Archives de catégorie : Genre

Raymond Bozier • Erèitam tam (1)

Nous publions en feuilletons de l’été les différentes parties du long poème texte de Raymond Bozier, plein de matière et de mots. Nous remercions chaleureusement l’auteur qui a bien voulu nous accompagner dans l’aventure.

Né en 1950, à Chauvigny, dans la Vienne, Raymond Bozier vit et travaille à la Rochelle. Il a animé la revue Cargo, publié un grand nombre de poèmes et de nouvelles dans des revues et des journaux tels que L’Express, Le Monde Diplomatique, Action Poétique, Moebius, Poésie présente, Europe, avant de donner la priorité au roman. Il a publié récemment Fenêtres sur le monde, Paysages avant l’oubli 3 (Fayard, 2004), L’Homme-ravin (Fayard, 2008), Divagation 1, suivi d’une réédition de Lieu-dit (Fayard 2008) ; sans oublier un récit, La maison des courants d’air (Fayard, 2008).

Benoît Vincent • Procès verbeux (1)

Benoît Vincent travaille Ambo(i)lati. Il rassemble des statuts Facebook sous le titre de Procès verbeux.

1. Les nouvelles étaient tellement mauvaises (crise, réchauffement climatique, violences, météo et Philippe Meyer) qu’il a mis La jeune fille et la mort, et dans la cuisine, a agité son corps dessus.

2. Le monde était tellement obscène qu’il était d’avance entendu que ce ne seraient jamais pour ses qualités littéraires qu’on apprécierait son prochain roman, libre adaptation de la vie pour le moins rocambolesque de John C. Holmes.

3. Et c’est ainsi qu’il partit trois jours en Ardèche, sur le plateau, pour une formation sur les Systèmes d’information géographique.

4. Des deux c’est lui qui préférait le pain — et se coltinait de devoir finir celui de la veille, car il avait horreur de gâcher quand, tout chaud, le quotidien craquait de désir presque érotique.

5. Sur la route, à dix kilomètres de distance, il a croisé soit deux salamandres, soit deux bracelets brésiliens géants.

6. N’avait qu’un rêve Antoine, être réincarné en un truc maigre. Réincarné en os. En os de poulet si possible.

7. Il s’est bien sectionné un doigt en cuisinant son premier chou farci ; mais les convives n’y ont vu que du feu.

8. Pascal n’avait pas abandonné son projet d’un roman mettant en scène Brunehilde, fille d’un paysan du VIe siècle, destin exceptionnel à la charnière des civilisations.

9. Intriguée par le sérieux boxon que faisaient les pois chiches qui trempaient, quelle ne fut pas la surprise d’Orcanette de découvrir, derrière la planche à découper, un réseau de prostitution de scutigères véloces.

10. Alors qu’il fouine dans la grange de son pépé Edmond, Kévin découvre, stupéfait, une collection de disques vinyles de post-punk et se demande bien à quoi cela peut servir. Il décide alors de se branler sur les pochettes.

11. Soudain Louis, alors qu’il coupait la betterave d’un bortsch en écoutant cet opéra pour Espagnol catarrheux, Tommy, fut submergé des larmes du matérialisme romantique. Il assassina sa femme et nourrit une profonde aversion pour tout ce qui se réclamait du corps social.

12. Eliette Faure disait qu’elle n’était pas de Forcalquier, mais de Banon, où son père avait eu le premier garage. En vérité sa famille venait d’Oppedette, et leur arrivée à Forcalquier était pour le moins obscure. Elle en récitait d’ailleurs le blasonnement lors de sommeils tortueux : « de sinople à un ours d’or ; coupé d’or à un pal de gueules ».

13. Serge avait mis en téléchargement illégal cinq Vissotsky différents, ou plutôt cinq fichiers différents du même disque de Vissotsky, en espérant cette fois qu’il n’obtiendrait pas que des vidéos amateurs de tuning ou de triple pénétration + éjac anale.

14. Chaque matin et puis chaque soir, alors qu’elle prend la route qui de Saint-Remèze mène à Vallon-Pont-d’Arc, où elle est hôtesse à l’OT, Marie-Hélène examine, ausculte et peaufine. La meilleure épingle. Le beau précipice. Le lieu plus sauvage. Les boustrigas. L’éboulis. Un beau vol, un beau vol et un bel atterrissage, loin, loin et glorieux, loin et glorieux et seule, hors-cadre, en dehors du monde, enfin soi-même.

15. Alors qu’elles rentraient du bal folk de la Tour du Pin, Maeva et Loana l’ont décidé. C’est le dessin de la guirlande lumineuse devant la mairie de Saint-Jean-de-Soudain qu’elles tatoueront comme un tribal juste au-dessus de leurs fesses.

16. Et Richard suit avec grande attention le petit-huit, le mouvement torsadé qu’a effectué le caillot de sang lorsqu’il l’a craché dans les toilettes. Soumis lui aussi aux lois physiques, s’en sort bien, esthétique, les mêmes lois qui règlent la maladie qui règne sur son corps.

17. Cependant, vers 7h40, alors que les gamins du premier rentraient du réveillon faits comme des kakis, leur grand-mère s’est mise à gueuler, a voulu à tout prix sortir de son grabat et s’est plantée sur le seuil en gueulant éructant grognant Moi aussi rrh je veux y aller rhh danser grrrhe. Le syndic dont les membres ont péniblement patienté minuit pour se fêter la bonne année s’est réveillé péniblement, et de mauvaise humeur. Il a décidé à l’unanimité, en séance extraordinaire tenue ce jour dans le couloir, qu’on extrade la vieille, à défaut de pouvoir la dépecer sur place.

18. Pino aime la bibliothèque municipale. Alors qu’il a quitté l’école à 13 ans, tous les jours il y fait sa sieste. Il y fait chaud, c’est propre et lumineux et il y a des jeunes filles de partout. Il se munit du sempiternel volume de Leopardi (ça lui rappelle vaguement quelque chose, ce nom), et ne le lit pas. Il s’endort dessus, en prenant soin de ne pas le tacher avec les écailles de la nuit.

19. Mario aime la librairie Feltrinelli. Depuis qu’il est à la retraite, ça fait onze ans, tous les jours il y fait sa sieste. Il y fait chaud, c’est propre et lumineux, et il y a tous les journaux à disposition, et même un petit café (ou du reste il ne va jamais). Il se munit du sempiternel volume de Benedetto Croce (ça lui rappelle vaguement quelque chose ce nom), et ne le lit pas. Il s’endort dessus, en prenant soin de ne pas l’équarrir de ses gestes brusques de bête d’ouvrier portuaire.

20. Drame au 121 bd St Germain. Jean-René, passablement éméché, tenait le couteau à huître pointé sur son sternum et s’est mis à crier à Louis-Maurice : « si tu oses répéter que Jean Paulhan est de droite, je me fais hara-kiri ». Margarida, la bonne, ne savait pas si elle pouvait amener les cafés.


Pierre Antoine Villemaine . Giacometti, « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir ? dans la nuit) »

Giacometti,  « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir ? dans la nuit) »[1]

« Du linge étendu, linge de corps et linge de maison, retenu par des pinces, pendait à une corde. » René Char[2]

« Ce matin en me réveillant je vis ma serviette pour la première fois, une serviette sans poids dans une immobilité jamais aperçue et comme en suspens dans un effroyable silence. »  Alberto Giacometti[3]

 

 

 

L’un des objectifs du metteur en scène lors de la conception d’un spectacle est de trouver, d’inventer le mot, l’expression, qui concentrera l’hétérogénéité de son accès à une œuvre. Trouver le motif indiquant la direction, la tension principale qui orientera l’approche avec les acteurs, qui déterminera l’espace, le décor et la lumière.

Le motif de la suspension nous est apparu comme le mouvement qui anime souterrainement notre spectacle sur Giacometti. Cette suspension, nous l’entendons essentiellement comme interruption, césure, syncope. Comme un arrêt, une coupe dans le temps et l’espace. La suspension est une trêve, une pause, un ajournement, un différé. Suspendre son jugement, son savoir, son vouloir, interrompre momentanément le cours des choses, c’est :

1/ s’interroger sur ce qui nous semble être une des conditions que requiert tout geste créateur, à savoir la touche, qui,  nous dit Didier Anzieu serait la première phase de l’acte créateur. Acte quasi hallucinatoire qui est « ouverture d’un chaos, d’un état de saisissement, de l’émoi, du risque et du vertige »[4].

2/ se donner la possibilité de s’interroger sur les modalités de sa propre approche. Comment ce qui se présente vient à nous, comment cela arrive. C’est observer le mouvement de l’apparaître et tenter de le porter à la compréhension de ses propres possibilités.

La suspension a un lieu : celui du milieu, de l’intervalle, de l’interstice, de l’entredeux. Ce n’est pas un lieu de repos mais un lieu de tension, un « centre de suspension vibratoire » écrit Mallarmé. L’être en suspend est celui qui est en attente, en réserve, en souffrance, c’est un être non-encore achevé, un être en devenir. Il est celui qui n’est pas assuré de la fermeté d’un sol et/ou d’une langue. Le temps de la suspension est celui du non encore éclos, du non encore accompli, d’un événement qui n’est pas assuré de son avoir-lieu. L’être en suspend est celui qui est sur le seuil. Ni dehors ni dedans. Entre la vie et la mort. Animé/inanimé. C’est un survivant. Être suspendu, c’est être accroché, exposé. Une suspension, c’est aussi l’amortisseur, le rebond, la souplesse.

Lors d’un entretien, le peintre Djamel Tatah déclare : « La suspension, c’est ce que je veux peindre. C’est ce rapport au temps que je veux induire dans le tableau. […] Il y a une idée intemporelle dans la suspension. Le temps circule. C’est de la présence. Un tableau, c’est la suspension silencieuse d’un événement […] c’est l’attente d’une transformation, d’un événement ».[5]

 

*

Après le spectacle sur Georges Bataille[6] qui était une méditation sur l’image et son dérobement, méditation qui avait tourné essentiellement autour du point, « cet objet sans vérité objective », que Bataille assimile « au sourire de l’être aimé », nous avions le désir de creuser plus encore ce qu’il en était de l‘exposition de l’acteur sur un plateau ; d’affiner notre questionnement et sa mise en œuvre sur les transformations, mutations, défigurations et métamorphoses d’un corps exposé aux regards. De préciser cette suspension de l’acteur qui s’approche et se retire dans son étrangeté de par l’insistance d’un regard qui se dépose sur lui ; comment s’opère le glissement d’un être vivant à une image, comment il navigue de l’absence à la présence ; comment enfin une figure apparaît depuis le champ de sa disparition.

A l’occasion d’une communication, nous  écrivions[7] : « Voir un corps. Un corps qui devient image ; une présence qui se métamorphose. Un vivant devient objet pour un regard. Non que la forme se défasse, mais une autre enveloppe apparaît. Un autre corps s’extrait du premier. Pas tout à fait un autre. Pas tout à fait le même. Un autre qui n’est pas une simple duplication. Qui lui ressemble cependant, qui a un air de famille. Et qui se trouve à côté lui ? Non, plutôt sorti de lui, maintenant le rapport : ils sont issus du même tronc commun. Cet autre ne se détache pas vraiment du premier. Il se marque dans mon œil tel un calque, une réplique, une épreuve. Il s’affiche très légèrement en avant de lui, comme s’il se précédait. Un écart infime les sépare. Un mince décalage. (un éventail, un feuilleté, un escalier, un pli.) Ils sont si proches. L’image vacille. Elle tremble, se dissocie, se disjoint. L’image vibre. Processus de double vue ? Une double vue qui s’opposerait à la claire voyance de mon premier coup d’œil ? En tout cas l’original semble maintenant accompagné d’une doublure immatérielle, fantomatique.

Le plus frappant lors ce glissement serait ce sentiment que ce qui est devant nous se retire, s’éloigne et, dans le même temps, vient à nous, ou plus précisément revient vers nous, poussé vers l’avant, traversé par une force qui ne vient pas seulement de lui mais d’une puissance qui le dépasse. Je le vois maintenant très nettement. Presque trop nettement. Je suis impressionné par la sûreté de la découpe, la précision incroyable des contours, la clarté anormale de la silhouette qui se détache. Cette netteté bouleverse. Celui qui se prépare à lire m’apparaît telle une image découpée dans du papier, un être de surface, d’une planitude sans profondeur. La vision est d’une précision déformante. Réalisme magique. Apparition hyperréaliste. Ce que je vois n’est plus ce que je voyais il y a un instant. Ma perception s’hallucine. Je suis frappé maintenant par l’indétermination de cette découpe : la limite se fait poreuse entre le corps et l’espace, cette limite n’est plus si assurée, les contours se brouillent ; il n’y a plus de démarcation nette entre le monde extérieur et le corps. Les bords se font bordure. L’homme semble fait de la même substance que ce qui l’entoure. Le sentiment qu’il s’évanouit, qu’il se dissipe, qu’il va disparaître. C’est un adieu. Il transparaît, semble s’enfoncer, se défaire dans l’espace. Et lorsqu’il revient à nous, renaissent des points d’ombre, des courbures, des plans, des reliefs : le volume réapparaît. Voir ce corps. Du coup d’œil au regard. Mon regard n’est plus tranquillement posé sur un objet sûr, constant, à disposition. Ce n’est plus le regard qui s’y connaît, à qui on ne la fait pas, qui reconnaît sans voir. Désormais il est atteint, bousculé par l’équivoque de cette présence qui n’appartient à aucun présent, détruit même le présent où elle semble se produire.[8] 

Cette instabilité, cette plasticité des corps et des visages, cette suspension du temps et de l’espace sont au cœur de l’expérience que nous transmet Giacometti dans son œuvre silencieuse aussi bien que dans ses Écrits. Cette œuvre nous invite à une attention plus aiguë à l’espace, aux corps, à la présence, composants essentiels du théâtre. Ces Écrits se présentent avant tout comme le témoignage d’un regard à la poursuite du réel. Nous avons convié les spectateurs à faire une expérience d’un regard qui soit semblable à celle du peintre. Il s’agissait de mettre en place un dispositif qui produirait sur le plateau une image inquiète, tremblée, vacillante et une présence humaine fragile et rayonnante, forte de sa fragilité même.

