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Benoit Jeantet • Et dans l’ennui se tordre (4)

A farmer in the city quoi qu’il en soit. Un jour, alors, il est sorti de son lit. A enfilé une robe de chambre à la sauvette. S’est souvenu de la neige. Et qu’il avait été plus jeune, avant.

Beaucoup plus tard, vers l’adolescence, me dit-il, je n’aimais plus tellement ça, le riz au lait.


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J’avais dans l’idée de t’écrire un polar, me dit-il. Mais j’avais pas trop envie que tu meures comme ça. Enfin, pas si vite.


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Je mange des tartines, me dit-il. Et c’est franchement ce que j’ai fait de mieux aujourd’hui.


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On a fini par faire une pause dans ce café où, il y a fort fort longtemps, tout un tas de vieux acteurs venaient jouer les spectres alcoolos-faucheman, me dit-il. Ce café que t’aimais pas et que t’aimerais encore moins vu comment du bout de la rue il vous fait tout son tralala de clins d’œil appuyés et mon dieu que tout ça est dans le plus pur mauvais esprit bistronomique comme ils disent. Et donc en terrasse, comme des princes, on a fini par prendre place. Baptiste a voulu une limonade. Lucie, une grenadine. Au départ, j’avais dans l’idée de leur faire voir un peu le square Léon Serpollet. La limonade et la grenadine, entre autres, c’était juste pour ça. Et donc…Oh et puis zut. J’ai envie d’un autre verre. Et puis, c’est su de tous , quand on a soif on fait n’importe quoi. Et donc pour ce soir on en restera à cette terrasse, à la limonade de Baptiste et à la grenadine de Lucie. Voilà.


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On buvait un café, me dit-il. C’était rue Hermel. Sam cirait ses boots avant d’aller à son casting. C’était un casting pour une pub Range Rover. Peg portait un joli pull en coton. Sam a joué un disque. C’était Lescop. On a bien aimé. Puis Peg nous a fait à manger. C’était du foie de veau. Puis Peg m’a pris un peu à part. C’était pour me demander si je voulais bien accompagner Sam à son casting. J’ai dit que bon ben oui c’était d’accord. Après Sam s’est mis à repasser sa chemise bleue-casting et alors je lui ai dit : « Et si je t’accompagnais à ton casting pour cette pub Range Rover… » Et encore après Peg est partie bosser. C’était dans une boite de prod qu’elle bossait. Elle nous a embrassé. Son haleine était chaude.


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Oh tiens, me dit-il, hier matin j’ai vu cette fille, tu sais, celle qui aime bien te laisser avec tous tes bonjours sur les bras. Elle est espiègle ou malpolie. Ou les deux. Tu ne l’aimes pas. Je comprends. Tu ne l’aimes pas au point de sur cette fille espiègle ou malpolie ou les deux tous les matins te casser le nez avec tes bonjours. Je comprends. Elle est jolie. Et son regard aussi profond qu’une limousine, c’est à ne pas croire.


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Les veilleurs de nuit ont les yeux bouffis de sommeil, me dit-il. C’est pas pour autant qu’ils s’échappent au moment d’éplucher leurs oignons. Quand il faut y aller, les veilleurs de nuit, ils y vont.

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Les feuilles jaunissent, me dit-il. On déjeune. Encore cette fin d’automne qui ne nous rajeunit pas.


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Moi, la nuit, me dit-elle, j’ai toujours près de moi 110 mouchoirs pour les très gros chagrins. Double épaisseur. Classiques. Douceur et résistance, tu mords l’esprit chouchou. Moi, la nuit, jamais je ne dors. Je suis triste oui mais au moins je surfe sur ma tristesse maboule en brasse coulée. J’ai pour moi la jeunesse et en plus je t’emmerde, vieux con.


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La bouteille de Beaujolais nouveau m’a fait faire ce qu’elle a voulu, me dit-il. Et même des gestes avec ma bouche, oh si tu savais. Non mais c’est à croire que toute la nuit je l’ai gavée d’amour, la bouteille de Beaujolais nouveau. Toujours est-il que ce matin, redoutant sans doute que notre histoire ne prenne un tour par trop conjugal, elle m’a prié d’aller cuver ailleurs si j’y suis, la bouteille de Beaujolais nouveau. Voilà.


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Passé tout près de la rue Tourlaque, me dit-il. Il faisait beau. Quelques vers de Kiki Dimoula m’avait tenu compagnie, oh juste le temps de remonter la rue Ramey et pfuit, voilà, envolés. Passé tout près de la rue Tourlaque. Il fut un temps où, là-bas, j’allais voir cette dame. Des fois je lui offrais des fleurs. Et toujours je baissais les yeux au moment de lui tendre le bouquet. Des fois c’était des fleurs blanches. Des fois c’était tout mélangé. Un jour elle a fermé la porte très vite derrière moi et puis…Cette dame m’impressionnait. J’étais jeune. Très jeune. Elle est morte, depuis. Passé tout près de la rue Tourlaque. Cette dame, tu sais, j’aurais bien aimé…Lui dire que…Enfin. Parfois, dans la vie, on fait du chemin et on aimerait que ça se sache.


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On a tous besoin de fabriquer son image, me dit-il. Le hic c’est que je ne suis pas bricoleur.


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Il est six heures du soir, me dit-il, et nous sommes en présence d’un phénomène surnaturel. Le gros Michel commande son bock à se vider cul sec comme ça tout seul comme d’habitude. Il porte son chandail rouge. Ce matin il s’est rasé à l’ancienne et vraiment il est fier de lui. Il peut. Des hommes de ce métal, libres et robustes, longtemps qu’on en fait plus. Il est six heures du soir et le gros Michel aime toujours autant lire le journal du coin en trempant doucement ses lèvres dans la mousse par ci par là. Et c’est là qu’il les voit : le cordonnier taciturne, la gardienne de chèvre bègue, le vieux prof de maths qui résout ses problèmes d’arithmétique sur les murs des maisons, oui c’est là qu’il les voit, sortis de nulle part, et déjà ils s’approchent du bar pour lui parler à touche touche. Il est six heures du soir et alors le gros Michel se commande un autre bock.


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Le comité des fêtes cherche un trésorier et une secrétaire, me dit-elle. L’association Culture et loisirs organisera bientôt une soirée karaoké et tartiflette. Et moi je promets de t’aimer au moins jusqu’à l’autoroute.


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Nous sommes le soir et c’est triste comme une banane flambée au gasoil, cette affaire-là, me dit-elle. Ce jour, le secteur de pétanque de Quillan tenait son assemblée générale. Pour le moment, personne n’a souhaité en prendre la présidence.


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Et oui, me dit-elle, en 2013, juste après la fin du monde, la fanfare “Tonton a faim” fêtera ses vingt ans d’existence. Une tournée est prévue à travers toute l’Europe mais surtout les Corbières. Et sinon, j’ai deux invits pour la fête de la châtaigne et de l’agneau du pays cathare. Tu viens ?


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Si, me dit-elle, Maman, c’est bien ce que cela semble être, alors ce serait une chose bête et sale que cette montagne froidement exécutée par la brume, un certain dimanche 4 novembre, lors d’une énième attaque suicide près de la frontière catalane. Et sinon, que le diable t’emporte toi et ta bonne fatigue du loisir, ta mobilité lente et silencieuse. Laisse-moi la place et mets la table- des assiettes à soupe, hein- feignasse.


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Le promeneur était en tongs, me dit-elle. Sur son tricot de corps on pouvait lire : ” François frites fraîches”.


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Oui mais non, me dit-il, le turbot n’est pas un poisson qui se mange vite.


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Je n’ai pas couché pour réussir, me dit-elle. On a fait ça debout.


Benoit Jeantet • Et dans l’ennui se tordre (3)

A farmer in the city quoi qu’il en soit. Un jour, alors, il est sorti de son lit. A enfilé une robe de chambre à la sauvette. S’est souvenu de la neige. Et qu’il avait été plus jeune, avant.

Un jour, me dit-il, tu m’as demandé ce que j’entendais, très exactement, par être amoureux. J’ai pas répondu, il me semble. Alors c’est très simple. Ce que j’entends par être amoureux, c’est, très exactement, le bruit que ça fait quand elle introduit ses clés dans la serrure, qu’il se fait tard, que je pourrais dormir, lire, travailler, oui mais non, je reste là à attendre. Voilà. Salut.


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Je bois un verre de blanc, me dit-il. Je bois deux verres de blanc. Quand il sera trois verres de blanc, alors il sera l’heure d’aller me cacher.


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Je ne sais plus, me dit-il, si je t’ai déjà raconté l’histoire de ce jeune garçon parti un jour, et c’était la première fois et c’était avec la main de son frère serrée dans la sienne et c’était tout poissé d’angoisse cette main-là, l’histoire de ce jeune garçon parti disputer de hargne et d’adresse à ce jeu auquel jouent les garçons avec l’espoir secret de se nettoyer de la violence ou bien de prétendre au courage, cette lubie qui n’existe pas. Je ne sais plus. Peut-être bien que oui. J’étais saoul sans doute. Quand il m’arrive d’être saoul, plus aussi souvent qu’avant mais ça m’arrive encore, hélas, toujours au début c’est que le bonheur me déborde et puis, ça ne manque jamais, la joie, bonne fille, finit par céder son siège à quelqu’un d’autre.


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Ce quelqu’un d’autre ne tarde pas, ça aussi ça ne manque jamais, à se gonfler de tristesse, cette tristesse ancienne tu sais. Et alors je me surprends à faire ce que je déteste tant. Et alors je raconte, mal, ce que dans ma vie j’ai aimé le mieux. C’est une façon, assez puérile, je sais, de devancer les questions qu’on présume, à tort ou à raison, plus ou moins embarrassantes. C’est une façon sans manière. Je sais.


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Il y a des gens qui naissent pour se taire. Très tôt ils devinent qu’il va falloir tout garder pour soi. Mais qu’un soupçon de joie vienne à bousculer le silence et alors, et alors là. Tu voudrais soudain que la parole coule d’elle-même mais le temps que ça prend de remonter à la source, déjà les mots coagulent comme un mauvais sang. Tout redevient moche, atroce, tronché jusqu’à l’os. Voilà ce qu’il t’en coûte d’avoir voulu forcer le verrou de ta bouche.


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Je ne sais plus si je t’ai déjà raconté cette histoire. Je ne sais plus. Si je l’ai déjà fait, je t’en supplie, arrête moi. Sinon, dis-toi seulement que tu l’as échappé belle et voilà.


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J’ai vécu, me dit-il, oh pas longtemps mais c’est quand même vivre, avec une peluche dont la tête était déchiquetée. C’était une peluche un peu plasticienne et quelle peau de pêche elle avait. Près de son lit, du matériel de peinture était posé. Posé sur une table roulante. Dans la chambre il y avait un fauteuil pourri que le pire tox des environs avait rénové pour elle. Sur ce fauteuil, on faisait l’amour par le nez. L’amour, elle disait, mon garçon, faut que ça sorte. Elle disait: souffle fort. Souffle mon garçon. Cette peluche, j’étais tombé amoureux d’elle ce jour qu’elle courrait dans son jardin et c’était un jour où elle courait dans son jardin en chaussettes, t-shirt Snoopy, cuisses nues, un vrai cliché pas farouche, oui c’était ce jour qu’elle courait le garou comme ça dans son jardin. Dans le jardin, alors, il y avait trois gros pots en terre dont un contenait un saule tortueux. J’aimais bien quand elle m’emmenait au sous-sol, sinon. Il y avait des tas de robes de mariées suspendues. Au sous-sol, elle aimait me tourmenter en douceur avec de jolis instruments de torture à la mécanique compliquée.


