Archives de catégorie : #07 | Terre, terroir et territoire

Henri-Pierre Jeudy | Découpe des territoires

Henri-Pierre Jeudy est sociologue. Il réside en Champagne, non loin de la diagonale du vide. Il est à l’origine de la revue Amplitudes, sise précisément sur le territoire.

 

 

Rainer Maria Rilke dans un court texte – « le paysage » – parle de l’aveuglement que produit « l’état des choses » dans lequel nous sommes immergés. « On sait combien nous voyons mal les choses au milieu desquelles nous vivons ; il faut souvent que quelqu’un vienne de loin pour nous dire ce qui nous entoure ; il fallut donc commencer par écarter de soi les choses pour devenir capable par la suite de s’approcher d’elles de façon plus équitable et plus sereine, avec moins de familiarité et avec un recul respectueux, car on ne commençait à comprendre la nature qu’à l’instant où l’on ne la comprenait plus ; lorsqu’on sentait qu’elle était autre chose, cette réalité qui ne prend pas part, qui n’a point de sens pour nous percevoir, ce n’est qu’alors que l’on était sorti d’elle, solitaire, hors d’un monde désert1. » Lorsque je suis en train de marcher sur un coteau et que j’observe à l’alentour, les limites imposées pour la découpe de l’espace devenir plus tangibles, je vois distinctement des fils de fer barbelés qui forment la clôture des champs, des bouts de route, des bosquets isolés, un clocher d’église, une étable pour les vaches en stabulation, de telle sorte que mon regard peut s’arrêter sur chaque détail comme s’il participait lui-même à la distribution des lieux dans l’espace. Au gré de l’apparition des abords et des contours, j’ai cette impression étrange de me trouver à la naissance de la vision quand mon œil vagabonde en scrutant l’horizon après avoir perdu de vue les limites anthropiques de l’espace.

On pourrait considérer aussi que nous avons une conception nominaliste du territoire puisque sa découpe est réalisée par une distribution interminable de noms propres. Ces noms de pays, de contrées, de cours d’eau, de forêts, de villages désignent des lieux circonscrits qui offrent à la mémoire le souvenir d’une autre époque. Cette taxinomie forme à elle seule une lecture du paysage sous un mode pour le moins incantatoire : un nom de lieu prononcé donne à celui-ci une existence. Il est là et non ailleurs. Il ne bouge jamais malgré le temps qui passe. D’une manière allégorique, la représentation de la configuration détaillée d’une contrée peut naître de l’énonciation de chaque lieu, le poème ainsi composé n’étant qu’une suite rythmée de noms propres, lesquels deviennent, comme dans la poésie de François Villon, des noms communs. Cette vision nominaliste est étrange parce qu’elle va de soi, elle n’est plus réfléchie, elle s’impose comme une sorte d’évidence archéologique. Le nom prononcé se donne pour le signe immuable de l’existence réelle du lieu.
Le territoire peut aussi avoir l’air de disparaître dans un espace devenu « réticulaire ». Depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale, dans la plupart des bourgades, les nouvelles constructions offrent l’aspect dominant de l’urbanisation des campagnes. Elles rappellent l’habitat des banlieues et enserrent comme un rhizome, le noyau patrimonial des villages et des petites cités. Ainsi chaque « lieu propre » demeure d’autant plus virtuel que l’entrelacs des réseaux semble en majeure partie abstrait – et peu visible – bien que l’urbanisation des espaces ruraux, ait adopté dans les pratiques du zonage, des figures réticulaires rendues visibles sur le territoire. Ce qui triomphe, c’est « l’esprit de réseau » dans toutes les modalités de consommation, et celui-ci a de sérieuses incidences sur le sentiment d’appartenance à un territoire et sur ses limites instituées, ostensibles ou non, en les projetant sans cesse dans l’espace indéfini de la communication. De plus, au cours des changements du rapport entre l’urbain et le rural, « l’urbanisation du rural » se réalise surtout dans le monde virtuel des réseaux et dans les effets de la disparition des modalités anciennes des échanges. Il se forge alors une relation complexe entre l’abstraction de l’urbanisation globalisée et la pérennité des paysages ruraux. Que restera-t-il de la distinction entre la « vie rurale » et la « vie urbaine » ? Des représentations anachroniques stéréotypées qui relèvent de « résiduels idéologiques ». Le maintien de cette distinction assure la vision en trompe-l’œil de ce qui reste de la ruralité. Faut-il se représenter les restes patrimoniaux comme les dernières valeurs d’appartenance au territoire ? Des symboles protégés pour des raisons historiques, épars sur le territoire, figurant une constellation de signes tangibles d’une certaine « épaisseur de l’histoire »…
On dit que le chat marque son territoire avec l’odeur qu’il sécrète. Les humains établissent des limites en opérant une découpe géométrique de l’espace. Les paysans se représentent leur propriété en nombre d’hectares et le bornage des « étendues de terre » semble faire exister la configuration des territoires. De même l’activité des institutions s’applique dans le cadre de réseaux territoriaux qui circonscrivent l’exercice de leurs compétences. Le mot « territoire » désigne une partie pour le moins abstraite de l’espace qui, comme le temps, n’est qu’un récipient vide et sans contour. C’est de manière conventionnelle que la notion de territoire permet de se représenter ce qu’est l’espace.

Quand une contrée se vide de sa population, la représentation du territoire semble se disloquer elle-même. Les habitants sont-ils condamnés à se voir comme « les derniers des Mohicans » dans une réserve d’Indiens ? Ainsi « la diagonale du vide » est une ligne imaginaire qui traverse la France du Nord-Est au Sud-Ouest. La « ligne » contient en elle-même sa part de réalité puisqu’elle est signifiée par des marquages, mais elle est en même temps le fruit d’un certain imaginaire de la découpe du territoire. « La diagonale du vide » est aussi appelée « diagonale des faibles densités de population », ces dernières ayant été provoquées par l’exode rural et par la métropolisation. Le vide lui-même semblerait pouvoir se représenter de manière géométrique. On peut comprendre que l’impression de désertification vienne d’une sensation propre à une manière d’appréhender un territoire. Du coup, elle n’entre pas dans la seule logique des mesures, elle provoque des réactions mentales collectives qui peuvent paraître contradictoires. Le « sentiment d’abandon », souvent invoqué par les habitants d’un territoire où l’isolement se fait cruellement sentir, se fonde-t-il sur la vision de villages et de hameaux dépeuplés ? Les artifices pour combler la prégnance du vide ne manquent pas : des éoliennes imposantes ont été érigées en un temps record pour prouver qu’un pays désertifié demeure au moins capable de servir à la société en produisant de l’énergie bienfaisante. Elles habitent désormais le paysage comme si elles avaient toujours été là pour faire oublier également la présence inquiétante des dépôts de déchets nucléaires. Il est curieux de voir implanter les signes du futur sur un territoire qui offre au regard l’apparence de son déclin. Le miroir de l’avenir se construit là en « rase campagne » avec la menace que provoque la présence d’un des plus grands dépôts de déchets nucléaires et la répétition ostentatoire de ces innombrables éoliennes qui figurent l’espoir de l’humanité.

A l’entrée des villages, sous le nom de la localité, un panneau est partout ajouté, c’est un appel à la vigilance par une « participation citoyenne ». Son pictogramme est un œil bien ouvert, de couleur bleu clair. Les habitants sont si peu nombreux qu’ils se doivent de surveiller le passage exceptionnel, rarissime, d’un piéton inconnu ou d’une voiture qui s’arrête. L’état d’alerte passe pour la condition primordiale de la sécurité. Toute personne étrangère au village devient potentiellement suspecte de déranger l’ordre établi. Un ordre fondé sur la représentation d’une tranquillité rendue elle-même inébranlable par la dépopulation. En somme, les derniers habitants d’un « village qui semble plutôt mort » sont conviés à réunir leurs ultimes forces de vie dans cette vigilance qui consiste à repérer tout comportement intrusif. L’invitation qui apparaît plutôt comme une injonction se fonde sur un resserrement possible des liens de communauté que produit l’émergence d’une menace. En conséquence, l’espace public – les rues, la place du village – est traité comme l’espace privé : au même titre qu’il est « propriétaire de son habitation », l’habitant est appelé à surveiller « ce qui est hors de chez lui ». Il n’y a plus à proprement parler d’espace public – cet espace où l’inattendu reste susceptible de se produire. Même s’il ne se passe rien durant des jours et des nuits, même si les gens « se barricadent » chez eux, l’espace du dehors peut faire l’objet d’une surveillance permanente à partir d’une complicité partagée. Symbole de cette vigilance, l’œil sur le panneau, est orienté vers la route, et non vers le cœur du village. Il semble dire : « vous qui venez d’ailleurs, faites attention, maintenant vous entrez dans une zone sous haute surveillance ». D’ailleurs, dans les petites villes, se développent des réseaux de caméra… Faut-il imaginer qu’un jour, quand il n’y aura plus que trois ou quatre habitants dans un village, un appel à la « visite surprise » sera lancé pour voir au moins quelqu’un de temps à autre. Toujours est-il que le contrôle d’un espace public qui paraît a priori inexistant rend insensée la vigilance elle-même. D’une certaine manière, c’est le vide qui fait l’objet d’une surveillance accrue comme s’il était à l’origine de la menace. Faisant figure de stéréotype de la tranquillité, la « campagne perdue » représente le lieu où l’éventualité du danger devrait être écartée. Et pourtant, l’œil de « la vigilance citoyenne » semble bien annoncer le contraire. Il est un appel à une « machinerie de la peur » comme ultime principe d’un rassemblement communautaire. Les automatismes de contrôle, l’état d’esprit qui caractérisent la surveillance, annulent les charmes infantiles de l’imaginaire de la peur en prenant la figure d’un « système de protection et d’alerte » qui occupe le temps de la vie quotidienne. Depuis l’espace clos de l’enfermement individuel, l’œil vigilant inspectera le dehors, là où, de facto, il n’y a aucune chance qu’il se passe quoi que ce soit. Le glissement de « l’imaginaire de la peur » à « l’imaginaire de l’insécurité » s’accomplit avec l’organisation mentale de « dispositifs de sécurité » qui configurent les modes de relation aux autres. Ce n’est même plus la peur elle-même qui serait le moteur de la « déliaison sociale », ce sont les modalités de sa gestion qui permettraient de recréer une « liaison sociale » fondée sur la délation et la claustration. Pourtant, une scène obsédante hante les gens : mourir seul dans un espace où notre cadavre ne sera découvert que le lendemain… par le facteur.

Quand j’étais adolescent, je me suis trouvé seul dans cette maison où je suis en train d’écrire aujourd’hui, et, la nuit venue, je me suis enfermé dans ma chambre en clouant la porte. J’avais pris soin de prendre à côté de moi le sabre de cavalerie de mon grand-père, ancien capitaine, et un vieux fusil de chasse plutôt rouillé. Même si je savais que de pareils instruments ne me serviraient pas, je préférais les garder près de moi. La fatigue l’emportant sur ma peur, j’ai du m’endormir, je me suis réveillé, il faisait déjà jour. Bien des années plus tard, j’ai pris l’habitude en été de ne plus fermer les portes, je n’avais pas vaincu ma peur, je l’avais éludée, elle était devenue un non-lieu depuis que l’éventualité de ma mort faisait partie prenante de l’horizon de mon existence. La peur peut-elle nous envahir sans qu’aucun signe ne nous prévienne ? Une fois qu’elle nous tient, elle peut s’arrêter sans crier gare ou s’amplifier à tel point que toutes nos tentatives pour la rendre injustifiable sont vaines. La peur du loup qui a fait couler autant d’encre que l’énigme du mont de Vénus viendrait-elle d’abord d’une illusion d’optique ? Le leitmotiv de bien des chansons sur la présence du loup le révèle : je crois voir le loup alors qu’il n’est pas là, et j’en suis si persuadé que j’en ai peur. Mais la peur est avant tout une émotion forte. Quand elle surgit de manière inattendue, elle produit le paradoxe d’exacerber nos moyens de défense tout en les anéantissant. C’est bien pourquoi elle est l’arme essentielle des dictatures : faire régner l’ordre par la peur impose une véritable gestion des émotions collectives. La peur reste comparable à une épidémie, elle est contagieuse et quand elle semble avoir disparu, elle resurgit là où on ne l’attend pas.

