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Eric Tabuchi & Benoît Vincent | Génies des lieux. Esthétique et régions naturelles

Ce que nous cherchons ici, c’est de comprendre ce qu’est une région naturelle, ou pays (pas une contrée, pas une maison), et de voir s’il est possible de faire subir au territoire ainsi en jeu un traitement fictionnel.

 

Tout le monde le sait : la frontière sépare et unit. Nombreux sont ceux qui voudraient que les frontières n’existent pas, pour des raisons aussi idéologiques que morales en réalité, mais chacun, en son for intérieur, sait pertinemment que si le monde (et en particulier le monde du vivant, mais aussi le monde physico-chimique du dehors que peuplent les êtres vivants) est un continuum, ses réalités, ses composantes, ses unités sont précisément des unités séparées les unes des autres. La vie elle-même se définit (avec difficulté, certes), comme un étant-séparé, une entité capable de gérer son dedans tout en se différenciant de son dehors : lorsqu’il y a indifférenciation avec le dehors, c’est la mort (la corruption de la mort, la rupture des membranes, la crevaison).

La question n’est donc pas tellement celle de la frontière, mais celle de la nature de la frontière. Que cherche-t-on à différencier : des langues ? Des ethnies ? Des religions ? Ou bien des espaces géographiques absolument et réciproquement discrets ? En effet il y a des frontières différentes (il y a de la frontière dans la frontière).

Souvent, surtout jadis, les frontières politiques tendent à traduire les frontières géographiques (celles des mers et des déserts, des fleuves, des crêtes et des vallées), mais l’histoire des hommes a très largement bousculé ces frontières semi-naturelles. Généralement on s’accorde à penser, du moins en Occident, en plus particulièrement en France, que la frontière ne sépare pas les langues, les ethnies, les religions : ce ne sont pas des composantes applicables à la notion, très discutée mais très abstraite, de Nation. Le citoyen qui forme le corps de la nation n’est pas citoyen sur des bases linguistiques, ethniques ou religieuses. Il n’en reste pas moins qu’un système de valeurs (même alternatives) construit un ensemble qui, s’opposant même pacifiquement aux autres, définit un dehors. Toujours le même créé de l’autre (il n’y a pas beaucoup de danger, aussi, à ce que le même et l’autre se mélangent et se perdent, puisque précisément l’un ne va pas sans l’autre). La frontière devient le passage privilégié vers l’autre.

Ainsi, il existe toutes sortes de frontières. L’objet de cette petite note consiste à formaliser peut-être, à décrire en tout cas un ensemble à la fois écologique, géographique, culturel que nous appellerons pour l’instant « région naturelle », ou « pays » (pour plus de commodité).

 

Région naturelle/pays, terroir, territoire

Notion floue, comme tout ce qui touche le territoire, le patrimoine, le terroir, d’autant plus floue qu’il y a une espèce d’aversion latente, en France, pour toutes les questions qui touchent à l’état comme à la nation, concept qui a tranquillement transité de la gauche révolutionnaire à l’extrême-droite dans l’inconscient politique collectif.

Et en effet lorsqu’on s’intéresse aux région naturelles ou aux pays, on constate que leur appréhension dans le champ théorique est souvent liée à une idéologie plutôt conservatrice pour ne pas dire réactionnaire.

Il s’agit donc d’être prudent, en maniant ces termes, mais il s’agit aussi d’affirmer positivement l’intérêt de considérer ces espaces géographiques, et notamment en précisant d’emblée ce qu’ils sont et pourquoi ils sont un niveau d’organisation pertinent.

Région naturelle/pays, terroir et territoire : ces notions se recouvrent-elles ? Nous ne savons pas, et il est très difficile de bien comprendre leurs différentes acceptions. Disons pour l’instant qu’elles sont plus ou moins équivalentes.

Le mot de pays (qui est à l’origine de la région naturelle), dérive du pagus gallo-romain, mais ceci n’est valable qu’au sein de la zone correspondant à l’influence de la Rome républicaine et impériale, et de la successive domination culturelle de l’Église romaine catholique. Et donc particulièrement en France1.

Cependant, il y a source de confusion dans le mot même qui est d’une part synonyme approximatif d’état ou nation (les pays du monde) mais aussi dans la récupération, toute française, du mot dans la réforme des territoires incarnée par la loi dite Pasqua-Voynet2. Ces lois ont créé le concept de pays, qui n’est pas une unité administrative politique, mais un découpage territorial dédié à des projets d’aménagements (environnementaux, agricoles, socio-culturels), au même titre, par exemple, que le territoire des Parcs naturels régionaux, ou celui des programmes unio-européens. Si ces pays, aux élus volontaires, ont pu s’appuyer sur des réalités voisines des régions naturelles, c’est-à-dire rassembler une certaine identité paysagère, culturelle et sociale, le « bassin de vie », ils ont également souvent créé des entités de toute pièce, selon les desiderata et les influences des représentants locaux. Les pays, pour plus de commodités, se sont également superposés parfaitement aux communautés de communes déjà existantes3.

Le mot de terroir est intéressant, bien qu’il véhicule cette connotation réactionnaire, liée sans doute au mot de « terre ». L’usage est également très nettement agronomique ou agroalimentaire, et lié à des productions agricoles particulières, et en particulier au vin et à ses cépages4. On se dirigerait volontiers, alors, vers le mot de territoire, mais celui-ci, outre l’acception écologique d’espace occupé par le ou les membre(s) d’une espèce, présente une forte connotation organisationnelle : le territoire est un espace géré, un espace souvent humain, un espace impliquant une fonctionnalité de l’espace : c’est une terre que l’on habite. Il est celui de telle espèce animale, par exemple, mais aussi celui de chacun de nous lorsqu’il réalise les fonctions d’habitation : se nourrir/travail, se déplacer, se reproduire/loisir.

Il est toutefois important de noter que cette visée souhaiterait dépasser le simple paradigme de la modernité, quitte pour ce faire à “revenir”, en effet, à la manière d’un René Char, à un état prémoderne du monde, c’est-à-dire avant l’impérialisme européen et occidental, l’hégémonie de la raison au détriment d’autres appréhensions du réel possibles, et le mythe d’un infini progrès incarné par le libéralisme, d’abord sous sa forme capitaliste, et ensuite sous sa forme délétère du néo-libéralisme globalisé.

