à ma mère, je veillerai mieux désormais sur son esprit fragile.
Faites très attention : je connais un cuisinier français qui vous remplacerait avantageusement.
LETTRE DU CUISINIER A ROGOJINE
Monsieur
Ces chansons, vous les chantez vous -même, je vous ai entendu. Mais nous veillerons désormais à en faire d’innocentes.
Le bruit m’est parvenu que la Générale fait semblant d’être fâchée, et que dans le fond elle est bien contente. Ceci ne vous étonnera pas.
Vous savez l’affection profonde et le respect que j’ai pour votre mère, je continuerai donc à veiller sur elle pour vous.
LETTRE DE LA MERE DE ROGOJINE AU CUISINIER
Qu’est-ce qu’il voulait ?
Une mouche bleue bourdonne sur un coin de dentelle tout près de sa main.
Il lui a enlevé ses bagues et les a posées sur la table de nuit . Mais il lui a laissé son collier. Les perles ont glissé le long de son cou, elles ont pris l’éclat bleu de sa peau. Plusieurs fois il les a arrangées sur sa poitrine, mais elles retombent à chaque fois. Pourtant, elle ne bouge pas.
Elle était comme un vent froid et après l’avoir vue on avait mal à la tête.
Il voudrait être une mouche pour se poser sur elle, les mouches n’ont pas de nez.