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Je regarde le beurre glisser sur la poêle, me dit-il, et alors je pense au coeur de cette fille juste avant qu’il se fonde à l’oubli. Voilà ce que ça donne de cuisiner pour soi tout seul. Pfiou.


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Les eaux sont basses, me dit-il. Passe le hérisson. L’homme ému aux larmes caresse des peaux en grève. Habitudes discutables.Mais qui a besoin d’un verre fera toujours le brave. Passe le hérisson et c’est comme un vent en pleine canicule. L’homme ému aux larmes, parfois, il aimerait faire des trucs impensables. Des plats de gros mots à emporter sous vide. S’évanouir dans un compotier. S’avaler d’un oeil furieux des cerises à l’eau de vie. On en revient toujours à la même chose. Passe le hérisson. L’homme ému aux larmes compte pour le rat. On le largue avec une grosse bise. Il garde les pieds au chaud. D’ailleurs ses pieds ont commencé à noircir.


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Mes mains tremblent un peu, me dit-il. Ma cigarette aussi. Aujourd’hui, c’est décidé, j’arrête de trembler.


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Même les spaghetti, aujourd’hui, ça m’a fait peur, me dit-il.


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Je sais que tu aimerais que le soleil brille d’avantage, me dit-elle. Ne mens pas. Je le sais. Et aussi que le fond de l’air soit encore un peu frais, même pour la saison. Je sais que tu aimerais t’engager dans ce chemin et te retenir de courir. Et aussi retrouver le souvenir de ma main. Mais ce matin est vraiment mal choisi pour ça, désolée. Ce matin, tu dirais une fleur coupée sans vase.


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Si tu penses toujours aussi obstinément, me dit-elle, que le rêve, le voilà le plus ancien genre littéraire du monde, alors il faudra peut-être que tu te fasses à l’idée que les gens, ils dorment assez peu, tout compte fait. Ou alors juste d’un oeil. Tu crois pas, mon chou?


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Sur une surface assez réduite, me dit-il, les grenouilles se partagent tous les nénuphars de l’étang. Sous l’eau, une inquiétante créature fraie avec nos fantasmes les plus troubles.


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Parfois, me dit-elle, les élastiques sont affaire de vie ou de mort.


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Y’a quelque chose dans l’air, me dit-elle, quelque chose de lourd, de grave et de lent, quelque chose que je n’aime pas et c’est quand on boucle nos valises. C’est assez récent je t’avoue. J’ai beau me dire qu’on part en voyage. Qu’en plus, partir tous les quatre, ça fait longtemps. Bref. Alors, si tu veux bien, on va faire ça vite. Dans une heure, promis, qu’on y pensera plus.


*

Oh tu sais, me dit-il, le coeur m’a sauté trois battements au moment où le train a quitté la gare Saint-Lazare. Tes yeux pleins de rires, je les sentais encore dans mon dos. Je vais t’avouer quelque chose. Ne le répète à personne. J’aime ces heures où nous jouons, tous les deux, aux cancres de la vie. Oui. Vraiment. J’aime.


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Réponds-moi, me dit-elle. Mais sois franc, pour une fois. Le vent est-il toujours dans ta bouche?


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Tu le savais, me dit-elle, qu’y a des gens qui collectionnent les sacs à vomi?


*

Le tartre, me dit-il, vous savez, c’est comme l’amour. Ça s’en va et ça revient. Pfff.

Luc Garraud • Le chef de gare

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


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Le train s’est arrêté quelques minutes, deux hommes ont sorti le cercueil du grand hall de gare et l’ont chargé à l’arrière, dans le dernier wagon, ficelé sur une banquette pour qu’il ne roule pas.

Les wagons sont noirs de monde. C’est un jour triste d’enterrement. Le chef de gare n’est pas monté dans le train pour accompagner sa femme qui va reposer dans la roche, entre les pierres du cimetière qui domine la plage. C’est un jour d’empierrement.

Un chef de gare ça ne voyage pas.

Le train a d’abord ralenti et puis, doucement, s’est arrêté à peine. Il est reparti dans un grincement comme une chenille de fer articulée. Les voyageurs sont tristes derrière les vitres. C’est une sale journée de chien qui restera à jamais dans la mémoire du lieu.

Il y a sur un grand panneau au bord du quai écrit en lettres blanches:

Aujourd’hui je laisse courir le chien

C’est ce jour-là, ce jour-là pas comme les autres, que commença l’écriture du chef de gare.

Le quai est vide, mais le quai parle chaque jour, depuis.

Il n’est plus vraiment dérangé par le monde, il ne refuse rien, aucun train ne s’arrête.

Le chef de gare vit de formules. Il écrit bien visible sur un panneau au bord du quai :

Je vais faire parler le quai

Le lendemain au matin :

Le chien sans laisse s’est lassé de courir

Le soir au retour :

Le chien se lasse d’être détaché

Et puis les jours suivants :

Le chien s’est détaché des choses depuis longtemps

Un chien voyage toujours à pied, jamais en train, jamais.

Au bout de deux semaines, le chien n’avait toujours pas retrouvé sa niche.

La vie a repris son cours et le train aussi.

Le train c’est une machine ancienne pour transporter des gens de plaine, les mener en montagne, peu de gens de montagne le prennent. Le territoire est très accidenté, le train ballote sur les rails et la nature du terrain suffit à terrifier les voyageurs et même davantage certains jours de grand vent. Le long de la voie, il reste des bâtiments longs comme des terrains de foot, larges comme deux piscines olympiques, ils ont servi de dépôts et de gares annexes dans le passé. Tous pareils ou presque à l’intérieur : de grandes banquettes rouges en cuir craquelé, des dossiers usés à pompons et des festons sales et dorés d’une autre époque.

En entrant, en face des yeux, une pendule est arrêtée depuis longtemps. Il y a un seul lustre accroché à une poutre métallique au plafond, avec des dizaines d’ampoules au phosphore, qui donnent le teint jaune. Sur le mur du côté gauche dans le hall, une grande fresque représente un laboureur et ses deux bœufs, elle fait face à l’entrée triomphante en gare d’une locomotive à vapeur, en trompe-l’œil, on voudrait pouvoir l’éviter.

Deux de mes sœurs sont allées à l’école avec ce train. J’étais du voyage aussi, nous tournions autour du même âge. Mes deux sœurs et une amie qui les accompagnait faisaient mon bonheur. On était une espèce de bande accrochée par le cœur. Un jour, j’ai changé de place pour ne plus entendre leurs folies quotidiennes. Deux grands gars sont arrivés de nulle part et ont pris ma place d’habitude, d’un coup comme ça. J’ai regardé ça d’un œil et même des deux par-dessus le dossier de la banquette. On est entrés dans le tunnel et l’obscurité est devenue interminable, plus longue que tout, ça a duré le temps qu’il faut pour que ça arrive.

J’aime le roulis du train, j’aime le bruit de la machine, juste le temps d’apprendre un peu de mécanique et de conduite et je suis devenu à dix-neuf ans conducteur du train des montagnes. J’ai donc eu ce jour-là deux beaux-frères d’un coup, ils le sont encore aujourd’hui.

Le train s’arrête deux fois par jour à Brillant-Sombre, le matin vers sept heures trente et le soir un peu après vingt heures. Un quai étroit, long avec des bancs en bois peints en rouge et en blanc, c’est une toute petite gare. Le train ramasse tout le monde, c’est long de faire le parcours en entier, il faut de la patience pour supporter les cent-douze kilomètres du voyage et ses dix-huit arrêts.

Ici en traversant les montagnes, c’est le train qui fait le lien. Que personne n’ait prévu de descendre et que naturellement en arrivant sur le quai il n’y ait personne non plus qui attend pour monter, le train s’arrête, une minute ou deux, un temps, pour dire.

À Brillant-Sombre, c’est bien ça qui arrive aussi, mais avec une différence, le conducteur a toujours quelques mots en plus à dire, des mots au chef de gare, le même qu’il a déjà vu le matin, qu’il reverra le soir. Prendre son temps pour échanger chaque matin des nouvelles de la famille. Le chef de gare de la toute petite gare où on s’arrête est le beau-frère du conducteur. Le chef de gare de la toute petite gare, il a connu sa femme dans un tunnel. Il y a des échanges de paquets, de mots, de sourires, d’écritures sur des papiers griffonnés, des enveloppes blanches cachetées et mystérieuses. Quelquefois le ton monte, puis retombe aussi sec. Il n’y a que six minutes pour parler, pour se dire des mots, il y a rarement de différents, du matin au soir, le roulis du train porte conseil.

C’est un train journalier, la première gare sur le trajet est immense, elle est sur le plateau aride et sans un arbre, au point le plus haut du parcours. La Grande Gare a été construite pour transporter les ouvriers de la bauxite, et leurs familles.

Il n’a été extrait en tout et pour tout que quelques tonnes de bauxite en surface, tout était prêt, mais plus cher qu’ailleurs, alors la gare est restée. C’est toujours une voie très fréquentée, la seule par la montagne pour rejoindre la plaine au nord en venant de la côte.

Passer le petit col entre deux collines, celui qui regarde la mer, qui fait monter, laiteuse, la marée en brume juste sous les fenêtres à glissières et se sentir d’un coup figé par l’odeur du varech.

Le chef de gare de la grande toute petite gare a fait son temps au-delà de la voie dans l’usine de son oncle où les pions étaient bougés par des pions. À vouloir passer son temps à faire encore plus vite et encore plus vite, il était devenu chef de gare en embrassant une fille dans un tunnel, un baiser interminable. Il ne voyait plus personne et plus personne ne le voyait depuis qu’il était seul, depuis le départ en train de sa femme pour le cimetière de pierres. Sa femme, la deuxième sœur du conducteur du train des montagnes.

Je ne suis pas seul

La phrase écrite sur le panneau du quai fit grand bruit ce matin-là, posée comme ça, sans fard, ni trompette, au passage du matin, au regard de tous. On pensa la même chose en même temps. Le veuf joyeux s’était trouvé une fille, sortie on ne sait d’où, venue de nulle gare, le train ne s’arrêtait plus. Elle avait quoi de plus que la morte, pour prendre si tôt sa place encore chaude.

La journée fut tourmentée dans chaque tête. Les discussions sans fin et stériles. En approchant de la gare au retour ce soir-là, alors que le toit du Monde avait semblé s’écrouler tout au long de la journée. Le train ralentit plus que de coutume et à la lueur des phares on a pu lire, tous, sur le grand panneau :

Je ne suis pas seul, vous êtes là

Les visages d’un coup se sont éclairés, des sourires et quelques larmes. Le train est passé du sombre à la lumière, il a rajeuni de cent ans en un instant. On aurait voulu qu’il n’arrive jamais, qu’il continue toute la nuit sa route enchantée.

Le Chef de gare de la Grande Gare balayait on ne sait quand le quai, des petites tâches journalières.
C’était toujours propre, tellement tôt le matin qu’il oubliait d’éteindre la lumière du quai, en allumant trop tard ou en éteignant trop tôt certaines fois, cela ne devait pas servir à grand chose, peut-être à écrire.

