Quand on annonce s’être créé un « autre monde », on s’imagine avoir inventé un monde qui n’est pas celui dans lequel on vit. On revendique le pouvoir de notre imagination à se séparer de la réalité surtout lorsqu’elle est tenue pour objective. Mais l’imaginaire se mesure au réel en le déformant, l’autre monde que nous inventons est le double de celui que nous représentons, et parfois même il en est l’étrange doublure. L’imagination puise ses ressources dans les variations de l’interprétation de ce que nous avons vécu et de ce que nous vivons au temps présent. Elle nous offre une mise en perspective de ce qui nous arrive en tentant d’échapper à la prédétermination du sens qu’impose la soi-disant confrontation à la réalité. Elle ouvre l’espace de nos représentations à l’incursion de l’irréel, du surréel, en somme à la manifestation accidentelle du réel. « L’autre monde » peut devenir une carapace une bulle dans laquelle nous nous enfermons pour lutter contre l’impérialisme de la réalité, mais sa puissance métamorphique lui vient de la mouvance même du réel. Sans elle, cet « autre monde » s’enferme sur lui-même.
Aurais-je vécu une autre réalité comme on s’invente un autre monde ? Tel un enfant-roi, il m’est souvent arrivé de vouloir tordre le cou à la réalité, et je croyais être parvenu à le faire. Il me suffisait pour m’en convaincre de considérer les effets accomplis de mes propres détournements du sens des actes ou des idées qui m’étaient imposés. Ce qui me provoquait une joie subreptice, c’était à l’instant même où « dans la réalité » un événement quelconque prenait un sens différent ou contraire. Telle l’expression d’une ironie du sort. J’étais joyeux d’être dépossédé de ma propre volonté de détournement du sens. Ce n’était pas moi qui étais ironique, c’est la réalité qui se moquait d’elle-même en parodiant l’objectivité qui lui était habituellement attribuée.
Si je dis à quelqu’un « on ne vit pas dans le même monde » est-ce seulement pour lui signifier que « je ne vois pas les choses de la même façon que lui » ? S’agit-il d’une divergence de nos représentations ? Est-ce aussi une manière de signifier que j’ai « décroché de la réalité » ? Les conventions sociales et politiques qui précèdent le sens donné à ce qui « fait le monde » exercent un tel pouvoir sur nos représentations qu’elles incitent à considérer que « l’autre monde » est une fuite, une démission, en vue de se construire un refuge dans un ailleurs.
A la différence de la réalité, le réel semble toujours imprévisible, impromptu, inattendu… comme s’il était à la naissance du mouvement. Le réel est inchoatif. C’est le complice privilégié de l’imaginaire. Ce qui advient subrepticement permet au monde qu’on s’invente de ne point cesser de se réinventer. « L’incandescence de l’instant » (Jankélévitch) et « le réel, c’est le trauma » (Lacan) sont deux adages qui entrent en collision dans notre existence quotidienne en nous projetant chaque fois à la naissance du mouvement. Face à « ce qui se passe », « ce qui advient », « ce qui est », avec un retour mnésique inopiné de « ce qui a été », l’étonnement immédiat et l’émotion violente font naître d’autres figures du monde qu’on s’invente. L’expectative de l’ailleurs se vit de soi à soi mais sa possibilité dépend de ce surgissement perpétuel de l’autre.
Tel un stéréotype résistant à son usure sémantique, la poésie du monde revient alors, comme les fantômes des morts, en plein cœur des éclaboussures intempestives du réel et de l’imaginaire. Ce qui s’abolit de soi-même, c’est le temps, l’idée de la temporalité, laquelle s’absorbe dans les spirales de l’actuel, de ce qui produit l’actuel comme défi à toute éternité rêvée.