*

« On sait ce qu’est une tête ! »   On se souvient de ces mots que Breton lance à Giacometti lors de la rupture de ce dernier avec le surréalisme. Ce sont en effet les têtes qui animent Giacometti et plus encore, c’est le regard : « Un jour, alors que je voulais dessiner une jeune fille, quelque chose m’a frappé, c’est-à-dire que, tout d’un coup, j’ai vu que la seule chose qui restait vivante, c’était le regard. Le reste, la tête qui se transformait en crâne, devenait à peu près l’équivalent du crâne du mort. Ce qui faisait la différence entre le mort et la personne c’était son regard. Alors je me suis demandé – et j’y ai pensé depuis – si, au fond, il n’y aurait pas intérêt à sculpter un crâne de mort.[9] On a la volonté de sculpter un vivant, mais dans le vivant il n’y a pas de doute, ce qui le fait vivant, c’est son regard. »[10]

A propos des portraits qu’il réalise, Antonin Artaud parle, lui, d’une quête éperdue du visage : « Les traits du visage, écrit-il, n’ont pas encore trouvé la forme qu’ils indiquent et désignent, et ne font qu’esquisser […] Ce qui veut dire que le visage n’a pas encore trouvé sa face […] c’est au peintre de la lui donner. »[11]  Ou encore : « Depuis mille et mille ans en effet que le visage humain parle et respire, on a encore comme l’impression qu’il n’a pas encore commencé à dire ce qu’il est et ce qu’il sait. »[12]

Ce sera donc cette quête éperdue, cette interrogation assidue du visage humain que poursuivra Giacometti après sa rupture avec Breton. S’il n’arrive pas à retenir ce qu’il voit, c’est que, dit-il : « Les têtes des personnages ne sont que mouvement perpétuel du dedans, du dehors, elles se refond sans arrêt, leur côté transparent. […] Elles sont une masse en mouvement, allure, forme changeante et jamais tout à fait saisissable ».[13] Certes, comme le note Didi-Huberman, Giacometti dans ses propos « rejoue, comme trop souvent, ce topos de la littérature artistique en quoi nous reconnaissons les « quêtes passionnées », les « échecs sublimes » et les « miracles » dont tant d’artistes, réels ou mythiques, furent crédités, depuis le Grec Apelle jusqu’au Frenhofer de Balzac, depuis Léonard jusqu’à Cézanne, de qui Giacometti voulait clairement prolonger, réincarner, la légendaire inquiétude ».[14] Il n’empêche : « L’apparition parfois, je crois que je vais l’attraper, et puis, je la reperds, et il faut recommencer ».[15] Giacometti sent que ce qu’il réalise le trahit, n’égale pas sa vision. Mais ne serait-ce pas tant l’incapacité du peintre à réaliser ce qu’il voit, (ce qu’il déclare jusqu’à exaspérer ses proches), mais, plus précisément, parce que « le propre du corps est de pouvoir être autre que ce qu’on voit » comme l’écrit Artaud ?[16] Ce ne serait donc pas tant une incompétence qu’une impossible saisie de l’être. C’est que le visage se dérobe à l’absolue transparence du perçu. Le tourment de Giacometti est cet effort qui se heurte à l’invisibilité qui se loge au cœur même du visible, qui lui est coalescente. À cette présence qui s’offre en se retirant. C’est cette difficulté même de la présentation à laquelle il s’affronte, et qui le meut. : « Au cœur, au plus intime du fait même de présenter, écrit Philippe Lacoue-Labarthe, dans une manière (cela relève en effet du style) de faire paraître l’inapparaissant qui sous-tend, ou plus exactement qui se retire et se referme dans la présentation même.».[17] Ce que nous voyons n’épuise pas la présence.  Elle se donne en son retrait, de sorte qu’elle doit être retracée sans fin. Cette impossible capture de l’être, son dérobement exaspère le désir. « Ce qui arrive est l’insatiable désir de ce qui n’arrive pas » écrit Bataille.[18] Ce dérobement est la condition de l’œuvre, son épreuve, la longue marche dit Giacometti.

 

« Ce que Giacometti sculpte, c’est la Distance ».[19]

La mise place du modèle pour le portrait chez Giacometti obéit à une ordonnance extrêmement précise. Il s’agit de trouver la juste distance, la bonne orientation. C’est ce que rapporte James Lord : « En fin de compte, il mit son chevalet en place et posa auprès un petit tabouret dont il ajusta soigneusement les pieds de devant à deux marques rouges peintes sur le ciment de l’atelier. Il y avait des marques semblables destinées aux pieds de devant de la chaise du modèle, qu’il m’invita à mettre en place avec une égale précision. […] Il était assis de telle sorte que sa tête se trouvait à un mètre vingt-cinq ou un mètre cinquante de la mienne et me regardait à quarante-cinq degrés par rapport à la toile placée juste devant lui. Il ne m’indiqua aucune pose à prendre, mais il me demanda de le regarder en face, la tête droite, les yeux dans les yeux  »[20] La distance permet de contrôler les dimensions du modèle. Il faut que celui-ci ne soit ni trop proche, car alors la forme se perdrait au profit du détail, dans des micro-perceptions et le corps deviendrait un paysage chaotique, ni trop loin car alors n’apparaîtrait qu’une silhouette. [21]

Dans la mise en place du modèle, il importe que le corps se détache d’un fond qui maintienne la distance de la reconnaissance. On ne retrouve pas chez Giacometti les grands aplats chers à Bacon. La figure chez Giacometti semble surgir d’un fond immémorial, originaire. Elle en provient, elle s’en extirpe. Elle lui reste liée, profondément ancrée. Ce fond d’ailleurs transparaît sur le corps translucide du modèle, sauf bien entendu sur le visage qui retient, concentre toute la tension du portrait. Comme si une partie du corps était négligée au profit exclusif du regard, ce qui, par ailleurs, s’inscrit dans toute la tradition du portrait. Dans les portraits de Giacometti, surtout ceux de la dernière période, le fond est « à peine esquissé, écrit Dupin, ou tracé avec la plus grande insouciance. L’indifférenciation des fonds souligne l’isolement du sujet et manifeste cette présence du vide autour des êtres et des choses. […] Le fond est savamment abandonné à lui-même ; gris et informe, à la fois sale et lumineux. »[22] Ces fonds recueillent la mémoire de la venue du tableau. On y pressent en effet les premiers essais, les recouvrements des premières figures, les repentirs. Une déchirure du fond, une sorte de halo d’un gris plus clair borde le haut du corps, à hauteur des épaules. Ces auréoles qui entourent la tête sont comme la trace d’un effacement d’une autre version du portrait. Elles rappellent également les icônes byzantines. Ce sont les rapports du fond et de la figure qui génèrent le sentiment de la profondeur. « Moi je pense que Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie » déclare Giacometti. Il suivra le même chemin. Cette profondeur, cette ouverture de l’espace que Giacometti associe à un silence est essentielle : « J’avais tout d’un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous, et qu’on ne remarque pas parce qu’on y est habitué. La profondeur métamorphosait les gens, les arbres, les objets. Il y avait un silence extraordinaire, presque angoissant. Car le sentiment de la profondeur engendre le silence, noie les objets dans le silence.»[23]

La distance, ou plutôt le sentiment de la distance, qui distribue les dimensions est affectée chez Giacometti.  Lui, il veut peindre ce qu’il voit, tout simplement.  Et voila que les êtres et les objets se rétrécissent vertigineusement sur sa toile. C’est ce qu’il rapporte d’une séance de travail avec son père : « Et moi j’ai dessiné une fois dans son atelier – j’avais 18-19 ans – des poires qui étaient sur une table – la distance normale d’une nature morte. Et les poires devenaient toujours minuscules. Je recommençais, elles redevenaient toujours exactement à la même taille. Mon père agacé, a dit : « Mais commence à les faire comme elles sont, comme tu les vois ! » Et il les a corrigées. J’ai essayé de les faire comme ça et puis, malgré moi j’ai gommé, j’ai gommé et elles redevenues une demie-heure après, exactement au millimètre, de la même taille que les premières. »[24]  Il rapporte également qu’à une période de sa vie, l’ensemble de ses sculptures tenait dans une boîte d’allumette ! Ces figurines, il les a sculptées tout simplement comme il les a vues, c’est-à-dire:infiniment distantes, environnées de vide.

Dans le geste de peindre, dans le temps même de l’exécution, la distance se modifie en permanence et le peintre s’affronte au chaos, au déferlement. Il se bat avec un grouillement de couleurs, de traits, de taches. Il se retrouve bientôt face à une muraille de peinture. Il se noie dans cette confusion. Giacometti s’enfonce dans le visage du modèle. Il semble trop proche de la matérialité de la peinture, trop proche du jeté. Il semble s’égarer hors de la composition et  perdre la structure.[25] Et pourtant, écrit Deleuze, « ce sont ces petites perceptions obscures, confuses, qui composent nos macroperceptions, nos aperceptions conscientes, claires et distinctes : jamais une perception consciente n’arriverait si elle n’intégrait un ensemble infini de petites perceptions qui déséquilibrent la macroperception précédente et préparent la suivante. »[26] Ainsi, lorsque le spectateur s’éloigne suffisamment de la toile, lorsqu’il prend le recul nécessaire, trouve la juste distance, alors la composition apparaît avec une force incomparable. C’est ce que rapporte Genet à propos de son propre portrait qu’est en train d’exécuter Giacometti  : « Le portrait m’apparaît d’abord comme un enchevêtrement de lignes courbes, virgules, cercles fermés traversés d’une sécante, plutôt roses, gris ou noirs – un étrange vert s’y mêle aussi enchevêtrement très délicat qu’il était en train de faire, où sans doute il se perdait. Mais j’ai l’idée de sortir le tableau dans la cour : le résultat est effrayant. À mesure que je m’éloigne (j’irai jusqu’à ouvrir la porte de la cour, sortir dans la rue, reculant à vingt ou vingt-cinq mètres) le visage, avec tout son modelé m’apparaît, s’impose – selon ce phénomène déjà décrit et propre aux figures de Giacometti – vient à ma rencontre, fond sur moi et se re-précipite dans la toile d’où il partait, devient d’une présence, d’une réalité et d’un relief terribles. »[27]

La mise en place de la pose est une mise en scène qui définit une aire de jeu pour un regard halluciné. C’est que le regard porté aux êtres par Giacometti rend compte d’un double mouvement : un va et vient du réel vers l’œuvre et de l’œuvre vers le réel. « C’est que pour compléter la perception, note Merleau-Ponty, les souvenirs ont besoin d’être rendu possibles par la physionomie des données. Avant tout apport de mémoire, ce qui est vu doit présentement s’organiser de manière à m’offrir un tableau où je puisse reconnaître mes expériences antérieures ».[28] Cela signifie que l’expérience valide, vérifie la vision attendue, souhaitée. La vision cherche et trouve sa confirmation. Giacometti retrouve ainsi dans chacun de ses portraits une émotion initiale qui informe son regard. (Est-ce pour cela que les portraits se ressemblent ? « Plus c’est vous, plus vous devenez n’importe qui », déclare-t-il.[29]) Sa réalité, ce qu’il perçoit, est transfigurée. Dès lors l’œuvre se présente comme le rappel, la commémoration d’un événement. Giacometti se lance à la poursuite d’un objet perdu, à la recherche d’un lieu, d’une aire de jeu pour cet événement. Comme l’enfant, il joue et rejoue avec la dimension de l’absence. Ce jeu est fragile, incertain, risqué, mais aussi source de mise en mouvement, source de toute transformation et de jouissance. Le jeu crée la « fête de la mort, écrit Pierre Fédida, […], le jeu éclaire le deuil : il en effectue le sens caché. »[30] À propos du jeu de l’enfant, Winnicott note que cette « précarité du jeu vient de ce qu’il se situe toujours sur une ligne théorique entre le subjectif et l’objectivement perçu » et que « cette aire de jeu où l’on joue n’est pas la réalité psychique interne. Elle est en dehors de l’individu, mais elle n’appartient pas non plus au monde extérieur »[31].  Cette aire se situe dans l’entredeux, en suspens. Une émotion celée dans le passé serait donc le point aveugle que Giacometti ressasse, déploie à l’infini dans son œuvre ; une émotion « originaire » qu’il réactualiserait sans cesse, dont l’origine ne serait pas historique mais hors du temps. « L’origine, écrit Didi-Huberman, n’est pas seulement ce qui a lieu une fois et n’aura plus jamais lieu. C’est tout aussi bien – et même plus exactement –  comme ce qui au présent nous revient comme de très loin, nous touche au plus intime, et tel un travail insistant du retour, mais imprévisible, qui viendrait délivrer son signe et son symptôme ».[32]

L’œuvre est ainsi l’aire de jeu où Giacometti renoue et rejoue avec l’absence. Ce jeu est risqué écrit Winnicott, car « il faut admettre que le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant. Et l’on peut tenir les jeux (game) avec ce qu’ils comportent d’organisé, comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu (play) » (La langue anglaise possède deux mots pour dire le jeu : game est le jeu qui obéit à des règles déterminées, précises, qui donc définissent un cadre, des limites, à l’opposé de play qui est le jeu qui se déploie librement, qui s’ouvre à l’aventure.)

Giacometti hallucine le visage qu’il perçoit. On notera que le mot allemand Gesicht signifie à la fois visage et vision. La commotion revient, se représente. Ce choc, Giacometti le rappelle avec insistance dans de multiples variantes, dont celle-ci : «  Quand pour la première fois j’aperçus clairement la tête que je regardais se figer, s’immobiliser dans l’instant, définitivement. Je tremblai de terreur comme jamais encore dans ma vie une sueur froide courut dans mon dos. Ce n’était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n’importe quel autre objet, mais non, autrement, non pas comme n’importe quel objet, mais comme quelque chose de vif et mort simultanément. Je poussai un cri de terreur comme si je venais de franchir un seuil, comme si j’entrais dans un inonde encore jamais vu. »[33]

Ce n’est donc pas une distance mesurable que sculpte Giacometti, mais une distance émotionnelle, une distance éprouvée. Cette distance est celle qu’instaure la présence même du modèle. « Cette distance, écrit Maurice Blanchot, n’est en rien distincte de la présence à laquelle elle appartient, de même qu’elle appartient à cet absolu distant qu’est autrui, au point que l’on pourrait dire que ce que Giacometti sculpte, c’est la Distance, nous la livrant et nous livrant à elle, distance mouvante et rigide, menaçante et accueillante, tolérante-intolérante, et telle qu’elle nous est donnée chaque fois pour toujours et chaque fois s’abîme en un instant: distance qui est la profondeur même de la présence, laquelle, étant toute manifeste, réduite à sa surface, semble sans intériorité, pourtant inviolable, parce ce que identique à l’infini du Dehors. »[34] Distance infiniment fluctuante, jamais assurée. Le modèle apparaît comme proche et distant à la fois, distant dans sa proximité même, immergé dans une réalité sans mesure.

Cette présence apparaît à Giacometti dans une suspension du mouvement, comme un surgissement de réel. L’être vu est isolé, séparé, absolument. Il lui est donné comme une suite de d’instants, un enchaînement saccadé d’images, comme le défilement syncopé d’un diaporama plus que dans la continuité rythmique d’un film. « Tous les vivants étaient morts, et cette vision se répéta souvent dans le métro, dans la rue, clans le restaurant, devant mes amis. Ce garçon de chez Lipp qui s’immobilisait, penché sur moi, la bouche ouverte, sans aucun rapport avec le moment précédent, avec le moment suivant, la bouche ouverte, les yeux figés dans une immobilité absolue. »[35]

 

 

Les portraits de Caroline

 

Freud rappelle que « l’impression optique reste le chemin par lequel l’excitation libidinale est le plus fréquemment éveillée » Le regard est désir, il est semblable à la caresse dont parle Levinas,  caresse, écrit-il « qui consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir – jamais assez avenir – à solliciter ce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore. Elle cherche, elle fouille. Ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. »[36]

Dans la dernière partie de son œuvre Giacometti ne s’occupera pratiquement plus que de trois modèles : ses proches, à savoir sa femme Annette, son frère Diego et enfin Caroline, jeune femme rencontrée dans les bars de Montparnasse.[37] Avec cette dernière, la pulsion scopique sera portée à son comble. C’est toute une érotique du regard qui va se jouer entre eux. « Regarder, c’est exhiber son regard. » (Tertullien) Ainsi chacun va tour à tour voir et être vu. Si modèle et le peintre tendent à fonder une entité unique, voire une fusion, remarquaient Lord et Genet, cette fusion trouvera en Caroline son point d’excès. Plus de cinq ans au total de fascination réciproque, écrit Bonnefoy. Cette passion évoque la passion bataillienne. La passion de ce narrateur absorbé par une intrigue de terreur, de mort et de désir pour Madame Edwarda, « avide de son secret, écrit Bataille, sans douter un instant que la mort régnât en elle. »[38] Comment ne pas citer ces mots : « Elle me vit : de son regard, à ce moment-là, je sus qu’il revenait de l’impossible et je vis, au fond d’elle, une fixité vertigineuse […]  L’amour, dans ses yeux était mort, un froid d’aurore en émanait, une transparence où je lisais la mort.»[39] Caroline déclara un jour « J’étais sa démesure. »[40] Avec elle, Giacometti va traverser l’épreuve de l’excès de la présence et de l’excès d’absence. Épreuve de passage de « l’ultramatérialité » d’un corps, d’une « présence exorbitante »[41], à une dématérialisation de ce corps qui s’éloigne, qui se retire jusqu’à devenir une figure du sacré. Sacré dont Jean-Luc Nancy parle précisément en termes d’éloignement : « Ce « divin » ou ce « sacré » n’est autre chose que l’éloignement et le creusement à travers lequel se fait le contact avec l’intime : à travers lequel se déclare la passion de son in/extériorité infinie – passion de souffrance et passion de désir. C’est l’écartement nécessaire à la communication de soi. En ce sens tout portrait est « sacré » (autant dire d’ailleurs « secret ».)[42] C’est que la relation de désir nous place dans un face à face avec quelqu’un qui tout à la fois est une personne et une non personne.

