Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.
3. La Machine herméneutique
La troisième machine – la machine herméneutique – agit en étroite collaboration avec la machine enregistreuse. Il s’agit d’une machine de « production » en un sens bien précis : elle produit des documents, comme preuve si l’on veut – preuve du désastre. Or, il arrive que cela passe d’abord par un mécanisme d’enregistrement : les documents sont alors soi-disant enregistrés ou recopiés, au même titre que les images et les voix. Ici, par exemple : « Évidemment, photographiant la double page punaisée sous la vitre du terrain de dressage, jamais je n’aurais pensé la recopier dans mon livre (je n’ai qu’un petit appareil numérique bas de gamme, mais dont le bouton symbolisé par une fleur signifie qu’on peut photographier de près » (DA : 191). L’écriture, rivalisant d’ingéniosité technique, se fait photocopie. Là où cependant il y a dépassement de la machine enregistreuse, c’est quand le narrateur se met à interpréter les documents.
La machine herméneutique était déjà perceptible dans le deuxième fragment (Daewoo en Lorraine, repères), où elle produisait les chiffres, les statistiques, mais sans en proposer encore une véritable interprétation. Elle mettra du temps à s’installer et à s’activer, sans doute en raison de sa complexité et de son caractère abstrait, qui l’inscrivent dans une sorte de secondéité. C’est seulement au milieu du livre qu’elle démarrera pour vrai. Et elle sera féroce. Il faut la voir, dans le fragment Incendie, violence, révoltes : Cellatex et les autres, déconstruire l’un après l’autre les systèmes et les discours industriels et financiers :
Après Cellatex, c’est une contagion. Dans les brasseries Heineken d’Adelshoffen, où on fabrique de la « bière premier prix ». Ça se vend moins que les « bières de marque », mais les bières de marque étiquetées (Adelscott par exemple), Heineken les fabrique dans une autre usine (et celle étiquetée « bière d’Alsace », le groupe la fabrique en Italie). (DA : 126)
La littérature s’attaque ici à ce qu’elle connaît le mieux, à ce qui la constitue intrinsèquement : la langue. En réaction au « démontage de plusieurs machines » (DA : 126) par le groupe Heineken, elle démonte les mensonges (forcément langagiers) qui sous-tendent les actes de fermeture et de licenciement. Les discours, souvent négligés au temps d’une certaine idéologie marxiste comme relevant du superficiel (de la superstructure considérée comme « pâle reflet »), deviennent ici le centre du combat esthétique et politique. Dans l’extrait suivant, les syntaxes des bien-pensants sont immédiatement corrélées avec l’idée de contrôle ou de commandement :
Et, parallèlement, le verbiage des bien-intentionnés de la société libérale. Écoutons-les, buvons à la santé de la « novlangue ». Avec des excuses pour la qualité des syntaxes, mais ce sont ceux-là qui nous commandent ou y prétendent. Ceux qui décident. Je souligne :
« En effet, la facilité avec laquelle une personne sans emploi en retrouvera un autre dépend de la rapidité avec laquelle les entrepreneurs peuvent se départir des productions ne répondant plus aux attentes des consommateurs – qui sont eux-mêmes littéralement les employeurs des entrepreneurs. […] » (DA : 128)
La machine herméneutique produit des documents, des slogans, des discours, puis elle les interprète, les analyse, les démonte patiemment.
Dans la deuxième moitié du roman, elle prendra de plus en plus d’importance. C’est elle qui produira le rapport d’incendie du château de Lunéville (Incendie : Lunéville, le château). C’est aussi elle qui interprétera les inscriptions du cimetière des chiens (Perspectives pour l’emploi : le cimetière des chiens). C’est encore elle que l’on verra à l’œuvre dans le fragment intitulé Du dressage comme allégorie, une découverte. Au cimetière des chiens, le narrateur avait remarqué l’offre de formation de « maîtres-chiens ». Alors :
J’avais du temps, j’ai voulu voir de plus près.
Dans les pages jaunes des villes de la communauté d’agglomération, on relevait cinq espaces canins déclarés : Toutou Much, K’niche, Cath’Pattes, Dandy Dog, Estetic’Chiens, et une association de bénévoles : Le Cœur en plus, qui proposait ses propres services de toilettage pour financer ses œuvres animalières (« mobilisation pour des espaces d’hygiène dans la ville »). (DA : 189)
On a peine à croire qu’un tel passage ait pu passer pour vrai aux yeux de certains lecteurs professionnels. Imagine-t-on la personne de François Bon cherchant, dans un bottin téléphonique de la Lorraine, les espaces canins déclarés de la région! On comprend en tout cas qu’un tel fragment ait été réservé pour une étape très avancée du roman (il s’agit du quarantième fragment sur un total de quarante-neuf) : il n’aurait pu être acceptable sans le travail subjacent d’une machinerie d’illusion bien huilée. D’ailleurs, la machine herméneutique va y recevoir l’appui de la machine ambulatoire – pour rejoindre l’association canine et la lier discrètement à l’usine : « J’étais repassé devant Daewoo et j’avais filé tout droit » – DA : 189) – et de la machine enregistreuse (la « photocopie » citée précédemment provenait de ce fragment). On produira la petite annonce d’un chien « déclaré incompétent » par la gendarmerie. Puis on suivra de près le texte de la « charte de dressage » : « Je l’avais photographiée de façon à en disposer ensuite sur mon ordinateur » (DA : 190). Cette charte, qui dicte ce que doit être la relation du maître et du chien dans le contexte du dressage, deviendra, comme le titre du fragment l’indique, une allégorie du rapport entre les dirigeants d’entreprise et les ouvriers. Dans l’intervalle entre les citations de la charte, le narrateur s’en explique, au nom de l’auteur :
Mon travail, c’est de rendre compte par l’écriture de rapports et d’événements qui concernent les hommes entre eux. L’énigme, c’était Daewoo vide, mais à chercher ainsi ce qui porte trace et fait mémoire, il semble que chaque manifestation de la ville participe de la fresque et la complète, s’y insère de façon aussi serrée et nécessaire que dans un puzzle. (DA : 190)
Tout fait nécessairement signe à l’intérieur d’un monde entièrement recréé par la fiction. Doit-on s’étonner, alors, de voir le verbe « signifier » ainsi souligné : « L’animal doit toujours comprendre qu’entendre certains mots signifie [c’était écrit au pluriel : signifient] faire certaines choses » (DA : 191)? Chaque mot cité est pesé au trébuchet : « Le mot élever ne signifie pas seulement prendre soin, mais aussi éduquer, dresser » (DA : 191; c’est l’auteur qui souligne).