Son long poème en marche pouvait associer des phrases d’un jour à l’autre, il y avait aussi des séries plus longues, le plus souvent elles se suffisaient à elles-mêmes :

Je suis une graine lourde dispersée par le vent

C’était, à chaque passage du train, toujours particulier. On attendait de lire, on se passionnait, on était impatient de rentrer en gare, dans une gare où on ne s’arrête pas comme à l’habitude mais où on passe au ralenti, bien différente, une gare qui fait passer le voyage plus rapidement. Même, si par je ne sais quelle étourderie, on avait oublié de regarder un soir ou un matin, en train de penser ailleurs sur l’instant, au passage, on ne mettait pas longtemps à demander à son voisin s’il avait vu la phrase.

Un jour, chacun dans son sommeil, personne n’avait fait attention au ralentissement, personne n’avait rien vu, on a demandé à tout le train. C’est le conducteur de la machine, toujours attentif et rassurant, qui l’annonça pour tout le monde au micro, la phrase prit ce soir-là une signification, un sens bien particulier :

Les lentilles ne voient rien la nuit

C’est vrai qu’on aurait loupé quelque chose, surtout que le lendemain matin ce fut encore plus énigmatique :

Elles sont sourdes aussi

Pendant plus de quinze jours, on ne parla que de lentilles, tout fut décliné, on ne comprenait pas tout, sorties du contexte journalier ça ne voulait rien dire, mais à la suite et dans le rythme soutenu des jours, ça ressemblait à un bout de poème sur la vie, sans aucun doute, à moins que ce ne soit un peu plus compliqué que ça :

Je suis un caillou marbré de brun comme une lentille

Je me cache comme les lentilles dans les cailloux

Le dessin sur ta peau est un emprunt aux pierres

Je me cache sur ta peau

Il parlait tous les jours aux voyageurs du train.

Plus jeune, il avait fait le tour du monde sur les rails, rien ne le destinait à devenir solitaire, ni chef de gare :

Je me sens suréquipé pour la solitude

Au quotidien, on le savait un peu taciturne et sombre, certains jours ce n’était pas vraiment la joie :

La mort est un doux voyage

, le matin pour l’aller,

J’ai le droit d’attraper toutes les maladies du monde

, le soir au retour.

Heureusement ça ne durait pas très longtemps:

Berbec a été mauvais

On avait tous vu le match de la veille où Berbec avait manqué l’immanquable, face au but vide, on était bien tous de son avis, mais un peu moins tout de même, quand il nous proposa de remplacer, sur son message du soir au retour, Durand par Duchamps dans les cages avec pour argument qu’ « il arrête tout les yeux fermés », on s’est tout de même dit, faut voir.

On pensa un temps, tous ceux du train, que le chef de gare de la grande petite gare abandonnerait son quai pour un autre. Qu’il demanderait à voyager en levant la main, pour faire arrêter le train de son beau-frère, pour monter dedans. Lui qui ne l’avait plus pris depuis le collège.

Alors un matin comme chaque matin, on avait espéré en relisant les phrases dans nos têtes, on se le disait depuis plusieurs jours, ça va se faire. Voir pour la première fois sa silhouette inconnue de beaucoup, le voir lancer son bras au conducteur, lui faire un signe, même un petit, mais ça n’est jamais arrivé. Le lendemain et les jours suivants non plus, la vie du train a repris son cours et les phrases aussi.

C’était l’attraction à chaque passage, une gare arrêtée qui regarde passer le train deux fois par jour, c’est tout à fait normal. Une gare où l’on ne s’arrête plus, ça arrive aussi, elles sont de plus en plus abandonnées aux herbes et aux arbres. Mais une gare où l’on ralentit pour lire au bord du quai, le temps et la vie qui va, ce n’est pas banal. Une gare de décor de cinéma, pour jeter un regard sur ce qui se passe, pour alimenter la journée et la nuit en questions, un lieu de fabrique.

Les jours sombres je vis dans une cage les choses sont claires même la nuit

On retrouva un carnet avec des phrases comme ça, ou d’autres comme celles-ci:

Je cherche un monde qui n’est pas en guerre

ou

Je suis sur le quai d’où partent tous les voyages


*

Le train a arrêté sa course depuis longtemps, il a été remplacé par un bus qui fait la liaison plus rapidement. Il ne prend pas la même route et s’écarte assez souvent du tracé de la voie du chemin de fer.

La grande petite gare du poète est toujours en place. Toutes les autres gares ont été démantelées. Depuis dix ans le train ne circule plus, mais chaque matin et chaque soir, il y a toujours une phrase nouvelle que plus personne ne lit. On a détruit la voie en soulevant chaque traverse comme on t’arrache une dent.

Ce matin, sur le quai, le chef de gare est parti en voyage.


Benoit Jeantet • Et dans l’ennui se tordre (2)

A farmer in the city quoi qu’il en soit. Un jour, alors, il est sorti de son lit. A enfilé une robe de chambre à la sauvette. S’est souvenu de la neige. Et qu’il avait été plus jeune, avant.

Alors la vie s’est assise en terrasse, me dit-il. Juste à côté de moi. Elle portait une jolie robe à bretelles et des escarpins plats. La robe était un peu courte. Bref. J’aimais bien ses lunettes, sinon. Des lunettes de psy. Ses lunettes, ça lui donnait un air professionnel et bienveillant, tu vois. Elle a commandé un jus d’orange avant de décroiser ses jambes. C’était les jambes d’une fille perdue. Des jambes qui revenaient au pays après avoir fait le mauvais coup. Celui de trop, peut-être. On ne sait pas.


*

L’amour fait la roue, me dit-elle. Je sens que ce samedi, déjà, nous encercle.


*

Viens voir, me dit-elle, tu dirais l’amour assis, là-bas, sur ce banc. Non?


*

C’est un mercredi comme ça dans la vie, me dit-elle. Qu’on me donne un bout de table. Si possible en terrasse. Un rêve. Blond ou brun, je m’en fous. Et même si ce rêve me fait mourir le cœur après coup. Peu importe. Qu’on me donne un semblant de futur. Entre les pieds d’une chaise et la rue. Même si c’est court. Le deuil en violet j’en peux plus.


*

Non mais, les grottes, me dit-elle, je trouve ça super érotique.


*

Je n’ai jamais tellement aimé ça, les endives, me dit-il. Ça fait prolétaire du sexe, je trouve.


*

Cette fille, me dit-il, c’était comme un goûter retrouvé au fond d’un vieux sac. Elle avait une tête de petit beurre et moi je la bouffais des yeux.


*

On buvait nos bières, me dit-il. Le jour déclinait. On se parlait pour la première fois comme si c’était la dernière, en y mettant tout ce qu’on pouvait trouver de rires et de franchise. Pas loin, un homme étendu par terre. Saoul. T’aurais dit que, déjà, il vomissait la lune.


*

Je ne suis pas folle, me dit-elle. C’est juste que je me trompe beaucoup.


*

Mon mari a pratiqué l’onanisme de très longues années, me dit-elle. Puis, soudain, il s’est mis au jus d’ananas.


*


Hier, me dit-il, j’ai suivi une fille dans la rue. La fille, dans le fond, je m’en foutais. Ce qui m’intriguait, c’était cette queue de cheval qui lui descendait jusqu’au milieu du dos. Cette queue de cheval, tu aurais dit qu’elle respirait.


*

Mon premier chagrin d’amour s’appelait Lucie, me dit-il. En principe, Lucie, voilà, c’est la lumière. En principe c’est ça. Mais prudence. Prudence. On ne sait pas. On ne sait plus. C’est qu’on approche des rumeurs de la quarantaine. C’est que le monde, vers cet âge, je sais pas pour vous, monsieur, je sais pas, une chose est sure, moi ça me donne de l’effort, le monde, vers cet âge. Ah ça oui.


*

Le Latin, me dit-elle, c’est une langue très ancienne qui a fini par s’éteindre et voilà. Les langues, c’est comme les flammes. Je vois les choses comme ça. Et si donc plus personne pour souffler dessus, elles finissent par s’éteindre à petit feu, pfuit, et alors ça devient des cendres. Ces cendres, le vent va ensuite se les disperser aux quatre coins du triste monde et alors, en retombant, elles se mélangeront à la terre. Deviendront des poussières comme les autres. Et on n’en entendra plus jamais parler.


*

Le vieux metteur en scène, me dit-il, ah ça oui, il l’aimait le café de Maman. Une fois, il lui a même dit qu’il aurait mieux fait de se marier avec une femme comme elle. Une qui, au moins, savait faire le café. Au lieu de ça, il avait épousé une dizaine d’actrices. Certaines, c’étaient de vrais garçons manqués. D’autres, des comédiennes réussies. Il disait. Mais toutes buvaient du thé vert, pouah, et au bout du compte alors il avait divorcé.


*

Maman qui le voyait venir, avait toujours su que derrière chaque artiste avec un grand A se cache un séducteur avec un petit s, Maman avait louvoyé par politesse, vous savez, feignant d’être étonnée que toutes ces histoires ne lui aient pas encore donné l’idée de faire un film. D’écrire une pièce, tout ça. Et lui alors ça l’a fait beaucoup rire, cette petite stratégie d’évitement. Puis il a dit cette chose que je n’oublierai pas de sitôt. Il a dit qu’une oeuvre d’art, ça ne pouvait pas être un règlement de comptes. Non. Ça ne pouvait pas.


*

Moi, alors, me dit-elle, mon petit truc en plume, ça consiste à faire résonner l’infiniment grand, l’infiniment petit et la dimension humaine. Je suis chanteuse de rue et ma voix c’est tout rouge sanglant. Parfois, les gens, c’est limite si je les fais pleurer. Y’en a même quelques-uns, oui, des qui restent là, abasourdis, le cul par terre. Oui. J’ai une belle voix. Peut-être qu’ils se sentent gênés. Je m’en fous, ça me fait toujours un peu de compagnie.


*

Alors, c’était le printemps, me dit-elle. Alors il attendait l’explosion d’énergie, de sincérité et de joie. Mais comme il est allergique au pollen. Enfin, voilà.


*

Elle parle peu, me dit-il, mais quand elle nomme les choses, je leur trouve un goût pas pareil.


*

Les merles roulent leurs trilles, me dit-il. Moi, c’est juste une cigarette. Je sais pas chanter.


*


Lui, tu sais, me dit-elle, il habite un pays où la douleur ne s’entend pas. Dans son village natal, une fois par an, on se levait au milieu de la nuit pour tuer les morts.

Christophe Caillé • La promesse

Depuis le début je vois Instin comme un fantôme. Le fantôme de la réalité.

Hinstin est mort à l’aube du siècle dernier et depuis Instin erre dans les allées de la Création, se faisant connaître de quiconque voulant aller au-delà des apparences, là où le commun des mortels ne voit que du feu, dans ce cercle à la fois sacré et sacrilège d’où les créateurs — comme pour le remercier de leur être apparu — tentent désespérément de le faire voir, de le faire réapparaître, de lui donner droit de cité, d’offrir en somme une âme à la réalité.

