Benoit Vincent | Heidegger à la plage 4

 

La vie à la plage, que découvre le philosophe, qui n’a jamais été adepte des rivages lacustres de sa Konstanz natale, pas plus enfant qu’adulte d’ailleurs, ni célibataire qu’épousé, pèse toute une série de contraintes pratiques avec d’évidentes répercutions esthétiques.

Quelque chose lui plaît, à la vérité, dans cette situation nouvelle (deux fois nouvelles, trois fois nouvelles : pas plus épousé qu’adulte anymore). Ce qu’il rechignait, dans l’excursion au lac, c’était plus en somme la compagnie que la nature elle-même (la vase ou l’odeur de poisson de vase) – encore que la mer s’oppose au lac en ceci qu’elle est inaliénable : ce fait ne laisse pas d’intriguer.

Venu ici seul, pour méditer et, qui sait, peut-être aussi pour s’accorder une vacance, étant très enclin à la contemplation – même si ce qui est humain est ici spectaculairement médiocre et singulièrement laid.

Mais il est plus ouvert.

Pour aller dans l’eau, le philosophe s’est trouvé une espèce de bermuda couleur brique sale, qu’il remonte jusqu’au-dessus du nombril, à la mode de l’époque, et qui lui fait plutôt office de braies, voire d’un drap négligemment enroulé. Son ventre imposant et lisse dissimule ses jambes frêles allumettes cagneuses, l’absence de fesse. Et le tout généreusement blanc, blanc de neige salie plutôt que de lait bouilli. Cela lui fait drôlement impression ; une impression d’effroi et de dégoût.

Ainsi costumé il piétine, flic flac, non pas joyeusement, mais comme contrarié par un évènement à venir, mais comme méthodiquement, au soleil de la fin d’été.

Avec cet air un peu gêné du fait de la posture, de la complexion, rimant mal avec les mystérieuses écumes.

Il est ainsi debout, dans une cinquantaine de centimètres d’eau, comme dans un bain de pied, un pédiluve, quand, venue d’on ne sait où, une nageuse munie d’un masque, d’un tuba et peut-être même de courtes palmes, débouchant donc de nulle part (sinon du dessous de l’eau, du dedans de la mer), mais pas de la plage, hors de l’eau s’ébroue et se dirige, rayonnante d’elle, à son encontre – étant lui-même sur le seul passage pour elle accessible.

C’est ce genre de rencontre fortuite qu’il craint dessus tout, ne sachant comment se tenir, s’il doit bouger ou non, que dire, quoi faire.

La femme entre deux âges n’en reste pas moins bien plus jeune que le philosophe. Et quand elle commence à sortir de l’eau, laissant apparaître d’abord ses épaules puis sa poitrine, son torse entier, son ventre, ses hanches et ses jambes, le philosophe est dans l’extrême étage de son malaise, au comble du scrupule. Et elle lui sourit.

“Guten Tag”, voilà ce qu’elle lui dit, voilà ce qu’il entend, ce qu’il s’entend dire, alors qu’il réalise que sa pulsation sanguine s’est nettement accélérée. Si elles n’étaient pas dans l’eau, on verrait ses mains luisantes de moiteur.

“Danke schön” répond le philosophe. Elle rit dans sa bouche. Il se demande bien pourquoi le tissu de son bermuda arbore comme avec orgueil deux grosses fleurs fuchsia, l’une sur la cuisse gauche, l’autre sur la fesse droite.

Comme la dame sourit, mais de nouvelle manière, lui ne pense plus qu’au mot de la couleur fuchsia.

 

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