Le découpage de l’espace et du temps s’accomplissant toujours dans le vide, je me suis demandé ce que pouvait vouloir dire « être aux confins de ». La signification du mot « aux confins » ne saurait être réduite à celle de « limites » ou encore à celle de « limites extrêmes ». Un territoire, qu’on désigne habituellement comme « se trouvant aux confins d’un autre », est en même figuré comme « étant au bout du monde ». Les « confins » annoncent une limite et en même temps, « ils » représentent l’évanescence de cette limite. Selon Jean-Luc Nancy, « nos n’occupons pas le point d’origine d’une perspective, ni le point surplombant d’une axonométrie, mais nous touchons de tous côtés, notre regard touche de tous côtés à ses limites, c’est à dire à la fois indistinctement et indécidablement, à la finitude ainsi exposée de l’univers et à l’infinie intangibilité du bord externe de la limite. » Ainsi, nos manières « d’être au monde » mettent en scène la figuration de « notre venue aux confins ». La limite est une ligne de séparation abstraite qui ne cesse de se reproduire d’elle-même chaque fois qu’elle semble disparaître. La fréquence de son apparition lui confère la figuration ostentatoire de son excès. Ainsi peut-on considérer que son effacement est inhérent à la surabondance de sa manifestation, et qu’en somme, la limite est en elle-même illimitée. Quand je crois reconnaître que « je suis aux confins de… », je ne suis plus « entre deux » mais c’est tout de même de l’intervalle qu’adviennent les « confins », comme si les limites s’estompaient pour indiquer une direction. Les confins deviennent un lieu de naissance. Plus ou moins aveuglés, nous ne savons pas au juste où se trouve le « bord externe de la limite » et si nous le découvrions, nous serions confrontés à la plus belle des illusions : « le dehors était déjà dedans ».

Alexandre Chollier | Les échelles du monde

Alexandre Chollier est géographe. En parallèle à son activité d’enseignement, il mène depuis plusieurs années une réflexion sur l’idée de géographie sans adjectif. Plusieurs ouvrages jalonnent ce parcours. Actuellement son travail se concentre plus particulièrement sur la façon dont la cartographie interagit avec nos manières de penser et d’habiter le monde.

 

Ensemble de textes rédigés lors de l’élaboration du spectacle « Cercle, cheminer à la surface d’un globe » (Théâtre du Loup, Genève, 7-18 décembre 2016) puis réécrits à l’occasion du festival Raccord(s) à Paris pendant l’automne 2018. Ces textes prolongent le travail engagé avec Échelles, livre-carte paru aux Éditions Atype en 2016. Que mes compères de Cercle, Laurent Valdès et Jean-Louis Johannides, soient remerciés d’avoir instillé à la fois repos et mouvement dans ces textes; par l’écoute, l’échange et le dialogue.
a.c.

 

AVERTISSEMENT

A l’heure où les repères géographiques se brouillent, à celle où certains d’entre nous se posent même la question d’« Où atterrir ? », tout en affirmant qu’il « faut tout cartographier à nouveaux frais », quitte apparemment à adopter sans arrière pensée la cartographie numérique comme moyen de « se donner des traces, des cheminements, des capteurs et [de] les rassembler, les compiler, les dessiner en un lieu clos qui permette d’en impacter les formes1 », il me paraît urgent de renouer avec la question cartographique par excellence : comment se tenir devant le monde sans abandonner le lieu qui est le nôtre, comment aborder et prendre la mesure de l’immense sans se couper de l’infime ? Et, partant de là, comment à la fois penser et faire dialoguer l’au-delà et l’en-deçà de la cartographie, ce qui la précède et ce dont parfois elle procède, ce qui lui résiste et ce dont parfois elle sait reconnaître la singularité ?
Cette conférence-lecture est l’occasion de rendre compte d’un questionnement mais aussi d’engager un dialogue – d’où la forme choisie du tutoiement – en me concentrant tout particulièrement sur la question entremêlée des échelles respectives de la carte et du monde. Manière de réaffirmer mon attachement à la logique scalaire, logique primesautière entre toutes, et de prendre mes distances avec certains lieux communs géographiques.

 

QUELQUES AFFIRMATIONS EN GUISE DE PRÉAMBULE

La géographie n’est pas la science que l’on croit. Son savoir est, dès le départ et sans équivoque, le plus partagé qui soit. Chacun, chacune peut à tout instant se tourner géographe et lire le monde. Cela débute à vrai dire le plus souvent dans le lieu qui en apparence nous est le plus familier. Et cela ne s’arrête guère, puisque « où que nous allions, sur la rondeur de la boule terrestre2 » 2 il se trouvera toujours des lieux pour accueillir, exercer et affiner notre regard. Chemin faisant, le géographe en herbe verra sa conscience géographique s’élargir mais aussi s’approfondir, un lieu après l’autre, pour très vite remarquer que si chaque lieu est un monde en soi, et peu importe sa taille ou son étendue, c’est sans doute parce que nul lieu n’est complètement isolé des autres. Et, partant de là, que le monde lui-même n’est peut-être qu’un lieu parmi d’autres.
Cette pirouette de l’esprit capable de tout mettre en miroir, notre personne comprise, a un nom : échelle géographique. Si l’on veut lui conserver à la fois son ressort et sa force, il ne faudra pas hésiter à sauter pieds joints dans sa logique, pour remarquer qu’aucune hiérarchie ne lui est naturelle. Autrement dit aucun échelon n’y est plus grand ou plus petit qu’un autre. Le reste n’est qu’affaire de points de vue. Et l’ayant dit, il me faut rappeler que pour mieux voir ou voir davantage il n’est pas nécessaire de s’élever ou de prendre du recul. L’échelle géographique est décidément une drôle d’échelle. Nous situant au milieu des choses, en leur lieu, elle nous permet de les considérer les unes après les autres, en leurs relations mutuelles, et de faire d’elles un tout, peu importe sa taille. Le tout se trouvant dans le lieu a cette étrange qualité de faire écho à tout ce qui existe. L’échelle le rappelle et pour cela nous interpelle.
Il n’est à vrai dire de barrière assez haute, de frontière assez surplombante ou d’horizon assez lointain capables de forcer l’imagination scalaire à l’arrêt. Bien plus que de raison, et sans toujours en avoir conscience, nous faisons la courte échelle à notre vision, à nos sensations, à nos pensées. Afin de voir plus loin et de sentir plus profondément. Mais surtout afin de vivre plus pleinement. Et réaliser, selon le vœu d’Élisée Reclus, « son idéal, non seulement en soi, mais encore autour de soi3 ». Un idéal que peut-être tu feras tien.

 

MARCHER EN LIGNE DROITE

Marcher en ligne droite. Faire fi des barrières et des limites, qu’elles soient humaines ou non, naturelles ou pas. N’as-tu jamais rêvé de choisir une direction et de n’en point dévier une fois le chemin foulé du plat du pied ? Mais pour cela te faut-il encore choisir l’heure et le lieu. Et tenir à priori la ville à distance, car l’avenue rectiligne ne fut jamais le plus court chemin – la géo-désique – pour rentrer dans la géo-graphie, dans ce que j’aime à nommer, avec d’autres, l’écriture du monde. Ce tissu tramé de formes et de signes jetés à la ronde. Cet « autour » qu’au premier regard on lit, et qu’en vérité on ne peut s’empêcher de relire à nouveau, encore et encore… pour faire de cet autour-ci, de cet autour-là de vrais alentours, capables de nous englober sans nous contenir.
Tenir également à distance le hameau, car tu ne voudrais pas t’abaisser à frapper à la porte de la première demeure venue, ou demander la permission de traverser ce jardin ou un autre. Choisir donc un espace ouvert, forêt, prairie ou lande, de préférence à l’aube.
N’aies pas peur de la montagne. La montagne donne du relief à la ligne droite. Sois prêt à marcher seul, car la compagnie peut t’arracher l’espace d’un instant à la trajectoire la plus fermement choisie. La ligne que tu as un jour tracée sur la carte, il est temps de l’expérimenter en vrai, de lui donner un caractère fondé, de la faire quitter l’espace abstrait du plan et de la ramener sur cette bonne vieille Terre, là où la première balade est capable de te bousculer dans le plus intime et le plus assuré pour t’emporter sur la rondeur du globe.
Cahots et chaos de la route en ligne de mire, la ligne droite ne souffre ni virage ni mirage. Elle t’emporte comme elle supporte la profondeur de l’espace, avec ses hauts et ses bas, ses angles et ses à-plats, sa dureté et sa douceur. La ligne droite file comme le vent, mais d’un vent léger. Elle te soulève et t’entraîne, te repose un peu plus loin, sur le rebord même de l’horizon. Là où la ligne droite n’est plus. Là où le paysage et le pays s’arrondissent de concert. Là où, tout autour de toi, ils se concentrent et font cercle.

 

ÉCLAT ET REFLETS

Il existe des cartes de tout gabarit et de tout acabit, de toute forme et de toute nature. Il existe des cartes depuis que des cartographes s’attelèrent à la tâche de montrer autant que faire se peut la Terre, dans son entier ou sa partie.
La première d’entre elles fut sans doute tracée délicatement à même le sol, à l’aide d’un bâton ou du plat de l’index. Éphémère comme le coup d’œil jeté sur elle, ferme comme le regard échangé entre deux êtres, elle se fixa dans l’esprit comme un arbre plante ses racines dans le sol, de manière tout d’abord anodine mais avec une vigueur qui d’heure en heure gagne en force et jamais ne fléchit ou ne s’épuise. Carte si pleine de signes et de lignes qu’il te faut, sous peine d’éclater comme un ballon baudruche, la partager. Oui, avant de partager un territoire, c’est-à-dire de l’habiter, on partage une carte.
Le premier géodésiste, sais-tu, le premier arpenteur fut celui qui sut prodiguer ses impressions, son souvenir et sa mémoire géographiques. Il ne voulait ni mesurer ni diviser le monde en parties, d’un côté le connu, de l’autre le non-connu. Non, il voulait, plus simplement et plus directement aussi tu t’en doutes, donner forme à cet étonnement gonflant sa poitrine, remplissant ses yeux à ras bord (sans pour autant réussir épancher ni souffle ni regard). Peut-être voulait-il offrir tracés, contours et perspectives à la fascination ressentie devant cette vallée au printemps, bruissante de vie, ou ce panorama morcelé, aperçu quand le col, enfin, se déverse sur le versant opposé. Peut-être même voulait-il raconter la présence de l’autre, animal ou congénère, ami ou ennemi, décrire alors la peur ou le désir qui s’instille puis reflue dans les muscles et les nerfs.
Toute carte tracée à la main conserve ce reflet du monde, reflet solidifié d’un monde encore en mouvement, pure impression alors.
La première carte que tu dessineras saura parler de l’éclat de cette rencontre entre monde et regard, entre expérience vécue et nécessité absolue de la partager. Cet éclat, fut-il au dix millionième4, parlera de sa voix propre.

 

FAIRE RELIEF

Quitter la géographie plane. Voir les choses en plein, surprendre et suspendre le déploiement de leurs formes, textures et couleurs véritables. Te pencher sur elles et les frôler toutes du regard, oui toutes, et que de ce frôlement naissent des frémissements, des étonnements, des éblouissements capables de t’arrêter net dans ta course, corps et esprit entremêlés.
Ce que tu vois et expérimentes ici, personne ne le vit jamais ni ne l’expérimenta. Et pourtant, au plus profond de toi, tu sais sans l’ombre d’un doute que tout ceci est commun à toutes et à tous, et que personne, non personne, ne peut se l’approprier.
Nul n’est à ce point retiré du monde pour n’être frappé de stupeur devant une chose, aussi ténue soit-elle, capable d’arrêter un regard et une volonté. Et de faire relief.

 

JE RÊVE DE LA CARTE

Je rêve de la carte qui, à ta suite, se couvrirait de noms et de lieux, et s’animerait, se mettrait à vivre de ta vie et de tes envies, avec toi, et pour cette raison même saurait, lorsque l’heure est à la dérobée, te surprendre comme elle surprend le monde.
Le surprendre, sais-tu, c’est peut-être mieux le comprendre. C’est sûrement s’y comprendre un peu mieux.

 

VOISINER LE SILENCE (DE LA CARTE)

Rester immobile devant la carte. Se garder d’y lire autre chose que l’empreinte du monde ambiant, ce milieu précaire où nature et culture se mêlent sans jamais se confondre ou s’exclure totalement.
S’imaginer ensuite parcourir le pays en maraudeur-glaneur, sautiller de paysage en paysage – suite après l’autre d’impressions – ou alors relever les yeux et profiter d’une pensée légère comme la brise pour voguer au-dessus du pays et s’étonner, toujours s’étonner, de ce que la carte cache, oblitère ou sinon révèle et met en lumière selon que nous nous élevions ou non, usions de notre liberté de voir la Terre à son échelle quotidienne, à hauteur d’homme, ou pas.
Le silence de la carte et de la cartographie sur ce qui disparaît par faute des conventions, ou se terre pour y échapper, ou s’expose mais dans une lumière aveuglante ; le silence de la carte sur sa propre incomplétude – incomplétude teintée d’infinitude –, ce silence est ce que tu dois faire tien. Il te faut le reconnaître, le voisiner et l’apprivoiser. C’est dans le silence de la carte que la carte et le cartographe se révèlent le mieux, qu’ils apprennent à se connaître mutuellement.
La carte n’est pas le territoire. Et si son silence en était le rebord même ? Point de légende pour cette part négligée de la cartographie.