Sans doute en ce milieu des années 80 Instin était-il derrière moi mais je ne le voyais pas encore. Je n’étais pas du genre à me retourner, on me disait têtu et obstiné. Ils pouvaient être mille contre moi, je gardais ma pensée. Bien sûr je m’examinais, je tâchais de comprendre pourquoi les mille avaient de tout autres pensées. Mais si toujours je croyais être dans le vrai, alors il n’y avait plus rien à faire, personne alors ne pouvait me faire entendre raison. Têtu, peut-être, mais pour moi c’était une forme de résistance. J’agissais en mon âme et conscience. Ma pensée m’appartenait, j’en étais le seul responsable.

Instin se tenait donc derrière moi et, se rappelant soudain qu’il avait été général, me poussa brusquement dans les bras de l’armée.

Ce que je fus alors, on le nommait appelé. Appelé : on a soi-disant besoin de toi et une voix alors prononce ton nom. C’est une espèce qui a disparu, qui déjà à l’époque était en voie de disparition. Dans mon entourage il n’y a pas grand monde à avoir fait l’armée et les quelques cas étaient du type « planqués ». Moi, je me suis retrouvé dans un camp semi-disciplinaire.

Quand je dis « je me suis retrouvé », c’est ma faute, j’ai répondu à l’appel. Au psychiatre qui me posait la question, j’ai répondu « oui, je veux faire l’armée ». Même à eux ça ne paraissait pas évident. J’étais alors au milieu de mes études de sociologie et c’est probablement pour cette raison qu’ils m’ont convoqué chez ce psychiatre que je n’avais pas demandé. Ce dernier a dû se dire : « Ok, si tu veux faire l’armée… », et je me suis retrouvé loin de Nantes, près de la frontière belge, dans une sorte de bout du monde, un no man’s land idéal pour jouer à la petite guerre. Camp de Sissonne, c’est le nom de l’endroit. Qu’y avait-il dans la voix pour que je réponde à l’appel ?

C’était peut-être Instin. Tout ce que je sais, c’est que la voix d’Instin est persuasive. En réalité je crois qu’elle m’a toujours guidé et je sais maintenant pourquoi je suis allé à Sissonne.

Mais à l’époque, il y avait sans doute le désir de me mettre moi-même à l’épreuve, sans doute aussi la volonté de ne pas échapper à la loi commune. J’étais un intellectuel mais je n’étais pas que ça. Et puis, j’avais le goût des expériences. J’avais sûrement envie de voir comment j’allais réagir, précipité dans une situation extrême pour moi, tout à fait en dehors de mon univers. Je n’avais jamais touché à une arme, je n’allais pas voir les films de guerre et j’ai très peu joué aux petits soldats. Je me souviens que mon père était désemparé.

Mon père avait fait la guerre d’Algérie. Il n’en parlait jamais et je ne lui ai jamais rien demandé. Mais il savait que l’infanterie, c’était le pire que je pouvais demander.

Un camp n’est pas une caserne. Quand le jour s’enfuit, vous ne pouvez pas en sortir. Vous le faites une fois pour marcher jusqu’au village mais vous ne le faites pas deux fois. Il n’y a rien à voir et il n’y a rien à faire. Moi qui jusqu’à ce jour ignorais l’ennui, j’ai fait connaissance avec ce vide qui parfois s’installe entre nous et notre pensée.

Rassurez-vous, je ne vais pas ici raconter de l’armée toute mon expérience. Instin veille sur moi. Je le sens qui m’oblige à ne pas perdre de vue le but mais je connais ses faiblesses et je sais ce qu’il aime. Il apprécie les chemins détournés et le mélange des genres, le décalage, le visage qui ne correspond pas à la voix. En outre, pour que le lecteur soit susceptible de comprendre toute l’ironie de l’histoire, il faut bien que je plante le décor et que je décrive un peu l’ambiance.
Je n’avais jamais vu de ciel si bas, si lourd, pesant tout à fait comme un couvercle. Et l’hiver fut rude comme je n’en ai pas connu depuis.

Mais je fus « planqué » à ma manière : ils avaient besoin de radios, à l’issue des classes j’entrai dans le service Transmissions. Là, j’appris un nouveau langage, celui des ti (grosso modo l’équivalent d’une noire) et des ta (l’équivalent d’une blanche). Je savais — et je sais encore en partie — l’alphabet qui va d’Alpha (tita) à Zoulou (tatatiti). Je savais traduire la musique en messages que l’on transmettait aussitôt aux instances supérieures. Nous étions surtout utiles quand il s’agissait de jouer à la guerre. Par exemple, on passait le message « un gaz toxique avance sur nous », et si, peu après, le colonel nous surprenait sans masque, on devait aussitôt s’allonger et jouer les morts. Voilà à peu près à quoi je servais. J’ai du mal à imaginer ce qu’il en aurait été en temps de guerre.

Nous dînions vers six heures, ensuite on occupait comme on pouvait la soirée. Notre adjudant, rondouillard et débrouillard, avait réussi à fourguer aux gars d’avant une télé — objet exceptionnel — ce qui fait que notre chambrée était de loin la moins tranquille et la plus visitée. Par un fait exprès mon lit superposé était au niveau de la télé posée sur une armoire métallique. J’avais donc la tête tout contre et pourtant je lisais ; dans le brouhaha je parvenais à comprendre ce que je lisais car ce que je lisais m’aidait à résister. Je me suis ainsi nourri de tous les essais de Montaigne ; ses leçons de stoïcisme m’étaient hautement profitables tandis que me parvenaient les échos de Santa Barbara.

J’étais différent mais j’avais ma place dans le groupe. Quand il le fallait je savais boire ma quinzaine de bières. Je pourrais vivre dans n’importe quelle communauté du moment qu’on accepte que par quelque côté je m’échappe. Je joue toujours le jeu mais je ne le joue jamais jusqu’au bout. On peut appeler cela de la réserve.

J’ai découvert là-bas un monde que je ne connaissais pas, j’ai rencontré des gars inimaginables. C’est là que j’ai appris que j’étais un privilégié. C’est là que j’ai compris à quel point l’intelligence était l’arme la plus redoutable. C’est sûr, il faut bien se défendre, d’une manière ou d’une autre il faut bien se faire respecter. Mais quel est-il, celui qui abuse de son intelligence, quel est-il, celui qui manipule les autres à seule fin — pense-t-il — de s’en tirer ? Un maître de marionnettes ?

Est-ce une marionnette, l’être de chair et de sang qui dit ce qu’on veut lui faire dire et qui agit comme on l’entend ? Que devient dans les mains de l’écrivain celui dont maintenant il me faut parler, celui qui a voulu que j’en parle, celui que j’espère ne pas avoir manipulé, celui que malgré tout maintenant je manipule, celui qui dans ma mémoire est désormais réduit au rôle de passeur, au seul rôle qu’il ait jamais joué dans ma propre vie qui dans la réalité est la seule qui compte, la seule que je ne peux trahir puisque c’est ma réalité ?

Puisqu’il faut y aller, je vais aller tout de suite à la caricature. Ce garçon, c’est Quasimodo. Quand j’écris ça, je n’ai pas l’impression d’exagérer. Une brute au teint rougeaud, la face taillée à coups de poing, des mains énormes. L’impression d’une violence qui n’est pas complètement parvenue à rentrer et qui se lit dans tous les accidents du corps. Bête mais au fond pas méchant. Les sections combattantes n’en ont pas voulu, il s’est retrouvé dans notre service comme homme à tout faire alors qu’il n’y a rien à faire. Je ne sais plus son nom. Allons-y pour Quasimodo. Un Quasimodo aux petits yeux bleus et aux cheveux blonds.

Nous allons voir ailleurs, nous faisons une virée au Larzac. Nous voyageons dans un VAB (véhicule de l’avant blindé). Nous traversons des villes. Par les petites lucarnes du fond j’aperçois des gens qui sont libres.

Je ne sais pas ce qu’il lui prend — énervement dû à la promiscuité, à la claustrophobie ? — mais Quasimodo m’envoie au visage un bout de pain bien sec. Il me fait mal et je renvoie le bout aussi sec. Branle-bas de combat. Heureusement les autres sont là et parviennent à le calmer.

Le soir même ou le lendemain, je suis de garde. Ça veut dire : veiller la nuit au cas où un message arriverait. Comme nous ne sommes pas assez de radios, on nous adjoint à chacun un conducteur qui toutes les quatre heures nous relaie. Si musique se fait entendre, il réveille le radio qui dort. Moi, j’écope de Quasimodo.

J’aurais pu mal dormir mais en réalité je crois que j’ai très bien dormi. Je n’ai eu aucun mal pour le réveiller et dans la situation inverse il fut la douceur même. Au matin, il me dit ceci : « Promets-moi qu’un jour tu me mettras dans un de tes livres, promets-moi que tu parleras de moi. » J’ai promis. Je croyais que ça ne m’engageait à rien.

A cette époque, autant que je m’en souvienne, il n’était pas du tout question que j’écrive un jour. C’était probablement là mais ça ne m’était pas venu à l’esprit. Tout ce que Quasimodo avait vu, c’était moi en train de lire, moi plongé jusqu’au cou dans les livres. Mon corps était là mais ma tête était ailleurs. Ma tête était préoccupée par les mots au point de les faire siens, de les amalgamer jusqu’à oublier leur origine, jusqu’à avoir l’impression de les faire remonter du fond de ma propre pensée. L’écrivain n’était plus qu’une sorte d’intercesseur, le point d’appel à partir duquel je prenais mon élan, sautant hors de la page pour finalement me retrouver au sein de ma réalité — encore une fois la seule qui compte, la seule grâce à qui je peux me repérer.

En me regardant Instin devait sourire. Lui qui ne cessait d’errer sur les franges, lui dont l’existence relevait du passage d’un monde à un autre, lui qui avait pour mission l’abolition des frontières, savait pertinemment que lire et écrire étaient une seule et même chose. Ce qu’il faut pour lire est ce qu’il faut pour écrire. Bien sûr, lire vraiment, s’investir, ne pas laisser sa propre personne à la porte, et bien sûr, tout autant, écrire vraiment. Il n’y a pas de différence. Juste une question de volonté, ou de patience, ou d’inconscience…

A l’époque, je ne comprenais pas. Pour sûr Instin devait sourire.

Qu’avais-je dans la tête à l’époque — quand nous passions nos journées dans le hangar à laver des véhicules qui ne sortaient guère — qu’avais-je dans la tête quand nous défilions baïonnette au canon, mon œil droit à portée de la baïonnette de mon voisin de droite qui avait du mal à marcher au pas — pensais-je à quelque chose quand vers quatre heures du matin je courais pour être parmi les premiers à sauter dans le camion, pour ne pas attendre dans le froid le retour de ce dernier, pour pouvoir être au lit plus tôt — n’avais-je pas la tête vide quand je transcrivais des messages dont le sens m’était indifférent ?

Je crois en effet que je suis sorti de là la tête vide. J’ai poursuivi mes études mais je n’y croyais plus. Je ne croyais plus au jeu social, je ne comprenais plus l’intérêt de faire de bonnes études et d’avoir un métier respectable. Je m’étais vidé de cela. Malgré moi j’étais dans la situation de celui qui renonce à la vie normale pour être en mesure de recevoir Dieu. Il y a de quoi rigoler. Mais c’est quand même comme ça — à cause dans ma vie de ce trou d’un an par lequel mon envie de réussir avait dégringolé — que peu à peu je me suis mis à écrire, pour combler mon manque de croyance en la réalité telle que désormais elle se proposait — une comédie told by an idiot, signifying nothing.