On n’a pas affaire, pour autant, à une littérature allégorique. L’interprétation n’est pas fixée sous la forme d’une parabole, mais présentée comme recherche, comme questionnement. Aussi, dans les derniers paragraphes du fragment, les formules interrogatives vont se multiplier : « Est-ce que le vocabulaire et les phrases qui circulent ainsi, déposent ainsi et s’amassent à un moment donné de la vie d’une société la caractérisent? » (DA : 193) Ou bien : « Jusqu’où ces textes naïfs sont le miroir d’un état du monde qui les produit, exorcisant ici ses peurs ou avouant ce qu’il en est pour lui de l’autre? » (DA : 194) Le déchiffrement allégorique s’inscrit à plein dans la stratégie fictionnelle et guerrière du roman. Il ne prétend pas à la vérité, mais au combat. Le fragment suivant sera justement intitulé Combats de chiens : un rapport sur la gendarmerie de Fameck et il produira de faux documents sensés attester l’existence à Fameck d’un programme de combats canins orchestré par la gendarmerie locale… Ce sera l’occasion de mettre un peu de rouge sang dans un monde qui efface les couleurs de la misère :
[V]oici un texte écrit par un collégien de même pas treize ans :
« Il y a des adolescents qui viennent faire des combats de chien sur le terrain vague, juste à côté de la grande surface où tout le monde va faire ses achats. Les rottweilers font des carnages. Il y a du sang partout. »
C’est aussi gai qu’une corrida, pour ceux qui les admirent. (DA : 195)
La fiction révèle le réel comme une photographie, quitte à ces couleurs un peu criardes, quitte à cette visibilité « aveuglante » (Rancière).
4. La Machine théâtrale
Les machines enregistreuse et herméneutique opèrent dans un espace presque entièrement graphique. Photographie, phonographie, rapports, « vieux papier » (DA : 72) : tout est scripture, graphie. Même les « paroles » des entretiens sont immédiatement ressaisies par l’écriture et reportées dans le livre conçu comme registre. La machine théâtrale ne permettra pas vraiment d’échapper à cet espace, mais elle va déplier, depuis là même, une surface de jeu où l’illusion d’une parole vive et incarnée pourra advenir.
Cette machine se manifeste d’abord dans les huit fragments disséminés dans le texte et identifiés comme des extraits prélevés au théâtre : Théâtre, extrait un : « samedi soir danse », Théâtre, extrait deux : de la faculté de révolte, Théâtre, extrait trois : délégation auprès des politiciens, et ainsi de suite jusqu’à Théâtre, fin : perspective. Le roman tisse ainsi une trame théâtrale en filigrane de la trame narrative principale. Souvent, des histoires « recueillies » dans les entretiens vont être reprises sous forme de dialogues théâtraux. Par exemple, le fragment Théâtre : chômage et vie privée, le sac reprend la thématique du fragment antécédent : Chômage, vie privée.
En fait, la trame dramatique et la trame narrative sont entretissées très étroitement. D’ailleurs, le théâtre est soutenu et légitimé par le dispositif principiel de fiction ainsi que par les autres machines de l’artillerie romanesque. Aussi est-il présenté comme vrai. Non pas que le contenu ou la forme des dialogues paraissent « authentiques » ou « réalistes ». Mais la représentation théâtrale elle-même, comme événement, est inscrite à l’intérieur de la trame narrative du roman :
Florange, mars 2004. Dans la communauté d’agglomération de la vallée de la Fensch, près de Fameck et d’Hayange, c’est à Florange que se trouve la principale salle de théâtre, La Passerelle. Ciment nu, fauteuils rouges, une soixantaine de personnes seulement, mais c’est notre première tentative publique, là, presque à portée de vue de l’usine, plusieurs des anciennes salariées dans la salle. On m’a raconté comment, dans les deux usines, Fameck et Villiers, à majorité féminine, le dernier jour avant l’évacuation on avait fait une fête : on peut donc danser sur un tel désastre? Au début Tsilla seule, rejointe ensuite par Ada et Naama.
ADA : – Tu ne danses pas?