 

Nature et forme de la région naturelle

Composantes

On pourrait s’amuser à lister l’ensemble des composantes d’un pays, et mettre à jour les connaissances sur le sujet.

◉ Composantes physico-chimiques. La géographie les étudie depuis toujours : le relief, la géologie, l’hydrologie, mais aussi la continentalité, la pédologie (les sols), etc. ;

◉ Composantes écologiques. Il s’agit de vérifier les données biogéographiques, en particulier, non pas seulement des peuplements (des espèces) mais des cénoces (des groupes d’espèces) comme les étudie la phytosociologie, ou phytocénotique, sur le modèle de la zoocénotique. Malheureusement, la biocénotique est un secteur d’études scientifiques qui a connu un fort déclin, sauf pour les plantes. L’enjeu principal est la compréhension des séries de végétations (la dynamique naturelle des successions de végétations) et des climax (l’aboutissement naturel des séries de végétations, le plus souvent la forêt, mais pas seulement). La phytosociologie possède une histoire riche (depuis les théories fondatrices de Braun-Blanquet et Tüxen, les actualisations et travaux de Guinochet, Royer…) et rassemble plusieurs courants (écoles estonienne, russe, suisse, éventuellement américaine) dont nous paraissent particulièrement les articulations de la phytogéographie et des séries de végétation (Gaussen, Ozenda) et de la phytosociologie synusiale intégrée (Julve, Gillet, de Foucault).

◉ Composante paysagère. Lorsqu’on a dit que le paysage appelait la pluridisciplinarité, on n’a pas beaucoup avancé. Le pays peut se confondre avec le paysage. Nulle entité plus vague que le paysage, qui associe des données locales objectives (géologie, végétations) et des pratiques anthropiques (cultures, constructions, voies de communication). En un certain sens, région naturelle et paysages se font écho, mais on peut convenir que le paysage est une unité de base du pays : il y a plusieurs paysages possibles dans un pays. Les travaux de la symphytosociologie (Géhu), qui considère des ensembles intégrés de végétations (concepts de tesselas, unité géomorphologique, et de catenas plus ou moins synonyme de bassin versant ou d’écocomplexe) (Rivas-Martinez), est une approche qui a au moins le mérite de découler parfaitement de la précédente (figure).

Organisation du paysage, d’après François Gillet, Bruno de Foucault et Philippe Julve, « La phytosociologie synusiale intégrée : objets et concepts, » in Candolea n°46, 1991, p. 315-340, in Jean-Michel Gobat, Michel Aragno, Willy Matthey, Le sol vivant: bases de pédologie, biologie des sols, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009.

Les séries forestières sont une autre version de l’analyse paysagère ; il existe des régions naturelles, encore plus restreintes, associés aux peuplements forestiers, à l’Institut Forestier National (IFN) : les sylvoécorégions ; souvent en ce sens toutefois, on s’arrête au climax forestier d’un secteur défini ; l’unité de base est la station forestière5.

◉ Composante anthropique, pour simplifier, que l’on peut à nouveau diviser en nouvelles sous-composantes :
▪ Sous-composante agricole. Fruit des précédentes, les cultures et activités liées (comme la chasse et la pêche) sont dépendantes du sol et du climat et de l’orographie, et donc de la série de végétation et du complexe édaphogéologique où elles prennent place. Bien sûr on peut toujours cultiver n’importe quoi n’importe où, et de plus en plus, mais dans une logique du moindre effort et surtout pour des raisons économiques, le lien entre le sol/le climat et la production est évidente. L’élevage est également une composante essentielle : le couple bovin versus ovin/caprin structure le territoire aussi certainement que celui, plus vulgaire, de plaine versus montagne.
▪ Sous-composante architectonique. Telle roche, tel climat produit telle production de matériaux et tel agencement des espaces habités, des espaces de travail, des espaces de productions, mais aussi des lieux sacrés, des lieux de loisirs, des lignes de déplacements et de la voirie, etc. La maison en serait l’unité de base (voire la maison paysanne, dans le sillage de la géographie humaine de Paul Vidal de la Blache, cf. Jean-René Trochet).
▪ Sous-composante historique et socio-politique, qu’on évoquera à peine, car cela nous emmènerait trop loin. Évidemment les évènements historiques, les guerres, les famines, les invasions, etc. modifient durablement les pays. Ce vaste chapitre intéresse les sciences humaines et sociales et en premier lieu l’histoire. L’unité principalement pertinente semble être la structure familiale, telle que définie par Emmanuel Todd : une stratification sociétale puis politique s’ensuit, comme il a pu le montrer sur différents sujets d’actualité.

◉ Enfin il convient de souligner que toutes ces notions se mélangent dans une complexion phénoménologique qui pourrait tirer sa force de la notion d’écoumène chère à Augustin Berque : le monde n’est pas seulement physico-chimique, ni seulement bioécologique, ni même seulement technico-philosophique, il est aussi symbolique, par le biais du langage qui sert à manipuler le monde. Même s’il n’est pas à la mode aujourd’hui, les avancées audacieuses du Heidegger d’Acheminement de la parole nous aideraient dans cette voie, au même titre que la pensée de la mésologie proposée par Berque.

◉ L’idée aussi qu’une esthétique puisse résulter de l’étude, que donc l’étude des formes est centrale, nous paraît également cruciale (Henri Focillon).

 

Nombre, taille, dynamique des pays

Les microrégions, les régions naturelles, ont une taille raisonnablement humaine : si les départements sont façonnés pour permettre des déplacements à cheval qui n’excèdent pas une journée, les pays pourraient presque être parcourus (traversés) par un homme à pied dans le même laps. Et si l’on regarde la carte (ci-dessous), en effet, elles sont à peu près équivalentes. Bien sûr certains massifs montagneux présentent des pays plus vastes, mais c’est surtout les grandes plaines du nord qui présentent les territoires les plus étendus (en effet, il y a peu de changement du tissu sur de nombreux kilomètres et pas d’accident naturel pour séparer des entités potentielles).