Instin se penche sur moi, me suggère à l’oreille que j’ai peut-être exagéré. Ti-ta-tititi-titi, titatiti-ti-tatitati-ta-ti-titita-titati, ta-titita-tita-tititita-tita-titi-tititi-ti-ta-ti-tata-tita-tati-titi-titatati-titita-titatiti-ti ? Mais au moins aujourd’hui j’ai tenu ma promesse.

Benoit Jeantet • Et dans l’ennui se tordre (1)

A farmer in the city quoi qu’il en soit. Un jour, alors, il est sorti de son lit. A enfilé une robe de chambre à la sauvette. S’est souvenu de la neige. Et qu’il avait été plus jeune, avant.

Chaque matin, me dit-il, c’est comme si tu mettais de la vieille huile dans un moteur neuf.


*

Bonjour tristesse, me dit-il. Repose-toi si tu veux, moi, je repars au chagrin.


*

Le samedi matin, me dit-il, j’aime bien me feuilleter les pages de ce catalogue où il est question de t’installer une piscine là où tu pourras jamais, même pas en rêve.


*

Alors c’était donc hier soir et c’était même un hier soir où David Bowie est entré dans la cuisine avec Lou Reed, même que, me dit-il. Alors c’était si soudain et j’avais tellement mes frigos vides qu’ils n’ont pas trop traîné dans les parages, en fait. Toute façon, Lou Reed, il est devenu con comme c’est pas permis. L’a bonne mine, tiens, avec ses binocles de prof de philo que trop d’herbes haïtiennes auraient défoncé pour mille ans. David, lui, ah non, c’est pas la même. Oh mais rien à voir, je te dis. Du tout, du tout. L’autre c’est zéro et un chiffre. David, la classe à deux cents pour cent, tu vois. Et putain quand il a fait comme ça : ” Avé vu quellequechoz for le dinner ? Hum, hum ? La putain de sa mère de classe. Ouais.


*

Il n’arrêtait pas de leur réclamer des preuves d’amour, me dit-elle. Parait que tous les mauvais parents font ça.


*

J’ai installé une piscine, juste en dessous de mes yeux, me dit-elle. La tristesse à débordement, c’est l’avenir.


*

C’est souvent, me dit-il, que mes rêves résonnent comme un vieux chant de bivouac.


*

Au début, me dit-elle, j’ai rêvé d’avoir un destin d’oiseau sur la branche. Je sais, c’était un peu idiot. Un peu bébête. D’autant que le solfège et moi. Voilà. Et puis j’ai dû vieillir, comme on vieillit. Comme le corbeau blanc, un jour, est devenu noir. Comme ça.


*

La vie, plus j’y pense, me dit-il et alors lui c’est ce genre de garçon chez qui l’enfance n’est pas résolue à mourir, du moins pas tout de suite, les rêves résistent, les rêves entendent bien crever l’arme à la main, debout, casoar et gants blancs, oui, bref, la vie, me dit-il, tu vois c’est comme un film. Le film, pour qu’il soit réussi, que ce soit un grand film, un beau film tant qu’à faire,avant que ta caméra elle commence à tourner autour des acteurs, à venir les prendre par la main, une belle main de caméra à poigne de givre-dans le cas contraire, si ta caméra et sa main sans cesse au milieu de la mort, sans cesse au milieu de la vie, elle ont pas envie de venir se les chercher, les acteurs, si elles se sentent pas le moins du monde attirées par eux, là ce sera mort d’entrée ton truc. Pfuit les sortilèges du ci-né-ma-oui donc, avant que ta caméra elle commence sa petite danse du ventre autour de ce monde minuscule en mouvement-vivre, tu dirais qu’ici ça se résume à cette formule magique : Moteur… Moteur demandé… Action. Ensuite, parce que c’est forcé qu’on passe tous par ces moments-là, l’âge, les doutes tout ça, ensuite et pour peu que ce sale désir de mort te vienne, alors t’aurais qu’à gueuler ” coupez”. C’est d’une simplicité d’ancien testament. Voilà. T’aurais qu’à.- oui donc, avant que ta caméra elle se sente tant soit peu concernée par le spectacle des hommes et eux, les acteurs, ils aimeraient bien qu’on les entraîne dans l’autre monde, de l’autre côté du miroir, au pays de la vie éternelle, tu vois, avant ça, il lui faut une histoire, des mots, quelque chose qui déclenche un geste simple mais précis. Simple. Précis. Pur. Ta caméra c’est comme le stylo de quelqu’un qui écrit. Comme le pinceau d’un peintre, si tu veux. La vie donc, plus j’y pense, me dit-il, plus je me dis que c’est comme au cinéma. Que c’est rien qu’une sombre affaire de désirs et de manques. Salut.


*

Ma vie est grise, me dit-elle. Et pourtant, plus jeune j’avais, comme tout le monde, de ces impatiences dans les yeux, dès qu’on m’offrait une rose.


*

Ce qui me fascine avec la vie, vois-tu, me dit-il, c’est quand tu dis : deux rue des boulets plus deux demis chambrés et que ça fait pas quatre.


*

Le métro, ce matin-là, c’était rien qu’une forêt de jambes, me dit-il. Et elle alors avec ses collants noirs, t’aurait dit un arbre égaré au bord de la route.


*

Il n’y a pas trente-six façons de se raconter, me dit-il. Il n’y a que des narrations favorables.


*

La première fois que j’ai perdu une dent, me dit-il, c’est à peine si je t’en ai voulu.


*

La vie ? Une grande pompe à vide, me dit-il.


*

C’était un matin de sept ans et demi, un matin toute blonde, me dit-il. Il a suffi que ce matin se mette, comme ça blondement, à me sauter sur les genoux, pour que j’arrête enfin de faire la gueule.


*

La première fois que je suis née, me dit-elle, j’ai eu du mal à te reconnaître. Même quand tu m’as fait bonjour, mes yeux n’en croyaient pas leurs oreilles.


*

Au début, me dit-elle, on s’est couché dans les herbes folles. On regardait le fleuve et nos amours se maçonnaient dans l’indifférence. Le cidre était bu. La honte était bio. Et puis est venu le temps de l’embauche. Alors on a quitté l’embouchure de la jeunesse.


*

Le printemps ? Trop facile, le printemps, me dit-elle.

Luc Garraud • Le chien à ses occupations

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


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On aurait bien voulu partir avec lui, mais l’emmener : « impossible !» nous avait dit Jean-Philippe. Assez vite, on avait décidé de le laisser en vacances ici. Le voyage en voiture ce n’était pas son truc, au chien, trop dur pour lui avec ses aigreurs à chaque tournant, ses poils aussi longs que sales, aussi gras que gentil. Il n’aimait que le siège avant et surtout c’était impossible de conduire sans le regarder. Il fallait le rassurer tout le temps en lui lançant des « brave chien », à tout va, ou bien des « c’est un bon toutou ça, hou là là, c’est le bon toutou à son Gégé». Tout le monde aurait pu ajouter son surnom il s’en foutait le chien, que ce soit Jean-Phi, ou Jojo, l’important c’était « hou là là, c’est un bon toutou ça», c’est ça qui le faisait frémir, humide et brillant dans son œil, ça se voyait. La route c’était pour lui insupportable, il devenait fou en hurlant des trucs de chien pas cool, si on ne le regardait pas. À partir de là, conduire et le regarder en même temps rendait le voyage pas très facile.

On laissa le chien à ses occupations.

Dans sa vie de chiot, il avait pris un coup de trop derrière la tête, ça lui avait sûrement débloqué des choses dedans, mais surtout ça lui en avait abîmé d’autres. Il se regardait chaque matin dans la glace, il était à cheval sur son look, bien que son problème majeur soit tout autre : il était très myope, pour ne pas dire aveugle, le comble pour un chien, il fallait l’aider pour traverser la rue, pour aller chez Janine en face, par exemple, qui lui faisait une soupe du tonnerre. Il aurait pu passer sous un camion qui ne l’aurait pas vu traverser. Ça, on ne le voulait pas, avec sa corpulence, il n’aurait pas pu passer dessous, c’est mathématique.

On lui mettrait la télé pendant huit jours, même la nuit, ses croquettes préférées, pour l’eau, il savait se servir tout seul à l’évier, il avait toujours su faire. On préviendrait Janine.

Son vrai nom, au chien, c’était Atragène, on ne sait pas qui avait pu lui donner ce nom de la haute, c’était gravé sur sa médaille, abandonné on était allés le chercher à la SPA. Nous on l’appelait Atra, c’était moins compliqué, des fois même on disait atrabilaire pour rire, quand on en avait un peu marre de lui.

On avait tout préparé pour partir, pour aller voir la mer, même de loin, la voir. Le voyage, nous y pensions depuis des jours et des nuits. Le coffre à ras bord rempli pour huit jours. Oublier un truc, on ne sait jamais quoi et si on en aura besoin, mais c’est toujours au bout de vingt minutes de route qu’on se le dit, alors retourner le chercher ça fait un aller-retour pour perdre beaucoup de temps, on s’en passera. La voiture est pleine d’inutile, de choses de rien, on part avec.

Nous avions une carte, ou plutôt un plan de ville, pour s’en sortir, c’était une vieille carte pliée qui avait déjà beaucoup servi, salie par les doigts et usée aux angles. Il manquait la couverture et toute la légende. Par chance, était resté accroché au dos un feuillet broché, incomplet malheureusement, sur l’histoire de la ville. Il y avait toutes les dates importantes, les monuments que l’on n’aurait pas le temps de visiter et les hommes célèbres, mais uniquement ceux commençant par un A et un B. Joël avait tout lu plusieurs fois, des dates importantes, il y en avait trois : la crue de la Joyeuse du 7 septembre 1902 qui monta jusqu’à trois mètres au-dessus de la normale, la pendule du square Jean-Jacques Rousseau qui n’a été remontée qu’une seule fois depuis 1924, et le passage, vu qu’il est passé partout, de Napoléon, en revenant de je ne sais où. Il manquait sûrement quelques dates mais ça nous suffisait bien. Quand aux célébrités, il y avait à A, Jean Abrarad qui était un prestidigitateur de renom et reconnu localement, pas que dans la rue comme nous le fit remarquer Joël, à B, il y avait Bernard Benoit dont on ne savait pas quel était le prénom ou le nom de famille. Il était l’inventeur d’un fameux gâteau « le rocher dans la mer », une sorte de macaron au chocolat salé, un signe qu’on n’était pas loin de la plage. Du dernier personnage illustre nous n’avions que les dates de mort et de naissance, tout le reste de sa vie se trouvait sur la page suivante que nous n’avions pas.

Avec trois dates et deux personnages, tu peux faire le guide touristique, Joël était fier de nous raconter ce qu’il savait sur la ville, qu’il n’avait pourtant jamais parcourue, comme nous du reste, on était prêts à tout gober.

La carte on l’avait eue d’un cousin de Jean-Philippe, qu’il lui avait envoyée par la poste en décembre, comme cadeau de Noël. On savait que la ville était grande, on n’était jamais sortis de notre rue, on n’était jamais allés très loin. La cathédrale on ne l’avait vue qu’en carte postale. On s’est écrié « c’est ça », en passant devant, poussés par un gros camion qui nous collait au cul. On s’est arrêtés un peu plus loin en triple file sous les klaxons, Joël est sorti pour prendre une photo pour sa mère, mais on était tellement près, sans recul, qu’il n’a pu prendre que la porte et encore pas toute entière, « c’est déjà ça », il a dit en remontant dans la voiture, il était content ça se voyait.