TSILLA : – Je n’aurais même pas cru, qu’on danserait. (DA : 18-19)
Je sais que Bon a écrit une pièce de théâtre intitulée Daewoo et qu’elle a été présentée dans une mise en scène de Charles Tordjman (celui-là même qui a été nommé lors de l’exploration des « intérieurs usines »). Une brève recherche sur Internet suffit d’ailleurs pour confirmer l’existence d’un théâtre La Passerelle à Florange. Il semble même qu’on y ait présenté Daewoo, la pièce[6]. Sans doute la plupart des extraits théâtraux du livre Daewoo sont-ils prélevés directement de la pièce. Reste que le statut de ces énoncés se modifie à l’intérieur du cadre narratif et fictionnel du roman. Car la « machinerie » (au sens théâtral, justement) qui sous-tend la parole théâtrale doit alors être recréée de toutes pièces. Au théâtre, on n’a pas besoin d’établir la réalité du lieu, des corps et des voix : ils sont là. Mais dans le roman, pour que l’illusion fonctionne, il faut tout reconstruire. D’où l’importance de l’« introduction » (autre forme de la pénétration machinique) dans les extraits théâtraux : on pose le lieu (Florange, proche de Fameck et d’Hayange), le décor (ciment nu) et la salle (fauteuils rouges). On établit une ligne de perspective avec la « réalité » de l’usine (« presque à portée de vue »). On va même jusqu’à fait croire que le thème de l’extrait repose sur la cueillette d’un témoignage (« On m’a raconté comment »).
Le roman n’est donc pas « fécondé par le théâtre », comme le croit Dominique Viart1. Il nomme « théâtre » son propre espace de jeu, sa machinerie et sa scène d’illusion. La machine théâtrale libère les potentialités emmagasinées par les autres machines. Elle sous-tend une parole – celle des dialogues, lesquels ressemblent souvent davantage à des monologues alternés – considérée comme « réelle » et libre pourtant de tous les écarts poétiques ou littéraires. C’est cela, l’illusion : faire accepter l’art comme vrai. Dès lors que l’on a posé le fait littéraire comme réel, il devient possible de rejouer le réel sur la scène de la littérature.
Dans les derniers fragments de la pièce, le champ d’action de la machine théâtrale ne se limitera plus aux « extraits » identifiés comme tels. On la voit ainsi à l’œuvre dans le fragment significativement intitulé Illusion plus que théâtre : la copine qui déprime, dont voici l’« introduction » :
Retour à l’hôtel des Voyageurs de Fameck en septembre, chambre dix, seul client du premier étage. Et de la fenêtre au loin les immeubles illuminés, leurs lentes variations de lumière, pièces qui s’éteignent, téléviseurs synchrones ou pas. Et de la quantité d’appartements que j’apercevais, combien encore de voix et mains qui avaient passé par Daewoo? Le théâtre vous vient dans la tête par éclats brefs, juste une image où c’est dans votre tête que se joue le décor nu. Rien de plus qu’une pièce vide, où une femme est immobile, assise. La porte s’ouvre (la porte de ma chambre s’ouvre), l’actrice entre. Le théâtre, ce n’est rien de plus qu’une chambre dont une paroi est enlevée, j’ai pensé. Si celle qui était là, immobile et silencieuse, est personnage ou actrice, c’est l’ambiguïté justement qui permet d’écrire. (DA : 185)
Le théâtre devient ici une simple modalité de l’écriture artistique, littéraire. Une manière de confondre la réalité et la fiction, l’acteur et le personnage, ou de « jouer dans » l’espace du réel (ici : dans une chambre d’hôtel).
Si bien qu’à la fin, le théâtre se suffira comme « imagination ». Dans le fragment intitulé Théâtre dans l’usine (une imagination), le narrateur décrit son « rêve de théâtre » :
Dans mon rêve initial de théâtre, les gens – on pouvait mettre à leur disposition depuis Nancy, Metz ou Thionville des bus qui les emmenaient dans la vallée de la Fensch, dans le bâtiment vide de Daewoo à Villiers ou Fameck – une fois arrivés dans l’usine marchaient librement dans le hall principal faiblement éclairé, tandis que les lieux qui y donnaient par des vitres : bureaux des chefs, la longue cantine self-service, couloirs de desserte, étaient violemment surexposés. On laissait au sol les marques tracées pour la circulation, les emplacements de machines. On laissait aux murs les indications que j’y avais vues, ainsi que les extincteurs, les arrivées d’air et tout ce détail d’objets de l’industrie. Puis le hall était mis au noir et les actrices se déplaçaient, équipées de micros à émetteur haute fréquence, au milieu même des spectateurs, la voix retransmise dans l’ensemble du hall par des enceintes disposées aux quatre coins, tandis qu’une simple poursuite l’éclairait, elle et ce qu’elle isolait visuellement de l’usine par sa présence mobile, une porte, un encadrement, une géométrie. Et chacun prenait succession de l’autre pour l’enchaînement des répliques : […]. (DA : 212-213)
S’ensuit la « transcription », parfaitement fictive et présentée comme telle, de ces répliques. Le procédé ressemble beaucoup au « dispositif noir » d’Impatience2, si ce n’est qu’il s’insère ici dans la mécanique plus globale du roman. L’« imagination » du fragment Théâtre dans l’usine (une imagination) jouit en l’occurrence de la légitimité préétablie de la fiction. Elle est acceptée comme réelle, à titre d’imagination, sans égard à son contenu narratif. Elle fait en quelque sorte partie de l’« enquête », une enquête qui prend un tour de plus en plus artistique et s’impose progressivement comme « quête » et comme « recherche », au sens littéraire. Ce qui incite d’ailleurs à lire différemment les deux dernières phrases du roman : « Et laisser toute question ouverte. Ne rien présenter que l’enquête » (DA : 247). N’est-ce pas le livre, comme questionnement, qui demeure au bout de lui-même « ouvert », en tant qu’il n’est rien que le récit du chemin heuristique et artistique qui y conduit (déambulations, enregistrements, interprétations et théâtralisations)? Le fragment Théâtre dans l’usine (une imagination) résume bien, en tant que manifestation particulière de la machine théâtrale, l’efficacité globale de la machinerie du roman. Le possessif employé en ouverture – « Dans mon rêve » – reprend tout en finesse la forme narrative à la première personne. Cela suffit à légitimer le rêve. Mais vite on glisse dans la fable théâtrale. Les verbes à l’imparfait se succèdent et on en oublie presque qu’il s’agit là d’une fiction, d’une imagination : « On laissait au sol… », « Puis le hall était mis au noir… », « Et chacune prenait la succession… ». Les voix enfin résonnent, et l’on adhère à leur réalité théâtrale. L’art même s’est imposé comme vrai : voilà l’artifice. Et cela a lieu dans l’usine, au milieu des marques négatives des machines démontées, rendues par là même visibles.