Ensuite il convient de se demander si les pays, comme toute chose dans ce monde, sont sujets à évolution. C’est très étonnant que des survivances médiévales, préclassiques, et même plus anciennes encore (les pagus) aient survécu et soient passées au travers d’au moins quatre ères historiques (Antiquité, Moyen Âge, Âge classique et notre Contemporain). Les pays changent, avec le temps, par adjonction ou exclusion d’une portion (comme une commune par exemple), et on peut imaginer que le flou actuel entre pays naturel, pays au sens de bassin de vie et communauté de communes pourra générer de nouveaux territoires ; il n’y a qu’à songer à la manière dont les départements ont efficacement infiltré les imaginaires collectifs : leurs habitants se les sont appropriés.

Enfin, plusieurs essais de dénombrement et cartographie des régions naturelles existent. Les cartes qu’on peut trouver peuvent, en tout état de cause, servir à une première campagne artistique, du type de celles que nous avons initiés, séparément. Bénédicte et Jean-Jacques Fénié en dénombrent 546 ; Frédéric Zégierman, surtout, parce qu’il est géographe et présente le pays dans sa complexité, en dénombre 426 avec 1800 unités naturelles6.

Pour notre part nous nous appuyons sur la carte des terroirs de l’écologue Raphaël Zumbiehl, légèrement revue et corrigée.

 

Deux lectures des pays

Eric Tabuchi expose ainsi son travail sur le site qu’il partage avec la plasticienne Nelly Monnier, l’Atlas des Régions Naturelles (ARN).

Celui-ci « s’attache à décrire photographiquement les quelques 450 “pays” qui composent le territoire français et dont les frontières ne sont pas administratives mais géologiques, historiques, linguistiques ou culturelles. Ces limites, si elles sont parfois incertaines, n’en dessinent pas moins des entités aux particularismes que l’ARN s’attachera à documenter, classer et archiver sur le site qui lui sera bientôt dédié.

Ce travail, qui systématise une pratique photographique commencée il y a plus de dix ans, s’inscrira plus encore dans la durée puisqu’il demandera certainement une autre dizaine d’années et quelque chose comme 25 000 photographies pour atteindre son terme. »

Benoît Vincent propose pour chaque pays une forme singulière, qui est le fruit d’une rencontre plus ou moins longue sur place : une autogéographie (tel est le genre placé sur la couverture de GEnove, sur la ville de Gênes), avec le dehors. A ce jour, il a travaillé à la Haute-Provence (Baronnies-Tricastin) dans Farigoule Bastard (roman) ; ses pérégrinations naturalistes lui ont donné à traverser le Haut-Jura, le Langrois et le Perthois, les Corbières, le Lévézou, la Flandre, les Maures, Paris ; en 2018-2019 il fréquente assidûment les terroirs limitrophes de la région Centre-Val de Loire (Beauce, Berry, Perche, Brenne, Chinonais, Touraine, mais aussi Pays Fort, Boischaud Sud, Gâtine tourangelle, Gâtine de Loches, Richelais, Thymerais et Drouais)… Les cérofictions, néologisme issu du kairos, des fictions écrites par la rencontre hic et nunc de l’auteur avec les espaces (et les temps) généralement nouvellement découverts – la gageure étant de réussir à capter en peu de temps et peu de déplacements une espèce d’essence, même très subjective, du pays. La cérofiction a pour ambition de proposer l’équivalent d’une photographie dans le domaine de la fiction. Elle ne nécessite pas de longues dérives à la mode situationniste (aion, mais elle n’en est pas totalement indemne), et encore moins de résidence liée à la maison, au foyer ou au travail (chronos, mais elle peut aussi en tirer profit). C’est une notion floue, expressément floue, qui trouve dans ce flou le sel de sa forme. Chaque fiction adopte d’ailleurs une forme qui lui est propre et qui, assez logiquement, devrait correspondre au lieu évoqué.

 

 

En définitive les pays, sont des territoires passionnants précisément car il s’agit de territoires vécus, c’est-à-dire de territoires humains, où l’être humain habite aussi bien en tant qu’individu qu’en tant que groupe social voire en tant qu’espèce, depuis la nuit des temps, et en sont, finalement, un peu comme sa prolongation (qui disait cela ? l’environnement comme un organe extérieur) : une maison pour l’espèce.

A ce titre l’art géographique ne peut qu’y trouver une certaine familiarité, ou en tout cas les conditions idoines de son expression.

 

Augustin Berque • Chôra {3/3}

Nous publions un texte d’Augustin Berque, que nous remercions ici, qui explicite la notion de “chôra” apparue chez Platon et que la modernité a toujours reléguée ou réfutée ; ce concept anomal pourrait pourtant permettre de nourrir la réflexion autour d’une ontologie que les enjeux politiques, écologiques et éthiques du moment appellent urgemment. Une version de ce texte a paru dans Thierry Paquot et Chris Younès, dir., Espace et lieu dans la pensée occidentale de Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, 2012, p. 13-27. Nous remercions également ces auteurs et l’éditeur.

 
Nota le texte est divisé en trois parts : 23
 

6. La chôra, milieu nourricier de l’existant

Ce « tous trois triplement », tria trichê, n’est pas sans poser problème. Trichê, cela veut dire « en trois, en trois parties, de trois manières différentes ». Pourquoi ce redoublement avec tria, le neutre de treis, qui pour sa part veut simplement dire « trois » ? Pas question, évidemment, d’y chercher quelque anticipation de la sainte Trinité ; car si l’on pourrait, à la rigueur, voir dans l’incarnation historique du Père dans le Fils quelque analogie avec la projection de l’idea dans la genesis, la chôra quant à elle n’a rien à voir avec le Paraclet. Bien trop charnelle ! La « nourrice », cette tithênê à laquelle Platon la compare, c’est un mot de même racine que le français têter ou que l’anglais tit. La chôra, c’est clair, donne le sein à ce nouveau-né qu’est la genesis, mot dont le sens premier veut dire « naissance ». Du reste, en 50 d 2, le texte du Timée compare l’être absolu à un père, le milieu à une mère, et le devenir à leur enfant. Cet enfant, il faut bien le nourrir !