Les premiers portraits de Caroline sont semblables à ceux que Giacometti réalise de sa femme et de son frère. Ils se dépersonnalisent, tendent vers l’anonymat. Le regard se lance, il se jette en avant de « cette face qu’on dirait porteuse d’yeux. »[43] Ce regard semble surgir de très loin, du fond d’une boîte noire. Sur ces premiers portraits, nous discernons les yeux de Caroline. Ils sont d’une fixité cadavérique, comme vitrifiés. Ils touchent, atteignent, percent le regardeur avec la violence inouïe d’une flèche, d’une pointe (punctum). C’est un regard impersonnel, un regard pétrifié qui pétrifie à son tour celui qui le croise. C’est le regard de la Méduse, de cette Méduse qui est à la jouissance par le regard ce que les Sirènes sont à la jouissance par la voix.  «  Le regard, s’il insiste est virtuellement fou, écrit Roland Barthes dans La chambre claire, il est à la fois effet de vérité et effet de folie. »[44] Le peintre est celui qui méduse le modèle, le paralyse, le fige, l’immobilise sur la toile, mais qui est saisi, médusé à son tour. « Tout tableau est une tête de Méduse, dit Le Caravage. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée ». Au fur et à mesure des portraits, les yeux de Caroline disparaissaient pour faire place à un trou noir. Plus de lueur, plus de reflet d’une lumière du monde extérieur dans la pupille, plus d’éclat, plus d’émail du regard. (Barthes) L’iris des yeux s’estompe, les couleurs disparaissent. Reste un point d’intensité. Un point qui serait situé derrière les yeux, comme un regard derrière le regard et qui l’animerait. Un « point intérieur qui nous regarde à travers les yeux » écrit Giacometti.[45] Le noir de la pupille a envahi tout son champ de vision.[46] Ce regard est semblable au trou noir des physiciens, cette région de l’espace qui est dotée d’un champ gravitationnel si intense qu’aucun rayonnement ne peut s’en échapper, où la densité, infiniment compressée en un point, où tous les objets célestes proches, inexorablement attirés, s’y engouffrent et ne peuvent jamais en ressortir. Le regard de Giacometti est aspiré, englouti, défait par la densité ce noir. Les yeux de Caroline se sont retirés pour faire place à une absence de regard. Non, pas tout à fait une absence de regard, ni le regard d’une absente, mais le regard même de l’absence.[47] C’est ce regard de l’absence que Giacometti soutient de toutes ses forces, au risque de défaillir. Le visage est devenu un « conte de terreur. » (Deleuze) Une tête, un crâne. Le visage tout entier est devenu regard. Désormais Giacometti se heurte au « gouffre insondable de la face. » (Artaud) Il fait face à l’anonyme, à  ce qu’il y a inhumain dans l’homme, à son visagebunker, dévisagéifié.[48] « Le visage humain porte en effet une espèce de mort perpétuelle sur son visage » écrit Artaud, « la face humaine telle qu’elle est se cherche encore avec deux yeux, un nez, une bouche et les deux cavités auriculaires qui répondent aux trous des orbites comme les quatre ouvertures du caveau de la prochaine mort. »[49] Rappelons-nous la mouche du récit Le rêve, le Sphinx et la mort de T. : « A ce moment-là, une mouche s’approcha du trou noir de la bouche et lentement y disparut. »[50] Cette mouche est comme un appel du dedans, une invitation à pénétrer à l’intérieur du crâne, à l’intérieur de la caverne qu’est le crâne. Le regard désire l’intérieur du corps, désire pénétrer « dans le lieu du secret, dans la crypte, dans le creuset » écrit Derrida à propos des dessins d’Artaud.[51] Un regard pénétrant donc, par la bouche, par les orbites et qui explorerait les creux, les cavités, qui parcourrait la cave d’un corps devenu caveau. Giacometti, tel Artaud creusant l’énigme du visage humain, cherche alors son lieu dans une cavité. Comme lui, insistant sur les trous du visage, il rencontre « le vide de l’orifice, le chaos, le khaein, la béance abyssale du visage en l’ouverture de tous ses trous, de sa bouche de vérité, de ses yeux creusés.»[52] (Derrida) Dans cette cavité, il vient se lover, il vient y perdre les limites de son corps, vient s’y fondre et s’y confondre. Dans Hier, sables mouvants, Giacometti nous rapporte sous la forme d’un récit vraisemblable, la découverte enfantine d’une grotte près d’un « monolithe d’une couleur dorée, s’ouvrant à la base sur une caverne : tout le dessous était creux, l’eau avait fait ce travail […] Là, j’essayais de creuser un trou juste assez grand pour y pénétrer […] Une fois là, je m’imaginais cet endroit très chaud et noir ; je croyais devoir éprouver une grande joie. »[53] Il construit donc un vide pour venir l’habiter. Un creux où vient séjourner le corps. Pour y jouer et jouir. Il rejoint ainsi la matrice originaire à laquelle il s’identifie. Comme s’il avait retrouvé un lieu de vérité. S’y perdant, s’y abandonnant, il devient l’espace environnant, il devient le vide même.

L’une des oeuvres les plus frappantes de cette identification de Giacometti avec le vide est certainement L’objet invisible (Mains tenant le vide) qui date de 1934. Statue au corps de femme, dotée d’un visage animal et dont les longues mains presque jointes, enclosent et maintiennent une place vacante. Bonnefoy établit un rapprochement avec La Madone entourée d’anges, tempera sur panneau de Cimabue que Giacometti appréciait tout particulièrement. Cette Madone présente de même des doigts très minces, effilés qui enserrent l’enfant Jésus. Avec prudence, devant cette oeuvre « si clairement oedipienne », Bonnefoy avance : « Postuler l’enfant dans ces mains, le percevoir comme le fils absent et présent qui donnerait sens au fantasme, est moins une rêverie, à mon sens, qu’approcher la vérité de l’œuvre. »[54] « Je rappelle, poursuit-il, que La femme cuillère, de quelques années antérieures, nous était paru gravide, mais d’un enfant qui lui aussi était un “vide”, un néant tout autant qu’une présence ».

Ce que voit Giacometti en Caroline le consume. Son désir exacerbé est semblable à celui du chasseur Actéon. Actéon désire Diane, la « chasseresse court vêtu ». Posté dans les fourrés, il surprend nue la déesse prenant son bain, entourée de ses suivantes. Diane l’aperçoit. Alors, « elle puisa de l’eau et inonda le visage du jeune homme […] et elle ajouta  « Et maintenant, libre à toi d’aller raconter, si tu le peux, que tu m’as vu sans le voile ! »[55] Le voyeur est percé par l’objet de son regard. L’excès du voir et du savoir (Oedipe, Tirésias) est condamné par les grecs qui y voient là démesure. La prétention de saisir la vérité nue, sans voile, mène à l’éblouissement, à la folie, à la mort par mise en pièces du corps, démembrement, dispersion ou dévoration.

La « Pointe à l’œil » (1931), est une œuvre tout à fait exemplaire de cette intrication de jeu, de désir et de violence. Elle est l’image même du regard acéré, aiguisé, pénétrant de Giacometti. Cette oeuvre a la dimension d’un jeu de société. Un socle de bois rectangulaire est creusé en son pourtour d’une rigole qui dessine un circuit. À l’une des extrémités de ce socle, une tête de très petite dimension figée par un clou et, lui faisant face, un stylet – une longue lame effilée – fixée également sur une courte tige d’acier. Cette pointe, frôle les yeux du visage, elle est sur le point de s’enfoncer dans l’œil, de crever les yeux. Une suite de photographies en noir et blanc de Man Ray qui se joue de l’ombre portée du stylet, renforce cette impression de culte froid et glacé de mise à mort. Il y a chez Giacometti une cruauté à l’œuvre.[56] Ce que rappelle Jacques Dupin : « Il y a, il y avait surtout, chez Giacometti, un instinct de cruauté, un besoin de destruction qui conditionnent étroitement son activité créatrice. […]. Le spectacle de la violence le fascine et le terrifie. Naguère, avec des personnes de rencontres ou des amis, surtout des femmes, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer comment les tuer »[57].  Ce qui nous dit clairement La Pointe à l’œil, c’est que, d’une part, le regard est désir et profanation et, d’autre part, que regarder intensément mène à l’aveuglement. Par son excès, le peintre perd son modèle et il se perd lui-même. Il fera désormais l’expérience de la nuit. Une fois encore, Giacometti nous semble proche de L’expérience intérieure de Bataille qui écrit « Ce qui se trouve alors dans l’obscurité profonde est un âpre désir de voir quand, devant ce désir, tout se dérobe. »[58] Ces mots pourraient concentrer l’expérience de Giacometti avec Caroline. Se perdre et perdre l’œuvre. Et si l’aveuglement était une des conditions qu’exigeait l’œuvre ? Rappelons ces mots de Didier Anzieu : « Devenir créateur, c’est laisser se produire, au moment opportun d’une crise intérieure (mais ce moment, toujours risqué, ne sera reconnu opportun qu’après coup), une dissociation ou une régression du Moi, partielles, brusques et profondes : c’est l’état de saisissement. »[59]

*

« C’est une suspension, c’est Elle. »

 

« En face d’une suspension, il dit : « C’est une suspension, c’est Elle. » Et rien de plus. Et cette constatation soudaine illumine le peintre. La suspension. Sur le papier elle sera, dans sa plus naïve nudité. » Jean Genet[60]

 

 

Mais la comédienne n’est pas le modèle du peintre, elle n’est pas figée sur une toile inanimée.  Elle parle !  Et de même que le regard, la parole scrute et fouille le visible. La parole dirige la vue, elle fait voir, fait arriver, fait apparaître. Avec précision, les mots de Giacometti vont sculpter ce visage de la comédienne exposé aux regards. Le spectateur est suspendu aux lèvres de l’actrice. Ce qu’il contemple (car il s’agit bien d’instaurer une contemplation, une contemplation visuelle et auditive) est tracé par les mots qu’elle prononce. Sa perception est guidée, sa vision modelée par la parole. Les mots de Giacometti évoquent, suggèrent, rappellent, font entrevoir. Ils dirigent l’attention du spectateur, la focalise. S’il n’y avait pas de mots, juste une présence muette sur le devant de la scène, la tension se dissiperait rapidement et rien se manifesterait. Le visible est ainsi fictionnalisé par le discours. Les mots que profère la comédienne orientent les regards portés sur son corps, ce sont des caresses ou des coups dont elle perçoit la touche. Le spectateur entre ainsi en travail. Ce qu’il perçoit oscille dans l’entre-deux du voir et de l’entendre. « Écouter quelqu’un, entendre sa voix, exige de la part de celui qui écoute, une attention ouverte à l’entre-deux du corps et du discours et qui ne se crispe ni sur l’impression de la voix [ou du corps] ni sur l’expression du discours. » (Denis Vasse)[61] La voix féminine qui emprunte le “je” de Giacometti renforce cette oscillation. Le choix d’une femme pour interpréter ces Écrits est essentiel. Il crée un écart entre ce que le spectateur voit et ce qu’il entend. Cette inadéquation met son écoute et sa vision en éveil, en alerte. Si un homme disait, jouait les mots de Giacometti peut-être qu’à la limite, on ne le verrait même pas. Nous verrions quelqu’un qui joue (à) Giacometti, c’est-à-dire qu’il apparaîtrait comme signe – mime d’un personnage – quand bien même s’il s’en distancierait.  Ce n’est pas notre propos. Ce que nous cherchons, ce n’est pas la production d’une image, reconnaissable, identifiable, mais plus exactement l’exposition d’une présence qui échapperait de justesse au signe.

Le déploiement de la parole opère également un ralentissement, une élongation du temps. Ce déploiement ouvre le temps de l’attention. Il crée un temps suspendu, celui de la contemplation. Le temps affecte le regard.  Cette contemplation n’est pas passivité, mais réception active : la chose vue n’est pas donnée une fois pour toute, elle est labile, malléable. Une image faisant signe, indiquerait une direction, qui désignerait mais dont le sens resterait à produire. Une image qui montrerait, qui ne démontrerait pas. Cette contemplation serait analogue à l’écoute flottante de Freud. Contemplation flottante donc, qui n’établirait pas une hiérarchisation des données, qui ne trancherait pas immédiatement, ne conclurait pas de suite. Cette contemplation crée un regard actif. Le spectateur est invité à devenir co-créateur de ce qu’il voit. Il ne s’agit pas de comprendre mais de recevoir, d’accueillir et d’élaborer. Le visage de la comédienne ne se présente pas en effet comme un signe à interpréter, il ne supporte pas une signification. Il n’est le pas le support d’une idée, d’une intelligibilité. Il est cet « essentiellement caché [qui] se jette vers la lumière, sans devenir signification. »[62] L’apparition de l’autre n’est pas un événement de la connaissance, mais un événement du sentiment. Il ne signifie pas autre chose que ce qu’il est. « Le messager est le message » dit Levinas. L’autre n’annonce aucun sens, il est l’annonce, c’est-à-dire le non-sens, « le visage d’autrui est sa manière de signifier. »[63]

Donc la comédienne est assise à l’avant scène sur une chaise, très proche du public. Le regard du spectateur s’immobilise sur son visage dans un long plan fixe. Pas d’action, si ce n’est le déploiement de la parole. Dans ce plan fixe, le corps vu est à la fois objet et sujet, « vif et mort à la fois » (Giacometti). Dans le portrait du peintre, c’est la figure inanimée qui nous regarde comme un être vivant. Quant au modèle et à la comédienne, l’opération est inversée : pris dans l’image, c’est le vivant qui est vu comme une chose. Dès lors, elle est une présence en suspend, prise dans un entrelacs d’animé et d’inanimé. Dans les deux cas, il s’agit d’un échange, de la rencontre avec un regard. Que cet échange soit effectif (la touche directe) ou seulement pressenti (le regard adressé, tourné vers), c’est le sentiment de se sentir regardé qui nous retient. Et ce sentiment, c’est précisément l’expérience de l’aura dont parle Walter Benjamin : « Car il n’est point de regard qui n’attende une réponse de l’être auquel il s’adresse. Que cette attente soit comblée (par une pensée, par un effort volontaire d’attention, tout aussi bien que par un regard au sens étroit du terme), l’expérience de l’aura connaît alors sa plénitude. [Elle] repose donc sur le transfert, au niveau des rapports entre l’inanimé – ou la nature – et l’homme, d’une forme de réaction courante dans la société humaine. Dès qu’on est – ou qu’on se croit – regardé, on lève les yeux. Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux. »[64] Interpellé, celui qui se croyait en sécurité dans la pénombre de la salle est contacté, saisit, pris dans un face à face. Face à face qui est un toucher à distance. Celui qui est là, devant moi, mon semblable, ce­lui qui est vu soudain me regarde. « Apparition incertaine » dit Giacometti. « Apparition interrogative » écrira Sartre.

Le spectateur se fait alors voyeur, voyant. L’inconnu, c’est ce qui est jeté là devant lui, ici et maintenant, en pleine lumière. Présence troublante, que rien ne cache, qui s’offre à nous et qui ne peut être saisi. Tout est ici à découvert, il n’y a rien derrière et cela nous reste opaque.  Cette exposition est sans mystère, sans dramatisation, sans pathos, d’une simplicité sans mesure. Ce n’est pas un corps mystérique : ce corps est l’évident, le manifeste secret de l’être, le mystère de sa clarté même.