On se parlait peu d’habitude, mais là, la découverte, ça déliait les langues. C’est surtout la lecture de la carte qui rendait l’instant intéressant, on ne savait plus où on était au moment même où on levait le nez de la carte pour lire le nom du panneau de la rue, ça roulait trop vite, enfin pas nous, les autres surtout. Il y avait au centre d’un des trois feuillets de la carte (il en manquait un sur les quatre) dans un cercle rouge « vous êtes ici », en grosses lettres, ça nous a troublés un moment. C’était probablement une carte récupérée dans un abribus ou ailleurs, elle était en morceaux, elle avait bien déjà servi, pour aller où, ça, ça ne se voyait pas. Lire, déchiffrer, chercher avec les yeux ne laisse aucune trace sur le papier, elle avait déjà dû rendre bien service.

La carte devait nous mener de la route en-dessous de la maison et rejoindre assez vite le périph’, comme nous l’avaient dit les voisins, pas ceux avec les volets bleus mais ceux juste après, encore après ceux où c’est marqué chien méchant.

Un jour sur la grille de la maison du voisin, au lieu de « chien méchant », il y avait peinture fraîche, alors Gérard s’était dit qu’aujourd’hui les choses étaient différentes. Il avait cueilli un panier de cerises pour faire plaisir, parce que ça sert à ça un panier de cerises, à faire plaisir aux voisins, à lier des liens, parce que de l’autre côté de la palissade, ce n’était pas gagné pour faire connaissance.

Le jardin du voisin était tiré à quatre épingles avec des conifères fatigués tous plus laids les uns que les autres, dorés, pleureurs, bleutés à n’en plus pouvoir. On hésitait toujours à aller sonner, pour aller chercher le ballon, on essayait d’entrer sans se faire gueuler dessus par le molosse. La voisine était toujours bien mise, avec sa voie aiguë elle nous disait « entrez, entrez, il n’est pas méchant », mon œil, il bouffait tout, les pompes, les marches d’escaliers, les matelas, tout, et pourquoi pas les gens.

« Non, non jamais il a mangé personne ! »… Mangé peut-être pas, mais mordu ça aurait pu arriver, alors on se méfiait.

Le voisin lui, il était abonné aux grands airs de la musique classique, des disques vinyles. Il recevait chaque mois un nouvel air par la poste. Le chien lui, il chopait le colis dans la boîte, faute de pouvoir bouffer le facteur, il aurait bien voulu.

L’abonnement était évidemment un prétexte, un chien mélomane, pas celui-là, c’était plutôt à coups de dents, qu’il attaquait un concerto pour piano de Bétove, nous on aurait plutôt préféré une fugue, pour qu’il aille se perdre ailleurs, loin, pas une fugue de Back.

Le voisin, il avait de quoi se consoler, avec son jardin au cordeau. Il était membre du jury du concours des villas fleuries, ça aide pour gagner. Fier comme un géranium, il avait le premier prix chaque année. Des avalanches de roses, de rouges, de rois des balcons, de gloires de Samothrace, à pleurer. Il ne pouvait que gagner. Il fallait absolument éviter de le faire parler sur le sujet, on en avait pour des plombes.

Gérard était entré avec son panier, pour faire quelques pas dans le jardin, la grille s’était refermée d’un coup de vent dans son dos, ça réveilla le chien qui ne dormait que d’un œil le long de la haie. Comparé à Atra, on nous avait toujours expliqué que le molosse du voisin était de race pure avec des papiers, mon cul, une fin de race sans aucun doute. Un reste de queue coupée dans les règles de l’art douteux, celui de rafraîchir les oreilles et les queues trop longues, avant la dernière vertèbre. Il promenait son paratonnerre frétillant de bas en haut et son trou de balle en étoile rose bonbon, magnifique. Atra était moins sportif, c’est sûr.

D’un coup le chien s’est jeté sur Gérard, il a lâché son panier. Il a saisi sa tong comme un glaive, pour pouvoir éloigner la gueule du chien de ses mollets et puis lui a vite laissé la chaussure, qui est partie au fond du jardin, on ne l’a jamais revue. C’est pour cela que Gérard n’avait qu’une seule tong pour aller voir la mer.

On était partis assez vite avec le coffre plein de trucs, Gérard, Joël, Jean-Philippe et moi. On s’était connus très tôt dès le primaire, on avait poussé ensemble jusqu’au lycée, le plus âgé avait deux mois de plus que les trois autres. Il avait surtout une frangine qu’on aurait bien emmenée voir la mer, mais elle n’a pas voulu, au dernier moment, elle a été reçue à Science Po, pas de bol pour nous.

On suivait les bordures de la carte évitant l’inconnu du morceau qui manquait. Il devait se composer de rues, comme tous les plans de ville, de ruelles et d’avenues, à moins que le bord de la carte fût tout près de la mer, que le papier touche à la plage, que les vagues viennent dans le sable au bord de la carte, on n’aurait pas pris le risque de se perdre.

Les ruelles étaient de plus en plus étroites, sinueuses. Ça montait et ça redescendait d’un coup. Les façades étaient hautes, on ne reconnaissait rien, on n’était jamais passés là. En tournant à droite, on avait pris sans certitude, au point où on en était, une montée très raide qui nous amena à un cul-de-sac, par miracle sous un porche l’on pouvait traverser sous un immeuble et passer dans une rue à côté. On s’est arrêtés pour demander notre route, le premier gars au bord du trottoir avait une grande carte dépliée toute neuve. Jean-Philippe avec son bout de carte est sorti de la voiture demander de l’aide, avant même qu’il ait pu dire quelque chose le gars a répondu « Deutschland ». Alors Jean-Phi est vite remonté dans la voiture, on a cherché quelqu’un d’autre, mais la circulation était tellement forte qu’on s’est embarqués dans le trafic sans vraiment décider où cela nous menait, on n’a jamais pu s’arrêter.

Ça faisait déjà deux heures que nous étions partis on tournait en rond, c’est sûr. La pluie s’était invitée au voyage, des trombes d’eau en dix minutes dans les ruelles, des torrents, les égouts dégorgeaient. On s’est arrêtés à nouveau, à l’angle de la rue Victor Hugo et Marcel Cerdan, on était dans le quartier des poètes. «C’est à droite » a crié Joël, pour la première fois, on savait où on était sur le plan.

On a remonté une rue sur plusieurs centaines de mètres en guettant à chaque carrefour la rue des jonquilles, elle débouchait sur le boulevard qui mène tout droit à la mer. On a eu beau la remonter doucement jusqu’en haut, rien, on n’a rien vu, pas de rue des jonquilles. Tout au bout, on est arrivés dans une petite rue, un peu bosselée avec des creux et des bosses dans l’asphalte. On était complètement paumés, quand Jean-Philippe a dit : « tiens c’est drôle, le chien-là, coincé entre les deux barreaux de la grille, il ressemble vachement à Atra.». On s’est tous retournés pour voir et on a reconnu la maison, le chien, on n’avait jamais pris la rue dans ce sens-là en voiture. On était revenus au point de départ avec un plan qui aurait dû nous mener à la mer, mais qui par malice avait réussi à nous ramener chez nous, un bon plan c’est sûr.

On a arrêté la voiture. Le voisin a regardé par-dessus la haie, interloqué et inquiet même de nous voir vider le coffre à peine deux heures après notre départ pour voir la mer. Le chien lui avait eu deux heures de vacances sans nous.

Guy Davenport • Ma demeure

Ce texte de Guy Davenport, écrivain américain, est tiré d’un de ses recueils de nouvelles, The Cardiff Team, New Direction, 1996. Il est traduit par Bernard Hoepffner, que nous remercions au passage 1

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Ce fut le 6 novembre, l’an sixième de mon règne, ou de ma captivité, comme il vous plaira, que je me mis en route pour ce voyage, qui fut beaucoup plus long que je ne m’y étais attendu ; car, bien que l’île elle-même ne fût pas très large, quand je parvins à sa côte orientale, je trouvai un grand récif de rochers s’étendant à deux lieues en mer, les uns au-dessus, les autres en dessous l’eau, et par-delà un banc de sable à sec qui se prolongeait à plus d’une demi-lieue ; de sorte que je fus obligé de faire un grand détour pour doubler cette pointe.

Quand je découvris ce récif, je fus sur le point de renoncer à mon entreprise et de rebrousser chemin, ne sachant pas de combien il faudrait m’avancer au large, et par-dessus tout comment je pourrais revenir ; je jetai donc l’ancre, car je m’en étais faite une avec un morceau de grappin brisé que j’avais tiré du navire.

Ayant mis en sûreté ma pirogue, je pris mon mousquet, j’allai à terre, et je gravis une colline qui semblait commander ce cap ; là j’en découvris toute l’étendue, et je résolus de m’aventurer.

En examinant la mer du haut de cette éminence, j’aperçus un rapide, je dirais même un furieux courant qui portait à l’Est et qui serrait la pointe ; j’en pris une ample connaissance, parce qu’il me semblait y avoir quelque péril, et qu’y étant une fois tombé, entraîné par sa violence, je ne pourrais plus regagner mon île ; vraiment, si je n’eusse pas eu la précaution de monter sur cette colline, je crois que les choses se seraient ainsi passées ; car le même courant régnait de l’autre côté de l’île, seulement il s’en tenait à une plus grande distance ; je reconnus aussi qu’il y avait un violent remous sous la rive ; je n’avais donc rien d’autre à faire qu’à éviter le premier courant, pour me trouver aussitôt dans un remous.

Je séjournai pendant deux jours sur cette colline, parce que le vent, qui soufflait assez fort Est-Sud-Est, contrariait le courant et formait de violents brisants contre le cap ; il n’était donc sûr pour moi ni de côtoyer le rivage à cause du ressac, ni de gagner le large à cause du courant.

Le troisième jour au matin, le vent s’étant abattu durant la nuit, la mer étant calme, je m’aventurai ; que ceci soit une leçon pour les pilotes ignorants et téméraires ! À peine eus-je atteint le cap — je n’étais pas éloigné de la terre de la longueur de mon embarcation —, que je me trouvai dans des eaux profondes et dans un courant rapide comme l’écluse d’un moulin ; il drossa ma pirogue avec une telle violence que tout ce que je pus faire ne put la retenir près du rivage ; et de plus en plus il m’emporta loin du remous, que je laissai à ma gauche. Comme il n’y avait point de vent pour me seconder, tout ce que je faisais avec mes pagaies ne signifiait rien. Alors je commençais à me croire perdu ; car, les courants régnant des deux côtés de l’île, je n’ignorais pas qu’à la distance de quelques lieues ils devaient se rejoindre, et que là c’en serait irrévocablement fait de moi. N’entrevoyant aucune possibilité d’en réchapper, je n’avais devant moi que l’image de la mort, et l’espoir, non d’être submergé, car la mer était assez calme, mais de périr de faim. J’avais trouvé, il est vrai, sur le rivage, une grosse tortue dont j’avais presque ma charge, et que j’avais embarquée ; j’avais une grande jarre d’eau douce, une jarre, c’est-à-dire un de mes pots de terre ; mais qu’était tout cela si je venais à être drossé au milieu du vaste océan, où j’avais l’assurance de ne point rencontrer de terres, ni continent ni île, avant mille lieues tout au moins ?