Nous avons donc là deux pistes de recherche. L’une sera d’éclaircir cette idée de maternité que connote la chôra. La deuxième, d’approfondir ce thème de la trinité de l’être, du milieu et du devenir.

Quant au premier thème, outre les images que contient le texte de Platon lui-même (la mère, la nourrice…), il nous faut revenir au sens le plus général et le plus concret que pouvait avoir la chôra dans la cité grecque. Pour les citoyens de la polis, la chôra, c’était la campagne nourricière dont tous les jours ils voyaient, au delà des remparts de l’astu, les collines couvertes de blé, de vigne et d’oliviers. De là, quotidiennement, leur venaient ces nourritures terrestres qui leur permettaient de vivre. Dans ce monde-là, pas d’astu sans chôra !

Or astu – le centre urbain de la polis –, c’est un mot dont la racine indo-européenne WES veut dire « séjour, séjourner ». Cette racine se retrouve dans le sanscrit vasati (il séjourne) ou vastu (emplacement). En allemand, elle a donné Wesen (être, nature, essence), war et gewesen (formes de sein, être) ; en anglais, was et were (formes de to be). L’astu, en somme, et dans la mesure où il s’agit d’un Hellène comme Platon, c’est par essence le séjour de l’être (on dirait en castillan : l’estancia du ser) ; cependant, ce dernier ne peut concrètement exister sans ce milieu nourricier : la chôra qui entoure l’astu.

Ce rapport concret – ce croître-ensemble (en latin cum-crescere, d’où concretus) – n’a nulle part été mieux éclairé que par l’archéologie russe en Crimée, terre dont l’histoire a permis que les structures de la chôra propre à la cité grecque de l’Antiquité (la Chersonèse Taurique, en l’occurrence) subsistent clairement dans le paysage ; et corrélativement, la dalle de marbre blanc du « Serment de Chersonèse », qui date à peu de chose près du temps de Platon, nous révèle que chaque citoyen engageait sa vie pour la défense de ce territoire : « Je jure par Zeus, Gê, Hélios, la Vierge (la Parthénos), les dieux et déesses de l’Olympe et les héros qui possèdent la polis, la chôra et les postes fortifiés1 […] ».

 

7. Le « troisième genre » de la chôra

Quant à lui, le thème de la trinité où intervient la chôra se redouble, en ce qui la concerne, de ce qu’elle n’est ni l’être absolu (l’ontôs on), ni l’être relatif (la genesis). Ni ceci, ni cela, mais quelque chose qui, nous dit Platon, est d’un « troisième et autre genre » (triton allo genos, 48 e 3). Autre que quoi ? Autre que les deux eidê dont Timée vient de parler, i.e. l’on et la genesis. Eidê, c’est le duel d’eidos, espèce (du latin species, vue, regard, aspect), forme dans l’esprit, que l’on voit en idée ; le mot est parent du latin videre, voir, et du sanscrit véda, je sais, védah, aspect. Tous ces mots viennent de la racine indo-européenne WEID, indiquant la vision qui sert à la connaissance. Dans l’absolu, pour Platon (et c’est pour cela que l’on parle de son « idéalisme »), l’eidos ou idea, c’est l’être véritable ; mais on voit ici que la genesis peut aussi, à l’occasion, être comptée comme eidos. En somme, comme être ; ce qui ne change rien au fait qu’il y a pour Platon deux ordres ontologiques : le premier, c’est « l’espèce du Modèle, qui est intelligible et toujours identique à elle-même » (paradeigmatos eidos […] noêton kai aei kata tauta on, 48 e 4), l’autre, « l’espèce seconde, copie du Modèle, qui naît et que l’on voit » (mimêma de paradeigmatos deuteron, genesin echon kai horaton, 49 a 1).

La troisième espèce, cela va être la chôra, qui certes, comme les deux précédentes, est elle aussi « présence » (paron, 50 c 7) ; mais comme espèce, en revanche, est « difficile et indécise » (chalepon kai amudron eidos, 49 a 3). Peut-on, du reste, en dire vraiment que c’est un eidos ? Voire. Elle ne se laisse approcher que par des métaphores, dont nous avons déjà vu quelques unes, et dont en fin de compte ne ressort aucune définition ; il faudra se contenter de savoir que la chôra est « une espèce invisible (anoraton eidos [ce qui est un oxymore, puisque l’eidos est un aspect qui suppose une vue]) et sans forme (amorphon [second oxymore, puisque l’eidos est une forme]), qui reçoit tout (pandeches) et participe de l’intelligible de quelque manière fort aporétique (metalambanon de aporôtata pê tou noêtou, 51 b 1 ) ».

Ainsi donc, le « troisième genre » de la chôra demeure une aporie : un obstacle infranchissable à l’intellection. Celle-ci, devant ce troisième genre, se trouve « sans ressources » (aporei). Pourquoi donc ? La question a bien entendu rapport avec la capacité de l’intellection elle-même, c’est-à-dire en somme avec la logique. Il faudra certes attendre Aristote pour que celle-ci se construise en tant que telle, mais nous en avons là en puissance les trois actants principaux, du moins dans le cadre de la pensée européenne : le principe d’identité (A : le Modèle, qui est toujours identique à soi-même), le principe de contradiction (non-A : la copie, qui n’est pas le Modèle), et le principe du tiers exclu ; car la chôra, qui n’est ni le Modèle ni sa copie, est d’un « troisième genre », ni A ni non-A, lequel reste en fin de compte inintelligible, exclu par la raison.

C’est effectivement là que s’en tient le Timée. L’on peut ainsi juger qu’avec la chôra, que Luc Brisson2 traduit par « milieu spatial » et interprète comme « le milieu où se produit le devenir3 », aurait pu se déployer un domaine de la pensée que Platon a forclos. En effet, comme l’a écrit Alain Boutot, « en transformant, dans et par son idéalisme, la chôra primitive en milieu amorphe qui reçoit tous les corps, Platon occulte de manière décisive la dimension originaire de la spatialité comme contrée (Gegend) qui était perceptible au premier matin de la pensée4 ».

