J’ai toujours haï l’expression « tourner la page ». Celle-ci n’a même pas besoin d’être prononcée pour signifier une injonction à changer d’histoire. Ainsi se présente l’impératif : il faut oublier ce qui s’est passé pour vivre le temps présent d’une alternative, il faut surtout rayer ce passé qui entrave la liberté de vivre en imposant un sens préalable à ce qui advient. Dans une lettre officielle, à ma retraite, j’avais lu l’annonce de mon nouveau statut : « rayer des cadres ». Comment pouvait-on rayer le temps d’une vie passée ?
L’invitation à « tourner la page » me semblait être une manière de supprimer le présent de la mémoire en se disant « tout cela doit maintenant être considéré comme du passé ». Ce qui supposait que la page suivante devait être « blanche » et se prêter ainsi à tous les possibles. Cette même page devenait miraculeusement la mise en perspective d’un devenir délivré du piège de tout sens préalable.
L’éventualité de « tourner la page » afin d’éviter de revenir en arrière s’exclut d’elle-même puisqu’elle ne conduit qu’à revivre le passé pour justifier sa « mise sous scellés ». La « nouvelle » page ne peut donc être que « blanche », toute relecture à partir d’une page tournée à l’envers se traduirait par un moratoire qui suspend les lois destinales du passé.
Elle, elle avait été méthodique : elle m’avait remplacé par un petit chien avec une laisse. Un changement radical d’histoire de vie. Comme dans un tableau réaliste, elle se promenait avec son petit chien et le pharmacien, un notable de la ville de province, cité de caractère. Afin de tourner la page d’une manière pour le moins irréversible, elle avait adopté la figure d’un stéréotype, il ne manquait plus qu’elle attribue à son petit chien mon propre prénom pour laisser traîner une trace du passé.
Sans doute lui avait-il fallu « tourner la page » de manière ostensible comme s’il lui était nécessaire de mettre en scène devant ses propres yeux l’acte lui-même. J’étais le représentant d’une histoire passée qui, grâce à ce tableau, était rayé publiquement de la scène. J’ai bien du mal à imaginer le pouvoir de rétroaction que ce même tableau exerçait sur sa mémoire. Tel un remède pour « la dissolution du passé ».
Ne voulait-elle pas montrer à la cantonade que je n’existais plus pour elle ? Pour s’en persuader elle-même, il fallait bien qu’elle interpelle les autres. Le tableau avec le petit chien et le pharmacien lui servait de certificat : elle prouvait qu’elle avait bel et bien « tourner la page ». Et cette confirmation qu’elle mettait en scène pour ses propres yeux l’aidait à « liquéfier son passé ».
Pour me laisser croire que je restais encore vivant dans sa mémoire, je me disais que son inconscient réussirait, comme un allié en qui je pouvais avoir confiance, à lui jouer des tours avec des retours impromptus d’images incongrues. De jour ou de nuit, je croyais faire des apparitions qu’elle chassait d’un revers de l’œil.
Il fallut donc m’habituer, de mon côté, à n’être plus rien, à considérer que j’étais tombé dans les oubliettes de son histoire.
Comment vivre avec un passé porté disparu par l’autre ? Elle devait exercer un certain travail d’occultation qui était destiné à devenir automatique. Est-il plus aisé d’effacer des traces mnésiques que d’oublier des souvenirs ? Sans y consentir, j’étais obligé de participer à ce blanchiment de la mémoire en conservant seul ce que je n’aurais jamais voulu oublier. Ironie de l’histoire : le tableau du petit chien, du pharmacien et de la bien aimée disparue me servait de trompe l’œil apposé sur la porte d’entrée de ma mémoire.