Un incendie dans le livre
Roman artificier, Daewoo ne fait pas seulement la guerre avec art. Il fait aussi art de la guerre, c’est-à-dire qu’il arrache du visible et de la beauté au réel à force de stratégies et de dispositifs fictionnels. C’est la guerre elle-même, la guerre que le roman mène contre l’effacement du monde, qui produit en fin de compte l’éclat esthétique. Il me semble que ce processus se trouve mis en abyme dans l’image du feu qui court dans le livre. L’incendie se concentre au milieu du roman environ, en une suite compacte de dix fragments intitulés Incendie, violences, révoltes, suite interrompue seulement le temps d’un « hommage » (Hommage : Isabelle Banny). N’est-ce pas là le symptôme par excellence de la guerre et de l’artifice? La littérature, par le biais de la fiction, s’attaque à l’effacement en incendiant les usines fermées. Le feu surexpose l’invisible, éclaire la nuit même. Il résume la violence, la résistance, la guerre, l’artillerie. En même temps, il déploie cette « visibilité aveuglante » dont parle Rancière. Le feu aveugle, brûle les yeux, produit un écran de fumée (on n’y voit que du feu…). Il force à ne plus voir que cette beauté-là, ce feu d’artifice. Beauté « artificielle » si l’on veut, mais beauté tout de même; brillance esthétique qui n’est pas la réalité elle-même, mais le résultat de la friction entre les mots et le monde, entre le langage et le réel. L’incendie au milieu du livre renvoie en somme à l’esthétique artificière du roman, telle qu’elle se réfléchit, dans le passage suivant, au miroir de la peinture :
[C]e qu’on souhaiterait extorquer du réel, même ici à Fameck, c’est comme du Jérôme Bosch avec les mots, où il y aurait de la nuit, des éclats de fresque, d’étranges inventions, et le surgissement en gros plan de visages comme palpés. Plus l’arrière-fond d’incendie, tel que je revoyais dans Jérôme Bosch (un peintre pour écrivains, m’avait dit autrefois un ami sculpteur). (DA : 83-84)
Nuit (invisibilité du réel), inventions étranges (ingénierie sophistiquée), éclats et incendie (visibilité aveuglante) : cette image résume l’action de la machinerie du roman.
Ainsi la littérature a su s’imposer, en tant que littérature, en tant qu’art, comme présence et production, machine de guerre et usine, là même où le réel se retirait dans la vacance et l’invisibilité. Par la fiction, l’illusion, l’artifice, elle a renversé l’ordre du sensible, mettant du dire là où il n’y avait que silence, du voir là où il n’y avait que murs et masques, du faire et du mouvement là il n’y avait qu’arrêt et fixité. Il ne s’est pas agi de représenter le monde, mais de lui opposer un autre monde, une autre ordonnance, où visages, voix, corps – pas tels ou tels visages, pas une voix ou un corps particuliers, mais leur sensation même – accèdent à la présence. Comment cet effort particulier de Daewoo s’inscrit, à travers la notion de « présent » justement, dans une continuité esthétique qui va de Sortie d’usine jusqu’aux écrits web d’aujourd’hui, et comment cette « esthétique du présent » – proposition temporelle qui engage aussi un rapport neuf à l’espace, au visible et au dire – a valeur de geste politique dans le monde contemporain, c’est ce que je montrerai dans un essai à paraître prochainement sous le titre François Bon : la fabrique du présent.
[6] Voir le site Internet de la ville de Florange : http://www.ville-florange.fr/article1530.html (page consultée le 5 juin 2010).
Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (2/3)
Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.
Le Roman artificier
Une fois la voix « première » du texte acceptée comme vraie – je parle ici de la voix narrative, présentée comme authentiquement auctoriale ou autobiographique –, tout devient possible, puisque c’est sur la base de sa crédibilité que repose l’efficacité de tous les artifices que le roman mettra en œuvre, pour ainsi dire « secondairement ». On verra ainsi se déployer, depuis la parole narrative légitimée, tout un arsenal d’artifices qui vont concourir à la production d’une véritable « scène de visibilité » – la notion de « visible » débordant évidemment la seule perception optique pour désigner un « faire voir » ou un « montrer » plus global. Dans le Destin des images, Rancière établit une belle passerelle théorique entre la parole et la vision :
[L]e régime le plus courant de l’image est celui qui met en scène un rapport du dicible au visible, un rapport qui joue en même temps sur leur analogie et sur leur dissemblance. Ce rapport n’exige aucunement que les deux termes soient matériellement présents. Le visible se laisse disposer en tropes significatifs, la parole déploie une visibilité qui peut être aveuglante1.