 

ÉQUILIBRE

Prends cette carte, tiens-la dans tes mains, saisis-t’en, éprouve le grain du papier, teste sa résistance, imprime-lui une légère torsion s’il le faut. Elle résiste, oui résiste et conserve, quoi qu’il advienne, ses contours et sa forme.
Ne sens-tu pourtant pas le poids de cette carte, lourde de tout ce qu’elle montre et porte à la fois ? Oublié le dessin. Oublié le papier. Oui, cela pèse une carte.
Vois-tu cette montagne, comme posée à même, accolée contre, presque penchée sur l’horizon ? Eh bien cette montagne se trouve également posée à même, accolée contre, presque penchée sur cette feuille. Regarde, il suffit que tu imprimes une torsion au papier pour qu’il se fasse aussi lourd que montagne. Frappé alors par ce poids trop grand pour toi, tes pieds s’enfoncent dans le sol, tu quittes la surface des choses pour, à leur suite, plonger profondément dans la terre. Mais supportant la montagne la carte semble s’alléger d’autant. Étrange, non ? Tu la regardes à nouveau, tu l’étudies attentivement dans sa forme, sa hauteur, sa masse, sa pesanteur. Alors la montagne revient mais cette fois forte de son juste poids. Tu lui trouves même un brin de légèreté avec ses arêtes saillantes bordant l’azur.
Figuré là, sur la feuille de papier, dans l’intermittence de ce va-et-vient entre la montagne et les lignes qui en saisissent la forme et peut-être même la nature, le poids t’offre un nouvel équilibre. Il en est, à dire vrai, la condition même.

 

LE LIEU QUI M’ENTOURE

Je ne connais nulle carte qui ne puisse saisir un lieu dans ses dimensions réelles sans transformer notre regard et le dénaturer en retour. Il faut dire que la nature du lieu, située aux antipodes de celle du territoire, donnerait du mal au plus cartographe des cartographes, au plus géomètre des géomètres. Il faut dire aussi que le lieu ne connaît ni dimensions arrêtées, ni échelle pertinente plus d’un instant à la fois. Au territoire borné et isolé répond le lieu ouvert et relié. Cartographier un lieu c’est en vérité le rendre autre, plus encore c’est donner à croire qu’il puisse être contenu. Or nul lieu ne peut l’être.
Brisons ensemble l’imaginaire du lieu-point sur la carte, ce grossier tour de passe-passe. L’espace abstrait a ses points, ses lignes et ses surfaces. Le lieu non. Le lieu possède un entour mouvant, aux dimensions non-finies. Alors plutôt que de tenter de cartographier l’in-cartographiable, demande-toi s’il ne s’agit pas plutôt de repenser la carte à l’aune du lieu et des liens que tu y tisses. Ton regard sur la carte s’en trouvera transformé et ta saisie du lieu renforcée.

 

PRIS DE VERTIGE

Pris de vertige dans un monde où le vertigineux est en passe de devenir la norme, où l’exactitude de la mesure prend le pas sur la force de l’impression, ma vision ne s’accorde plus ni avec mes sensations ni avec mon imagination. Enfoui sous une masse mouvante de cartes rendues chaque jour plus précises, je crois mieux voir et tout percevoir mais en vérité ma vision et mes perceptions tournent à vide. Et les azimuts s’affolent et disparaissent. Et le tournis me prend.
Alors plutôt qu’élargir artificiellement ma vision, voire de l’augmenter carrément, ne me faut-il pas l’étirer, même si c’est au risque de la déchirer ? L’étirer tout en me tenant à l’écart et en me retournant sur l’immédiat, sur ce qui est déployé devant chacun de nous sans le recours d’aucune carte.
Oui, besoin d’avancer les yeux nus, comme on marche pieds nus pour mieux ressentir les aspérités du terrain et se sentir vivre. Besoin de glaner des éclats du quotidien et les fourrer dans mes poches.
Mains dans les poches sais-tu que l’œil ne tient plus en place. Les détails se collent sur la rétine. Ils prennent toute la place. Peut-être même la place du tout. Un tout solide, arrimé désormais.

 

BILLE CONTRE GLOBE

Le monde est vaste, si vaste que ta propre imagination se révèle souvent impuissante à en figurer l’étendue. Et pourtant ce monde dont tu habites une infime partie sait se rappeler à toi dès que tu imprimes à ton regard la courbure de l’objet dont il tente de se saisir : la Terre. De la bille de bois de seize centimètres de diamètre que tu tiens au globe terrestre de quarante-millions de mètres de tour, pas de distance plus grande que celle indiquée par des mesures de taille.
Trace une ligne sur cette bille tableau-noir qui tient presque seule dans tes paumes ouvertes et compare-la à celle qui lui correspond dans la réalité, quatre-vingts-millions de fois augmentée. Poursuis ton investigation et trace cette fois une aire de quelques centimètres carrés à seule fin de tenter de saisir que lui répond cette fois une surface des billiards de fois plus grande. Enfin imagine que la bille de bois se fasse roche et que son poids augmente d’autant sans par là parvenir à te dire ce que peut peser un globe terrestre cinq-cents-trilliards de fois (500 suivi de 21 zéro) plus volumineux. Te voilà proprement « isolé numériquement » (John Berger). Pareille suite de chiffres fait barrière à l’entendement. Une bille de bois ne peut se mesurer au globe lui-même. David pouvait se mesurer à plus grand que lui. Une bille de bois non ! Mais en forçant ton imagination peut-être pourras-tu finalement ramener côte à côte bille et globe. Oui, côte à côte.
Pour cela il te suffit d’une simple liste de bois tendre. Une fois en mains il s’agit de lui imprimer une légère torsion afin qu’elle vienne épouser la surface incurvée. Ceci fait laisse-la ensuite lentement retrouver sa forme originelle. A mesure que la baguette quitte la surface apparente et qu’elle dessine un angle plus faible avec le plan, imagine qu’elle reste contre toute évidence collée à la surface de la bille devenue pour l’occasion globe terrestre et que ce dernier grandisse, grandisse, grandisse jusqu’à atteindre, juste avant que la liste ne figure une droite parfaite, sa taille réelle. Le monde vaste, mais désormais point trop grand. Le monde à tes cotés.

 

CARTE PLUS VRAIE QUE NATURE

De temps immémoriaux la carte s’est fondée sur une mise à distance. Pour voir une chose il nous fallait prendre du recul, histoire d’en distinguer les contours généraux mais surtout de la voir en entier. Quelle meilleure manière de répondre à ce besoin de « tout voir » que de se projeter par la pensée au surplomb de sa position. Plus haut tu seras et plus loin tu verras. Mais attention, engoncé dans cette logique il est difficile de résister à la tentation de s’élever toujours plus. Voulant en voir toujours davantage, il est commode de tenir à distance ce qui, au départ pourtant, était l’objet de ton étonnement.
Pour pallier à ce double problème, certains ont imaginé une carte plus vraie que nature, la plus rigoureuse pour ce qui est de ta vision, de tes impressions et de tes perceptions. Une carte où le point de vue se situe non au zénith de ta position mais là même où tu te trouves : à la surface du globe. Depuis ce point il ne t’est pas donné de tout voir. Bien au contraire. Aussi s’agit-il tout d’abord de t’appuyer sur les limites de la vision, puis d’en identifier les rebords. De remarquer ensuite que ce que tu vois n’est qu’une faible partie du tout. Alors, seulement alors, tenteras-tu de l’estimer au plus près en regard de ce dernier.
Situé au fond d’un vallon tu ne verras ainsi que la milliardième partie du monde, sur cette plaine étale, la millionième, sur le faite de ce col, à condition de te retourner et d’arrondir ta vision, la cent-millième. Une fois que tu sauras juger au mieux l’étendue relative qui t’entoure, ton imagination palliera quasi naturellement à ta vision. Grâce à elle parcourir le monde te sera même chose aisée. Il te suffira de considérer la Terre comme un globe transparent, que ton regard percerait afin de trouver ses antipodes ou, plus simplement, pour reconnaître ce que l’horizon gomme mais n’efface pas. Toute chose à la surface du globe y trouvera sa place, plus ou moins éloignée, et donc plus ou moins visible, confinant presque à l’infime ou à l’invisible parfois, car tu ne peux faire mentir la vision une fois que tu en fais le pôle magnétique de tes découvertes.
Et d’ailleurs le monde n’est-il pas fait de ces coins et recoins que le regard ne peut percer ou présumer et qui nous forcent à nous mettre en mouvement pour nous en approcher ? Je ne veux pas tout voir car je désire y aller voir.

 

L’HORIZON NOUS ENTOURE

L’horizon nous entoure, toi et moi. Cette ligne qui court ras-terre où que portent nos regards et qui en retour nous situe côte à côte est chargée d’émotions terrestres sans lesquelles je ne me crois pas capable de vivre. L’horizon borne l’illimité, ou ce qui paraît l’être. Il fait d’une aire un tout, d’une contrée un « monde à part » qu’il est possible de saisir, de comprendre et d’habiter. Sans l’horizon, ce serait le vertige inouï d’une Terre redevenue plate et sans bornes.
L’horizon révèle plus qu’il ne dissimule. Courbe ou non, toi et moi pouvons grâce à lui dialoguer sur la nécessité d’avancer, sur celle de s’arrêter et de pondérer notre situation. Oui, l’horizon donne un poids à celle-ci. Sans pesanteur aucune, il a pour lui de répondre à chacun de nos mouvements par un mouvement propre. Le voilà désormais joueur. Parfois il s’éloigne, parfois il se rapproche, sans même que nous ayons besoin de bouger. Certains lieux possèdent leur horizon propre et il suffit de les quitter pour le perdre entièrement. Mais l’horizon est surtout la partie d’un tout plus vaste, sur le rebord duquel nous sommes projetés au premier coup d’œil. Il ne s’agit pas là du bord de la carte sur lequel viennent butter ou se briser les lignes du monde – sachant qu’avant cela le cartographe les aura déformées. Non, tu y trouveras plutôt un point d’appui précaire à partir duquel il te sera donné de t’assurer de la solidité du terrain sur lequel tu te déplaces, où, bousculé par la rumeur du non-connu, tu retrouveras le plaisir de l’exploration et de la rencontre.

 

GLOBE CABOSSE

Je tiens ce globe devant moi. Tout cabossé qu’il est, avec sa peinture par endroits écaillée, ses données périmées, ses frontières caduques ou effacées et ses deux moitiés disjointes transformant la ligne de l’équateur en cicatrice, et voilà que ses 12 cm de diamètre font encore impression. Je n’en reviens pas.
Campé sur son écliptique équinoxiale, fiché sur son axe pointant le nord, et seulement le nord, ce globe au cent millionième tourne devant moi comme une boule dans l’espace, mais une boule dont la surface aurait été recouverte par une carte de la Terre5. Étrange sentiment à voisiner ainsi, les pieds sur Terre, les impressions ressenties par les premiers astronautes flottant à une bonne dizaine de myriamètres d’altitude, à savoir qu’au premier coup d’œil c’est la Terre qui ressemble aux cartes, et non l’inverse. German Titov, survolant l’Afrique lors de la première et de la seconde révolutions de Vostok II en août 1961 n’eût d’autre choix que de valider le visible par le lisible, la Terre vue de l’espace par la lecture de la planisphère ou de la mappemonde étudiée.
N’est-il alors pas temps de dédoubler l’aphorisme d’Alfred Korzybski en le renversant ? Et d’imaginer que si la carte n’est pas le territoire, pas plus le territoire n’est la carte.