Giacometti n’ajoute pas, il retire de la matière à ses sculptures, il abstrait de la terre jusqu’à l’instant critique où la statue est proche de l’effondrement, jusqu’à que cela ne tienne qu’à un fil. Cette tension vers l’épure est excès. Excès de simplicité et de nudité. Excès que nous devons transposer sur la scène. Que l’extrême simplicité recherchée ne devienne pas synonyme d’austérité. Si la comédienne bouge peu – et la pose en effet est infiniment sobre – elle ne se fige pas. C’est dire que « son immobile est un actif agissant. » (Artaud) Elle est en arrêt, ce qui ne veut pas dire en repos. « La puissance du combat s’accomplit dans le silence de toute action. » (Bataille)[65] Elle est en arrêt, comme l’animal est aux aguets. Son immobilité est un mouvement sur place, sans déplacement, qui agit par vibration et rayonnement, irradiation. Elle est en vigilance. Son calme provient de son écoute attentive de la profondeur  silencieuse de l’espace. La difficulté consiste à préserver la vitalité, la force affirmative et la légèreté de l’esquisse au sein même de l’épure. On se souvient que Giacometti disait envier la grâce aérienne de Miro.

Dans Le rêve, le Sphinx et la mort de T., texte souvent cité ici, Giacometti nous révèle l’expérience – le choc, la commotion –, « une trouée dans la vie » écrit-il,[66] qu’il a éprouvé en assistant à la mort d’un proche. Expérience capitale a bouleversé de fond en comble sa manière d’appréhender le monde. Une révélation que cette mort de l’autre et aussi, peut-être, une chance. Oui, tout a changé, une porte s’est ouverte brusquement sur un monde inconnu jusqu’alors. « Ce jour-là, la réalité s’est revalorisée pour moi du tout au tout »[67] dit-il. Le texte part à la dérive, il fonctionne par sauts d’affects, par associations ; il passe allégrement du présent au passé, accumulant les retours en arrière, les reprises et les ressassements. Giacometti semble prendre un malin plaisir à brouiller les pistes, à s’égarer et à égarer son lecteur. Ce que nous retiendrons : l’expérience de cette mort en directe nous est rapportée avec distance. L’expérience est si grave, elle l’engage si profondément qu’elle ne peut être restituée que dans un éloignement de soi, avec légèreté, une légèreté essentielle. Si la mort est toujours présente, c’est avec « le sourire aux lèvres », selon l’heureuse expression de Meyerhold que la comédienne interprétera ce texte.[68] C’est en souriant, rappelle Deleuze, que Cézanne prononçait ces mots : « C’est effrayant la vie ! » D’autre part, autre forme d’éloignement : ce récit prend un tour fictif. Son statut est de fait indécidable. Est-ce du biographique ?, est-ce de la fiction ? Vérité des faits ou vérité de l’émotion ? Cet indécidable, cette suspension, est le moteur cette écriture, ce qui l’anime, il en est le ressort. (Cet indécidable consisterait à ce que l’événement qu’est la mort d’autrui nous met hors de nous-même, que retenons-nous ?, qu’arrive-t-il, exactement ? ) Retenons cet éloignement de soi, il est capital. Il oriente en effet de manière décisive l’interprétation de l’actrice. Il détermine sa tension affective. Cet éloignement est un rapport de non-identification avec le dire du texte et le pathos qu’il véhicule. La comédienne ne mimera donc pas les affects, ne les redoublera pas lors de son interprétation. Elle maintiendra une distance.  Non pas la distance de celle qui sait, ou une distance impassible, car, bien entendu elle est traversée par les émotions, le texte résonne en elle, dans son intimité, mais bien parce que la distance est inscrite dans le procès même de l’émotion, comme dessaisissement de soi. Celui qui est touché, saisi, affecté ne s’appartient plus. C’est précisément cela faire une expérience. Rappelons la définition que propose Martin Heidegger : «  Faire une expérience avec quoi que ce soit, une chose, un être humain, un dieu, cela veut dire : le laisser venir sur nous, qu’il nous atteigne, nous tombe dessus, nous renverse et nous rende autre. Dans cette expression, « faire » ne signifie justement pas que nous sommes les opérateurs de l’expérience; faire veut dire ici, comme dans la locution « faire une maladie », passer è travers, souffrir de bout en bout, endurer, accueillir ce qui nous atteint en nous soumettant à lui. Cela se fait, cela marche, cela convient, cela s’arrange. » [69]

La comédienne active ce dessaisissement[70], elle joue avec sa propre déstabilisation, avec sa propre fragilité. C’est un art du suspens. C’est l’art du danger, c’est le risque de l’acteur.[71] Nous sommes toujours dans ce jeu de variations infinies de la distance, dans ces jeux du proche et du lointain.[72] À propos de Kafka, Maurice Blanchot fait cette remarque qui vaudra pour le jeu de la comédienne : « Tout se passe comme si, plus il s’éloignait de lui-même, écrit-il, plus il devenait présent. Le récit de fiction met, à l’intérieur de celui qui écrit, une distance, un intervalle (fictif lui-même), sans lequel il ne pourrait s’exprimer. Cette distance doit d’autant plus s’approfondir que l’écrivain participe d’avantage à son récit. Il se met en cause, dans les deux sens ambigus du terme : c’est de lui qu’il est question et c’est lui qui est en question – à la limite supprimé. »[73]

Parfois la comédienne ne s’adresse pas directement au public. A qui parle-t-elle ? Elle est sous contrôle, sous la garde d’un regard impersonnel et omniprésent : celui de l’espace dans lequel elle est immergée. Elle se sent comme une chose, une minuscule présence isolée au milieu d’un immense espace. S’exposant à exister dans le visible, elle s’expose à un regard invisible et vide. Les mots qu’elle envoie se diffusent puis se dissipent dans l’étendue indéfinie du plateau. Ils sont destinés aux vivants bien sûr, aux spectateurs dans la salle, mais également aux absents, « au peuple des morts »[74]  écrit Genet.

« C’est une suspension, c’est Elle ». Le spectateur ne sera donc pas en face d’images immédiatement identifiables, mais d’images inachevées, en mouvement, inductrices de rêveries, d’émotions et de pensées. Nous emprunterons le terme de défiguration, défiguration créatrice, à Évelyne Grossman: « La défiguration, écrit-elle, est à la fois dé-création et re-création permanente des formes provisoires et fragiles de soi et de l’autre. »[75] L’image première, celle du premier coup d’œil, de la première reconnaissance s’effrite, se défait, perd de sa stabilité, de son assurance, de sa sûreté. L’image est plastique, c’est-à-dire qu’elle possède une  capacité à se transformer, à transformer ses propres limites, à se déplacer, à devenir autre.[76]  Le vocable modèle indique précisément la plasticité, le modelage, le pétrir, la transformation.

Dans une lettre à André de Rénéville (1933) Artaud écrit : « Il serait vain de considérer les corps comme des organismes imperméables et fixés, Il n’y a pas de matière, il n’y a que des stratifications provisoires d’état de vie. »[77]

Revue Théâtre/Public N° 180, mars 2006


[1] Alberto Giacometti, Écrits, Édition Hermann, Paris, 1992 p. 64.

[2] René Char, « Alberto. Giacometti », Recherche de la base et du sommet, Pauvreté et privilège, 1954

[3] Écrits, p. 31.

[4] Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Essais psychanalytiques sur le travail créateur, Gallimard, 1981, p. 93.

[5] Djamel Tatah, Barbara Stehlé-Akhtar et Christophe Bident, Paris Musées, Actes Sud, 2003, p. 107.

[6] La passion selon Georges Bataille. Spectacle réalisé à partir des textes Mme Edwarda et L’expérience intérieure. Mise en en scène de Pierre Antoine Villemaine, avec Gisèle Renard et Yves-Robert Viala. Lumière de Philippe Lacombe. Création au Théâtre de l’Atalante, Paris, 1991.

[7] Une lecture instable, Actes du Colloque Maurice Blanchot, direction Christophe Bident, Pierre Vilar, Éditions Farrago, Automne 2003. Texte repris en 2005 dans  la Revue “Littérature”, “Théâtre, un retour au texte ?”  Éditions Larousse.

[8] Maurice Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, 1959, pp. 18-19.

[9] Ce crâne sera l’œuvre qu’il réalisera en 1933-34, intitulée Le Cube. Œuvre, par d’ailleurs, que Giacometti ne revendique pas comme étant de la sculpture. Voir à ce propos Georges Didi-Huberman, Le cube et le visage, Autour d’une sculpture de Giacometti, Macula, 1993 ?

[10] Écrits, p. 246.

[11] Antonin Artaud, dessins, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 48.

[12] Ibid.

[13] Écrits, p. 218.

[14] Georges Didi-Huberman, Le cube et le visage, op. cit., p. 13.

[15] Entretien avec Pierre Schneider. Écrits, p. 268.

[16] Antonin Artaud, Œuvres complètes, XXII, p.106

[17] Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, Christian Bourgois, 1986, p.128

[18] Georges Bataille, Œuvres Complètes XII, p.316

[19] Maurice Blanchot, « Traces » In L’Amitié, Gallimard, 1971, p. 246

[20] James Lord, Un portrait par Giacometti, Collection Art et Artiste, Gallimard, 1991, p.17.

[21] Voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Édition Tel Gallimard, Paris, 1993, p.349.

[22] Jacques Dupin, Alberto Giacometti, Textes pour une approche, Fourbis,1991, p.75

[23] Écrits

[24] Yves Bonnefoy, op. cit., p.65

[25] « Mais la difficulté pour exprimer réellement ce “détail” est la même que pour traduire, pour comprendre l’ensemble. Si je vous regarde en face, j’oublie le profil. Si je regarde le profil, j’oublie la face. Tout devient discontinu. Le fait est là. Je n’arrive plus jamais à saisir l’ensemble. Trop d’étages Trop de niveaux L’être humain se complexifie. Et dans cette mesure, je n’arrive plus à l’appréhender. » Entretien avec André Parinaud, Écrits, p. 270.

[26] Sur les micro et macro perceptions ainsi que sur l’hallucination, voir Gilles Deleuze, « La perception dans les plis », In Le pli, Leibniz et le baroque, Les Éditions de Minuit, 1988, pp. 114-120.

[27] Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, Édition L’Arbalète, Paris, 1958, p.31

[28] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p.27

[29] Entretien avec Pierre Schneider, Écrits, p.263. Ou encore : « La ressemblance ? Je ne reconnais plus les gens à force de les voir », entretien avec Pierre Dumayet, p. 285

[30] Pierre Fédida, L’absence, Éditions Gallimard, Paris, 1977, p.138

[31] D. W.Winnicott, Jeu et réalité, Folio/Essais, Gallimard,1975, p.103

[32] Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Éditions de Minuit, Paris, 1991, p.107. Didi-Huberman renvoie au texte de Pierre Fédida, Passé anachronique et présent réminiscent.

[33] « Le rêve, le Sphinx et la mort de T », texte paru dans la Revue Labyrinthe en 1946, Écrits, p.30

[34] Maurice Blanchot, « Traces » In L’Amitié, Gallimard, 1971, p. 246

[35] « Le Rêve, le Sphinx et la mort de», p.30. Voir également, l’entretien avec Parinaud, p.265

[36] Emmanuel Levinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff Publishers, Quatrième édition, 1971, 235

[37] Yves Bonnefoy, op. cit., p.460. Et, p.452 :  « Un intérêt véhément, hors de proportion avec son objet, parut-il à tous ses proches. Un intérêt qui fut cause entre l’un et l’autre de rapports aussi suivis et aussi intenses qu’étranges, et qui durèrent jusqu’à la mort d’Alberto ».

[38] Georges Bataille, Mme Edwarda, Œuvres  Complètes III, Gallimard, 1971, p.29

[39] ibid.

[40] Voir Jean Genet, L’atelier, op. cit., p.40 : « Il regrette les bordels disparus. Je crois qu’ils ont tenu – et leur souvenir tient encore – trop de place dans sa vie, pour qu’on n’en parle pas. Il me semble qu’il y entrait presqu’en adorateur. Il y venait pour s’y voir à genoux en face d’une divinité implacable et lointaine. »

[41] Voir Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit. , p. 223.

[42] Jean-Luc Nancy, Le regard du portrait, Galilée, 2000, p. 57.

[43] Yves Bonnefoy, op. cit., p. 309

[44] Roland Barthes, Œuvres complètes (éd. É. Marty), Paris, Le Seuil, t. V, 1995, p. 880.

[45] Écrits, p. 218

[46] Giacometti déclare à André Parinaud : « Oui, tout l’art consiste peut-être à arriver à situer la pupille… Le regard est fait par l’entourage de l’œil. L’œil a toujours l’air froid et distant. C’est le contenant qui détermine l’œil. » Écrits, p.270

[47] « C’est ainsi que le portrait immortalise : il rend immortel dans la mort. Mais plus exactement peut-être : le portrait immortalise moins une personne qu’il ne présente la mort (immortelle) en (une) personne ». Jean-Luc Nancy, Le regard…, op. cit., p.54

[48] Voir Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980, pp. 208-230

[49] Antonin Artaud, dessins, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987

[50] « Le rêve, le Sphinx et la mort de T. », Écrits, p. 29.

[51] Voir Jacques Derrida, Artaud le Moma, Galilée, 2002, p.60 et suivantes. Par ailleurs, Derrida fait remarquer que le mot « creuset » est quasi l’anagramme de « secret ».

[52] Ibid.

[53] Écrits, p. 8

[54] Voir Yves Bonnefoy, pp. 224-235

[55] Ovide, Métamorphoses III, Flammarion, 1966, p.94

[56] Voir Jacques Hassoun, La cruauté mélancolique, Aubier/Psychanalyse, 1995

[57] Jacques Dupin, Alberto Giacometti, op. cit., p.17

[58] Georges Bataille, L’expérience Intérieure, Oeuvres Complètes I, Édition Gallimard, Paris, pp.144-145

[59] Didier Anzieu,  Essais psychanalytiques sur le travail créateur… ,  op . cit.  p. 93

[60] Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, op. cit., p.56

[61] Cité par Roland Barthes, Œuvres complètes (éd. É. Marty), Paris, Le Seuil, t. V, 1995, p.350

[62] Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p.234

[63] Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance, Montpellier, Fata Morgana, 1995, p.172.

[64] Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », trad. M. de J. Lacoste, in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Ed. Payot, 1982, p. 200

[65] Georges Bataille, La pratique de joie devant la mort, Œuvres Complètes I, p. 555

[66] Écrits, p. 35

[67] Ibid.

[68] Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le théâtre, 1977, p. 115.

[69] Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, Tel Gallimard, 1976, p. 143.

[70] Ce que Didier Anzieu repère comme le second moment de l’acte créateur : «  La partie du Moi restée consciente (sinon c’est la folie) rapporte de cet état un matériel inconscient, réprimé, ou refoulé, ou même jamais encore mobilisé, sur lequel la pensée préconsciente, jusque-là court-circuitée, reprend ses droits. » op. cit., p. 93.

[71] « Risquer (wagen) écrit Heidegger, signifie : faire entrer dans le mouvement du jeu, mettre sur la balance, lâcher dans le péril » Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Les chemins qui ne mènent nul part, Tel Gallimard, p. 338.

[72] Ce jeu avec la distance est l’une des définitions qu’attribue Walter Benjamin à l’aura : « Unique apparition d’un lointain, si proche qu’elle puisse être » In L’œuvre d’art à l’ère de la reproduction technique (1936) trad. Maurice de Gandillac, Paris, 1971, (éd. 1974), p. 145.

[73] Maurice Blanchot, La part du feu, Gallimard, 1979, p.29.

[74] Jean Genet, op. cit., p.13.

[75] Évelyne Grossman, La défiguration, Artaud, Beckett, Michaux, Les Éditions de Minuit, 2004, p. 9.

[76] Voir Catherine Malabou, La plasticité au soir de l’écriture, Dialectique, destruction, déconstruction, Collections Variation, Éditions Léo Scheer, 2005. Elle écrit notamment, p.108 : « Le régime privilégié du changement est l’implosion continue de la forme, par où elle se remanie et se reforme continuellement. »

[77] Antonin Artaud, Œuvres Complètes, tome V, Gallimard, p. 148.

Jean-Paul Duboc • Lac salé (3/3)

 

 

Neuvième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.

Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.

Voilà, vous savez ma vérité.

 

 

Dixième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.

Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.

Voilà, vous savez ma vérité.

 

Cet homme-là sait mieux écrire les histoires que moi.

 

 

Onzième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux gouter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.

Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.

Voilà, vous savez ma vérité.