Peut-être la première option (le visible se disposant en tropes) correspond-t-elle à ce que Rancière appelait ailleurs le « réalisme », alors que la seconde option (la parole déployant le visible) renverrait à l’« artificialisme ». En tout cas, la visibilité de Daewoo procède bien de la parole, plus spécifiquement de la parole narrative légitimée. Et elle se fait éventuellement « aveuglante », c’est-à-dire puissante, éclatante, mais aussi, par là même, artificieuse et illusoire.
Le mot « artifice » est composé des racines ars (art) et facere (faire). C’est le faire de l’art (alors que l’« artefact » serait le fait de l’art). Ou plutôt : c’est faire avec art. D’où l’on comprend qu’il s’agit d’un rouage « sophistiqué » de la grande mécanique de la langue mise en place par Bon de livre en livre – et, aujourd’hui, au-delà du livre, dans l’espace Internet et numérique. L’efficace créatrice du « roman artificier » procède de l’installation de dispositifs fictionnels perfectionnés qui ont pour fonction de produire l’invisible, c’est-à-dire de le rendre visible et même jusqu’à l’aveuglement, dans une optique quasi guerrière que suggère le terme d’« artificier » (puisqu’il faut « faire face à l’effacement »).
Il s’agit en somme de faire la guerre avec art, avec l’art. Afin d’observer les formes concrètes de cette guerre, on analysera maintenant quatre dispositifs, quatre machines de guerre2 : la machine ambulatoire, la machine herméneutique, la machine enregistreuse et la machine théâtrale.
1. La Machine ambulatoire
Le mouvement (concept apparenté à celui de « mécanique ») constitue sans doute la première manifestation ou la première utilisation de cet espace de jeu (le jeu de la guerre) de la fiction. La parole narrative se met en mouvement. Elle tourne autour de l’usine. Elle va d’une ville à l’autre ou d’un lieu à l’autre d’une même ville reconstruite. « Après le rond-point où l’usine était encore surmontée du mot Daewoo, deux cents mètres plus loin à gauche, l’école primaire » (DA : 21). Le mouvement permet de percevoir les signes du monde – le « mot Daewoo » par exemple, même s’il est promis à l’effacement (« encore surmontée »). Il force le monde à se révéler, parce que décrire un mouvement oblige à produire la succession des images, des percepts qui le composent.
C’est ainsi que la fiction peut créer de toutes pièces des « ambiances ville », en l’occurrence une certaine perception de la ville en mouvement. Par exemple, dans le fragment intitulé Fameck, Cité Sociale et ambiance ville :
À Fameck, l’usine bleue c’était chaque fois mon premier arrêt, aussi bien les deux premiers voyages où au culot j’avais pu y entrer, que la troisième fois et les suivantes, quand j’étais resté coincé à la porte.
Après l’usine, la ville. Et pour entrer dans Fameck, d’abord la Cité Sociale : les petites annonces, les affiches, l’ambiance, je passais voir et puis en route.
Juste derrière l’école primaire désaffectée qui héberge la cellule de reclassement (second étage, au bout du couloir), une salle de forme presque cubique, avec des escaliers de carrelage qui peuvent faire gradins, et un plafond technique pour les soirs de danse et de fête. (DA : 37)
La déambulation demeure, pour la littérature, le meilleur moyen de se transporter dans la ville. Mais les signes, les arrangements, les géométries qu’elle révèle ne sont plus ceux de Baudelaire ou de Benjamin. Tout tend désormais à l’effacement, au laminage. La salle de la Cité Sociale préparée pour la fête en est le syndrome :
Ce ne sont donc pas, les villes de la Fensch, des villes forcément en gris et noir, et si on souffre plus que sa part, sur le vieux sol de fer, on a su offrir aussi ces compensations et ce partage qui constituent une communauté : des fêtes, même. N’empêche que si on parle de Daewoo, à la maison des jeux, les visages se détournent, on vous dit qu’on n’a pas vraiment remarqué de différence entre l’avant et l’après, et si telle ou telle femme venait et ne venait plus, ou le contraire. On vous dit, quand vous insistez, que les gens viennent ici des communes alentour, que les ouvrières de l’usine n’habitaient pas forcément cette ville-ci, et puis qu’on ne demande pas aux gens ici qui ils sont et d’où ils viennent. (DA : 38-39)
Ce n’est pas comme dans Germinal de Zola, non plus : la misère n’est pas visible, pas « en gris et noir ». Le monde tend à masquer les signes de la rupture dans le divertissement (la fête, les jeux) et derrière une certaine uniformisation des villes, qui rend les individus indistincts, interchangeables, presque quelconques (« telle ou telle femme »). Or, la déambulation permet de recréer ce jeu des signes qui se retirent et d’une langue qui les tire (voir comment le narrateur doit arracher les mots de la bouche des parleurs : « si vous insistez »), ce jeu du trait et du retrait nommé, au début du roman, la « si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent » (DA : 10), réactualisée au contact du monde présent.