 

RAI DE LUMIERE

Un rai de lumière vient de percer les nuages. Depuis ce matin nous marchons – silhouettes grises flanquées d’ombres à peine plus lourdes – dans un paysage bardé de nuées mouvantes. Le vent à l’ouest, les grandes masses nuageuses ramenant avec elles la force diffuse de l’océan sans qu’aucune goutte d’eau ne laisse son empreinte sur le sol.
Contraste étonnant des multitudes en mouvement au-dessus d’un paysage quasi-immobile.
Alors quand le voile se déchire et que du bleu du ciel tombe droit comme un fil à plomb un rai de lumière, c’est comme si le ciel se mettait au diapason du paysage environnant et se figeait. Comme s’il était subitement pris dans les rets d’un vaste filet.
Entre terre et ciel, sais-tu, il existe une intimité qui, bien que rejouée inlassablement, ne peut être capturée. Je ne connais aucun cartographe qui ait réussi à esquisser les traits d’une contrée sous un carré de ciel bleu. Fort heureusement.

 

ABORDER LE MONDE

Veux-tu aborder le monde ? Alors aborde-le comme on le fait des contreforts d’une montagne, pic ou simple éminence, sans carte d’aucune sorte, marchant à l’unisson des chemins et des sentiers tracés par d’autres, bêtes et humains confondus. Veux-tu aborder le monde ? Alors aborde-le en l’arpentant, en en frôlant les contours et en prenant appui sur ses soubresauts. Puise-y ta force et accorde-y ton rythme. Sens ton pouls battre et faire écho à ses avers et dévers. Mesure-en les pentes exactes pas à pas. Et peu importe que la montagne se dessine tout entière devant toi ou se fasse mont Analogue et te tienne à distance, il suffit que ses contours soient esquissés, que ses formes surgissent ou disparaissent, là où ton regard peut les saisir. La carte suivra, tu le sais. D’un savoir qui n’est en soi pas cartographiable ; ou plutôt qui postule une cartographie nouvelle, incomplète et complète à la fois – car fragmentaire et détaillée – et pour cette exacte raison proche de toi et des autres. Il en va ainsi quand il s’agit de lire le monde, et peut-être même de l’écrire.

 

DEPART 1

Le poète ne part jamais des mots pour aller aux choses, toujours l’inverse6.
Il me plaît de penser que le premier cartographe ait été dès le départ poète. Qu’il ait tenté de dessiner une portion de la Terre sans même posséder le vocabulaire adéquat, la grammaire et la syntaxe nécessaires et qu’il ait créé ou emprunté ceux-ci, petit à petit, au contact direct de son objet. Forts de cette pensée, on ne peut que questionner l’abstraction à l’œuvre dans la cartographie, pour s’en dessaisir, et réaffirmer la nécessité première de lire et d’écrire en même temps la Terre. Et laisser trace, aussi fugace soit-elle, de cette tentative. Que celle-ci fasse écho aux cartographies existantes sans s’y opposer. Pure tentative alors de lier chose et langage. Et n’oublier ni la géographie de l’un ni la géographie de l’autre. Et trouver notre place.

 

DEPART 2

Le premier cartographe « dessina » à l’aide de mots. Mots-points, mots-lignes, mots-surfaces, mots-profondeurs, mots-durées, mots-instants. Tous nés d’une rencontre incarnée avec le terrain. Mots donc vécus. Connus ou non, gardés au fond de soi ou nés sur l’instant. Mots dits et partagés. Mots qu’on allait ensuite non tant répéter que reconnaître et soupeser. Mots qui parlaient d’eux-mêmes. Points de repères avisés, si sûrs d’eux, si importants qu’ils ne furent en vérité jamais oubliés. Transformés, altérés, effacés, oui ! mais point oubliés car on avait trouvé là le moyen de s’orienter.
Le premier jalon posé ne suffit pas, le regard doit s’en aviser et l’esprit s’y accrocher.
La parole fut le premier outil du cartographe. Quand il commença à dessiner c’était pour l’accompagner. Mais la carte tracée à même le sol ainsi que le signe qu’elle formait prirent peu à peu sa place. Bientôt la parole ne fut plus que seconde. Le dessin du coup gagnant force détails, bien plus que nécessaire. La légende répondant toute seule aux questions. Les conventions les écartant carrément.
Que nous apprend cette histoire négligée de la cartographie ? Que le monde sur la carte n’est plus nôtre. Que ses couleurs ne sont plus siennes.
Mais peut-être ne tient-il qu’à nous de faire mentir la carte et de retrouver, par la parole, ces points de repère évocateurs, ces noms qui nous parlent sur l’instant, dont la forme ne peut que changer et le sens se conserver, et qu’il est si naturel de faire siens et nôtres à la fois. Dessine, oui dessine à l’aide de mots le territoire, qu’il soit tien et qu’il tienne ! Je ne pourrais alors manquer de le traverser à mon tour, si différent soit-il devenu grâce à toi.

 

CONTREFAÇON

La carte totale, la plus précise qui soit, celle qui te paraît la plus à même de répondre à tes questionnements incessants sur la direction à prendre, les lieux à localiser, les formes à reconnaître et à dénombrer, cette carte est une contrefaçon. Plus elle s’approche de l’original, plus elle se donne à voir comme parfaite et exhaustive et plus elle le travestit. Elle le travestit en le clonant, en lui ôtant sa vie au moment même où elle tente de le reproduire. Pis encore, elle te donne à croire que tu es le centre de tout, puisque la carte totale te place toujours en son centre et même ton mouvement incessant ne pourra contester ce qui, par la force des choses, est devenu évidence.
Or il n’est pas dans la nature de la carte de tout dire. Tout dire n’est pas dire le tout. La carte vraie le dit. Elle le fait avec une économie de moyens qui voisine la poésie. Quelques lignes directrices tracées, quelques signes disposés sur la feuille de papier suffisent à montrer ce qui est, à imaginer ce qui peut surgir. Montrer est en soi déjà un dialogue entre toi et le monde. Et l’imaginer c’est déjà le rencontrer.
Tu n’es plus au centre de la carte. Tu n’es plus seul. Les directions ont repris leurs droits.

 

MIROIR

La carte n’est pas le territoire, tu le sais sans le savoir, tu l’expérimentes à chaque pas, à chaque coup d’œil en avant ou en arrière de toi, le regard à l’arrêt ou en mouvement. La carte n’est pas le territoire car le territoire est mouvant comme le sable entre tes doigts. Il s’échappe dès que tu desserres ton étreinte pour voir ce que contient ta paume, ce qui charme ta peau par son granulé, ce qui fend le plat de ta main. La carte n’est pas le territoire car elle te situe déjà dans un lieu autre. Tu n’habites plus seulement ici mais aussi et déjà là-bas. Étudier la carte, la regarder ou la tenir entre ses mains c’est déjà dérober le territoire de ses coordonnées connues ou archi-connues, et c’est surtout faire mentir le miroir. Le miroir gigantesque que le cartographe a tendu un jour au prince en lui faisant croire qu’il se superposerait parfaitement dans son esprit à la portion de la surface terrestre représentée, ce miroir ne renvoie d’autre image que le regard posé sur lui.

 

FAIRE LA COURTE-ECHELLE

Marcher sur la rondeur terrestre nécessite des arrêts et des pauses. Et pour peu que tu prennes le temps, la distance parcourue se verticalise, les étapes franchies deviennent degrés que tu gravis par la pensée, chacun avec ses appuis et points de vue respectifs, chacun bousculant les précédents. Minuscule, il suffit à faire le grand saut et à voyager dans l’espace cosmique. Immense, de taille surhumaine, il te ramène quasiment à ton point de départ. C’est à n’y rien comprendre. Drôles d’échelons, drôle d’échelle que voilà. N’hésite pas à adosser cette dernière contre la paroi de tes certitudes !

 

A BOUT DE BRAS

Imagine-toi devant un globe gigantesque représentant la Terre avec ses vraies couleurs, son relief fidèlement reproduit, sans exagération aucune. Un globe dont le tour mesurerait la cent-millième partie du globe terraqué. Tu vois sa silhouette au loin mais l’envie te tenaille de t’en approcher, de le tenir à bout de bras, comme tu le ferais d’un globe portatif. Alors tu t’approches tant et tant que la surface de ce globe n’est plus distante que d’un seul mètre, cette quarante-millionième partie de la circonférence terrestre. Du bout des doigts tu peux toucher sa surface, en sentir le rendu et la texture. Tu penses enfin tout voir mais planté là devant lui ta vision s’est réduite en réalité à une infime portion du tout. Tu n’en balaies du regard qu’un fragment, peut-être sa millième partie. Il te faut donc tourner autour, en « faire le tour » comme on imaginait il y a un siècle faire le tour du monde en quatre-vingts jours, mais cette fois les jours se font minutes et la géodésique désirée n’est plus de mise. Tu peux même te permettre des balades gyrovagues. Suivre une ligne de côtes ou le cours d’un fleuve. Planer au-dessus d’un océan sans fin apparente et tomber de temps en temps sur une île, saisir son insularité réelle. Mesurer enfin la distance entre deux lieux non pas en nombre de pas mais en degrés de courbure, en nombre d’horizons franchis… histoire de replacer les antipodes à une distance infinie, sachant que ceux-ci se déplacent en même temps que toi, et qu’ils demeurent inatteignables quoi qu’il t’en coûte.
Te balader ainsi à la surface du grand globe te mènera à une constatation paradoxale. Bien sûr tu en sauras davantage sur la géographie terrestre mais ce savoir restera comme à bout de bras. Tu le toucheras des doigts mais sans cesse il t’échappera. Il sera là avec toi, mais ne sera point tien.
Pour espérer en posséder une partie qui fasse sens, aussi congrue soit-elle, il ne te reste qu’une solution : échanger tes impressions avec toutes celles et ceux qui, comme toi, ont pris la peine de se déplacer en pensées à la surface du globe, de distance en distance, de degré de courbure en degré de courbure, d’horizon en horizon. Alors seulement le globe entier se dévoilera.

 

TERRE DIX FOIS MOINDRE

La Terre n’est-elle pas trop grande ? Il me plaît de poser la question car il est si aisé de penser le contraire. Malthus peut être mort depuis près de deux siècles, les craintes d’une Terre trop exiguë pour nourrir sa population ressurgissent sans cesse. Écologistes ou non, affamés de croissance ou pas, nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui veulent, ou se forcent, à le croire. Alors je veux non seulement penser le contraire, mais renverser la question : oui, la Terre n’est-elle pas trop grande ?
Pourquoi le serait-elle ? Pour une raison bien simple : en l’état il n’est guère aisé d’en percevoir la courbure, donc la rotondité propre. Est-ce vraiment important de voir et d’éprouver au quotidien sa rotondité ? Je suis d’avis que oui. Histoire tout d’abord de faire un croche-pied aux adeptes de la Terre plate, zélateurs de la mondialisation néolibérale ou fondamentalistes du géocentrisme – il s’en trouve encore parmi nous. Ensuite parce que sur une Terre disons dix fois plus petite, les cartes planes n’auraient plus cours. Elles seraient déconsidérées au premier coup d’œil, peu importe l’échelle choisie. Les différentes projections n’y changeraient goutte. Il ne resterait aux cartographes qu’une seule solution : réaliser, selon le souhait d’Élisée Reclus, des cartes courbes ou globulaires, de véritables tranches de globes. Et puis imaginer une Terre dix fois plus moindre, c’est renforcer au décuple la courbure du globe. Une corde tirée entre Genève et Montreux passerait en face d’Évian non pas cinquante mais cinq-cents mètres sous la surface du lac (même si, je l’avoue, ce subterfuge exige que l’on gomme par la pensée plus de 9/10e de la surface terrestre). Reste que dans la plupart des cas il suffirait de se tenir debout devant un horizon pour percevoir non seulement sa courbure mais celle du pays tout entier.
D’ailleurs que feraient des pays courbes de leurs frontières ? Une frontière vaut pour séparer et distinguer deux États mais que peut-elle contre la courbure du globe qui entraîne le regard et surtout l’imagination bien au delà, et dans toutes les directions à la fois ? Vue à distance, nulle barrière ne pourrait plus faire obstacle, tellement elle pencherait, tellement elle inviterait à passer par-dessus. L’alpinisme y trouverait une nouvelle définition, l’altitude des montagnes important moins que leur étendue et leur courbure propres. Sur une Terre dix fois moindre, la ligne droite aurait-elle encore droit de cité ? J’en doute.

 

QUE DIT LA CARTE ?

Que dit la carte ? Que dit-elle du monde ? De celui, infime, qu’elle rend malgré elle englobant? De celui, immense, qu’elle exclut du revers de la main ? De celui à la fois infime et immense qu’elle exclut par sa finitude? Que dit-elle du cartographe qui, avant de la façonner, l’a rêvée puis pensée ? Que dit-elle de ceux à qui elle est destinée ? De ceux qui se trouvent par hasard sur son chemin ? Que dit-elle de moi, qui la regarde à l’instant ? Où me projette-elle ? Où m’ancre-t-elle ? A qui me lie-t-elle ? Que dit-elle de toi qui la reçoit ? Que dit-elle du temps qui passe ? De l’oubli ? Du souvenir ? Vers où nous projette-t-elle ? Quelle échelle dresse-t-elle, contre quelle paroi ? Quelle légende nous conte-t-elle ? Que dit la carte ?