Je compris alors combien il est facile à la proidence de Dieu de rendre pire la plus misérable condition de l’humanité. Je me représentais alors mon île solitaire et désolée comme le lieu le plus séduisant du monde, et l’unique bonheur que souhaitait mon cœur était d’y rentrer. Plein de ce brûlant désir, je tendais mes bras vers elle. Heureux désert, m’écriai-je. Je ne te verrai donc plus. Ô misérable créature, dis-je, où vas-tu ? Alors je me reprochai mon esprit ingrat, mes murmures contre ma condition solitaire ; que n’aurais-je donné à cette heure pour remettre le pied sur la plage ! Ainsi nous ne voyons jamais le véritable état de notre position avant qu’il n’ait été rendu évident par des fortunes contraires, et nous n’apprécions nos jouissances qu’après que nous les avons perdues. Il serait à peine possible d’imaginer quelle était ma consternation en me voyant loin de mon île bien-aimée (telle elle m’apparaissait alors), emporté au milieu du vaste océan ; j’en étais éloigné de plus de deux lieues, et je désespérais à tout jamais de la revoir. Cependant je travaillai toujours rudement, jusqu’à ce que mes forces fussent à peu près épuisées, dirigeant du mieux que je pouvais ma pirogue vers le Nord, c’est-à-dire au côté Nord du courant où se trouvaient les remous ; dans le milieu de la journée, quand le soleil passa au méridien, je crus sentir sur mon visage une brise légère venant du Sud-Sud-Est. Cela me remit un peu de courage au cœur, surtout quand au bout d’une demi-heure environ il s’éleva un joli frais. En ce moment j’étais à une distance effroyable de mon île, et si le moindre nuage ou la moindre brume fût survenue, je me serais égaré dans ma route ; car, n’ayant point à bord de compas de mer, je n’aurais pas su comment gouverner pour mon île si je l’avais une fois perdue de vue ; mais le temps continuant à être beau, je redressai mon mât, j’aplestai ma voile et portai le cap au Nord autant que possible pour sortir du courant.

À peine avais-je dressé mon mât et ma voile, à peine la pirogue commençait-elle à forcer au plus près, que je m’aperçus par la limpidité de l’eau que quelque changement allait survenir dans le courant, car l’eau était trouble dans les endroits les plus violents ; en remarquant la clarté de l’eau, je sentis le courant qui s’affaiblissait, et au même instant je vis à l’Est, à un demi-mille environ, la mer qui déferlait contre les roches ; ces roches partageaient le courant en deux parties ; la plus grande courait encore au Sud, laissant les roches au Nord-Est, tandis que l’autre, repoussée par l’écueil, formait un remous rapide qui portait avec force vers le Nord-Ouest.

Ceux qui savent ce que c’est que de recevoir sa grâce sur l’échelle, d’être sauvé de la main des brigands juste au moment d’être égorgé, ou qui se sont trouvés en d’équivalentes extrémités, ceux-là seulement peuvent concevoir ce que fut alors ma surprise de joie, avec quel empressement je plaçai ma pirogue dans la direction de ce remous, avec quelle hâte, la brise fraîchissant, je lui tendis ma voile et courus joyeusement vent arrière, drossé par un reflux impétueux.

Ce remous me ramena d’une lieue dans mon chemin, directement vers mon île, mais à deux lieues plus au Nord que le courant qui m’avait d’abord drossé ; de sorte qu’en approchant de l’île je me trouvai vers sa côte septentrionale, c’est-à-dire à son extrémité opposée à celle d’où j’étais parti.

Quand j’eus fait un peu plus d’une lieue à l’aide de ce courant ou de ce remous, je sentis qu’il était passé et qu’il ne me portait plus. Je trouvai toutefois qu’étant entre deux courants, celui au Sud qui m’avait entraîné, et celui au Nord qui s’éloignait du premier des deux lieues environ sur l’autre côté, je trouvai, dis-je, à l’Ouest de l’île, l’eau tout à fait calme et dormante ; la brise m’étant toujours favorable, je continuai donc de gouverner directement pour l’île, mais je ne faisais plus un sillage aussi grand qu’auparavant.

Vers quatre heures du soir, étant à une lieue environ de mon île, je trouvai que la pointe de rochers cause de tout ce malencontre, s’avançant vers le Sud, comme il est décrit plus haut, et rejetant le courant plus au Midi, avait formé d’elle-même un autre remous vers le Nord ; ce remous me parut très fort et porter directement dans le chemin de ma course, qui était Ouest presque plein Nord. À la faveur d’un bon frais, je cinglai à travers ce remous, obliquement au Nord-Ouest, et en une heure j’arrivai à un mille de la côte ; l’eau était calme, j’eus bientôt regagné le rivage.

Dès que je fus à terre je tombai à genoux, je remerciai Dieu de ma délivrance, résolu d’abandonner toutes pensées de fuite sur ma pirogue ; et après m’être rafraîchi avec ce que j’avais de provisions, je la hâlai tout contre le bord, dans une petite anse que j’avais découverte sous quelques arbres, et me mis à sommeiller, épuisé par le travail et la fatigue du voyage.

J’étais fort embarrassé de savoir comment revenir dans ma demeure avec ma pirogue. J’avais couru trop de dangers, je connaissais trop bien le cas, pour penser tenter mon retour par le chemin que j’avais pris en venant ; et ce que pouvait être l’autre côté (l’Ouest, veux-je dire), je l’ignorais et ne voulais plus courir de nouveaux hasards ; je me déterminai donc, mais seulement dans la matinée, à longer le rivage du côté du couchant, pour chercher une crique où je pourrais mettre ma frégate en sûreté, afin de la retrouver si je venais à en avoir besoin ; ayant côtoyé la terre pendant trois milles ou environ, je découvris une très bonne baie, profonde d’un mille et allant en se rétrécissant jusqu’à l’embouchure d’un petit ruisseau ; là, je trouvai pour mon embarcation un excellent port, où elle était comme dans une darse qui eût été faite tout exprès pour elle. Je l’y plaçai, et l’ayant parfaitement abritée, je mis pied à terre pour regarder autour de moi et voir où j’étais.

Je reconnus bientôt que j’avais quelque peu dépassé le lieu où j’étais allé lors de mon voyage à pied sur ce rivage ; et, ne retirant de ma pirogue que mon mousquet et mon parasol, car il faisait excessivement chaud, je me mis en marche. La route était assez agréable, après le trajet que je venais de faire, et j’atteignis sur le soir mon ancienne tonnelle, où je trouvai chaque chose comme je l’avais laissée ; car c’était, ainsi que je l’ai déjà dit, ma maison de campagne.

Je passai par-dessus la palissade, et je me couchai à l’ombre pour reposer mes membres, car j’étais harassé, et je m’endormis aussitôt. Mais jugez si vous le pouvez, vous qui lisez mon histoire, quelle dut être ma surprise quand je fus arraché à mon sommeil par une voix qui m’appela plusieurs fois par mon nom, Robin, Robin, Robin Crusoé, pauvre Robin Crusoé ! Où êtes-vous Robin Crusoé ? Où êtes-vous ? Ou êtes-vous allé ?
mi, fatigué d’avoir ramé, ou pagayé, comme cela s’appelle, toute la première partie du jour et marché durant toute l’autre, que je ne me réveillai pas entièrement ; je flottais entre le sommeil et le réveil, je croyais songer que quelqu’un me parlait. Mais comme la voix continuait de répéter, Robin Crusoé, Robin Crusoé, je m’éveillai enfin tout à fait, horriblement épouvanté et dans la plus grande consternation. Mais à peine eus-je ouvert les yeux que je vis mon Poll perché sur la cime de la haie, et reconnus aussitôt que c’était lui qui me parlait ; car c’était justement le langage lamentable que j’avais coutume de lui tenir et de lui apprendre ; et lui l’avait si bien retenu, qu’il venait se poser sur mon doigt, approcher son bec de mon visage, et crier, Pauvre Robin Crusoé ! Où êtes-vous ? Où êtes-vous allé ? Comment êtes-vous venu ici ? et autres choses semblables que je lui avais enseignées.

Cependant, bien que j’eusse reconnu que c’était le perroquet, et qu’au fait ce ne pouvait être personne d’autre, je fus assez longtemps à me remettre. J’étais étonné que cet animal fut venu là, et je cherchai quand et comment il y était venu, plutôt qu’ailleurs. Lorsque je fus bien assuré que ce n’était personne d’autre que mon fidèle Poll, je lui tendis la main, je l’appelai par son nom, Poll, et l’aimable oiseau vint à moi, se posa sur mon pouce, comme il avait l’habitude de le faire, et continua de me dire, Pauvre Robin Crusoé ! comment étais-je venu là ? et où étais-je allé ? juste comme s’il eut été enchanté de me revoir ; et je l’emportai ainsi avec moi au logis.

J’avais alors pour quelque temps tout mon content de courses sur mer et j’en avais bien assez pour demeurer tranquille quelques jours et réfléchir sur les dangers que j’avais courus. J’aurais été fort aise d’avoir ma pirogue sur mon côté de l’île, mais je ne voyais pas qu’il fût possible de l’y amener. Quant à la côte orientale que j’avais parcourue, j’étais payé pour ne plus m’y aventurer ; rien que d’y penser mon cœur se serrait et mon sang se glaçait dans mes veines. Et pour l’autre côté de l’île, j’ignorais ce qu’il pouvait être ; mais en supposant que le courant portât contre le rivage avec la même force qu’à l’Est, je pouvais courir le même risque d’être drossé, et emporté loin de l’île ainsi que je l’avais été déjà ; toutes ces raisons firent que je me résignai à me passer de ma pirogue, quoiqu’elle fût le produit de tant de mois de travail pour la faire et de tant de mois pour la lancer.

Luc Garraud • Assis sur un tabouret

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


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Sur la colline on la voyait de loin, clignotant comme un phare. C’était une grande maison, faite de bois et de métal, un peu bancale mais juste, le tout tenait bon. C’était tout en étage avec des escaliers extérieurs, accrochés à la façade. Les chambres étaient sans confort, mais il était toujours bien de venir ici, de passer un moment sur la terrasse sans se lasser, quelques jours venir se poser. Le jardin était lumineux comme du miel.

Il était naturel à tous les voyageurs, à tous les passagers un peu fatigués, de laisser du temps ici, une trace, pour qu’on se rappelle, qu’on se souvienne du passage.

La maison était pleine d’objets, une sorte de musée fabriqué avec des petits riens, des paroles aux murs, des chansons cachées dans les pierres, des histoires en suspension dans l’air.

C’était bien aussi de venir avec rien, rien en poche, juste les mains pour parler ou bien sans un mot à dire, un lieu pas compliqué.

On était tout aussi heureux de venir que de repartir, le lieu était fait pour passer.

Il y avait des habitués, des réguliers, ceux du premier août par exemple, ils venaient depuis vingt ans le premier août, mais l’on n’a jamais su pourquoi le premier août, ni osé le demander.

Un résident à l’année occupait une chambre au rez-de-chaussée donnant sur le jardin au nord. Il passait plus de jours ici qu’à l’extérieur. Il partageait quotidiennement la maison avec un couple qui s’était posé là depuis longtemps et qui s’occupait des choses que l’on ne voit pas.