On a vu dans le fragment précité des esquisses rapides d’intérieurs (couloirs et salle de la Cité Sociale). La machine ambulatoire investit, en plus des rues et des routes, les espaces les moins visibles du monde, ceux qui se cachent derrière des murs. Certains de ces espaces sont publics : la Cité Sociale bien sûr, mais aussi l’école primaire, la Cellule de reclassement, etc. D’autres sont privés : ce sont en particulier les appartements où le chômage se terre, où l’on « attend le facteur » (Fameck, mai 2003 : l’attente du facteur, et Sylvia). L’important, dans cette première phase de la stratégie guerrière, c’est d’investir les espaces, de pénétrer. La fiction a alors fonction de bélier : elle entre, de force s’il le faut. Au plus fort de l’attaque, c’est l’usine elle-même que la machine ambulatoire tente d’investir. J’ai cité un passage où le narrateur raconte ses trois tentatives – deux réussies, une contrée – pour se faufiler en douce dans une usine Daewoo. C’est manière de franchir fictionnellement la clôture qui sépare le dire et le montrer de l’univers réservé de l’effacement. Dans le fragment Ambiances villes, intérieurs usines, et de la question « à quoi bon remuer tout ça », le récit superpose les tentatives passées de pénétration et une nouvelle tentative, présente. Le narrateur se bute à une gardienne avec chien, signe que l’on entre dans un espace gardé. Au-dedans, c’est le vide qui intrigue, pour sa force artistique (sont aussi dits présents, en des temps superposés, l’ami photographe Schlomoff et le metteur en scène Tordjman). Car c’est au vide que la fiction de Daewoo a affaire; c’est de là même qu’elle naît, de là qu’elle tire sa nécessité, parce qu’il n’y a rien d’autre à voir ou à montrer.
On ressent dans une usine vide presque la même ivresse que dans une cathédrale. Et de ces objets arbitraires mais plastiquement magiques comme, entre les deux halls identiques, ce passage par une porte de plastique épais, dans une armature de fer : l’image pure et abstraite d’un rectangle rouge barré de noir, sur le fond gris du passage, avec la bande orange des bords, un Rothko. (DA : 69)
C’est de l’art, de l’artifice même : on recrée, comme à la ville, une « ambiance », en l’occurrence une ambiance de cathédrale. Et puis on peint, on ajoute des couleurs (beaucoup de couleurs : du rouge, du noir, du gris et du orange), sans masquer le travail plastique (les mots « plastiquement » et « plastique »). Un peu plus loin dans le même fragment, le narrateur raconte avoir vu, à Hayange, une « série de photographies prises dans une salle de cinéma vide et noire [du Japonais Hiroshi Sugimoto], où on projette le film à l’affiche » (DA : 72) : « Quand on développe la photographie, l’écran est blanc : surexposé, mais vivant. Par contre, toute la salle est devenue visible, éclairée à rebours par l’écran de cinéma, le temps complet de la projection » (DA : 72-73). Alors vient cette question : « Dans l’usine vide, ce que l’œil capte à chaque instant, est-ce que ce n’est pas cette histoire à l’envers, cette histoire maintenant invisible? » (DA : 73) Une révélation négative, une production de l’invisible, obtenues au moyen d’un dispositif complexe, artificieux : n’est-ce pas là le propre de Daewoo?
Ainsi va la machine ambulatoire, passant du dehors au dedans ou arpentant les intérieurs évidés et épurés des usines. C’est une machine qui marche, qui roule (sous la forme d’une « Peugeot break ») et, comble de l’illusion, c’est aussi une machine qui vole! Le fragment En avion, Fameck vu d’avion est très audacieux. Il ressaisit la ville depuis les airs, comme Bon le refera plus tard autrement dans l’expérience Buffalo3. En janvier 2004, le narrateur prend l’avion pour le Japon4 1994)? « Le Japon : un hérissement sauvage troué de roches nues aux sommets enneigés, et la mer cernant partout cette très mince frange à reflets de métal, au bord, qui devait être le Japon des villes » (DA : 224).]. Du haut des airs, il regarde sur son ordinateur des photos aériennes de Fameck. Au moyen de ce dispositif technique composite conjuguant aéronautique, photographie et informatique, Bon déploie une vision très précise et localisée de la terre depuis l’avion, vision que le réel ne pourrait offrir de lui-même avec une telle acuité. La littérature recrée ainsi, dans son propre domaine de jeu – on citera Perec, qui a laissé en blanc, pour ses successeurs, l’approche de la ville par les airs (DA : 225) –, une illusion aussi excitante et aussi nouvelle que les vues télescopiques de Google Earth.
On verra ainsi repasser, selon une perspective basculée à la verticale, les ronds-points, la cité d’immeubles, les lotissements, les stades et bien sûr l’usine, effacée : « Et Daewoo bleu avec son enseigne (on ne peut pas lire, mais on voit qu’elle est là) » (DA : 229). C’est dans la fiction, dans la séparation même de la langue et du monde, que le visible advient : « Si loin de l’immuable silhouette des hauts-fourneaux d’Uckange, si loin du mur bleu de l’usine Daewoo Fameck, ces photographies que j’explorais sur l’écran familier de l’ordinateur, séparées de ce qu’elles représentaient, la ville enfin devenait visible? » (DA : 225)
2. La Machine enregistreuse
Une fois que la machine ambulatoire a investi l’espace, elle s’immobilise et les autres machines peuvent prendre le relais. Et d’abord la machine enregistreuse. Selon le Littré, le mot « registre » vient du latin « regesta, regestorum : choses reportées (de regerere, de re, et gerere, porter, d’où livre où on les reporte ». En-registrer, c’est reporter des « choses » dans le livre. Bien sûr, cela participe encore de la même mécanique artificière. Le paradigme de l’enregistrement, très présent dans Daewoo, sert à créer l’illusion de la non-fiction, de l’enquête, à faire passer le livre pour un registre de « choses vraies ».