Or pourquoi l’idéalisme du Timée ne peut-il pas, ne peut-il plus saisir la contréité5, p. 35) ; c’est-à-dire le couplage dynamique des deux « moitiés » (en latin medietates, d’où médiance) constitutives de l’être humain : son « corps animal » individuel et son « corps médial » collectif (i.e. le milieu éco-techno-symbolique indispensable à ce néotène qu’est Homo sapiens)] (la Gegendheit) de la chôra ? Pourquoi ce « troisième genre » est-il aporétique ? Parce que, dans le cadre de la pensée qui se met en ordre (se cosmise) avec Platon, et s’institue en République, on en a fini avec le mythe. Autrement dit, avec la symbolicité ; du moins, idéalement. Désormais, l’on ne devra qu’être ou ne pas être, to be or not to be ; mais pas les deux à la fois, comme le sont les symboles, où A est toujours aussi non-A. C’est effectivement pour cela que les poètes, gens du symbole, sont bannis de la République platonicienne ; car « la raison nous en faisait un devoir » (ho gar logos hêmas hêrei, République I, VIII, 609 b 3).

C’est cette même raison qui devait faire devoir à la pensée européenne d’oublier la chôra, cette empreinte-matrice coupable de tiers inclus, car participant de l’être sans toutefois être vraiment ; devoir, donc, de se contenter du topos aristotélicien, lequel pour sa part va si bien avec la logique disjonctive, et non moins aristotélicienne, du tiers exclu : « vase immobile » (aggeion ametakinêton, selon la Physique, IV, 212 a 15), ne reste-il pas lui-même alors que la chose qui l’occupait peut se transporter en n’importe quel autre topos tout en gardant sa propre identité par devers soi ? Or c’est cette disjonction des identités – cette dé-concrescence – qui justement n’a pas lieu dans la chôra, cette empreinte-matrice où l’être et son milieu participent l’un de l’autre… Chose impossible, inacceptable pour la raison ! Désormais donc, la pensée européenne s’est fait devoir de ne poser que la question : « où sont les choses ? », sans plus s’interroger, jusqu’à Heidegger, sur cet où qui tient de l’être, sans l’être tout en l’étant…

Cette aporie de la chôra, elle n’est pourtant rien que le fait du logos – le fait de son exclusion du tiers. C’est une affaire européenne. Les logiciens indiens, eux, ont dès le IIIe siècle élaboré les tétralemmes qui permettent, au contraire, d’inclure le tiers ; soit, schématiquement, les quatre lemmes : 1. A (affirmation) ; 2. non-A (négation) ; 3. ni A ni non-A (ni affirmation ni négation) ; 4. à la fois A et non-A (à la fois affirmation et négation6).

Or le symbole n’est autre que ce qui, dans les milieux humains – c’est-à-dire dans la chôra –, réalise le quatrième lemme du tétralemme. Il est à la fois A et non-A, le même et l’autre. C’est bien pourquoi le mécanicisme moderne, dont l’idéal est l’itération du même (la répétition de A), n’a de cesse d’éradiquer la symbolicité du monde ; autrement dit de le déshumaniser, puisque les systèmes symboliques sont inhérents à l’existence humaine7. Effectivement, dans un monde mécanique, soumis au règne de l’identité, la chôra n’a pas sa place. Le dualisme en particulier, qui confronte directement le sujet (A) à l’objet (non-A), est incapable de prendre en compte la réalité des milieux humains, cette chôra où croissent ensemble, en un « troisième et autre genre », A et non-A, le même et l’autre, l’être et le devenir. Mais à force de forclore cette médiance des milieux humains, c’est la possibilité même de notre existence que la République des machines est en train de bannir[Cf. Augustin Berque, Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin, 1990, 2000 ; Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, 2009 ; Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010.].

 
To be continued ou pas : 23</font>
 

Augustin Berque • Chôra {2/3}

Nous publions un texte d’Augustin Berque, que nous remercions ici, qui explicite la notion de “chôra” apparue chez Platon et que la modernité a toujours reléguée ou réfutée ; ce concept anomal pourrait pourtant permettre de nourrir la réflexion autour d’une ontologie que les enjeux politiques, écologiques et éthiques du moment appellent urgemment. Une version de ce texte a paru dans Thierry Paquot et Chris Younès, dir., Espace et lieu dans la pensée occidentale de Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, 2012, p. 13-27. Nous remercions également ces auteurs et l’éditeur.

 
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4. La chôra dans l’espace mental de la modernité

Ces connotations existentielles et vitales, c’est justement ce dont s’abstrait l’une des analyses modernes les plus fameuses de la notion de chôra : celle de Jacques Derrida dans un livret intitulé, justement, Khôra1. Dans cet ouvrage, Derrida n’étudie certes pas ce terme en tant qu’il exprimerait une problématique de l’espace ou des lieux, mais à propos de la notion de mythe ; néanmoins, son approche révèle exemplairement la conception que la modernité s’est faite des lieux et de l’espace ; à savoir celle du paradigme cartésien-newtonien que Gilles-Gaston Granger, comme on l’a vu plus haut, a décelé en puissance dans la géométrie euclidienne. Dans ce paradigme, un lieu est un point définissable abstraitement par ses coordonnées cartésiennes (l’abscisse, la cote et l’ordonnée) ; abstraction qui est rendue possible parce que tout cela se situe dans la neutralité absolue d’un espace newtonien.

L’approche de Derrida procède effectivement de ce paradigme par son intention première, qui est de réduire la chôra à une figure textuelle autoréférentielle. L’autoréférence, en la matière, permet d’abstraire absolument la chôra de tout milieu qui la situerait concrètement, puisqu’elle est à elle-même sa propre chôra. Cette autofondation est en tout point homologue à celle du cogito par lui-même dans le Discours de la méthode : « (…) je connus de là que j’étais une substance (…) qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle2 ».