 

Cet homme-là sait mieux écrire les histoires que moi.

 

Je me suis éloigné. Deux jours. Puis suis revenu au bord du Lac salé. La barque était vide du pécheur.

 

 

Douzième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.

Et je me dis chaque jour, qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.

Voilà, vous savez ma vérité.

 

Cet homme-là sait mieux écrire les histoires que moi.

 

Je me suis éloigné. Deux jours. Puis suis revenu au bord du Lac salé. La barque était vide du pécheur.

 

Cependant, un couple d’oiseaux, qui tournoyait et voletait, semblait vouloir prendre possession de l’embarcation.

 

 

Treizième jour d’écriture

Il s’agit d’un vendredi treize : je me confonds de superstition.

A suivre : (1)(2)(3)

Jean-Paul Duboc • Lac salé (2/3)

 

 

Cinquième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

 

 

Sixième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu. 

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

 

 

Septième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur.

 

Huitième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

J’ai fait plusieurs fois le tour du Lac afin de l’intriguer. Comme si de son secret, je voulais m’imprégner.

Un jour enfin, je vis la barque sur la rive. L’homme était assis au pied d’une souche, et me regardait. Son regard n’était ni d’invite, ni hostile. Il commandait que je m’approche. Je me suis assis.

Voilà, ce qu’il m’a dit.

Ma femme était belle comme une émotion. Je l’aimais, comme on entre en  dévotion.

Pour la réjouir, je lui disais tendrement et en m’amusant, vouloir me noyer dans son lac salé. Ce que je faisais bien volontiers avec la ferveur d’un amoureux de bénitier. « Tu m’aimes divinement » me disait-elle en riant. Et je me prenais pour un ange, car seuls les anges savent aimer divinement. Les dieux ne connaissent rien à ce jeu.

Elle en était encore plus belle qu’au présent et l’émotion que me produisait  sa nouvelle beauté en était dédoublée, à tel point que je revenais toujours à l’abnégation.

Elle prenait quelques fois les choses au premier degré. C’était son côté « bonne du curé ».

Un jour, elle me dit : Moi aussi je veux goûter l’eau du lac salé. J’ai pris peur. Elle ne savait pas nager.

Et je me dis chaque jour qu’elle s’est noyée dans notre amour, dont je croyais être le seul à avoir les clefs. J’ai au bout de ma canne, un petit morceau d’étoffe rouge.


A suivre : (1)(2)(3)

Jean-Paul Duboc • Lac salé (1/3)

 

 

Premier jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

 

 

Deuxième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

 


Troisième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir. Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

 

 

Quatrième jour d’écriture

Il y a depuis quelques jours, au beau milieu du lac salé, une barque. Un homme est à bord, qui a laissé filer sa canne. Chacun sait ici, qu’il n’y pas de poisson. La plupart des villageois alentours rient, certains sourient, d’autres – chez qui la superstition n’est pas éteinte – veulent bien croire encore au miracle, que peut faire l’homme.

Mais celui-ci ne prend rien. Ni menu fretin.

De temps à autre, le pêcheur débarque pour quelques provisions. Un villageois l’autre jour a osé l’interroger. Il s’est entendu répondre, très calmement : « J’apprends  la patience, l’infinie patience. ».

L’autre pensa : « Dieu, que l’homme est stupide avec sa nature ! »

Puis, l’homme retourne sur sa barque. Il reprend sa posture de pêcheur. Et jette son fil à l’eau. Ceux qui sont bons observateurs le voient de temps en temps écoper. Ils s’interrogent. Puis passent à autre chose.

Pour qui sait, l’homme pleure d’abondantes larmes dont il remplit le lac salé.

J’ai cherché à savoir.  Et me suis rendu dans les villages voisins, où j’ai posé quelques questions. Là, dans ces paysages muets qui bordent le lac, les cœurs sont rudes, les yeux se détournent, les épaules se haussent, les pas sont trop pressés : on me dit ne pas connaître l’homme. Pourtant moi qui l’ai vu de près, je sais qu’il est leur semblable. Cependant me saute aux yeux, une probable différence : je ne sens pas, ici, de propension à un tel chagrin.

Car, c’est bien un chagrin qui habite cet homme.

Une légende est en train de s’écrire ; et à l’écriture de laquelle, je veux pouvoir  contribuer.

Le chagrin n’est-il pas universel, qui voudrait que tous les hommes puissent en parler. Pour mieux le conjurer.

A suivre : (1)(2)(3)

Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (3/3)

Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.


Partie 1Partie 2


3. La Machine herméneutique

La troisième machine – la machine herméneutique – agit en étroite collaboration avec la machi­ne enregistreuse. Il s’agit d’une machine de « production » en un sens bien précis : elle pro­duit des documents, comme preuve si l’on veut – preuve du désastre. Or, il arrive que cela passe d’abord par un mécanisme d’enregistrement : les documents sont alors soi-disant enregistrés ou recopiés, au même titre que les images et les voix. Ici, par exemple : « Évidemment, photographiant la double page punaisée sous la vitre du terrain de dressage, jamais je n’aurais pensé la recopier dans mon livre (je n’ai qu’un petit appareil numérique bas de gamme, mais dont le bouton symbolisé par une fleur signifie qu’on peut photographier de près » (DA : 191). L’écriture, rivalisant d’ingéniosité technique, se fait photocopie. Là où cependant il y a dépassement de la machine enregistreuse, c’est quand le narrateur se met à interpréter les docu­ments.

La machine herméneutique était déjà perceptible dans le deuxième fragment (Daewoo en Lor­raine, repères), où elle produisait les chiffres, les statistiques, mais sans en proposer encore une véritable interprétation. Elle mettra du temps à s’installer et à s’activer, sans doute en raison de sa complexité et de son caractère abstrait, qui l’inscrivent dans une sorte de secondéité. C’est seulement au milieu du livre qu’elle démarrera pour vrai. Et elle sera féro­ce. Il faut la voir, dans le fragment Incendie, violence, révoltes : Cellatex et les autres, déconstruire l’un après l’autre les systè­mes et les discours industriels et financiers :

Après Cellatex, c’est une contagion. Dans les brasseries Heineken d’Adelshoffen, où on fabrique de la « bière premier prix ». Ça se vend moins que les « bières de marque », mais les bières de marque étiquetées (Adelscott par exemple), Heineken les fabrique dans une autre usine (et celle étiquetée « bière d’Alsace », le groupe la fabrique en Italie). (DA : 126)


La littérature s’attaque ici à ce qu’elle connaît le mieux, à ce qui la constitue intrinsè­que­ment : la langue. En réaction au « démontage de plusieurs machines » (DA : 126) par le groupe Heineken, elle démonte les mensonges (forcément langagiers) qui sous-tendent les actes de fermeture et de licenciement. Les discours, souvent négligés au temps d’une certaine idéologie marxiste comme relevant du superficiel (de la superstructure considérée comme « pâle reflet »), deviennent ici le centre du combat esthétique et poli­tique. Dans l’extrait suivant, les syntaxes des bien-pensants sont immédiatement corrélées avec l’i­dée de contrôle ou de commandement :

Et, parallèlement, le verbiage des bien-intentionnés de la société libérale. Écoutons-les, buvons à la santé de la « novlangue ». Avec des excuses pour la qualité des syntaxes, mais ce sont ceux-là qui nous commandent ou y prétendent. Ceux qui décident. Je souligne :

« En effet, la facilité avec laquelle une personne sans emploi en retrouvera un autre dépend de la rapidité avec laquelle les entrepreneurs peuvent se départir des produc­tions ne répondant plus aux attentes des consommateurs – qui sont eux-mêmes littéralement les employeurs des entrepreneurs. […] » (DA : 128)


La machine herméneutique produit des documents, des slogans, des discours, puis elle les inter­prète, les analyse, les démonte patiemment.

Dans la deuxième moitié du roman, elle prendra de plus en plus d’importance. C’est elle qui produira le rapport d’incendie du château de Lunéville (Incendie : Lunéville, le château). C’est aussi elle qui interprétera les inscriptions du cimetière des chiens (Perspectives pour l’em­ploi : le cimetière des chiens). C’est encore elle que l’on verra à l’œuvre dans le fragment intitulé Du dressage comme allé­gorie, une découverte. Au cimetière des chiens, le narrateur avait remarqué l’offre de formation de « maîtres-chiens ». Alors :

J’avais du temps, j’ai voulu voir de plus près.

Dans les pages jaunes des villes de la communauté d’agglomération, on relevait cinq espaces canins déclarés : Toutou Much, K’niche, Cath’Pattes, Dandy Dog, Estetic’Chiens, et une association de bénévoles : Le Cœur en plus, qui proposait ses propres services de toilettage pour financer ses œuvres animalières (« mobilisation pour des espaces d’hygiène dans la ville »). (DA : 189)


On a peine à croire qu’un tel passage ait pu passer pour vrai aux yeux de certains lecteurs professionnels. Imagine-t-on la personne de François Bon cherchant, dans un bottin télépho­ni­que de la Lorraine, les espaces canins déclarés de la région! On comprend en tout cas qu’un tel fragment ait été réservé pour une étape très avancée du roman (il s’agit du quarantième fragment sur un total de quarante-neuf) : il n’aurait pu être acceptable sans le travail subja­cent d’une machinerie d’illusion bien huilée. D’ailleurs, la machine herméneutique va y rece­voir l’appui de la machine ambulatoire – pour rejoindre l’association canine et la lier discrètement à l’usine : « J’étais repassé devant Daewoo et j’avais filé tout droit » – DA : 189) – et de la machine enregistreuse (la « photocopie » citée précédemment provenait de ce frag­ment). On produira la petite annonce d’un chien « déclaré incompétent » par la gendarmerie. Puis on suivra de près le texte de la « charte de dressage » : « Je l’avais photographiée de façon à en disposer ensuite sur mon ordinateur » (DA : 190). Cette charte, qui dicte ce que doit être la relation du maître et du chien dans le contexte du dressage, deviendra, comme le titre du fragment l’indique, une allégorie du rapport entre les dirigeants d’entreprise et les ouvriers. Dans l’intervalle entre les citations de la charte, le narrateur s’en explique, au nom de l’auteur :

Mon travail, c’est de rendre compte par l’écriture de rapports et d’événements qui concernent les hommes entre eux. L’énigme, c’était Daewoo vide, mais à chercher ainsi ce qui porte trace et fait mémoire, il semble que chaque manifestation de la ville participe de la fresque et la complète, s’y insère de façon aussi serrée et nécessaire que dans un puzzle. (DA : 190)


Tout fait nécessairement signe à l’intérieur d’un monde entièrement recréé par la fiction. Doit-on s’étonner, alors, de voir le verbe « signifier » ainsi souligné : « L’animal doit toujours comprendre qu’entendre certains mots signifie [c’était écrit au pluriel : signifient] faire certaines choses » (DA : 191)? Chaque mot cité est pesé au trébuchet : « Le mot élever ne signifie pas seulement prendre soin, mais aussi éduquer, dresser » (DA : 191; c’est l’auteur qui souligne).

On n’a pas affaire, pour autant, à une littérature allégorique. L’interprétation n’est pas fixée sous la forme d’une parabole, mais présentée comme recherche, com­me questionnement. Aussi, dans les derniers paragraphes du fragment, les formules interrogatives vont se multiplier : « Est-ce que le vocabulaire et les phrases qui circulent ainsi, déposent ainsi et s’amassent à un moment donné de la vie d’une société la caractérisent? » (DA : 193) Ou bien : « Jusqu’où ces textes naïfs sont le miroir d’un état du monde qui les produit, exorcisant ici ses peurs ou avouant ce qu’il en est pour lui de l’autre? » (DA : 194) Le déchif­fre­ment allégorique s’in­s­crit à plein dans la stratégie fictionnelle et guerrière du roman. Il ne prétend pas à la vérité, mais au combat. Le fragment suivant sera justement intitulé Combats de chiens : un rapport sur la gendarmerie de Fameck et il produira de faux documents sensés attester l’existence à Fameck d’un programme de combats canins orchestré par la gendarmerie locale… Ce sera l’occasion de mettre un peu de rouge sang dans un monde qui efface les couleurs de la misère :

[V]oici un texte écrit par un collégien de même pas treize ans :

« Il y a des adolescents qui viennent faire des combats de chien sur le terrain vague, juste à côté de la grande surface où tout le monde va faire ses achats. Les rottweilers font des carnages. Il y a du sang partout. »

C’est aussi gai qu’une corrida, pour ceux qui les admirent. (DA : 195)


La fiction révèle le réel comme une photographie, quitte à ces couleurs un peu criardes, quitte à cette visibilité « aveuglante » (Rancière).

4. La Machine théâtrale

Les machines enregistreuse et herméneutique opèrent dans un espace presque entiè­re­ment graphique. Photographie, phonographie, rapports, « vieux papier » (DA : 72) : tout est scripture, graphie. Même les « paroles » des entretiens sont immédiatement ressaisies par l’écri­ture et reportées dans le livre conçu comme registre. La machine théâtrale ne permettra pas vraiment d’échapper à cet espace, mais elle va déplier, depuis là même, une surface de jeu où l’illusion d’une parole vive et incarnée pourra advenir.

Cette machine se manifeste d’abord dans les huit fragments disséminés dans le texte et identifiés comme des extraits prélevés au théâtre : Théâtre, extrait un : « samedi soir danse », Théâtre, extrait deux : de la faculté de révolte, Théâtre, extrait trois : délégation auprès des politiciens, et ainsi de suite jusqu’à Théâtre, fin : perspective. Le roman tisse ainsi une tra­me théâtrale en filigrane de la trame narrative principale. Sou­vent, des histoires « recueillies » dans les entretiens vont être reprises sous forme de dialo­gues théâtraux. Par exemple, le fragment Théâtre : chômage et vie privée, le sac reprend la thématique du fragment antécédent : Chômage, vie privée.

En fait, la trame dramatique et la trame narrative sont entretissées très étroitement. D’ailleurs, le théâtre est soutenu et légitimé par le dispositif principiel de fiction ainsi que par les autres machines de l’artillerie romanesque. Aussi est-il présenté comme vrai. Non pas que le contenu ou la forme des dialogues paraissent « authentiques » ou « réalistes ». Mais la repré­sentation théâtrale elle-même, comme événement, est inscrite à l’intérieur de la trame narrative du roman :

Florange, mars 2004. Dans la communauté d’agglomération de la vallée de la Fensch, près de Fameck et d’Hayange, c’est à Florange que se trouve la principale salle de théâtre, La Passerelle. Ciment nu, fauteuils rouges, une soixantaine de personnes seulement, mais c’est notre première tentative publique, là, presque à portée de vue de l’usine, plusieurs des anciennes salariées dans la salle. On m’a raconté com­ment, dans les deux usines, Fameck et Villiers, à majorité féminine, le dernier jour avant l’évacuation on avait fait une fête : on peut donc danser sur un tel dé­sas­tre? Au début Tsilla seule, rejointe ensuite par Ada et Naama.

ADA : – Tu ne danses pas?

TSILLA : – Je n’aurais même pas cru, qu’on danserait. (DA : 18-19)


Je sais que Bon a écrit une pièce de théâtre intitulée Daewoo et qu’elle a été présen­tée dans une mise en scène de Charles Tordjman (celui-là même qui a été nommé lors de l’explo­ration des « intérieurs usines »). Une brève recherche sur Internet suffit d’ail­leurs pour confirmer l’existence d’un théâtre La Passerelle à Florange. Il semble même qu’on y ait pré­senté Daewoo, la pièce[6]. Sans doute la plupart des extraits théâtraux du livre Daewoo sont-ils prélevés directement de la pièce. Reste que le statut de ces énoncés se modifie à l’inté­rieur du cadre narratif et fictionnel du roman. Car la « machinerie » (au sens théâtral, juste­ment) qui sous-tend la parole théâtrale doit alors être recréée de toutes pièces. Au théâtre, on n’a pas besoin d’établir la réalité du lieu, des corps et des voix : ils sont . Mais dans le roman, pour que l’illusion fonctionne, il faut tout reconstruire. D’où l’importance de l’« introduction » (au­tre forme de la pénétration machinique) dans les extraits théâtraux : on pose le lieu (Flo­range, proche de Fameck et d’Hayange), le décor (ciment nu) et la salle (fauteuils rouges). On établit une ligne de perspective avec la « réalité » de l’usine (« presque à portée de vue »). On va même jusqu’à fait croire que le thème de l’extrait repose sur la cueillette d’un témoi­gnage (« On m’a raconté comment »).