 

TON ŒUVRE


« Un homme fait le projet de dessiner le Monde. Les années passent : il peuple une surface d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de navires, d’îles, de poissons, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux, de gens. Peu avant sa mort, il s’aperçoit que ce patient labyrinthe de formes n’est rien d’autre que son portrait. » (J. L. Borges)

« Ta personne devient un lieu, tes contours des horizons. » (J. Berger)

 

A Élisée,

Ton œuvre de géographe, si vaste et plurielle soit-elle, est pour moi devenue un lieu, ses contours des horizons. L’inventaire général que tu voulais dresser, tout entier dédié au monde scruté et vécu, n’avait d’autres limites que ta volonté de le rendre visible, sensible et préhensible à chacun, d’autre motif que d’être habité et vécu en commun. Pour le réaliser il te fallait briser le sceau des conventions, te défaire des artifices, et donner une voix et un visage à la rumeur du monde. Seule la cartographie, avec ses qualités et défauts, pouvait vibrer si parfaitement de cette volonté de donner à savoir et à voir, de ce goût pour l’immense et l’infime, l’ouvert et le fermé. Forte de toutes ses connaissances accumulées, la cartographie n’en fut pas moins bousculée dans ses fondements au premier déplacement de point de vue que tu lui imprimas. Mais grâce à toi son incomplétude redevint manifeste et sa vraie nature plus saisissable.
Aussi dans cette tentative de redessiner le tout nulle silhouette ne s’esquisse. Avec toi, le monde ne s’éloigne jamais dans un arrière-plan. Parce que tu es son interprète scrupuleux, tu sais qu’il ne peut en être tiré le portrait. Tout au plus pouvons-nous discerner dans ta tentative de le redessiner une conscience aiguë, seule capable de nous rappeler que « tout est solidaire dans la nature », que nous n’en sommes ni maîtres ni possesseurs et que l’homme est bien la « nature prenant conscience d’elle-même ».

Alexandre Chollier

Eric Tabuchi & Benoît Vincent | Génies des lieux. Esthétique et régions naturelles

Ce que nous cherchons ici, c’est de comprendre ce qu’est une région naturelle, ou pays (pas une contrée, pas une maison), et de voir s’il est possible de faire subir au territoire ainsi en jeu un traitement fictionnel.

 

Tout le monde le sait : la frontière sépare et unit. Nombreux sont ceux qui voudraient que les frontières n’existent pas, pour des raisons aussi idéologiques que morales en réalité, mais chacun, en son for intérieur, sait pertinemment que si le monde (et en particulier le monde du vivant, mais aussi le monde physico-chimique du dehors que peuplent les êtres vivants) est un continuum, ses réalités, ses composantes, ses unités sont précisément des unités séparées les unes des autres. La vie elle-même se définit (avec difficulté, certes), comme un étant-séparé, une entité capable de gérer son dedans tout en se différenciant de son dehors : lorsqu’il y a indifférenciation avec le dehors, c’est la mort (la corruption de la mort, la rupture des membranes, la crevaison).

La question n’est donc pas tellement celle de la frontière, mais celle de la nature de la frontière. Que cherche-t-on à différencier : des langues ? Des ethnies ? Des religions ? Ou bien des espaces géographiques absolument et réciproquement discrets ? En effet il y a des frontières différentes (il y a de la frontière dans la frontière).

Souvent, surtout jadis, les frontières politiques tendent à traduire les frontières géographiques (celles des mers et des déserts, des fleuves, des crêtes et des vallées), mais l’histoire des hommes a très largement bousculé ces frontières semi-naturelles. Généralement on s’accorde à penser, du moins en Occident, en plus particulièrement en France, que la frontière ne sépare pas les langues, les ethnies, les religions : ce ne sont pas des composantes applicables à la notion, très discutée mais très abstraite, de Nation. Le citoyen qui forme le corps de la nation n’est pas citoyen sur des bases linguistiques, ethniques ou religieuses. Il n’en reste pas moins qu’un système de valeurs (même alternatives) construit un ensemble qui, s’opposant même pacifiquement aux autres, définit un dehors. Toujours le même créé de l’autre (il n’y a pas beaucoup de danger, aussi, à ce que le même et l’autre se mélangent et se perdent, puisque précisément l’un ne va pas sans l’autre). La frontière devient le passage privilégié vers l’autre.

Ainsi, il existe toutes sortes de frontières. L’objet de cette petite note consiste à formaliser peut-être, à décrire en tout cas un ensemble à la fois écologique, géographique, culturel que nous appellerons pour l’instant « région naturelle », ou « pays » (pour plus de commodité).

 

Région naturelle/pays, terroir, territoire

Notion floue, comme tout ce qui touche le territoire, le patrimoine, le terroir, d’autant plus floue qu’il y a une espèce d’aversion latente, en France, pour toutes les questions qui touchent à l’état comme à la nation, concept qui a tranquillement transité de la gauche révolutionnaire à l’extrême-droite dans l’inconscient politique collectif.

Et en effet lorsqu’on s’intéresse aux région naturelles ou aux pays, on constate que leur appréhension dans le champ théorique est souvent liée à une idéologie plutôt conservatrice pour ne pas dire réactionnaire.

Il s’agit donc d’être prudent, en maniant ces termes, mais il s’agit aussi d’affirmer positivement l’intérêt de considérer ces espaces géographiques, et notamment en précisant d’emblée ce qu’ils sont et pourquoi ils sont un niveau d’organisation pertinent.

Région naturelle/pays, terroir et territoire : ces notions se recouvrent-elles ? Nous ne savons pas, et il est très difficile de bien comprendre leurs différentes acceptions. Disons pour l’instant qu’elles sont plus ou moins équivalentes.

Le mot de pays (qui est à l’origine de la région naturelle), dérive du pagus gallo-romain, mais ceci n’est valable qu’au sein de la zone correspondant à l’influence de la Rome républicaine et impériale, et de la successive domination culturelle de l’Église romaine catholique. Et donc particulièrement en France1.

Cependant, il y a source de confusion dans le mot même qui est d’une part synonyme approximatif d’état ou nation (les pays du monde) mais aussi dans la récupération, toute française, du mot dans la réforme des territoires incarnée par la loi dite Pasqua-Voynet2. Ces lois ont créé le concept de pays, qui n’est pas une unité administrative politique, mais un découpage territorial dédié à des projets d’aménagements (environnementaux, agricoles, socio-culturels), au même titre, par exemple, que le territoire des Parcs naturels régionaux, ou celui des programmes unio-européens. Si ces pays, aux élus volontaires, ont pu s’appuyer sur des réalités voisines des régions naturelles, c’est-à-dire rassembler une certaine identité paysagère, culturelle et sociale, le « bassin de vie », ils ont également souvent créé des entités de toute pièce, selon les desiderata et les influences des représentants locaux. Les pays, pour plus de commodités, se sont également superposés parfaitement aux communautés de communes déjà existantes3.

Le mot de terroir est intéressant, bien qu’il véhicule cette connotation réactionnaire, liée sans doute au mot de « terre ». L’usage est également très nettement agronomique ou agroalimentaire, et lié à des productions agricoles particulières, et en particulier au vin et à ses cépages4. On se dirigerait volontiers, alors, vers le mot de territoire, mais celui-ci, outre l’acception écologique d’espace occupé par le ou les membre(s) d’une espèce, présente une forte connotation organisationnelle : le territoire est un espace géré, un espace souvent humain, un espace impliquant une fonctionnalité de l’espace : c’est une terre que l’on habite. Il est celui de telle espèce animale, par exemple, mais aussi celui de chacun de nous lorsqu’il réalise les fonctions d’habitation : se nourrir/travail, se déplacer, se reproduire/loisir.

Il est toutefois important de noter que cette visée souhaiterait dépasser le simple paradigme de la modernité, quitte pour ce faire à “revenir”, en effet, à la manière d’un René Char, à un état prémoderne du monde, c’est-à-dire avant l’impérialisme européen et occidental, l’hégémonie de la raison au détriment d’autres appréhensions du réel possibles, et le mythe d’un infini progrès incarné par le libéralisme, d’abord sous sa forme capitaliste, et ensuite sous sa forme délétère du néo-libéralisme globalisé.

 

Nature et forme de la région naturelle

Composantes

On pourrait s’amuser à lister l’ensemble des composantes d’un pays, et mettre à jour les connaissances sur le sujet.

◉ Composantes physico-chimiques. La géographie les étudie depuis toujours : le relief, la géologie, l’hydrologie, mais aussi la continentalité, la pédologie (les sols), etc. ;

◉ Composantes écologiques. Il s’agit de vérifier les données biogéographiques, en particulier, non pas seulement des peuplements (des espèces) mais des cénoces (des groupes d’espèces) comme les étudie la phytosociologie, ou phytocénotique, sur le modèle de la zoocénotique. Malheureusement, la biocénotique est un secteur d’études scientifiques qui a connu un fort déclin, sauf pour les plantes. L’enjeu principal est la compréhension des séries de végétations (la dynamique naturelle des successions de végétations) et des climax (l’aboutissement naturel des séries de végétations, le plus souvent la forêt, mais pas seulement). La phytosociologie possède une histoire riche (depuis les théories fondatrices de Braun-Blanquet et Tüxen, les actualisations et travaux de Guinochet, Royer…) et rassemble plusieurs courants (écoles estonienne, russe, suisse, éventuellement américaine) dont nous paraissent particulièrement les articulations de la phytogéographie et des séries de végétation (Gaussen, Ozenda) et de la phytosociologie synusiale intégrée (Julve, Gillet, de Foucault).

◉ Composante paysagère. Lorsqu’on a dit que le paysage appelait la pluridisciplinarité, on n’a pas beaucoup avancé. Le pays peut se confondre avec le paysage. Nulle entité plus vague que le paysage, qui associe des données locales objectives (géologie, végétations) et des pratiques anthropiques (cultures, constructions, voies de communication). En un certain sens, région naturelle et paysages se font écho, mais on peut convenir que le paysage est une unité de base du pays : il y a plusieurs paysages possibles dans un pays. Les travaux de la symphytosociologie (Géhu), qui considère des ensembles intégrés de végétations (concepts de tesselas, unité géomorphologique, et de catenas plus ou moins synonyme de bassin versant ou d’écocomplexe) (Rivas-Martinez), est une approche qui a au moins le mérite de découler parfaitement de la précédente (figure).

Organisation du paysage, d’après François Gillet, Bruno de Foucault et Philippe Julve, « La phytosociologie synusiale intégrée : objets et concepts, » in Candolea n°46, 1991, p. 315-340, in Jean-Michel Gobat, Michel Aragno, Willy Matthey, Le sol vivant: bases de pédologie, biologie des sols, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009.

Les séries forestières sont une autre version de l’analyse paysagère ; il existe des régions naturelles, encore plus restreintes, associés aux peuplements forestiers, à l’Institut Forestier National (IFN) : les sylvoécorégions ; souvent en ce sens toutefois, on s’arrête au climax forestier d’un secteur défini ; l’unité de base est la station forestière5.

◉ Composante anthropique, pour simplifier, que l’on peut à nouveau diviser en nouvelles sous-composantes :
▪ Sous-composante agricole. Fruit des précédentes, les cultures et activités liées (comme la chasse et la pêche) sont dépendantes du sol et du climat et de l’orographie, et donc de la série de végétation et du complexe édaphogéologique où elles prennent place. Bien sûr on peut toujours cultiver n’importe quoi n’importe où, et de plus en plus, mais dans une logique du moindre effort et surtout pour des raisons économiques, le lien entre le sol/le climat et la production est évidente. L’élevage est également une composante essentielle : le couple bovin versus ovin/caprin structure le territoire aussi certainement que celui, plus vulgaire, de plaine versus montagne.
▪ Sous-composante architectonique. Telle roche, tel climat produit telle production de matériaux et tel agencement des espaces habités, des espaces de travail, des espaces de productions, mais aussi des lieux sacrés, des lieux de loisirs, des lignes de déplacements et de la voirie, etc. La maison en serait l’unité de base (voire la maison paysanne, dans le sillage de la géographie humaine de Paul Vidal de la Blache, cf. Jean-René Trochet).
▪ Sous-composante historique et socio-politique, qu’on évoquera à peine, car cela nous emmènerait trop loin. Évidemment les évènements historiques, les guerres, les famines, les invasions, etc. modifient durablement les pays. Ce vaste chapitre intéresse les sciences humaines et sociales et en premier lieu l’histoire. L’unité principalement pertinente semble être la structure familiale, telle que définie par Emmanuel Todd : une stratification sociétale puis politique s’ensuit, comme il a pu le montrer sur différents sujets d’actualité.