Pour construire cette figure abstraite, Derrida commence par renoncer à traduire le terme chôra, ce qui, écrit-il, serait le rattacher arbitrairement à une « texture tropique » (p. 23). Il l’éloigne de sa transcription courante, chôra, pour en faire – plus exotiquement – khôra. Il le détache ensuite de l’usage, normal en grec comme en français, de faire précéder les noms communs d’un article : khôra devient donc une sorte de nom propre, mais sans l’être vraiment car il n’a pas la majuscule. Voilà donc le terme extrait de ce milieu qu’est la langue française, mais aussi bien du grec.

Ces formalités accomplies, Derrida entame l’abstraction majeure : couper la chôra du sens qu’elle pouvait avoir en Grèce du temps de Platon, pour la réduire à un actant du texte qu’il a sous les yeux, voire de celui qu’il est en train d’écrire. Il opère pour cela une greffe de l’un sur l’autre, en une figure eschérienne où la chôra devient à jamais la fin et le commencement d’elle-même. Il souligne à cet effet que le Timée se structure en une imbrication de récits : « Une structure d’inclusion fait de la fiction incluse le thème en quelque sorte de la fiction antérieure qui en est la forme incluante » (p. 76). Cette structure, qui prive le récit d’un véritable énonciateur comme de tout référent extérieur à lui-même, accomplit l’u-topie (le non-lieu) absolue de l’objet linguistique pur : l’en-soi d’un récit que nul embrayeur (ou shifter, chez Jakobson) ne rattacherait au discours d’un existant quelconque, engagé dans un certain milieu à une certaine époque.

Inutile de souligner que ce rêve de l’objet pur, c’est celui du dualisme moderne, où l’objet en soi est le symétrique exact de l’autofondation du sujet en soi (le cogito), de part et d’autre d’un néant abstrait qui au contraire, dans la réalité des milieux humains, est un milieu concret – une chôra, comme on va le voir ; mais finissons-en d’abord avec la démonstration derridienne. Celle-ci est exemplairement moderne en ce que c’est justement de cette chôra qu’elle fait une figure abstraite, coupée de tout milieu, de tout lieu et de toute chose matérielle, comme l’est le cogito cartésien. Débrayée de toutes ces contingences, la chôra selon Derrida tournoie en roue libre, à jamais fin et commencement d’elle-même. Cette transmogrification de la chôra en ce dont elle était justement l’inverse pérore dans la dernière phrase de l’ouvrage (p. 97), où Derrida, citant textuellement le Timée (69 b 1), fait dire à Platon ce qu’il veut dire lui-même : « Et tâchons de donner comme fin (teleuten) à notre histoire (tô mythô) une tête (kephalên) qui s’accorde avec le début afin d’en couronner ce qui précède ».

 

5. L’être, le devenir et le milieu

Ce tour de magie par lequel Derrida fait dire à un auteur l’inverse de ce qu’il voulait dire commence par extraire la phrase susdite de son contexte. Contrairement à ce qu’elle devient dans Khôra, cette phrase n’est nullement la conclusion du Timée. Au contraire, la phrase qui, dans le texte de Platon, suit immédiatement celle-ci, précise ce que voici : « Or, ainsi qu’il a été dit au commencement (kat’archas), toutes choses se trouvant en désordre (ataktôs), le Dieu a introduit en chacune et les unes par rapport aux autres, des proportions (auto pros auto to kai pros allêla summetrias) » (69 b 3). C’est cela, le « commencement » (archê, ou archa dans le dialecte dorien) sur lequel insiste Timée ; à savoir la mise en ordre (kosmos) des choses les unes par rapport aux autres, dans le tissu de relations réciproques (summetriai) qui, on le verra, forme concrètement leur milieu (chôra) au sein du monde sensible (kosmos).

Cette summetria des choses dans leur milieu concret, le propos derridien exige dans son principe même d’en faire abstraction ; ce qu’il réalise par la troncature du texte, faisant une conclusion de ce qui y est en fait un embrayage – un embrayage du reste lourdement appuyé par la redondance de cet hosper gar oun kai (« et ainsi donc en effet que… ») qui articule les deux phrases.

Quittant le propos de Derrida, venons-en maintenant au propos de Platon. S’agissant de la chôra, le moins qu’on puisse dire est que ce propos n’est pas clair. Cela sans doute pour deux raisons, qui sont au fond contradictoires ; contradiction que le texte du Timée ne surmonte justement pas, et qui va sceller le sort de la chôra pour les siècles à venir dans la pensée européenne. En un mot, celle-ci va l’oublier – elle va oublier, en somme, la question : « pourquoi faut-il que les êtres aient un où ? » –, pour s’en tenir à la claire définition qu’Aristote, en revanche, lui aura donnée de la notion de topos – i.e. s’en tenir, en somme, à la question : « où sont les êtres ? » ; ce qui, on le verra, est justement forclore (lock out) la chôra de la question l’être.

Or si dans le Timée cette forclusion n’est pas encore accomplie, puisque Platon justement s’interroge sur la chôra, son ontologie en revanche, dont le principe est l’identité à soi-même de l’« être véritable » (ontôs on, i.e. l’eidos ou idea), exclut toute saisie logique de ladite notion de chôra, en tant que celle-ci échappe mystérieusement à ce principe d’identité. Elle lui échappe à tel point que Platon n’en donne aucune définition, se contentant de la cerner au moyen de métaphores ; lesquelles, en outre, sont contradictoires. Il la compare ici à une mère (mêtêr, 50 d 2), ou à une nourrice (tithênê, 52 d 4), c’est-à-dire en somme à une matrice, mais ailleurs à ce qui est le contraire d’une matrice, c’est-à-dire à une empreinte (ekmageion, 50 c 1).

Empreinte et matrice à la fois, la chôra l’est par rapport à ce que Platon appelle la genesis, c’est-à-dire le devenir des êtres du monde sensible (kosmos aisthêtos) ; lesquels, dans l’ontocosmologie du Timée, ne sont pas l’être véritable, mais seulement son reflet ou son image (eikôn).