Le roman n’est donc pas « fécondé par le théâtre », comme le croit Dominique Viart1. Il nomme « théâtre » son propre espace de jeu, sa machinerie et sa scène d’illusion. La machine théâtrale libère les potentialités emmagasinées par les autres machines. Elle sous-tend une parole – celle des dialogues, lesquels ressemblent souvent davantage à des mono­logues alternés – considérée comme « réelle » et libre pourtant de tous les écarts poétiques ou littéraires. C’est cela, l’illusion : faire accepter l’art comme vrai. Dès lors que l’on a posé le fait littéraire comme réel, il devient possible de rejouer le réel sur la scène de la lit­té­rature.

Dans les derniers fragments de la pièce, le champ d’action de la machine théâtrale ne se limitera plus aux « ex­traits » identifiés comme tels. On la voit ainsi à l’œuvre dans le frag­ment significa­tivement intitulé Illusion plus que théâtre : la copine qui déprime, dont voici l’« intro­duction » :

Retour à l’hôtel des Voyageurs de Fameck en septembre, chambre dix, seul client du premier étage. Et de la fenêtre au loin les immeubles illuminés, leurs lentes variations de lumière, pièces qui s’éteignent, téléviseurs synchrones ou pas. Et de la quantité d’appartements que j’apercevais, combien encore de voix et mains qui avaient passé par Daewoo? Le théâtre vous vient dans la tête par éclats brefs, juste une image où c’est dans votre tête que se joue le décor nu. Rien de plus qu’une pièce vide, où une femme est immobile, assise. La porte s’ouvre (la porte de ma cham­bre s’ouvre), l’actrice entre. Le théâtre, ce n’est rien de plus qu’une chambre dont une paroi est enlevée, j’ai pensé. Si celle qui était là, immobile et silencieuse, est per­sonnage ou actrice, c’est l’ambiguïté justement qui permet d’écrire. (DA : 185)


Le théâtre devient ici une simple modalité de l’écriture artistique, littéraire. Une manière de confondre la réalité et la fiction, l’acteur et le personnage, ou de « jouer dans » l’espace du réel (ici : dans une chambre d’hôtel).

Si bien qu’à la fin, le théâtre se suffira comme « imagination ». Dans le fragment intitulé Théâtre dans l’usine (une imagination), le narrateur décrit son « rêve de théâtre » :

Dans mon rêve initial de théâtre, les gens – on pouvait mettre à leur disposition depuis Nancy, Metz ou Thionville des bus qui les emmenaient dans la vallée de la Fensch, dans le bâtiment vide de Daewoo à Villiers ou Fameck – une fois arrivés dans l’usine marchaient librement dans le hall principal faiblement éclairé, tandis que les lieux qui y donnaient par des vitres : bureaux des chefs, la longue cantine self-service, couloirs de desserte, étaient violemment surexposés. On laissait au sol les marques tracées pour la circulation, les emplacements de machines. On laissait aux murs les indications que j’y avais vues, ainsi que les extincteurs, les arrivées d’air et tout ce détail d’objets de l’industrie. Puis le hall était mis au noir et les actrices se déplaçaient, équipées de micros à émetteur haute fréquence, au milieu mê­me des spectateurs, la voix retransmise dans l’ensemble du hall par des enceintes dis­posées aux quatre coins, tandis qu’une simple poursuite l’éclairait, elle et ce qu’elle isolait visuellement de l’usine par sa présence mobile, une porte, un enca­drement, une géométrie. Et chacun prenait succession de l’autre pour l’enchaîne­ment des répliques : […]. (DA : 212-213)


S’ensuit la « transcription », parfaitement fictive et présentée comme telle, de ces répliques. Le procédé ressemble beaucoup au « dispositif noir » d’Impatience2, si ce n’est qu’il s’insère ici dans la mécanique plus globale du roman. L’« imagination » du fragment Théâtre dans l’usine (une imagination) jouit en l’occurrence de la légiti­mité préétablie de la fiction. Elle est acceptée comme réelle, à titre d’imagination, sans égard à son contenu narratif. Elle fait en quelque sorte partie de l’« enquête », une enquê­te qui prend un tour de plus en plus artistique et s’impose progressivement comme « quête » et comme « recher­che », au sens littéraire. Ce qui incite d’ailleurs à lire différemment les deux dernières phrases du roman : « Et laisser toute question ouverte. Ne rien présenter que l’enquête » (DA : 247). N’est-ce pas le livre, comme questionnement, qui demeure au bout de lui-même « ou­vert », en tant qu’il n’est rien que le récit du chemin heuristique et artistique qui y conduit (déambulations, enregistrements, interprétations et théâtralisations)? Le fragment Théâtre dans l’usine (une imagination) résume bien, en tant que manifestation particulière de la machine théâtrale, l’efficacité globale de la ma­chinerie du roman. Le possessif employé en ouverture – « Dans mon rêve » – reprend tout en finesse la forme narrative à la première personne. Cela suffit à légitimer le rêve. Mais vite on glisse dans la fable théâtrale. Les verbes à l’imparfait se succèdent et on en oublie presque qu’il s’agit là d’une fiction, d’une imagination : « On laissait au sol… », « Puis le hall était mis au noir… », « Et chacune prenait la succession… ». Les voix enfin résonnent, et l’on adhère à leur réalité théâtrale. L’art même s’est imposé comme vrai : voilà l’artifice. Et cela a lieu dans l’usine, au milieu des marques négatives des machines démontées, rendues par là même visibles.


Un incendie dans le livre

Roman artificier, Daewoo ne fait pas seulement la guerre avec art. Il fait aussi art de la guerre, c’est-à-dire qu’il arrache du visible et de la beauté au réel à force de stratégies et de dispositifs fictionnels. C’est la guerre elle-même, la guerre que le roman mène contre l’effacement du monde, qui produit en fin de compte l’éclat esthétique. Il me semble que ce processus se trouve mis en abyme dans l’image du feu qui court dans le livre. L’incendie se concentre au milieu du roman environ, en une suite compacte de dix fragments intitulés Incendie, violences, révoltes, suite interrompue seulement le temps d’un « hommage » (Hommage : Isabelle Banny). N’est-ce pas là le symptôme par excellence de la guerre et de l’artifice? La littérature, par le biais de la fiction, s’attaque à l’effacement en incendiant les usines fermées. Le feu surexpose l’invisible, éclaire la nuit même. Il résume la violence, la résis­tance, la guerre, l’artillerie. En même temps, il déploie cette « visibilité aveuglante » dont parle Rancière. Le feu aveugle, brûle les yeux, produit un écran de fumée (on n’y voit que du feu…). Il force à ne plus voir que cette beauté-là, ce feu d’artifice. Beauté « artificielle » si l’on veut, mais beauté tout de même; brillance esthétique qui n’est pas la réalité elle-même, mais le résultat de la friction entre les mots et le monde, entre le langage et le réel. L’in­cen­die au milieu du livre renvoie en somme à l’esthétique artificière du roman, telle qu’elle se réfléchit, dans le passage suivant, au miroir de la peinture :

[C]e qu’on souhaiterait extorquer du réel, même ici à Fameck, c’est comme du Jé­rôme Bosch avec les mots, où il y aurait de la nuit, des éclats de fresque, d’étranges inventions, et le surgissement en gros plan de visages comme palpés. Plus l’arrière-fond d’incendie, tel que je revoyais dans Jérôme Bosch (un peintre pour écrivains, m’avait dit autrefois un ami sculpteur). (DA : 83-84)


Nuit (invisibilité du réel), inventions étranges (ingénierie sophistiquée), éclats et incendie (visi­bilité aveuglante) : cette image résume l’action de la machinerie du roman.

Ainsi la littérature a su s’imposer, en tant que littérature, en tant qu’art, comme présence et production, machine de guerre et usine, là même où le réel se retirait dans la vacance et l’invisibilité. Par la fiction, l’illusion, l’artifice, elle a renversé l’ordre du sensible, mettant du dire là où il n’y avait que silence, du voir là où il n’y avait que murs et masques, du faire et du mouvement là il n’y avait qu’arrêt et fixité. Il ne s’est pas agi de représenter le monde, mais de lui opposer un autre monde, une autre ordonnance, où visages, voix, corps – pas tels ou tels visages, pas une voix ou un corps particuliers, mais leur sensation même – accèdent à la présence. Comment cet effort particulier de Daewoo s’inscrit, à travers la notion de « présent » justement, dans une continuité esthétique qui va de Sortie d’usine jusqu’aux écrits web d’aujourd’hui, et comment cette « esthétique du présent » – proposition temporelle qui engage aussi un rapport neuf à l’espace, au visible et au dire – a valeur de geste politique dans le monde contemporain, c’est ce que je montrerai dans un essai à paraître prochainement sous le titre François Bon : la fabrique du présent.



[6] Voir le site Internet de la ville de Florange : http://www.ville-florange.fr/article1530.html (page consultée le 5 juin 2010).


Let”s get retarded
Retour vers le futur

Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (2/3)

Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.


Partie 1Partie 3


Le Roman artificier

Une fois la voix « première » du texte acceptée comme vraie – je parle ici de la voix narrative, présentée comme authen­tiquement auctoriale ou autobiogra­phi­que –, tout devient pos­sible, puisque c’est sur la base de sa crédibilité que repo­se l’efficacité de tous les artifices que le roman mettra en œuvre, pour ainsi dire « secon­dai­rement ». On verra ainsi se déployer, de­puis la parole narrative légitimée, tout un arsenal d’arti­fices qui vont concourir à la production d’une véritable « scène de visibilité » – la notion de « visible » débordant évidemment la seule perception optique pour désigner un « faire voir » ou un « montrer » plus global. Dans le Destin des images, Rancière établit une belle passerelle théo­rique entre la parole et la vision :

[L]e régime le plus courant de l’image est celui qui met en scène un rapport du dicible au visible, un rapport qui joue en même temps sur leur analogie et sur leur dissemblance. Ce rapport n’exige aucunement que les deux termes soient matériellement présents. Le visible se laisse disposer en tropes significatifs, la parole dé­ploie une visibilité qui peut être aveuglante1.


Peut-être la première option (le visible se disposant en tropes) correspond-t-elle à ce que Rancière appelait ailleurs le « réalisme », alors que la seconde option (la parole déployant le visible) renverrait à l’« artificialisme ». En tout cas, la visibilité de Daewoo procède bien de la parole, plus spécifiquement de la parole narrative légitimée. Et elle se fait éventuellement « aveu­­­glan­te », c’est-à-dire puissante, éclatante, mais aussi, par là même, artificieuse et illusoire.

Le mot « artifice » est composé des racines ars (art) et facere (faire). C’est le faire de l’art (alors que l’« artefact » serait le fait de l’art). Ou plutôt : c’est faire avec art. D’où l’on comprend qu’il s’agit d’un rouage « sophistiqué » de la grande mécanique de la langue mise en place par Bon de livre en livre – et, aujourd’hui, au-delà du livre, dans l’espace Internet et numérique. L’efficace créatrice du « roman artificier » pro­cède de l’installation de dispositifs fictionnels perfectionnés qui ont pour fonction de pro­duire l’invisible, c’est-à-dire de le rendre visible et même jusqu’à l’aveuglement, dans une opti­que quasi guerrière que sug­gère le terme d’« artificier » (puisqu’il faut « faire face à l’ef­fa­­cement »).

Il s’agit en somme de faire la guerre avec art, avec l’art. Afin d’observer les formes concrètes de cette guerre, on analysera maintenant quatre dispositifs, quatre machi­nes de guerre2 : la machine ambulatoire, la ma­chine herméneutique, la machine enre­gistreuse et la machine théâtrale.

1. La Machine ambulatoire

Le mouvement (concept apparenté à celui de « mécanique ») constitue sans doute la première manifestation ou la première utilisation de cet espace de jeu (le jeu de la guerre) de la fiction. La parole narrative se met en mouvement. Elle tourne autour de l’usine. Elle va d’une ville à l’autre ou d’un lieu à l’autre d’une même ville reconstruite. « Après le rond-point où l’usine était encore surmontée du mot Daewoo, deux cents mètres plus loin à gauche, l’école primaire » (DA : 21). Le mouvement permet de percevoir les signes du monde – le « mot Daewoo » par exemple, même s’il est promis à l’effacement (« encore surmontée »). Il force le monde à se révéler, parce que décrire un mouvement oblige à produire la succession des images, des percepts qui le composent.

C’est ainsi que la fiction peut créer de toutes pièces des « ambiances ville », en l’occurrence une certaine perception de la ville en mouvement. Par exemple, dans le fragment intitulé Fa­meck, Cité Sociale et ambiance ville :

À Fameck, l’usine bleue c’était chaque fois mon premier arrêt, aussi bien les deux premiers voyages où au culot j’avais pu y entrer, que la troisième fois et les suivan­tes, quand j’étais resté coincé à la porte.

Après l’usine, la ville. Et pour entrer dans Fameck, d’abord la Cité Sociale : les peti­tes annonces, les affiches, l’ambiance, je passais voir et puis en route.

Juste derrière l’école primaire désaffectée qui héberge la cellule de reclassement (se­­cond étage, au bout du couloir), une salle de forme presque cubique, avec des esca­liers de carrelage qui peuvent faire gradins, et un plafond technique pour les soirs de danse et de fête. (DA : 37)


La déambulation demeure, pour la littérature, le meilleur moyen de se transporter dans la ville. Mais les signes, les arrangements, les géométries qu’elle révèle ne sont plus ceux de Baude­laire ou de Benjamin. Tout tend désormais à l’effacement, au laminage. La salle de la Ci­té Sociale pré­parée pour la fête en est le syndrome :

Ce ne sont donc pas, les villes de la Fensch, des villes forcément en gris et noir, et si on souffre plus que sa part, sur le vieux sol de fer, on a su offrir aussi ces com­pensations et ce partage qui constituent une communauté : des fêtes, même. N’empêche que si on parle de Daewoo, à la maison des jeux, les visages se dé­tournent, on vous dit qu’on n’a pas vraiment remarqué de différence entre l’avant et l’après, et si telle ou telle femme venait et ne venait plus, ou le contraire. On vous dit, quand vous insistez, que les gens viennent ici des communes alentour, que les ouvrières de l’usine n’habitaient pas forcément cette ville-ci, et puis qu’on ne deman­de pas aux gens ici qui ils sont et d’où ils viennent. (DA : 38-39)


Ce n’est pas comme dans Germinal de Zola, non plus : la misère n’est pas visible, pas « en gris et noir ». Le monde tend à masquer les signes de la rupture dans le divertissement (la fête, les jeux) et derrière une certaine uniformisation des villes, qui rend les individus indis­tincts, in­ter­changeables, presque quelconques (« telle ou telle femme »). Or, la déambulation permet de recréer ce jeu des signes qui se retirent et d’une langue qui les tire (voir comment le narrateur doit arracher les mots de la bouche des parleurs : « si vous in­sistez »), ce jeu du trait et du retrait nommé, au début du roman, la « si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent » (DA : 10), réactualisée au contact du monde présent.