◉ Enfin il convient de souligner que toutes ces notions se mélangent dans une complexion phénoménologique qui pourrait tirer sa force de la notion d’écoumène chère à Augustin Berque : le monde n’est pas seulement physico-chimique, ni seulement bioécologique, ni même seulement technico-philosophique, il est aussi symbolique, par le biais du langage qui sert à manipuler le monde. Même s’il n’est pas à la mode aujourd’hui, les avancées audacieuses du Heidegger d’Acheminement de la parole nous aideraient dans cette voie, au même titre que la pensée de la mésologie proposée par Berque.

◉ L’idée aussi qu’une esthétique puisse résulter de l’étude, que donc l’étude des formes est centrale, nous paraît également cruciale (Henri Focillon).

 

Nombre, taille, dynamique des pays

Les microrégions, les régions naturelles, ont une taille raisonnablement humaine : si les départements sont façonnés pour permettre des déplacements à cheval qui n’excèdent pas une journée, les pays pourraient presque être parcourus (traversés) par un homme à pied dans le même laps. Et si l’on regarde la carte (ci-dessous), en effet, elles sont à peu près équivalentes. Bien sûr certains massifs montagneux présentent des pays plus vastes, mais c’est surtout les grandes plaines du nord qui présentent les territoires les plus étendus (en effet, il y a peu de changement du tissu sur de nombreux kilomètres et pas d’accident naturel pour séparer des entités potentielles).

Ensuite il convient de se demander si les pays, comme toute chose dans ce monde, sont sujets à évolution. C’est très étonnant que des survivances médiévales, préclassiques, et même plus anciennes encore (les pagus) aient survécu et soient passées au travers d’au moins quatre ères historiques (Antiquité, Moyen Âge, Âge classique et notre Contemporain). Les pays changent, avec le temps, par adjonction ou exclusion d’une portion (comme une commune par exemple), et on peut imaginer que le flou actuel entre pays naturel, pays au sens de bassin de vie et communauté de communes pourra générer de nouveaux territoires ; il n’y a qu’à songer à la manière dont les départements ont efficacement infiltré les imaginaires collectifs : leurs habitants se les sont appropriés.

Enfin, plusieurs essais de dénombrement et cartographie des régions naturelles existent. Les cartes qu’on peut trouver peuvent, en tout état de cause, servir à une première campagne artistique, du type de celles que nous avons initiés, séparément. Bénédicte et Jean-Jacques Fénié en dénombrent 546 ; Frédéric Zégierman, surtout, parce qu’il est géographe et présente le pays dans sa complexité, en dénombre 426 avec 1800 unités naturelles6.

Pour notre part nous nous appuyons sur la carte des terroirs de l’écologue Raphaël Zumbiehl, légèrement revue et corrigée.

 

Deux lectures des pays

Eric Tabuchi expose ainsi son travail sur le site qu’il partage avec la plasticienne Nelly Monnier, l’Atlas des Régions Naturelles (ARN).

Celui-ci « s’attache à décrire photographiquement les quelques 450 “pays” qui composent le territoire français et dont les frontières ne sont pas administratives mais géologiques, historiques, linguistiques ou culturelles. Ces limites, si elles sont parfois incertaines, n’en dessinent pas moins des entités aux particularismes que l’ARN s’attachera à documenter, classer et archiver sur le site qui lui sera bientôt dédié.

Ce travail, qui systématise une pratique photographique commencée il y a plus de dix ans, s’inscrira plus encore dans la durée puisqu’il demandera certainement une autre dizaine d’années et quelque chose comme 25 000 photographies pour atteindre son terme. »

Benoît Vincent propose pour chaque pays une forme singulière, qui est le fruit d’une rencontre plus ou moins longue sur place : une autogéographie (tel est le genre placé sur la couverture de GEnove, sur la ville de Gênes), avec le dehors. A ce jour, il a travaillé à la Haute-Provence (Baronnies-Tricastin) dans Farigoule Bastard (roman) ; ses pérégrinations naturalistes lui ont donné à traverser le Haut-Jura, le Langrois et le Perthois, les Corbières, le Lévézou, la Flandre, les Maures, Paris ; en 2018-2019 il fréquente assidûment les terroirs limitrophes de la région Centre-Val de Loire (Beauce, Berry, Perche, Brenne, Chinonais, Touraine, mais aussi Pays Fort, Boischaud Sud, Gâtine tourangelle, Gâtine de Loches, Richelais, Thymerais et Drouais)… Les cérofictions, néologisme issu du kairos, des fictions écrites par la rencontre hic et nunc de l’auteur avec les espaces (et les temps) généralement nouvellement découverts – la gageure étant de réussir à capter en peu de temps et peu de déplacements une espèce d’essence, même très subjective, du pays. La cérofiction a pour ambition de proposer l’équivalent d’une photographie dans le domaine de la fiction. Elle ne nécessite pas de longues dérives à la mode situationniste (aion, mais elle n’en est pas totalement indemne), et encore moins de résidence liée à la maison, au foyer ou au travail (chronos, mais elle peut aussi en tirer profit). C’est une notion floue, expressément floue, qui trouve dans ce flou le sel de sa forme. Chaque fiction adopte d’ailleurs une forme qui lui est propre et qui, assez logiquement, devrait correspondre au lieu évoqué.

 

 

En définitive les pays, sont des territoires passionnants précisément car il s’agit de territoires vécus, c’est-à-dire de territoires humains, où l’être humain habite aussi bien en tant qu’individu qu’en tant que groupe social voire en tant qu’espèce, depuis la nuit des temps, et en sont, finalement, un peu comme sa prolongation (qui disait cela ? l’environnement comme un organe extérieur) : une maison pour l’espèce.

A ce titre l’art géographique ne peut qu’y trouver une certaine familiarité, ou en tout cas les conditions idoines de son expression.

 

Augustin Berque • Chôra {3/3}

Nous publions un texte d’Augustin Berque, que nous remercions ici, qui explicite la notion de “chôra” apparue chez Platon et que la modernité a toujours reléguée ou réfutée ; ce concept anomal pourrait pourtant permettre de nourrir la réflexion autour d’une ontologie que les enjeux politiques, écologiques et éthiques du moment appellent urgemment. Une version de ce texte a paru dans Thierry Paquot et Chris Younès, dir., Espace et lieu dans la pensée occidentale de Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, 2012, p. 13-27. Nous remercions également ces auteurs et l’éditeur.

 
Nota le texte est divisé en trois parts : 23
 

6. La chôra, milieu nourricier de l’existant

Ce « tous trois triplement », tria trichê, n’est pas sans poser problème. Trichê, cela veut dire « en trois, en trois parties, de trois manières différentes ». Pourquoi ce redoublement avec tria, le neutre de treis, qui pour sa part veut simplement dire « trois » ? Pas question, évidemment, d’y chercher quelque anticipation de la sainte Trinité ; car si l’on pourrait, à la rigueur, voir dans l’incarnation historique du Père dans le Fils quelque analogie avec la projection de l’idea dans la genesis, la chôra quant à elle n’a rien à voir avec le Paraclet. Bien trop charnelle ! La « nourrice », cette tithênê à laquelle Platon la compare, c’est un mot de même racine que le français têter ou que l’anglais tit. La chôra, c’est clair, donne le sein à ce nouveau-né qu’est la genesis, mot dont le sens premier veut dire « naissance ». Du reste, en 50 d 2, le texte du Timée compare l’être absolu à un père, le milieu à une mère, et le devenir à leur enfant. Cet enfant, il faut bien le nourrir !

Nous avons donc là deux pistes de recherche. L’une sera d’éclaircir cette idée de maternité que connote la chôra. La deuxième, d’approfondir ce thème de la trinité de l’être, du milieu et du devenir.

Quant au premier thème, outre les images que contient le texte de Platon lui-même (la mère, la nourrice…), il nous faut revenir au sens le plus général et le plus concret que pouvait avoir la chôra dans la cité grecque. Pour les citoyens de la polis, la chôra, c’était la campagne nourricière dont tous les jours ils voyaient, au delà des remparts de l’astu, les collines couvertes de blé, de vigne et d’oliviers. De là, quotidiennement, leur venaient ces nourritures terrestres qui leur permettaient de vivre. Dans ce monde-là, pas d’astu sans chôra !

Or astu – le centre urbain de la polis –, c’est un mot dont la racine indo-européenne WES veut dire « séjour, séjourner ». Cette racine se retrouve dans le sanscrit vasati (il séjourne) ou vastu (emplacement). En allemand, elle a donné Wesen (être, nature, essence), war et gewesen (formes de sein, être) ; en anglais, was et were (formes de to be). L’astu, en somme, et dans la mesure où il s’agit d’un Hellène comme Platon, c’est par essence le séjour de l’être (on dirait en castillan : l’estancia du ser) ; cependant, ce dernier ne peut concrètement exister sans ce milieu nourricier : la chôra qui entoure l’astu.

Ce rapport concret – ce croître-ensemble (en latin cum-crescere, d’où concretus) – n’a nulle part été mieux éclairé que par l’archéologie russe en Crimée, terre dont l’histoire a permis que les structures de la chôra propre à la cité grecque de l’Antiquité (la Chersonèse Taurique, en l’occurrence) subsistent clairement dans le paysage ; et corrélativement, la dalle de marbre blanc du « Serment de Chersonèse », qui date à peu de chose près du temps de Platon, nous révèle que chaque citoyen engageait sa vie pour la défense de ce territoire : « Je jure par Zeus, Gê, Hélios, la Vierge (la Parthénos), les dieux et déesses de l’Olympe et les héros qui possèdent la polis, la chôra et les postes fortifiés1 […] ».

 

7. Le « troisième genre » de la chôra

Quant à lui, le thème de la trinité où intervient la chôra se redouble, en ce qui la concerne, de ce qu’elle n’est ni l’être absolu (l’ontôs on), ni l’être relatif (la genesis). Ni ceci, ni cela, mais quelque chose qui, nous dit Platon, est d’un « troisième et autre genre » (triton allo genos, 48 e 3). Autre que quoi ? Autre que les deux eidê dont Timée vient de parler, i.e. l’on et la genesis. Eidê, c’est le duel d’eidos, espèce (du latin species, vue, regard, aspect), forme dans l’esprit, que l’on voit en idée ; le mot est parent du latin videre, voir, et du sanscrit véda, je sais, védah, aspect. Tous ces mots viennent de la racine indo-européenne WEID, indiquant la vision qui sert à la connaissance. Dans l’absolu, pour Platon (et c’est pour cela que l’on parle de son « idéalisme »), l’eidos ou idea, c’est l’être véritable ; mais on voit ici que la genesis peut aussi, à l’occasion, être comptée comme eidos. En somme, comme être ; ce qui ne change rien au fait qu’il y a pour Platon deux ordres ontologiques : le premier, c’est « l’espèce du Modèle, qui est intelligible et toujours identique à elle-même » (paradeigmatos eidos […] noêton kai aei kata tauta on, 48 e 4), l’autre, « l’espèce seconde, copie du Modèle, qui naît et que l’on voit » (mimêma de paradeigmatos deuteron, genesin echon kai horaton, 49 a 1).

La troisième espèce, cela va être la chôra, qui certes, comme les deux précédentes, est elle aussi « présence » (paron, 50 c 7) ; mais comme espèce, en revanche, est « difficile et indécise » (chalepon kai amudron eidos, 49 a 3). Peut-on, du reste, en dire vraiment que c’est un eidos ? Voire. Elle ne se laisse approcher que par des métaphores, dont nous avons déjà vu quelques unes, et dont en fin de compte ne ressort aucune définition ; il faudra se contenter de savoir que la chôra est « une espèce invisible (anoraton eidos [ce qui est un oxymore, puisque l’eidos est un aspect qui suppose une vue]) et sans forme (amorphon [second oxymore, puisque l’eidos est une forme]), qui reçoit tout (pandeches) et participe de l’intelligible de quelque manière fort aporétique (metalambanon de aporôtata pê tou noêtou, 51 b 1 ) ».