Ils assuraient à deux l’intendance sans un bruit, voyageurs depuis longtemps arrêtés, ils n’auraient pas voulu que l’on vienne pour eux. Ils devenaient, de jours en jours, de plus en plus transparents.

Il y avait dans la salle du bas, une sorte de grande cuisine aménagée en demi-sous-sol, avec une seule ouverture rectangulaire qui apportait un peu de lumière à l’intérieur. Un soupirail suspendu, perché, ouvert dans le mur, à la hauteur des yeux d’un homme pas trop grand. La fenêtre donnait sur le jardin en pente et sur une grande pelouse. L’ensemble était dominé par des nuances de vert et des genêts jaunes d’or. Un chemin mal tracé longeait une haie de cornouillers, de frênes et de noisetiers.
Au centre, au second champ et en contrebas, au bord d’un talus, piqué bien droit, il y avait un magnolia à grandes fleurs au feuillage vert toute l’année.

L’arbre en trois années changeait l’ensemble de ses feuilles, sans se faire remarquer, petit à petit.

Il était taillé régulièrement, il avait la forme d’un grand cône dressé, tronqué sur le haut, aplati, le tronc était dégagé.

Tout le reste du jardin était un fouillis, jamais taillé ou presque, seul l’arbre gardait une gueule humaine. On savait exactement son âge, la maison tenait depuis sa plantation un carnet de compte. Il y avait toujours quelqu’un pour lui apporter une attention journalière, il était constant, il perdait deux feuilles par jour, c’était marqué dans le carnet. Il avait été planté en 1905, par un jardinier mort depuis.

Un seul homme au village savait le tailler, il observait l’arbre de loin, une seule fois, et il montait dedans en fermant les yeux. Il se calait et avec un sécateur à longs bras, coupait les centimètres en trop, de l’intérieur.

Couper les branches d’un tilleul poussant dans un salon, la maison avait été construite autour, tailler sans casser la vaisselle, ni érafler quoi que ce soit. Il avait des dizaines d’histoires d’arbres à raconter.

Une année l’arbre fût méconnaissable, sans forme, on se posa pas mal de questions. On apprit un jour la mort du tailleur, épuisé, c’est son frère qui vint nous l’annoncer, son frère jumeau, il était venu nous dire la maladie, les fractures jamais recollées, depuis deux ans, l’empêchant à jamais de danser encore dans l’arbre. Lui, le frère jumeau, tout contraint de le remplacer tant bien que mal, il était monté dans l’arbre pour son frère, le sauver un moment, l’éloigner de la chute. On trouva l’arbre, dès lors, très bien taillé.

Un jour dans la cuisine du bas, on remarqua accroché au mur un dessin épinglé aux quatre angles, placé à coté de l’ouverture de la fenêtre dans son prolongement à la même hauteur. C’était exactement la vue du jardin.

Il fallut trois jours pour le remarquer tellement les deux images se confondaient en une seule, celle du dessin et du jardin. Il fallait se placer exactement là où le dessin avait été fait, s’assoir au centre de la pièce sur un tabouret haut.

En trois jours seulement le jardin avait changé, des nuances fines, le genêt avait déjà viré au jaune d’or. Il était indiqué lundi 21 avril dans le coin droit en bas, au crayon gris, il n’y avait pas de nom, ni d’initiales.

L’auteur du dessin est resté mystérieux jusqu’à aujourd’hui, même si on pensa un temps à une jeune fille, passagère, discrète, restée quelques jours ici, cinq jours tout au plus. On ne sut pas pourquoi elle était venue, comme tant d’autres ici, ni partie aussi vite et où, on ne savait rien, ni son nom, ni son âge, ni sa langue, on était sur du pas-grand-chose.

La maison était ouverte à tous et souvent bien des années plus tard, d’anciens visiteurs de passage nous racontaient leur séjour ici, qu’ils s’étaient arrêtés là huit jours, pour la douceur du lieu et le souvenir d’un chien nommé Alfred dont on n’avait jamais entendu parler.

La maison était un lieu d’oublis et d’affabulations, sans que l’on se rappelle un seul trait de visage, ni le timbre d’une voix.

On aurait bien aimé la connaitre, elle ne devait pas avoir vingt ans, en laissant ce dessin au mur, une trace visible de son passage. On aurait aimé lui demander, lui parler. Un jour, je ne sais comment et par qui, on apprit quelle fut contrainte de quitter la route au volant d’une voiture pour éviter un éléphant dans une rue de Bombay, probablement une situation banale en Inde, accidentée gravement, elle était morte dans le train du retour, c’est tout ce que l’on sut.

Il ne fallut pas longtemps pour ouvrir le jeu de ce qui allait occuper dorénavant un bon nombre de voyageurs de passages. Les jours précédant le 21 avril de chaque année, les habitués venaient plus nombreux, on venait voir le jardin et le dessin, l’observer assis sur le tabouret, voir les changements, les nuances, essayer de garder l’image dans sa tête. Voir le jardin tomber en hiver, se faner, pourrir, se figer jours après jours et reverdir, pour pousser en grand et se confondre un instant pendant quelques heures.

C’était la cohue en cuisine, plus de cent personnes certaines années se succédaient, certains arrivaient le lendemain mais en vain, le jardin avait déjà viré. Le jeu était d’être là, pour faire le jardin identique au dessin juste un jour. On était tous jardiniers du dimanche ou à la petite semaine, on était spécialiste en rien, on jouait avec le temps de la saison, tout se faisait à la seconde, du jour pour le lendemain.

Il fallait assister le jardin, le retarder, l’avancer dans son développement, le genêt avait droit chaque année à sa couverture pour la nuit, pour réchauffer ses fleurs sous la lune. On donnait à la pelouse un aspect « vieille prairie », comme sur le modèle, le soir nous mangions dans l’obscurité, dans le noir complet, afin d’éviter d’éclairer le jardin. Nous avions peur que l’herbe pousse un peu trop dans la nuit. On en faisait des tonnes.

On avait décidé de fixer au sol le tabouret au bon endroit, il était très mal placé au milieu de la pièce. Il gênait, c’est certain, pour les tâches du quotidien ; mais pour voir le jardin et le dessin il était à la bonne place, à la seule et unique place possible. Il y avait des postures à toutes heures mais une seule était la bonne pour la confusion.

Un jour la foudre est tombée. Elle à suivi le tronc de l’arbre au centre du jardin-dessin pour aller se perdre dans le sol, une grande fissure insignifiante blanche initiée sous l’écorce invisible.

Dès le lendemain, le gardien du carnet nous dit : « hier, l’arbre à perdu trois feuilles et aujourd’hui aussi » alors on le surveilla, trois, puis quatre, puis dix par jour et plusieurs centaines tombèrent les semaines suivantes. L’arbre se déplumait à vue d’œil. On sut rapidement que plus ne serait jamais comme avant.

Au bout de trois mois, sans une feuille, il était ridicule, et une nuit, il craqua doucement ; au matin il était couché au milieu du cadre de la fenêtre, sur le coté, les racines à l’air. On essaya bien de le redresser, de le replanter, mais sans ses feuilles, ce fut une bien sombre journée, perdre un arbre.

La sensation de le retrouver sur le dessin nous consola un peu, un moment. Avec ce vide au jardin, on savait que plus rien ne pourrait les confondre. Changer quelques chose au jardin, c’est toujours possible, mais effacer l’arbre du dessin, le cacher pas quelque subterfuge, c’est une autre histoire.

Les discutions étaient très animées. Le tabouret était devenu un objet sans intérêt, on l’arracha du sol, on boucha la fenêtre avec des briques, dans l’obscurité totale, on ne vit plus le jardin, ni le dessin, plus rien du tout.

Nous sommes restés là un long moment dans le noir à attendre, plusieurs heures sans savoir que faire, alors on a fermé à clé la cuisine en sous-sol.

C’était triste de savoir que le jardin lui aussi n’avait plus de regard vers l’intérieur, on se perdait de vue. On ne parlait plus de l’arbre, ni du dessin et plus personne ne descendait au jardin.

La cuisine est encore fermée aujourd’hui.

Le jardin est à l’abandon, il fait comme il veut.

Un jour on remarqua, dans le même trou, qu’un arbre avait été planté, de la même essence, un cousin en quelque sorte, pour dire de se donner une suite, quelqu’un y avait pensé.

Ça fait déjà dix ans, cela, et l’arbre pousse, dans le fouillis du jardin, dans un mètre d’herbes folles.

Dans vingt ans ou plus, on le taillera comme avant, comme un flan reversé, on lui redonnera une gueule au centre du jardin et on cassera les briques pour rouvrir la fenêtre de la cuisine en sous-sol et ce jour là, il y aura du monde assis sur le tabouret.

revue • Le Chant du Monstre #1

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.



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Une nouvelle revue, c’est un évènement important ; c’est un évènement important parce qu’ici du moins, on considère que les revues sont des lieux formidables de découverte et d’expressions des singularité. A l’heure où le numérique pèse beaucoup sur la création littéraire (sans pour autant que les publications numériques soient considérées à leur juste valeur), sortir une revue papier est gonflé.

Mais les tenancières, ci-devant Sophie Duc, Angélique Joyau et Céline Pévrier, ont en effet un sacré courage et, on peut le dire à présent, le pari est tenu et leur travail est une réussite. Une vraie grande belle réussite. A laquelle on associera Alexandre Rivault et Julien Berthier, graphiste et lettriste de l’objet. Et sans doute les éditions Intervalles qui ont pris ce risuqe là, ce n’est pas si souvent.

Un bien bel objet donc, esthétique dans la forme et complet dans le contenu. Format à l’italienne allongé, 130 pages environ, et six rubriques :
— Affinités électives donne la place, une palce confortable, à un éditeur qui présente son parcours et son travail. Le premier à se coller au jeu est Dominique Bordes de Monsieur Toussaint Louverture, jeune éditeur fortement remarqué par Karoo et Enig marcheur, dont un extrait est ici proposé, avec David Foster Wallace, Frederick Exley, Russel Hoban,
— Alchimie en est le cahier de création hybride : texte + image, et présente dans ce premier numéro le travail ébouriffant de Donatien Garnet et Guillaume Bullat ainsi que le remarquable style de Thomas Vinau et Emilie Alenda.
Seul contre tous est une tribune laissée à une éminence du livre, et c’est Fabrice Colin qui s’en va découdre du Foenkinos ;
Ex-qui ? est la rubrique dédiée aux auteurs morts, mais bien vivants dans leur évocation et leur force ! Kathy Acker, cette fois-ci.
Cabinet de curiosités, comme son nom l’indique ajoute au artificialia et naturalia les literalia ; avec Frédéric Noël ; puis Pierre Senges illustré par Killoffer ; on ne les présente plus.
— enfin Parce que ! pour les textes injustifiables et dont le choix s’impose à l’évidence. Et c’est vrai que le texte de Pierre Terzian fait mouche.

Exigence est en effet un mot qui revient régulièrement pour décrire cette équipe et son œuvre ; impertinence, un peu aussi, mais surtout, dirions-nous, vu d’ici, une véritable curiosité, ce qui est tout de même plus porteur et plus cohérent, et une vrai grand plaisir pour la découverte et l’art. Nous souhaitons donc longue vie à ce monstre, parce que nous aussi, on aime bien les monstres.