On a vu dans le fragment précité des esquisses rapides d’intérieurs (couloirs et salle de la Cité Sociale). La machine ambulatoire investit, en plus des rues et des routes, les espaces les moins visibles du mon­de, ceux qui se cachent derrière des murs. Certains de ces espaces sont publics : la Cité Sociale bien sûr, mais aussi l’école primaire, la Cellule de reclas­sement, etc. D’autres sont privés : ce sont en particulier les appartements où le chômage se terre, où l’on « attend le facteur » (Fameck, mai 2003 : l’attente du facteur, et Sylvia). L’im­portant, dans cette première phase de la stratégie guerrière, c’est d’investir les espaces, de pénétrer. La fiction a alors fonction de bélier : elle entre, de force s’il le faut. Au plus fort de l’attaque, c’est l’usine elle-même que la machine ambulatoire tente d’investir. J’ai cité un passage où le narrateur raconte ses trois tentatives – deux réussies, une contrée – pour se faufiler en douce dans une usine Daewoo. C’est manière de franchir fictionnellement la clôture qui sépare le dire et le montrer de l’univers réservé de l’effacement. Dans le fragment Am­bi­ances villes, intérieurs usines, et de la question « à quoi bon remuer tout ça », le récit super­pose les tentatives passées de pénétration et une nouvelle tentative, présente. Le narrateur se bute à une gardienne avec chien, signe que l’on entre dans un espace gardé. Au-dedans, c’est le vide qui intrigue, pour sa force artistique (sont aussi dits présents, en des temps superposés, l’ami photographe Schlomoff et le metteur en scène Tordjman). Car c’est au vide que la fiction de Daewoo a affaire; c’est de là même qu’elle naît, de là qu’elle tire sa nécessité, parce qu’il n’y a rien d’autre à voir ou à montrer.

On ressent dans une usine vide presque la même ivresse que dans une cathédrale. Et de ces objets arbitraires mais plastiquement magiques comme, entre les deux halls identiques, ce passage par une porte de plastique épais, dans une armature de fer : l’image pure et abstraite d’un rectangle rouge barré de noir, sur le fond gris du passage, avec la bande orange des bords, un Rothko. (DA : 69)


C’est de l’art, de l’artifice même : on recrée, comme à la ville, une « ambiance », en l’occurrence une ambiance de cathédrale. Et puis on peint, on ajoute des couleurs (beaucoup de couleurs : du rouge, du noir, du gris et du orange), sans masquer le travail plastique (les mots « plastiquement » et « plastique »). Un peu plus loin dans le même fragment, le narrateur raconte avoir vu, à Hayange, une « série de photographies prises dans une salle de cinéma vide et noire [du Japonais Hiroshi Sugimoto], où on projette le film à l’affiche » (DA : 72) : « Quand on développe la photographie, l’écran est blanc : surexposé, mais vivant. Par contre, toute la salle est devenue visible, éclairée à rebours par l’écran de cinéma, le temps com­plet de la projection » (DA : 72-73). Alors vient cette question : « Dans l’usine vide, ce que l’œil capte à chaque instant, est-ce que ce n’est pas cette histoire à l’envers, cette histoire main­tenant invisible? » (DA : 73) Une révélation négative, une production de l’invisible, obte­nues au moyen d’un dispositif complexe, artificieux : n’est-ce pas là le propre de Daewoo?

Ainsi va la machine ambulatoire, passant du dehors au dedans ou arpentant les inté­rieurs évidés et épurés des usines. C’est une machine qui marche, qui roule (sous la forme d’une « Peugeot break ») et, comble de l’illusion, c’est aussi une ma­chine qui vole! Le fragment En avion, Fameck vu d’avion est très audacieux. Il ressaisit la ville depuis les airs, com­me Bon le refera plus tard autrement dans l’expérience Buffalo3. En janvier 2004, le narrateur prend l’avion pour le Japon4 1994)? « Le Japon : un hérissement sauvage troué de roches nues aux sommets enneigés, et la mer cernant partout cette très mince frange à reflets de métal, au bord, qui devait être le Japon des villes » (DA : 224).]. Du haut des airs, il regarde sur son ordinateur des photos aériennes de Fameck. Au moyen de ce dispositif technique composite conjuguant aéronautique, photographie et informatique, Bon déploie une vision très précise et localisée de la terre depuis l’avion, vision que le réel ne pourrait offrir de lui-même avec une telle acuité. La littérature recrée ainsi, dans son propre domaine de jeu – on citera Perec, qui a laissé en blanc, pour ses successeurs, l’ap­proche de la ville par les airs (DA : 225) –, une illusion aussi excitante et aussi nouvelle que les vues télesco­piques de Google Earth.

On verra ainsi repasser, selon une perspective basculée à la verticale, les ronds-points, la cité d’immeubles, les lotissements, les stades et bien sûr l’usine, effacée : « Et Daewoo bleu avec son enseigne (on ne peut pas lire, mais on voit qu’elle est là) » (DA : 229). C’est dans la fiction, dans la séparation même de la langue et du monde, que le visible advient : « Si loin de l’immuable silhouette des hauts-fourneaux d’Uckange, si loin du mur bleu de l’usine Daewoo Fameck, ces photographies que j’explorais sur l’écran familier de l’ordinateur, séparées de ce qu’elles représentaient, la ville enfin devenait visible? » (DA : 225)

2. La Machine enregistreuse

Une fois que la machine ambulatoire a investi l’espace, elle s’immobilise et les autres machi­nes peuvent prendre le relais. Et d’abord la machine enregistreuse. Selon le Littré, le mot « registre » vient du latin « regesta, regestorum : choses reportées (de regerere, de re, et gerere, porter, d’où livre où on les reporte ». En-registrer, c’est reporter des « choses » dans le livre. Bien sûr, cela participe encore de la même mécanique artificière. Le paradigme de l’enre­gistrement, très pré­sent dans Daewoo, sert à créer l’illusion de la non-fiction, de l’enquête, à faire passer le livre pour un registre de « choses vraies ».

On recense deux formes majeures d’enregistrement dans le roman : la photographie et la phono­graphie. La fiction se présente en effet soit comme enregistrement d’images, soit comme enregistrement de voix. Ces processus commandent une approche des « appa­reillages » du texte narratif, à l’exemple de celle qu’a proposé Marie-Pascale Huglo dans le Sens du récit5.

Le narrateur semble toujours avoir un appareil photo avec lui dans ses déplacements. À Fameck, il tombe sur un groupe de jeunes au pied d’un bâtiment :

Des jeunes sont là, en survêtement, pas des lycéens mais des adultes par groupes de trois ou quatre, et quand vous passez près des premiers ils s’arrêtent de parler. Ils sont sur le passage, qu’on les dérange et ça tournera mal, qu’on les fuie et ça tour­nera à votre désavantage : moi je me suis planté là et j’ai pris carrément la boutique en photo, c’est comme ça qu’on a engagé la conversation. (DA : 40)


L’immobilisation apparaît comme un préalable quasi indispensable à l’enclenchement de la machine enregistreuse. Ici, on assiste à un phénomène plus fort encore que la simple immobilisation : il s’agit d’un ancrage (« je me suis planté là »). Comme un char qui s’arrête stratégiquement avant de tirer (le rapprochement entre appareil photo et arme à feu est un vieux topos litté­raire), la fiction narrative s’ancre dans le sol avant d’enregistrer ses images (« j’ai pris la boutique en photo ») et ses voix (« on a engagé la conversation »). Ainsi :

Je parle avec eux, parce que le plus grand m’a lancé : « C’est vraiment que vous trou­vez ça joli, monsieur? », puisqu’ils m’avaient vu photographier le bâtiment avec les commerces (mais avec cet appui sur le monsieur qui vous réduit à rien). Et un autre : « Vous êtes journaliste, ou quoi? » (le ou quoi pour reprendre pied, et que journaliste ou autre chose ça n’avait pas ici autorité). (DA : 40)


On donne l’impression d’enregistrer fidèlement des mots du réel. Et on les analyse, on les décortique comme une matière vraie. Par ailleurs, le mot « journaliste » ne vient pas sur la page sans une certaine ironie : il rappelle le dispositif de fiction, qui emprunte à la forme apparemment journalistique du reportage, mais en même temps il le désamorce à moitié, puisque le journalisme se montre là impuissant comme le reste (il ne fait pas « autorité »).

On pourrait commenter encore bien d’autres scènes avec appareil photo. Dans le fragment Ambiances ville, intérieurs usines déjà cité, par exemple, l’enregistrement photogra­phi­que est encore rapporté à l’opposition mobilité/immobilité :

La seconde fois que j’étais entré chez Daewoo, nous étions trois, dont un ami pho­tographe, équipé d’un Rolleiflex qui lui demandait de l’immobilité, et moi, avec mon petit numérique, accumulant plutôt les détails, les recoins, les inscriptions, les bu­reaux vides, les panneaux d’affichage, la cantine, tandis que le troisième, puisque ce que nous souhaitions c’était d’abord le théâtre et qu’il en ferait la mise en scène, flairait, regardait. (DA : 69)


C’est une véritable batterie militaire qui s’installe chez Daewoo. L’arme lourde (le Rolleiflex) se campe au centre de l’usine, libérant la possibilité, pour l’arme légère (le petit numérique), d’une certaine mobilité. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a, chez Bon, de force guerrière qu’artistique, d’où la pré­sence du metteur en scène et de l’idée de théâtre : le jeu, l’illusion seront eux-mêmes résistance.

En fin de compte, la présence thématique de la photographie n’est que l’indice d’une fonction plus large, qui motive l’écriture de bout en bout : faire image de l’invisible. L’extrait suivant le montre bien, puisque la photographie elle-même s’y révèle insuffisante et pourtant, malgré cela, le « rien », l’« invisible » et le « vide » (chaque mot y est présent) ac­cèdent au visible :

Un instant il n’était donc plus resté que la lettre W, mais ce W géant, hommage à un auteur qui m’est cher et aux financiers tripatouilleurs de Daewoo, n’était rien (j’ai photographié, mais de loin on ne voit pas vraiment bien), enfin l’encadrement de cornière presque invisible sur le haut du fronton bleu tout plat et maintenant vide, lui aussi soulevé par la flèche de la grue. Et trois hommes eux aussi de bleu sous casque jaune qui se détachaient dans le ciel : l’usine ce matin-là avait perdu son nom. (DA : 78)


Le paradigme de l’enregistrement phonographique reproduit pour sa part une fonction pa­rallèle, à savoir : faire parole du silence. On a vu, en analysant la scène de la rencontre d’un groupe de jeunes à Fameck, que la phonographie n’avait pas non plus besoin d’appareil pour devenir effective. Il n’empêche que, comme dans le cas de la photographie, la narration photo­graphique se présente, dans ses variantes les plus ostensibles, sous une forme « appareil­lée » (Hu­glo). Les « entretiens » comptent parmi les plages textuelles les plus importantes de Daewoo. Le narrateur pénètre dans un espace public ou privé, rencontre une figure, un visa­ge. Une voix alors raconte, témoigne, que le narrateur enregistre sur son Sony MiniDisc ou dont il transcrit les mots sur ordinateur ou dans un carnet. À l’école primaire, par exemple :

Je suis entré et ai serré la main des institutrices. Maryse P. est arrivée au moment presque de la sonnerie, ses deux fils ont rejoint leurs classes, nous sommes entrés dans le bureau qu’on m’avait proposé pour l’entretien. Nous avons d’abord échangé comme on explore, sur l’usine, la chaîne, les contremaîtres, la description du travail. Et puis, sur une phrase, j’ai demandé la permission d’enregistrer, ai sorti mon Sony MiniDisc. (DA : 22)


S’ensuit le témoignage de Maryse P. à propos de Sylvia, la morte, foyer d’ombre central du roman. Bien sûr, il s’agit d’un faux témoignage, comme tous les autres témoignages d’ailleurs (qui a l’habitude de l’écriture de Bon y reconnaît d’ailleurs sa manière). Qu’importe : la parole est légitimée comme témoi­gnage et l’écriture, comme enregistrement. On fait de la fiction, on met des paroles là où il n’y a que silence. Mais cette fiction, ces paroles sont acceptées comme vraies; elles font illusion.

Bon pousse la stratégie à la limite du retors quand il écrit, dans un passage qui fait retour sur les entretiens :

On m’a laissé prendre des notes, on m’a demandé souvent de ne pas faire état du nom, parfois ni du nom ni du prénom. Je ne prétends pas rapporter les mots tels qu’ils m’ont été dits : j’en ai les trans­criptions dans mon ordinateur, cela passe mal, ne transporte rien de ce que nous en­tendions, mes interlocutrices et moi-même, dans l’évidence de la rencontre. Je notais à mesure, sur mon carnet, les phrases précises qui fixent une cadence, un vocabulaire, une manière en fait de tourner les choses. La conversation vous met d’emblée dans une perspective ouverte, tout ce qu’on suggère au bout des phrases, et qui devient muet si on se contente de transcrire. (DA : 42)


Pour ceux qui trouveraient les témoignages trop poétiques ou « littéraires », ou qui y auraient reconnu la griffe de Bon, le narrateur, qui se fait passer pour l’auteur, a cette réponse : je ne rapporte pas tel quel, je recrée l’esprit des entretiens, faute de quoi tout resterait « muet ». Le dispositif est astucieux, qui force à accepter la fiction au nom même d’une fidélité au réel.

Dès lors, toutes les inventions et tous les montages deviennent possibles. Comme l’enchâssement de « phrases (prétendument) recopiées » (DA : 62-68) ou l’alternance, dans un même entretien, du récit de rêve et du récit d’événement, jusqu’à la confusion (voir le fragment inti­tulé Vente aux enchères de Daewoo Fameck, contenu et contenant, et ce qu’ensuite on en rêve). Au long des entretiens, on retrouve partout de ces phrases qui se dressent comme des écrans de fumée : « Je retranscris plein texte, sans raccourcis : quand on écoutait Géraldine, on avait l’impression d’un livre ouvert, où les figures, événements et faits auraient été le mon­de même » (DA : 89). Ou encore, au terme des fictions d’entretien : « Moi je n’ai jamais su pourquoi, Sylvia. / Et cette phrase-là, je sais que je la recopie exactement comme elle fut prononcée » (DA : 238). Le roman tente ainsi de rétablir, in extremis, l’authenticité et l’exactitude phonographiques, après s’être permis pourtant tous les écarts.

La distinction photographie/phonographie est utile et signifiante au niveau « matériel » de l’appa­reil­lage du roman. Mais sans doute s’effondre-t-elle au niveau plus organique de la machine, de la mécanique de la langue. Faire image et faire parole, rendre visible et rendre lisi­ble, dire et montrer, ne sont-ce pas après tout, dans le domaine de la littérature, deux aspects d’une seule et même opération ?


Let”s get retarded
Retour vers le futur

Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (1/3)

Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du NépalVers l’OuestLa science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.


Partie 2Partie 3


Au lieu des usines

En intitulant Daewooson roman paru en 20041, François Bon a inscrit son travail littéraire sous le signe d’un référent connu, socialement partagé. On connaît tous ce nom, raison sociale d’un groupe industriel sud-coréen qui fabrique des télévisions, des fours à micro-ondes, des voitures… En France, c’est devenu le nom d’un traumatisme et d’une indignation : au début des années 2000, le groupe fermera ses usines de la Lorraine, sans égard aux ouvriers – et surtout aux ouvrières, majoritaires – licenciés, réduits à la pauvreté et au chômage.

S’agissant d’un auteur comme Bon, déjà souvent étiqueté comme un « écrivain engagé » ou un « porte-parole des sans-voix », il n’en fallait pas plus pour orienter la réception de Daewoodans une direction sociologique et à l’occasion éthique. Dans les critiques journalistique et universitaire du roman, on trouve partout les mêmes lieux communs : François Bon a donné la parole aux vaincus, aux dominés, aux exclus; il s’est fait le scribe d’une mémoire ouvrière en déshérence; il a voulu dénoncer les excès de l’industrie néocapitaliste; et ainsi de suite. Dans tous les articles savants, on met d’abord l’accent sur la représentation du réel, du social – de la « réalité sociale »2. Récemment, les auteurs d’un papier paru dans la Revue des sciences humaines sont allés jusqu’à comparer point par point Bon à Bourdieu, en faisant dire au premier que son entreprise s’inscrivait dans une « perspective radicalement sociologique »3 ! Et si l’on évoque l’art, la littérature dans ces articles, c’est comme un « moyen » ou un « médium » employé au service du social : « [François Bon] entreprend de sauvegarder la mémoire de la classe ouvrière grâce à la littérature »4 ; « Son écriture témoigne d’une haute idée de la littérature et illustre l’importance d’un art qui prend la langue comme médium5 ». Ce qu’il y a d’artistique dans Daewoo est alors considéré comme relevant de ce que l’on appellera « esthétisation », « fictionnalisation » ou « subjectivation ». On parle ainsi d’un « regard et [d’]une description esthétisants »6, d’une « forte présence de la subjectivité7 », de « distorsions », ou encore d’une « stylisation8 ».