On recense deux formes majeures d’enregistrement dans le roman : la photographie et la phonographie. La fiction se présente en effet soit comme enregistrement d’images, soit comme enregistrement de voix. Ces processus commandent une approche des « appareillages » du texte narratif, à l’exemple de celle qu’a proposé Marie-Pascale Huglo dans le Sens du récit5.
Le narrateur semble toujours avoir un appareil photo avec lui dans ses déplacements. À Fameck, il tombe sur un groupe de jeunes au pied d’un bâtiment :
Des jeunes sont là, en survêtement, pas des lycéens mais des adultes par groupes de trois ou quatre, et quand vous passez près des premiers ils s’arrêtent de parler. Ils sont sur le passage, qu’on les dérange et ça tournera mal, qu’on les fuie et ça tournera à votre désavantage : moi je me suis planté là et j’ai pris carrément la boutique en photo, c’est comme ça qu’on a engagé la conversation. (DA : 40)
L’immobilisation apparaît comme un préalable quasi indispensable à l’enclenchement de la machine enregistreuse. Ici, on assiste à un phénomène plus fort encore que la simple immobilisation : il s’agit d’un ancrage (« je me suis planté là »). Comme un char qui s’arrête stratégiquement avant de tirer (le rapprochement entre appareil photo et arme à feu est un vieux topos littéraire), la fiction narrative s’ancre dans le sol avant d’enregistrer ses images (« j’ai pris la boutique en photo ») et ses voix (« on a engagé la conversation »). Ainsi :
Je parle avec eux, parce que le plus grand m’a lancé : « C’est vraiment que vous trouvez ça joli, monsieur? », puisqu’ils m’avaient vu photographier le bâtiment avec les commerces (mais avec cet appui sur le monsieur qui vous réduit à rien). Et un autre : « Vous êtes journaliste, ou quoi? » (le ou quoi pour reprendre pied, et que journaliste ou autre chose ça n’avait pas ici autorité). (DA : 40)
On donne l’impression d’enregistrer fidèlement des mots du réel. Et on les analyse, on les décortique comme une matière vraie. Par ailleurs, le mot « journaliste » ne vient pas sur la page sans une certaine ironie : il rappelle le dispositif de fiction, qui emprunte à la forme apparemment journalistique du reportage, mais en même temps il le désamorce à moitié, puisque le journalisme se montre là impuissant comme le reste (il ne fait pas « autorité »).
On pourrait commenter encore bien d’autres scènes avec appareil photo. Dans le fragment Ambiances ville, intérieurs usines déjà cité, par exemple, l’enregistrement photographique est encore rapporté à l’opposition mobilité/immobilité :
La seconde fois que j’étais entré chez Daewoo, nous étions trois, dont un ami photographe, équipé d’un Rolleiflex qui lui demandait de l’immobilité, et moi, avec mon petit numérique, accumulant plutôt les détails, les recoins, les inscriptions, les bureaux vides, les panneaux d’affichage, la cantine, tandis que le troisième, puisque ce que nous souhaitions c’était d’abord le théâtre et qu’il en ferait la mise en scène, flairait, regardait. (DA : 69)
C’est une véritable batterie militaire qui s’installe chez Daewoo. L’arme lourde (le Rolleiflex) se campe au centre de l’usine, libérant la possibilité, pour l’arme légère (le petit numérique), d’une certaine mobilité. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a, chez Bon, de force guerrière qu’artistique, d’où la présence du metteur en scène et de l’idée de théâtre : le jeu, l’illusion seront eux-mêmes résistance.
En fin de compte, la présence thématique de la photographie n’est que l’indice d’une fonction plus large, qui motive l’écriture de bout en bout : faire image de l’invisible. L’extrait suivant le montre bien, puisque la photographie elle-même s’y révèle insuffisante et pourtant, malgré cela, le « rien », l’« invisible » et le « vide » (chaque mot y est présent) accèdent au visible :
Un instant il n’était donc plus resté que la lettre W, mais ce W géant, hommage à un auteur qui m’est cher et aux financiers tripatouilleurs de Daewoo, n’était rien (j’ai photographié, mais de loin on ne voit pas vraiment bien), enfin l’encadrement de cornière presque invisible sur le haut du fronton bleu tout plat et maintenant vide, lui aussi soulevé par la flèche de la grue. Et trois hommes eux aussi de bleu sous casque jaune qui se détachaient dans le ciel : l’usine ce matin-là avait perdu son nom. (DA : 78)
Le paradigme de l’enregistrement phonographique reproduit pour sa part une fonction parallèle, à savoir : faire parole du silence. On a vu, en analysant la scène de la rencontre d’un groupe de jeunes à Fameck, que la phonographie n’avait pas non plus besoin d’appareil pour devenir effective. Il n’empêche que, comme dans le cas de la photographie, la narration photographique se présente, dans ses variantes les plus ostensibles, sous une forme « appareillée » (Huglo). Les « entretiens » comptent parmi les plages textuelles les plus importantes de Daewoo. Le narrateur pénètre dans un espace public ou privé, rencontre une figure, un visage. Une voix alors raconte, témoigne, que le narrateur enregistre sur son Sony MiniDisc ou dont il transcrit les mots sur ordinateur ou dans un carnet. À l’école primaire, par exemple :
Je suis entré et ai serré la main des institutrices. Maryse P. est arrivée au moment presque de la sonnerie, ses deux fils ont rejoint leurs classes, nous sommes entrés dans le bureau qu’on m’avait proposé pour l’entretien. Nous avons d’abord échangé comme on explore, sur l’usine, la chaîne, les contremaîtres, la description du travail. Et puis, sur une phrase, j’ai demandé la permission d’enregistrer, ai sorti mon Sony MiniDisc. (DA : 22)
S’ensuit le témoignage de Maryse P. à propos de Sylvia, la morte, foyer d’ombre central du roman. Bien sûr, il s’agit d’un faux témoignage, comme tous les autres témoignages d’ailleurs (qui a l’habitude de l’écriture de Bon y reconnaît d’ailleurs sa manière). Qu’importe : la parole est légitimée comme témoignage et l’écriture, comme enregistrement. On fait de la fiction, on met des paroles là où il n’y a que silence. Mais cette fiction, ces paroles sont acceptées comme vraies; elles font illusion.