Ainsi donc empreinte et matrice, à la fois une chose et son contraire, la chôra n’a littéralement pas d’identité. L’on ne peut pas s’en faire idée. Platon reconnaît qu’une telle chose est « difficilement croyable » (mogis piston, 52 b 2), et qu’« en la voyant, on la rêve » (oneiropoloumen blepontes, 52 b 3) ; mais il insiste sur son existence : dans la mise en ordre (la cosmisation) de l’être, il y a bien, dès le départ et à la fois, l’être véritable, sa projection en existants, et le milieu où cette projection s’accomplit concrètement en devenir, c’est-à-dire la chôra. Soit dans le texte platonicien : on te kai chôran te kai genesin einai, tria trichê, kai prin ouranon genesthai (52 d 2), « il y a et l’être, et le milieu et l’existant, tous trois triplement, et qui sont nés avant le ciel » (c’est-à-dire avant la mise en ordre du kosmos, qui dans le Timée est identifié à l’ouranos).

 
To be continued ou pas 123
 

Augustin Berque • Chôra {1/3}

Nous publions un texte d’Augustin Berque, que nous remercions ici, qui explicite la notion de “chôra” apparue chez Platon et que la modernité a toujours reléguée ou réfutée ; ce concept anomal pourrait pourtant permettre de nourrir la réflexion autour d’une ontologie que les enjeux politiques, écologiques et éthiques du moment appellent urgemment. Une version de ce texte a paru dans Thierry Paquot et Chris Younès, dir., Espace et lieu dans la pensée occidentale de Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, 2012, p. 13-27. Nous remercions également ces auteurs et l’éditeur.

 
Nota le texte est divisé en trois parts : 12 • 3
 

1. Comment disait-on « espace » en grec ancien ?

Le petit dictionnaire français-grec de chez Hatier, classant en cinq les acceptions du mot français espace, en donne les équivalents suivants pour le grec ancien : 1° en philosophie, comme étendue indéfinie : chaos, kenon ; 2° comme étendue limitée ou occupée par les corps : topos, choros, chorion ; 3° comme intervalle : metaxu, metaxu topos, meson ; 4° comme air, atmosphère : meteôros ; 5° comme étendue de temps : chronos. En grec moderne, nous retrouvons chôros dans le petit lexique bilingue de Haractidi. C’est donc ce mot qui, sur le long terme, semble avoir été le plus proche d’espace. Pour le grec ancien, le dictionnaire grec-français de Bailly en donne les définitions suivantes : « espace, d’où 1. intervalle entre des objets isolés ‖ 2. emplacement déterminé, lieu limité ; le lieu, le pays que voici ‖ 3. pays, région, contrée ; territoire d’une ville ‖ 4. espace de la campagne, campagne, par opposition à la ville ; bien de campagne, fonds de terre ».

Au demeurant, chôros n’occupe dans le Bailly qu’un développement d’une trentaine de lignes ; ce qui est peu en comparaison de son homologue et semble-t-il quasi synonyme féminin chôra, lequel a droit dans le Bailly à près de cent lignes. Pourquoi cette différence, alors que ce mot de chôra ne figure même pas dans la liste qui précède ? L’une des raisons pourrait en être le statut philosophique que, depuis Platon, semble avoir eu chôra. C’est en effet ce mot-là que l’on a tenu généralement pour ce qui, dans la pensée grecque, se rapprocherait le plus de notre notion d’espace. Tel est le cas de Heidegger, dans son Introduction à la métaphysique1 ; lequel, tout en affirmant que les Grecs ne possédaient pas un tel concept, au sens moderne de pure vacuité préexistant aux corps, en voit l’origine dans la chôra platonicienne. Or, selon Alain Boutot2, Heidegger aurait là commis un contresens.

L’un des points que nous tâcherons ici d’éclaircir, ce sera justement la possibilité ou l’impossibilité d’un tel rapprochement : peut-on, ou non, tenir la chôra pour l’équivalent de notre espace ? Pour un Gilles-Gaston Granger3, l’espace qu’implique la géométrie euclidienne est bien de même nature que celui du paradigme occidental moderne classique, c’est-à-dire l’espace de Newton : un absolu homogène, isotrope et infini ; mais impliquer, ce n’est pas concevoir, et encore moins nommer. Cet espace-là, Euclide n’en dit rien, et sa géométrie ne nous en livre pas le concept.

Le point de vue, ici, sera l’inverse de celui de Granger : non pas déduire, en termes modernes, un espace implicite dans un propos ancien, mais s’attacher au contraire à saisir le sens que pouvait avoir, dans son contexte propre, un mot explicitement utilisé par un auteur ancien. Cet auteur, c’est Platon, le père de notre philosophie ; et le mot en question, chôra (χώρα), il l’utilise et le commente dans le Timée (ТІМАІОΣ), son œuvre la plus emblématique – c’est le livre que, sous les traits de Léonard de Vinci, il tient à la main au centre de la fresque l’École d’Athènes, que Raphaël peignit sur l’un des quatre murs de la « Chambre de la Signature », dans le palais de Jules II au Vatican, pour représenter la quête de la vérité par la philosophie.

 

2. Le Timée

Pour le lecteur d’aujourd’hui, le contexte premier de la notion de chôra, c’est bien entendu le texte du Timée. Celui-ci est l’une des dernières œuvres de Platon (424-348 a.C.), qui l’aurait écrite une dizaine d’années avant sa mort, donc déjà sexagénaire. Le Timée tient son titre du nom de l’un des deux personnages d’un dialogue avec Socrate – plus exactement d’un trialogue, car un troisième personnage, Critias, y intervient aussi –, mais c’est avant tout un long exposé, fait par Timée, sur l’origine du monde (le kosmos) et sa composition. Les deux vont ensemble, dans un arrangement rationnel ; c’est-à-dire que le Timée, plutôt qu’une cosmogonie (un récit, à tendance mythique, de l’origine du monde), est une cosmologie (une étude, à tendance scientifique, de la formation du monde). C’est en même temps une ontologie, car cette origine des êtres est aussi une théorie de l’être – une métaphysique. En somme, dans le Timée, Platon expose, par la bouche de Timée, une ontocosmologie, que l’on peut tenir pour l’essentiel de sa pensée à l’époque de sa pleine maturité. C’est ce qui explique l’importance attachée à cette œuvre par la postérité philosophique, d’Aristote à Derrida.