La littérature n’« esthétise » pas; elle est d’emblée esthétique. En parlant d’« esthétisation » – sous différents vocables –, on enrôle de force la littérature au service d’un projet – sociologique ou éthique – qui n’est pas le sien. Ce n’est pas de cette façon que l’on dépassera le dilemme, posé par Liesbeth Korthals Altes notamment, entre formalisme ou esthétisme, d’une part, et politique ou éthique, de l’autre. Herbert Marcuse et Jacques Rancière ont déjà montré la voie, en réinscrivant le politique à l’intérieur même de la sphère esthétique : « c’est dans l’art lui-même, dans la forme esthétique en tant que tel­le, que je trouve le potentiel de l’art », écrivait Marcuse9; « les formes définissent la manière dont des œu­vres ou performances “font de la politique”, quels que soient par ailleurs les intentions qui y président, les modes d’insertion sociaux des artistes ou la façon dont les formes artistiques réfléchissent les structures ou les mouvements sociaux », précise Rancière10. Si l’on veut apprécier la portée politique de Daewoo, il faut d’abord interroger l’invention esthétique. Cela ne revient pas du tout à proposer une approche purement formaliste – laquelle élude complètement le problème politique –, mais à réaffirmer la préséance de l’esthétique dans le domaine artistique. Toute potentialité, toute proposition politiques passent, dans la littérature, par un travail de la forme.

Il est temps de revenir au « geste esthétique » de Daewoo. C’est de lui, on le verra, que découle l’illusion même du réel dans le roman. Daewoo s’appelle ainsi parce qu’il se fait usine : il fonctionne comme un ensemble de dispositifs et de machines fictionnelles qui concourent à produire une illusion du vrai et font de la forme elle-même une force politique.

Daewoo fait bien sûr « référence » aux usines qui ont fermé leurs portes dans la vallée de la Fensch, en France. Mais ce nom, ce référent est d’emblée transposé sur le plan de la langue et de la forme. Transposition qui trouve son expression la plus parlante dans l’image de l’enseigne DAEWOO dont les lettres disparaissent une à une au fil du récit :

La disparition progressive des six lettres, d’abord comme on efface à la machine, enlevant les dernières lettres. Quand j’étais arrivé, c’est un O majuscule qui se pro­menait dans le ciel, soulevé par le bras jaune de la grue au-dessus du rectangle bleu de l’usine : et DAEWO puis DAEW puis AEW puis EW, enfin ce seul W au lieu de DAEWOO, écrit en géant sur l’usine. (DA : 77)

Le nom référentiel est ainsi rapporté à l’écriture (« comme on efface à la machine »). Il devient un mot, lourd de sens certes, mais un mot tout de même : c’est dans la langue que se recueille le monde, y compris en ce qu’il compte de rupture, d’effacement. D’ailleurs, à la page suivante, le narrateur ne manquera pas de dire comment le « W » restant lui rappelle Perec. Cela n’est pas sans signification. Il faut prendre « au pied de la lettre », si je puis dire, la locution adverbiale « au lieu » : « ce seul W au lieu de DAEWOO ». C’est manière de dire comment le livre vient remplacer le monde, ou se faire monde lui-même, ordonnance de tensions. La locution « au lieu » ap­paraît d’ailleurs dès la deuxième page de Daewoo : « Au lieu de quoi vous marchez encore » (DA : 10). Au lieu du monde, poser cette marche, cette progression qui n’est que de langue et même de fiction (le « vous » renvoyant ici à une instance purement littéraire). Au lieu de l’usine qui a fermé, c’est-à-dire en son lieu même et à sa place, la littérature s’impose comme machinerie autonome, au sens propre : qui produit sa propre nomination. N’est-ce pas, après tout, ce à quoi doit viser l’écriture de l’usine? Non pas mimer ou transposer une réalité séparée, mais faire de l’écriture même une usine, suivant la « renverse » annoncée et amorcée dès Sortie d’usi­ne, « qui bas­culait l’écriture de l’usine en l’usine comme écriture11 ».

On constate d’ailleurs des symétries très fortes entre Sortie d’usine et Daewoo, deux tex­tes qui, à vingt ans de distance, abordent tous deux le thème de l’usine de façon fictionnelle ou « romanesque »  –  contrairement à Temps machine qui l’aborde de façon non fictionnelle. La première séquence de Daewoo est parfaitement symé­trique au dernier fragment de Sortie d’usine :

Pourquoi appeler roman un livre quand on voudrait qu’il émane de cette présence si étonnante parfois de toutes choses, là devant un portail ouvert mais qu’on ne peut franchir, le silence approximatif des bords de ville un instant tenu à distance, et que la nudité crue de cet endroit précis du monde on voudrait qu’elle sauve ce que béton et ciment ici enclosent, pour vous qui n’êtes là qu’en passager, en témoin? (DA : 9)

Comment ne pas repenser au portail ouvert de Sortie d’usine12, au moment où le narrateur revient sur les lieux désertés du travail? D’une fois à l’autre, on retrouve la même distance infranchissable (« qu’on ne peut franchir »), la même « présence » mais extérieure, donnée seulement à celui qui vient « en passager, en témoin ». Or, par l’inversion symétrique de la « clôture », qui figure ici, sous la forme imagée du portail, au tout début du texte, l’écriture bascule dès le commencement de l’autre côté, c’est-à-dire dans le vide, dans l’absence, dans le « rien » :

Rien. Le grillage au long de la quatre-voies, sur un trottoir sans bitume, tandis que des camions aux lourdes remorques isothermes (Renault Magnum, Mercedes Actros, Volvo FH12 ou Daf XF, la litanie des marques et types que vous n’avez jamais su empêcher de vous traverser la tête) vous frôlent au passage, assourdissants. Croi­re que la vieille magie de raconter des histoires, si cela ne change rien à ce qui de­meure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible, et négligé désormais de tous les camions du monde, lequel se moque aussi des romans, vous permettrait d’ho­no­rer jusqu’en ce lieu cette si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent, tandis que vous voudriez pour vous-même qu’un peu de soli­dité ou de sens encore en provienne? (DA : 10)

Il y a, à cet endroit précis du monde, une vacance que la langue peut investir et scruter (« les mots qui cherchent »), pour y travailler et y produire, là même où il n’y a plus ni travail ni production.

Cela est dit explicitement et très densément dans certaines autres phrases du fragment : « Refuser. Faire face à l’effacement même » (DA : 9). À un monde qui se refuse, opposer une langue qui refuse. À un monde qui s’efface, opposer une langue qui fait face. La littérature se pose ici comme « machine de guerre »13, extérieure et autonome (« cela ne change rien à ce qui demeure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible »). Machine d’un genre très particulier, qui ne s’affronte pas à des pré­sen­ces enne­mies, mais à l’absence, à « l’effacement même ». C’est cette machine, ou plutôt cet ensemble de machines qui compose ce que j’appellerai ici la machinerie du roman, et qu’il s’agira de démonter pour en exposer les ressorts.

 

Des univers invisibles

La vision initiale de l’usine clôturée et vidée n’est pas la représentation d’un lieu spécifique, géographique, mais déjà une image poétique, qui impose sa propre puissance de condensation et de révélation. L’image de l’usine fermée résume un certain rapport au monde, ou ce que Rancière appelle un « partage du sensible » :

C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’ex­pé­rience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les pos­sibles des temps14.

La politique de Daewoon’a rien à voir avec l’« engagement littéraire » ni avec quelque résurgence marxiste15. Il s’agit plutôt d’un partage esthétique, sensible, qui détermine un ensem­ble de relations entre le visible et l’invisible (« les lettres de l’ancien nom encore visibles sur le mur bas » – DA : 10), entre la parole et le silence (« le silence approximatif des bords de ville » – DA : 9), ainsi qu’un certain ordre de l’espace et du temps. Rapports, relations, ordres ou répartitions partout marqués, dans Daewoo, au sceau de l’effacement, du retrait. La rupture même s’est faite « discrète » : « Si­gnes discrets pourtant et opaques, rien que d’ordinaire » (DA : 9). Rien ne se montre, rien ne se donne à dire. Et pourtant, il y aura parole, il y aura travail esthétique, c’est-à-dire réagen­cement de ce qui peut être vu et de ce qui peut être dit, ainsi que proposition d’es­pace et de temps.

Cela que l’image de l’usine résume poétiquement concerne aussi la ville et le mon­de plus large. Dans un monde en rupture de travail, partout l’effacement et l’invisibilité ga­gnent. Des univers humains deviennent inaccessibles, parce qu’ils sont particularisés et relégués à la solitude du privé, du non-visible. Ulrich Beck a dit cela, en termes sociologiques, dans la Société du risque :

Dans le contexte de l’individualisation, le chômage de masse est vécu comme un destin personnel. Les gens ne sont plus touchés par le chômage de façon collective et socialement visible, ils en sont victimes dans certaines phases spécifiques de l’exis­tence. […] Dans ces existences individualisées et privées de leurs référents de clas­se, le destin collectif se transforme d’emblée en destin personnel, en destin individuelqui s’inscrit dans une société que l’on n’aborde plus que de façon statistique16 2001, p. 195.].

« On comprend donc que la nouvelle pauvreté se terre entre les quatre murs des maisons, qu’elle continue à dissimuler activement ce que l’événement a de réellement scan­daleux17 ». En termes esthétiques, le chômage se traduit comme un problème de visibilité et de subjectivité. Le deuxième fragment textuel du roman (Daewoo en Lorraine, repères) repasse à grande vitesse les statistiques qui prétendent épuiser la réalité des fermetures d’usines : chro­nologie des faits, nombre des licenciés, chiffres d’affaire, etc. Au bout du compte tombent ces mots : « Fin. Mais pour elles, mais pour eux? » (DA : 18) Là commence le travail de la littérature, qui, comme les autres arts, a le pouvoir de rendre visible ce qui ne l’est pas et de capter dans ses rets les trajectoires individuelles. Dans ce cas-ci, la discrétion, l’effacement même des signes du monde obligera l’écriture à faire usage de la fiction. Pour reprendre le dilemme énoncé par Rancière, elle sera forcée de privilégier « l’artificialisme qui monte des machines de compréhension complexes » au détriment du « réa­lisme qui nous montre les traces poé­tiques inscrites à même la réalité »18.

 

La Légitimation de la fiction

Aussi peut-il paraître étonnant, de prime abord, que tant de lecteurs et de commentateurs aient vu en Daewoo un « ro­man réaliste ». Quoique, tout bien pesé, c’est plutôt la preu­ve que l’« ar­tifice » a bien fonctionné. L’en­semble de la machinerie du roman repose sur un dispositif ingénieux qui fait en sorte que la fiction revêt les apparences de la non-fiction. Plusieurs s’y sont laissés prendre, qui ont cru que Daewoo relatait fidèlement une « enquête », au sens quasi-journalistique du terme. Roger Godard cite par exemple Martine Laval, qui a écrit dans Télérama : « Fran­çois Bon a construit un roman enquête, un roman réalité19 ». Mais Godard semble avoir lui aussi du mal à bien faire la part de la fiction : il note des « distorsions20 » dans la relation des paroles et des faits, mais tout montre qu’il considère l’enquête et les entre­tiens comme des substrats véridiques de l’écri­ture. Or, Bon a confirmé, au colloque de Saint-Étienne, avoir tout inventé. « Je suis allé en Lorraine, il n’y avait rien à voir, alors je suis rentré chez moi et j’ai écrit », a-t-il dit en substance (je cite de mémoire). Je ne cherche pas à coincer les criti­ques et les lecteurs qui ont cru en la non-fictionnalité de Daewoo, mais seulement à mettre en évidence, par le biais de leur erreur, l’efficacité du dispo­sitif. La fiction, pour fonctionner, c’est-à-dire pour faire illusion, doit se présenter comme vraie. Bon a exposé ce fonctionnement déjà dans l’entretien qu’il a accordé à la revue Scherzo en 1999 :

Se rendre compte que l’état dominant de la fiction est un fait littéraire très his­to­ri­cisé, et que notre langue est une de celles dont le champ hors fiction est par tradi­tion à la fois très vaste et historiquement fondateur : Saint-Simon, Bos­suet, Sévigné, mais les notes de Mallarmé, les explorations mentales d’Ar­taud ou Michaux. Et, paradoxalement, c’est souvent en mimant ou em­pruntant cette légitimité de l’écrit non fiction que le roman, dans son histoire, Proust lui-même, renouvelle ou pousse plus loin sa propre convention, pour se faire accepter comme illusion21.

Le roman se renouvelle, demeure une forme vivante, en repoussant sans cesse sa propre con­vention. Cela, il peut le faire en puisant dans le réservoir des formes non fictionnelles de la lit­térature. Daewoo emprunte sa légitimité à la forme spécifique du récit d’enquête à la première personne. Un « je » raconte les recherches qu’il a menées sur le terrain des usines Dae­woo et des villes de la vallée de la Fensch : repérage, notes, entretiens, photographies, recherches documentaires, etc. Bon n’a pas construit une fiction à partir de Daewoo, comme eus­sent pu le faire nombre de « romanciers » d’aujourd’hui22. La fiction romanesque eut alors été reconnaissable comme telle, aux apparences fragiles des personnages et de la fable. Mais pour créer une illusion de réalité qui ne soit pas un simulacre, le méca­nisme de la fic­tion doit pouvoir repo­ser sur des bases autres que celles de la convention romanesque. L’il­lusion de Dae­woo ne tient pas du convenu ni de l’acquis. Elle procède au contraire d’une conquête, d’un élargissement du champ romanesque à une forme tradition­nellement réservée au domaine de la non-fiction. Le récit d’enquête à la première personne peut sembler à première vue un peu trivial. Il peut même rappeler « l’Universel reportage » de Mal­larmé. Il n’en jouit pas moins, dans l’horizon cul­turel de notre époque, d’une présomp­tion de vérité dont le roman peut à son tour profiter.

La forme pronominale de la narration compte pour beaucoup dans le fonctionnement du dispositif fictionnel. Käte Hamburger a révélé, dans sa Logique des genres litté­raires23, le statut ambigu de la narration à la première personne. Pour elle, rien ne permet de différencier, dans la forme intégrale de l’énoncé, un récit autobiographique authentique d’un récit fictionnel au « je ». On trouve dans Parking une première formulation du rapport entre la fiction et la non-fiction, corrélée précisément avec le concept d’« autobiogra­phique » : « La fiction doit se présenter comme son contraire pour produire son propre espace de jeu. Chez celui qui a poussé au plus loin cette dimension paradoxale, tout se présente com­me autobiographique, mais il faudra attendre que le monde ait retiré les échafaudages de la vi­sion immédiate pour mesurer la reconstruction, et l’art de l’illusion qui nous l’impose24 ». C’est à Thomas Bernhard, grand artisan de cette illusion « autobiogra­phique », que Bon fait ici référence. Dans cette idée d’une fiction se présentant comme une écriture auto­biographique, on tient le rouage essentiel de la machinerie de Daewoo. Hamburger désigne comme une « feintise » (Fingiertheit) le récit de fiction à la première per­sonne. C’est une expression qui peut convenir à Daewoo, à condition de ne pas y voir, selon une optique platonicienne, un désir de « tromper ». En construisant une fiction aux allures de non-fiction, Bon fait certes œuvre d’illusionniste. Mais « illusion » n’est pas syno­nyme de « simulation ». Alors que le simulacre est un objet factice se faisant passer pour vrai, l’illusion est un jeu (l’« espace de jeu » dont Bon parlait dans Parking), l’action de « jouer dans », selon l’étymologie qu’indique le Littré. Ce jeu peut bien sûr être sérieux, mais à titre de jeu uniquement. Il s’agit en somme de jouer le jeu de la fiction au lieu même des usines closes, dans l’espace vacant et inapparent du retrait.