Ainsi donc, le « troisième genre » de la chôra demeure une aporie : un obstacle infranchissable à l’intellection. Celle-ci, devant ce troisième genre, se trouve « sans ressources » (aporei). Pourquoi donc ? La question a bien entendu rapport avec la capacité de l’intellection elle-même, c’est-à-dire en somme avec la logique. Il faudra certes attendre Aristote pour que celle-ci se construise en tant que telle, mais nous en avons là en puissance les trois actants principaux, du moins dans le cadre de la pensée européenne : le principe d’identité (A : le Modèle, qui est toujours identique à soi-même), le principe de contradiction (non-A : la copie, qui n’est pas le Modèle), et le principe du tiers exclu ; car la chôra, qui n’est ni le Modèle ni sa copie, est d’un « troisième genre », ni A ni non-A, lequel reste en fin de compte inintelligible, exclu par la raison.

C’est effectivement là que s’en tient le Timée. L’on peut ainsi juger qu’avec la chôra, que Luc Brisson2 traduit par « milieu spatial » et interprète comme « le milieu où se produit le devenir3 », aurait pu se déployer un domaine de la pensée que Platon a forclos. En effet, comme l’a écrit Alain Boutot, « en transformant, dans et par son idéalisme, la chôra primitive en milieu amorphe qui reçoit tous les corps, Platon occulte de manière décisive la dimension originaire de la spatialité comme contrée (Gegend) qui était perceptible au premier matin de la pensée4 ».

Or pourquoi l’idéalisme du Timée ne peut-il pas, ne peut-il plus saisir la contréité5, p. 35) ; c’est-à-dire le couplage dynamique des deux « moitiés » (en latin medietates, d’où médiance) constitutives de l’être humain : son « corps animal » individuel et son « corps médial » collectif (i.e. le milieu éco-techno-symbolique indispensable à ce néotène qu’est Homo sapiens)] (la Gegendheit) de la chôra ? Pourquoi ce « troisième genre » est-il aporétique ? Parce que, dans le cadre de la pensée qui se met en ordre (se cosmise) avec Platon, et s’institue en République, on en a fini avec le mythe. Autrement dit, avec la symbolicité ; du moins, idéalement. Désormais, l’on ne devra qu’être ou ne pas être, to be or not to be ; mais pas les deux à la fois, comme le sont les symboles, où A est toujours aussi non-A. C’est effectivement pour cela que les poètes, gens du symbole, sont bannis de la République platonicienne ; car « la raison nous en faisait un devoir » (ho gar logos hêmas hêrei, République I, VIII, 609 b 3).

C’est cette même raison qui devait faire devoir à la pensée européenne d’oublier la chôra, cette empreinte-matrice coupable de tiers inclus, car participant de l’être sans toutefois être vraiment ; devoir, donc, de se contenter du topos aristotélicien, lequel pour sa part va si bien avec la logique disjonctive, et non moins aristotélicienne, du tiers exclu : « vase immobile » (aggeion ametakinêton, selon la Physique, IV, 212 a 15), ne reste-il pas lui-même alors que la chose qui l’occupait peut se transporter en n’importe quel autre topos tout en gardant sa propre identité par devers soi ? Or c’est cette disjonction des identités – cette dé-concrescence – qui justement n’a pas lieu dans la chôra, cette empreinte-matrice où l’être et son milieu participent l’un de l’autre… Chose impossible, inacceptable pour la raison ! Désormais donc, la pensée européenne s’est fait devoir de ne poser que la question : « où sont les choses ? », sans plus s’interroger, jusqu’à Heidegger, sur cet où qui tient de l’être, sans l’être tout en l’étant…

Cette aporie de la chôra, elle n’est pourtant rien que le fait du logos – le fait de son exclusion du tiers. C’est une affaire européenne. Les logiciens indiens, eux, ont dès le IIIe siècle élaboré les tétralemmes qui permettent, au contraire, d’inclure le tiers ; soit, schématiquement, les quatre lemmes : 1. A (affirmation) ; 2. non-A (négation) ; 3. ni A ni non-A (ni affirmation ni négation) ; 4. à la fois A et non-A (à la fois affirmation et négation6).

Or le symbole n’est autre que ce qui, dans les milieux humains – c’est-à-dire dans la chôra –, réalise le quatrième lemme du tétralemme. Il est à la fois A et non-A, le même et l’autre. C’est bien pourquoi le mécanicisme moderne, dont l’idéal est l’itération du même (la répétition de A), n’a de cesse d’éradiquer la symbolicité du monde ; autrement dit de le déshumaniser, puisque les systèmes symboliques sont inhérents à l’existence humaine7. Effectivement, dans un monde mécanique, soumis au règne de l’identité, la chôra n’a pas sa place. Le dualisme en particulier, qui confronte directement le sujet (A) à l’objet (non-A), est incapable de prendre en compte la réalité des milieux humains, cette chôra où croissent ensemble, en un « troisième et autre genre », A et non-A, le même et l’autre, l’être et le devenir. Mais à force de forclore cette médiance des milieux humains, c’est la possibilité même de notre existence que la République des machines est en train de bannir[Cf. Augustin Berque, Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin, 1990, 2000 ; Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, 2009 ; Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010.].

 
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Augustin Berque • Chôra {2/3}

Nous publions un texte d’Augustin Berque, que nous remercions ici, qui explicite la notion de “chôra” apparue chez Platon et que la modernité a toujours reléguée ou réfutée ; ce concept anomal pourrait pourtant permettre de nourrir la réflexion autour d’une ontologie que les enjeux politiques, écologiques et éthiques du moment appellent urgemment. Une version de ce texte a paru dans Thierry Paquot et Chris Younès, dir., Espace et lieu dans la pensée occidentale de Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, 2012, p. 13-27. Nous remercions également ces auteurs et l’éditeur.

 
Nota le texte est divisé en trois parts : 123
 

4. La chôra dans l’espace mental de la modernité

Ces connotations existentielles et vitales, c’est justement ce dont s’abstrait l’une des analyses modernes les plus fameuses de la notion de chôra : celle de Jacques Derrida dans un livret intitulé, justement, Khôra1. Dans cet ouvrage, Derrida n’étudie certes pas ce terme en tant qu’il exprimerait une problématique de l’espace ou des lieux, mais à propos de la notion de mythe ; néanmoins, son approche révèle exemplairement la conception que la modernité s’est faite des lieux et de l’espace ; à savoir celle du paradigme cartésien-newtonien que Gilles-Gaston Granger, comme on l’a vu plus haut, a décelé en puissance dans la géométrie euclidienne. Dans ce paradigme, un lieu est un point définissable abstraitement par ses coordonnées cartésiennes (l’abscisse, la cote et l’ordonnée) ; abstraction qui est rendue possible parce que tout cela se situe dans la neutralité absolue d’un espace newtonien.

L’approche de Derrida procède effectivement de ce paradigme par son intention première, qui est de réduire la chôra à une figure textuelle autoréférentielle. L’autoréférence, en la matière, permet d’abstraire absolument la chôra de tout milieu qui la situerait concrètement, puisqu’elle est à elle-même sa propre chôra. Cette autofondation est en tout point homologue à celle du cogito par lui-même dans le Discours de la méthode : « (…) je connus de là que j’étais une substance (…) qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle2 ».

Pour construire cette figure abstraite, Derrida commence par renoncer à traduire le terme chôra, ce qui, écrit-il, serait le rattacher arbitrairement à une « texture tropique » (p. 23). Il l’éloigne de sa transcription courante, chôra, pour en faire – plus exotiquement – khôra. Il le détache ensuite de l’usage, normal en grec comme en français, de faire précéder les noms communs d’un article : khôra devient donc une sorte de nom propre, mais sans l’être vraiment car il n’a pas la majuscule. Voilà donc le terme extrait de ce milieu qu’est la langue française, mais aussi bien du grec.

Ces formalités accomplies, Derrida entame l’abstraction majeure : couper la chôra du sens qu’elle pouvait avoir en Grèce du temps de Platon, pour la réduire à un actant du texte qu’il a sous les yeux, voire de celui qu’il est en train d’écrire. Il opère pour cela une greffe de l’un sur l’autre, en une figure eschérienne où la chôra devient à jamais la fin et le commencement d’elle-même. Il souligne à cet effet que le Timée se structure en une imbrication de récits : « Une structure d’inclusion fait de la fiction incluse le thème en quelque sorte de la fiction antérieure qui en est la forme incluante » (p. 76). Cette structure, qui prive le récit d’un véritable énonciateur comme de tout référent extérieur à lui-même, accomplit l’u-topie (le non-lieu) absolue de l’objet linguistique pur : l’en-soi d’un récit que nul embrayeur (ou shifter, chez Jakobson) ne rattacherait au discours d’un existant quelconque, engagé dans un certain milieu à une certaine époque.

Inutile de souligner que ce rêve de l’objet pur, c’est celui du dualisme moderne, où l’objet en soi est le symétrique exact de l’autofondation du sujet en soi (le cogito), de part et d’autre d’un néant abstrait qui au contraire, dans la réalité des milieux humains, est un milieu concret – une chôra, comme on va le voir ; mais finissons-en d’abord avec la démonstration derridienne. Celle-ci est exemplairement moderne en ce que c’est justement de cette chôra qu’elle fait une figure abstraite, coupée de tout milieu, de tout lieu et de toute chose matérielle, comme l’est le cogito cartésien. Débrayée de toutes ces contingences, la chôra selon Derrida tournoie en roue libre, à jamais fin et commencement d’elle-même. Cette transmogrification de la chôra en ce dont elle était justement l’inverse pérore dans la dernière phrase de l’ouvrage (p. 97), où Derrida, citant textuellement le Timée (69 b 1), fait dire à Platon ce qu’il veut dire lui-même : « Et tâchons de donner comme fin (teleuten) à notre histoire (tô mythô) une tête (kephalên) qui s’accorde avec le début afin d’en couronner ce qui précède ».

 

5. L’être, le devenir et le milieu

Ce tour de magie par lequel Derrida fait dire à un auteur l’inverse de ce qu’il voulait dire commence par extraire la phrase susdite de son contexte. Contrairement à ce qu’elle devient dans Khôra, cette phrase n’est nullement la conclusion du Timée. Au contraire, la phrase qui, dans le texte de Platon, suit immédiatement celle-ci, précise ce que voici : « Or, ainsi qu’il a été dit au commencement (kat’archas), toutes choses se trouvant en désordre (ataktôs), le Dieu a introduit en chacune et les unes par rapport aux autres, des proportions (auto pros auto to kai pros allêla summetrias) » (69 b 3). C’est cela, le « commencement » (archê, ou archa dans le dialecte dorien) sur lequel insiste Timée ; à savoir la mise en ordre (kosmos) des choses les unes par rapport aux autres, dans le tissu de relations réciproques (summetriai) qui, on le verra, forme concrètement leur milieu (chôra) au sein du monde sensible (kosmos).

Cette summetria des choses dans leur milieu concret, le propos derridien exige dans son principe même d’en faire abstraction ; ce qu’il réalise par la troncature du texte, faisant une conclusion de ce qui y est en fait un embrayage – un embrayage du reste lourdement appuyé par la redondance de cet hosper gar oun kai (« et ainsi donc en effet que… ») qui articule les deux phrases.

Quittant le propos de Derrida, venons-en maintenant au propos de Platon. S’agissant de la chôra, le moins qu’on puisse dire est que ce propos n’est pas clair. Cela sans doute pour deux raisons, qui sont au fond contradictoires ; contradiction que le texte du Timée ne surmonte justement pas, et qui va sceller le sort de la chôra pour les siècles à venir dans la pensée européenne. En un mot, celle-ci va l’oublier – elle va oublier, en somme, la question : « pourquoi faut-il que les êtres aient un où ? » –, pour s’en tenir à la claire définition qu’Aristote, en revanche, lui aura donnée de la notion de topos – i.e. s’en tenir, en somme, à la question : « où sont les êtres ? » ; ce qui, on le verra, est justement forclore (lock out) la chôra de la question l’être.

Or si dans le Timée cette forclusion n’est pas encore accomplie, puisque Platon justement s’interroge sur la chôra, son ontologie en revanche, dont le principe est l’identité à soi-même de l’« être véritable » (ontôs on, i.e. l’eidos ou idea), exclut toute saisie logique de ladite notion de chôra, en tant que celle-ci échappe mystérieusement à ce principe d’identité. Elle lui échappe à tel point que Platon n’en donne aucune définition, se contentant de la cerner au moyen de métaphores ; lesquelles, en outre, sont contradictoires. Il la compare ici à une mère (mêtêr, 50 d 2), ou à une nourrice (tithênê, 52 d 4), c’est-à-dire en somme à une matrice, mais ailleurs à ce qui est le contraire d’une matrice, c’est-à-dire à une empreinte (ekmageion, 50 c 1).