S’agissant de l’espace et du lieu, les deux mots qui y correspondent dans le texte platonicien sont topos (τόπος) et chôra. Jean-François Pradeau, qui s’est livré à une minutieuse analyse de l’emploi de ces deux termes dans le Timée, conclut à cet égard :

La distinction des deux termes dans le Timée semble maintenant suffisamment claire. Topos désigne toujours le lieu où se trouve, où est situé un corps. Et le lieu est indissociable de la constitution de ce corps, c’est-à-dire aussi de son mouvement. Mais, quand Platon explique que chaque réalité sensible possède par définition une place, une place propre quand elle y exerce sa fonction et y conserve sa nature, alors il utilise le terme chôra. De topos à chôra, on passe ainsi de l’explication et de la description physiques au postulat et à la définition de la réalité sensible. […] On distingue ainsi le lieu physique relatif de la propriété ontologique qui fonde cette localisation. Afin d’exprimer cette nécessaire localisation des corps, Platon a recours au terme de chôra, qui signifie justement l’appartenance d’une extension limitée et définie à un sujet (qu’il s’agisse du territoire de la cité, ou de la place d’une chose4).

En somme, dans le texte du Timée, topos correspondrait à la question banalement factuelle : « où est-ce ? », tandis que chôra correspondrait à une question beaucoup plus complexe, et ontologiquement plus profonde : « pourquoi donc cet où ? ». De fait, l’ontocosmologie du Timée commente la notion de chôra, non celle de topos ; laquelle, au contraire, fera l’objet d’un questionnement très précis dans la Physique d’Aristote. Nous ne nous occuperons donc ici que de la chôra.

 

3. Les divers sens du mot chôra

Commençons par les acceptions qu’en relève le Bailly : « I. Espace de terre limité et occupé par quelqu’un ou par quelque chose ; particulièrement : 1. espace de terre situé entre deux objets, intervalle : oude ti pollê chôrê messegus (et il n’y a pas un grand intervalle au milieu, Iliade, 23, 521) ‖ 2. emplacement, place : oligê eni chôrê (dans un petit espace (Iliade, 17, 394) ‖ 3. place occupée par une personne ou par une chose : place (qu’occupe le ciel), lit (d’un fleuve), place (des yeux), place (d’une construction), (mettre en) place, (prendre sa) place, (être à une) place, (demeurer en repos, se tenir à sa) place, (laisser en) place, (rester en) place, (changer de) place (en places), (céder la) place (pour quelque chose) ‖ 4. place marquée, rang, poste : (s’asseoir à sa) place, (s’en aller à sa) place ; particulièrement place assignée à un soldat, poste : (occuper son) poste, (être à leur) poste, (tomber, mourir à son) poste, (abandonner son) poste ; (être repoussé de, s’élancer de la) position qu’on occupe, (avoir une) situation (honorable), (occuper les plus grandes) places ; (être au) rang (des esclaves, d’un mercenaire), (être réduit au) rang (des esclaves), (être considéré comme rien, n’avoir aucun) rang ‖ II. Espace de pays, d’où : 1. pays, contrée, territoire : hê chôrê hê Attikê (le territoire de l’Attique, Hérodote, Histoires, 9, 13) ; absolument hê chôra (ou hê chôrê dans le dialecte ionien) : l’Attique ; patrie ‖ 2. sol, terre ‖ 3. campagne, par opposition à la ville ; d’où : bien de campagne ».

Comme le souligne le classement adopté par le Bailly, nous avons donc là, en sus de la notion d’intervalle, deux familles de sens. Dans la première, chôra signifie l’espace ou le lieu attributifs d’un être quelconque, et ce en général, c’est-à-dire que cet attribut peut être physique (localisable dans l’étendue) ou social (localisable parmi les rôles personnels). On « a » (echei) une certaine chôra, comme on peut « avoir » un certain vêtement (eima echein), ou des cheveux blancs (polias echein), ou un casque en cuir de chien sur la tête (kuneên kephalê echein), etc. ; attributs qui sont donc plus ou moins dissociables de l’être – plus ou moins de l’ordre du ser ou de celui de l’estar, comme le distinguerait l’espagnol. « Être repoussé de ses positions », ek chôras ôtheisthai (Xénophon, Cyropédie, 7, 1, 36), c’est plus accidentel et moins essentiel que d’« être nulle part » en oudemia chôra einai (Xénophon, Anabase, 5, 7, 28), i.e. d’être considéré comme rien ; et « aller à sa place », kata chôran parienai (Cyropédie, 1, 2, 4), c’est plus casuel et moins destinal que de « mourir à son poste », en chôra thanein (Xénophon, Helléniques, 4, 8, 39). Bref, en tant qu’attribut d’un être, la valeur ontologique de la chôra semble variable.

Dans la seconde famille de sens qui nous importe ici, chôra devient quelque chose de beaucoup plus concret, singulier et précis : c’est la contrée ou le territoire qui est propre à une cité-État (polis). C’est nommément la chôra d’une certaine polis, comme l’Attique l’est pour Athènes, la Béotie pour Thèbes, la Laconie pour Sparte, etc. Plus spécialement encore, c’est la partie rurale de ce territoire, celle qui se trouve en dehors des remparts de l’astu (la ville proprement dite), et en deçà des confins inhabités, les eschatiai qui, en Grèce, sont généralement les montagnes sauvages marquant la frontière entre deux cités. En somme, c’est la campagne qui, rôle indispensable, fournit ses subsistances à la polis, dont elle fait structurellement partie.

En outre, comme l’a mis en lumière un article fameux d’Émile Benveniste5, contrairement au couple latin civis (citoyen) / civitas (cité), où le terme primaire est civis, la civitas découlant de l’association des cives, dans le couple grec correspondant politês / polis, c’est au contraire polis qui est le terme primaire et qui donc détermine l’existence du citoyen (politês), c’est-à-dire de l’homme grec paradigmatique tel que Périclès ou Platon.

Il s’ensuit que, pour de tels êtres humains, la notion de chôra devait être empreinte de connotations existentielles et vitales, dont il nous faudra tenir compte, herméneutiquement, dans le propos du Timée.

 
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