Empreinte et matrice à la fois, la chôra l’est par rapport à ce que Platon appelle la genesis, c’est-à-dire le devenir des êtres du monde sensible (kosmos aisthêtos) ; lesquels, dans l’ontocosmologie du Timée, ne sont pas l’être véritable, mais seulement son reflet ou son image (eikôn).

Ainsi donc empreinte et matrice, à la fois une chose et son contraire, la chôra n’a littéralement pas d’identité. L’on ne peut pas s’en faire idée. Platon reconnaît qu’une telle chose est « difficilement croyable » (mogis piston, 52 b 2), et qu’« en la voyant, on la rêve » (oneiropoloumen blepontes, 52 b 3) ; mais il insiste sur son existence : dans la mise en ordre (la cosmisation) de l’être, il y a bien, dès le départ et à la fois, l’être véritable, sa projection en existants, et le milieu où cette projection s’accomplit concrètement en devenir, c’est-à-dire la chôra. Soit dans le texte platonicien : on te kai chôran te kai genesin einai, tria trichê, kai prin ouranon genesthai (52 d 2), « il y a et l’être, et le milieu et l’existant, tous trois triplement, et qui sont nés avant le ciel » (c’est-à-dire avant la mise en ordre du kosmos, qui dans le Timée est identifié à l’ouranos).

 
To be continued ou pas 123
 

Augustin Berque • Chôra {1/3}

Nous publions un texte d’Augustin Berque, que nous remercions ici, qui explicite la notion de “chôra” apparue chez Platon et que la modernité a toujours reléguée ou réfutée ; ce concept anomal pourrait pourtant permettre de nourrir la réflexion autour d’une ontologie que les enjeux politiques, écologiques et éthiques du moment appellent urgemment. Une version de ce texte a paru dans Thierry Paquot et Chris Younès, dir., Espace et lieu dans la pensée occidentale de Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, 2012, p. 13-27. Nous remercions également ces auteurs et l’éditeur.

 
Nota le texte est divisé en trois parts : 12 • 3
 

1. Comment disait-on « espace » en grec ancien ?

Le petit dictionnaire français-grec de chez Hatier, classant en cinq les acceptions du mot français espace, en donne les équivalents suivants pour le grec ancien : 1° en philosophie, comme étendue indéfinie : chaos, kenon ; 2° comme étendue limitée ou occupée par les corps : topos, choros, chorion ; 3° comme intervalle : metaxu, metaxu topos, meson ; 4° comme air, atmosphère : meteôros ; 5° comme étendue de temps : chronos. En grec moderne, nous retrouvons chôros dans le petit lexique bilingue de Haractidi. C’est donc ce mot qui, sur le long terme, semble avoir été le plus proche d’espace. Pour le grec ancien, le dictionnaire grec-français de Bailly en donne les définitions suivantes : « espace, d’où 1. intervalle entre des objets isolés ‖ 2. emplacement déterminé, lieu limité ; le lieu, le pays que voici ‖ 3. pays, région, contrée ; territoire d’une ville ‖ 4. espace de la campagne, campagne, par opposition à la ville ; bien de campagne, fonds de terre ».

Au demeurant, chôros n’occupe dans le Bailly qu’un développement d’une trentaine de lignes ; ce qui est peu en comparaison de son homologue et semble-t-il quasi synonyme féminin chôra, lequel a droit dans le Bailly à près de cent lignes. Pourquoi cette différence, alors que ce mot de chôra ne figure même pas dans la liste qui précède ? L’une des raisons pourrait en être le statut philosophique que, depuis Platon, semble avoir eu chôra. C’est en effet ce mot-là que l’on a tenu généralement pour ce qui, dans la pensée grecque, se rapprocherait le plus de notre notion d’espace. Tel est le cas de Heidegger, dans son Introduction à la métaphysique1 ; lequel, tout en affirmant que les Grecs ne possédaient pas un tel concept, au sens moderne de pure vacuité préexistant aux corps, en voit l’origine dans la chôra platonicienne. Or, selon Alain Boutot2, Heidegger aurait là commis un contresens.

L’un des points que nous tâcherons ici d’éclaircir, ce sera justement la possibilité ou l’impossibilité d’un tel rapprochement : peut-on, ou non, tenir la chôra pour l’équivalent de notre espace ? Pour un Gilles-Gaston Granger3, l’espace qu’implique la géométrie euclidienne est bien de même nature que celui du paradigme occidental moderne classique, c’est-à-dire l’espace de Newton : un absolu homogène, isotrope et infini ; mais impliquer, ce n’est pas concevoir, et encore moins nommer. Cet espace-là, Euclide n’en dit rien, et sa géométrie ne nous en livre pas le concept.

Le point de vue, ici, sera l’inverse de celui de Granger : non pas déduire, en termes modernes, un espace implicite dans un propos ancien, mais s’attacher au contraire à saisir le sens que pouvait avoir, dans son contexte propre, un mot explicitement utilisé par un auteur ancien. Cet auteur, c’est Platon, le père de notre philosophie ; et le mot en question, chôra (χώρα), il l’utilise et le commente dans le Timée (ТІМАІОΣ), son œuvre la plus emblématique – c’est le livre que, sous les traits de Léonard de Vinci, il tient à la main au centre de la fresque l’École d’Athènes, que Raphaël peignit sur l’un des quatre murs de la « Chambre de la Signature », dans le palais de Jules II au Vatican, pour représenter la quête de la vérité par la philosophie.

 

2. Le Timée

Pour le lecteur d’aujourd’hui, le contexte premier de la notion de chôra, c’est bien entendu le texte du Timée. Celui-ci est l’une des dernières œuvres de Platon (424-348 a.C.), qui l’aurait écrite une dizaine d’années avant sa mort, donc déjà sexagénaire. Le Timée tient son titre du nom de l’un des deux personnages d’un dialogue avec Socrate – plus exactement d’un trialogue, car un troisième personnage, Critias, y intervient aussi –, mais c’est avant tout un long exposé, fait par Timée, sur l’origine du monde (le kosmos) et sa composition. Les deux vont ensemble, dans un arrangement rationnel ; c’est-à-dire que le Timée, plutôt qu’une cosmogonie (un récit, à tendance mythique, de l’origine du monde), est une cosmologie (une étude, à tendance scientifique, de la formation du monde). C’est en même temps une ontologie, car cette origine des êtres est aussi une théorie de l’être – une métaphysique. En somme, dans le Timée, Platon expose, par la bouche de Timée, une ontocosmologie, que l’on peut tenir pour l’essentiel de sa pensée à l’époque de sa pleine maturité. C’est ce qui explique l’importance attachée à cette œuvre par la postérité philosophique, d’Aristote à Derrida.

S’agissant de l’espace et du lieu, les deux mots qui y correspondent dans le texte platonicien sont topos (τόπος) et chôra. Jean-François Pradeau, qui s’est livré à une minutieuse analyse de l’emploi de ces deux termes dans le Timée, conclut à cet égard :

La distinction des deux termes dans le Timée semble maintenant suffisamment claire. Topos désigne toujours le lieu où se trouve, où est situé un corps. Et le lieu est indissociable de la constitution de ce corps, c’est-à-dire aussi de son mouvement. Mais, quand Platon explique que chaque réalité sensible possède par définition une place, une place propre quand elle y exerce sa fonction et y conserve sa nature, alors il utilise le terme chôra. De topos à chôra, on passe ainsi de l’explication et de la description physiques au postulat et à la définition de la réalité sensible. […] On distingue ainsi le lieu physique relatif de la propriété ontologique qui fonde cette localisation. Afin d’exprimer cette nécessaire localisation des corps, Platon a recours au terme de chôra, qui signifie justement l’appartenance d’une extension limitée et définie à un sujet (qu’il s’agisse du territoire de la cité, ou de la place d’une chose4).

En somme, dans le texte du Timée, topos correspondrait à la question banalement factuelle : « où est-ce ? », tandis que chôra correspondrait à une question beaucoup plus complexe, et ontologiquement plus profonde : « pourquoi donc cet où ? ». De fait, l’ontocosmologie du Timée commente la notion de chôra, non celle de topos ; laquelle, au contraire, fera l’objet d’un questionnement très précis dans la Physique d’Aristote. Nous ne nous occuperons donc ici que de la chôra.

 

3. Les divers sens du mot chôra

Commençons par les acceptions qu’en relève le Bailly : « I. Espace de terre limité et occupé par quelqu’un ou par quelque chose ; particulièrement : 1. espace de terre situé entre deux objets, intervalle : oude ti pollê chôrê messegus (et il n’y a pas un grand intervalle au milieu, Iliade, 23, 521) ‖ 2. emplacement, place : oligê eni chôrê (dans un petit espace (Iliade, 17, 394) ‖ 3. place occupée par une personne ou par une chose : place (qu’occupe le ciel), lit (d’un fleuve), place (des yeux), place (d’une construction), (mettre en) place, (prendre sa) place, (être à une) place, (demeurer en repos, se tenir à sa) place, (laisser en) place, (rester en) place, (changer de) place (en places), (céder la) place (pour quelque chose) ‖ 4. place marquée, rang, poste : (s’asseoir à sa) place, (s’en aller à sa) place ; particulièrement place assignée à un soldat, poste : (occuper son) poste, (être à leur) poste, (tomber, mourir à son) poste, (abandonner son) poste ; (être repoussé de, s’élancer de la) position qu’on occupe, (avoir une) situation (honorable), (occuper les plus grandes) places ; (être au) rang (des esclaves, d’un mercenaire), (être réduit au) rang (des esclaves), (être considéré comme rien, n’avoir aucun) rang ‖ II. Espace de pays, d’où : 1. pays, contrée, territoire : hê chôrê hê Attikê (le territoire de l’Attique, Hérodote, Histoires, 9, 13) ; absolument hê chôra (ou hê chôrê dans le dialecte ionien) : l’Attique ; patrie ‖ 2. sol, terre ‖ 3. campagne, par opposition à la ville ; d’où : bien de campagne ».

Comme le souligne le classement adopté par le Bailly, nous avons donc là, en sus de la notion d’intervalle, deux familles de sens. Dans la première, chôra signifie l’espace ou le lieu attributifs d’un être quelconque, et ce en général, c’est-à-dire que cet attribut peut être physique (localisable dans l’étendue) ou social (localisable parmi les rôles personnels). On « a » (echei) une certaine chôra, comme on peut « avoir » un certain vêtement (eima echein), ou des cheveux blancs (polias echein), ou un casque en cuir de chien sur la tête (kuneên kephalê echein), etc. ; attributs qui sont donc plus ou moins dissociables de l’être – plus ou moins de l’ordre du ser ou de celui de l’estar, comme le distinguerait l’espagnol. « Être repoussé de ses positions », ek chôras ôtheisthai (Xénophon, Cyropédie, 7, 1, 36), c’est plus accidentel et moins essentiel que d’« être nulle part » en oudemia chôra einai (Xénophon, Anabase, 5, 7, 28), i.e. d’être considéré comme rien ; et « aller à sa place », kata chôran parienai (Cyropédie, 1, 2, 4), c’est plus casuel et moins destinal que de « mourir à son poste », en chôra thanein (Xénophon, Helléniques, 4, 8, 39). Bref, en tant qu’attribut d’un être, la valeur ontologique de la chôra semble variable.

Dans la seconde famille de sens qui nous importe ici, chôra devient quelque chose de beaucoup plus concret, singulier et précis : c’est la contrée ou le territoire qui est propre à une cité-État (polis). C’est nommément la chôra d’une certaine polis, comme l’Attique l’est pour Athènes, la Béotie pour Thèbes, la Laconie pour Sparte, etc. Plus spécialement encore, c’est la partie rurale de ce territoire, celle qui se trouve en dehors des remparts de l’astu (la ville proprement dite), et en deçà des confins inhabités, les eschatiai qui, en Grèce, sont généralement les montagnes sauvages marquant la frontière entre deux cités. En somme, c’est la campagne qui, rôle indispensable, fournit ses subsistances à la polis, dont elle fait structurellement partie.

En outre, comme l’a mis en lumière un article fameux d’Émile Benveniste5, contrairement au couple latin civis (citoyen) / civitas (cité), où le terme primaire est civis, la civitas découlant de l’association des cives, dans le couple grec correspondant politês / polis, c’est au contraire polis qui est le terme primaire et qui donc détermine l’existence du citoyen (politês), c’est-à-dire de l’homme grec paradigmatique tel que Périclès ou Platon.

Il s’ensuit que, pour de tels êtres humains, la notion de chôra devait être empreinte de connotations existentielles et vitales, dont il nous faudra tenir compte, herméneutiquement, dans le propos du Timée.

 
To be continued ou pas 123