Bon pousse la stratégie à la limite du retors quand il écrit, dans un passage qui fait retour sur les entretiens :
On m’a laissé prendre des notes, on m’a demandé souvent de ne pas faire état du nom, parfois ni du nom ni du prénom. Je ne prétends pas rapporter les mots tels qu’ils m’ont été dits : j’en ai les transcriptions dans mon ordinateur, cela passe mal, ne transporte rien de ce que nous entendions, mes interlocutrices et moi-même, dans l’évidence de la rencontre. Je notais à mesure, sur mon carnet, les phrases précises qui fixent une cadence, un vocabulaire, une manière en fait de tourner les choses. La conversation vous met d’emblée dans une perspective ouverte, tout ce qu’on suggère au bout des phrases, et qui devient muet si on se contente de transcrire. (DA : 42)
Pour ceux qui trouveraient les témoignages trop poétiques ou « littéraires », ou qui y auraient reconnu la griffe de Bon, le narrateur, qui se fait passer pour l’auteur, a cette réponse : je ne rapporte pas tel quel, je recrée l’esprit des entretiens, faute de quoi tout resterait « muet ». Le dispositif est astucieux, qui force à accepter la fiction au nom même d’une fidélité au réel.
Dès lors, toutes les inventions et tous les montages deviennent possibles. Comme l’enchâssement de « phrases (prétendument) recopiées » (DA : 62-68) ou l’alternance, dans un même entretien, du récit de rêve et du récit d’événement, jusqu’à la confusion (voir le fragment intitulé Vente aux enchères de Daewoo Fameck, contenu et contenant, et ce qu’ensuite on en rêve). Au long des entretiens, on retrouve partout de ces phrases qui se dressent comme des écrans de fumée : « Je retranscris plein texte, sans raccourcis : quand on écoutait Géraldine, on avait l’impression d’un livre ouvert, où les figures, événements et faits auraient été le monde même » (DA : 89). Ou encore, au terme des fictions d’entretien : « Moi je n’ai jamais su pourquoi, Sylvia. / Et cette phrase-là, je sais que je la recopie exactement comme elle fut prononcée » (DA : 238). Le roman tente ainsi de rétablir, in extremis, l’authenticité et l’exactitude phonographiques, après s’être permis pourtant tous les écarts.
La distinction photographie/phonographie est utile et signifiante au niveau « matériel » de l’appareillage du roman. Mais sans doute s’effondre-t-elle au niveau plus organique de la machine, de la mécanique de la langue. Faire image et faire parole, rendre visible et rendre lisible, dire et montrer, ne sont-ce pas après tout, dans le domaine de la littérature, deux aspects d’une seule et même opération ?
Mahigan Lepage • La machinerie du roman (‘Daewoo’, de François Bon) (1/3)
Né en 1980, Mahigan Lepage a publié des livres numériques aux éditions publie.net (Carnet du Népal, Vers l’Ouest, La science des lichens) ainsi que des livres papier aux éditions du Noroît (Relief) et chez Mémoire d’encrier (une version révisée et augmentée de Vers l’Ouest). Il a complété en 2010 un doctorat en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers. Son site personnel, Le dernier des Mahigan (mahigan.ca), se veut un lieu d’exploration de l’écriture et de l’image.
Au lieu des usines
En intitulant Daewooson roman paru en 20041, François Bon a inscrit son travail littéraire sous le signe d’un référent connu, socialement partagé. On connaît tous ce nom, raison sociale d’un groupe industriel sud-coréen qui fabrique des télévisions, des fours à micro-ondes, des voitures… En France, c’est devenu le nom d’un traumatisme et d’une indignation : au début des années 2000, le groupe fermera ses usines de la Lorraine, sans égard aux ouvriers – et surtout aux ouvrières, majoritaires – licenciés, réduits à la pauvreté et au chômage.
S’agissant d’un auteur comme Bon, déjà souvent étiqueté comme un « écrivain engagé » ou un « porte-parole des sans-voix », il n’en fallait pas plus pour orienter la réception de Daewoodans une direction sociologique et à l’occasion éthique. Dans les critiques journalistique et universitaire du roman, on trouve partout les mêmes lieux communs : François Bon a donné la parole aux vaincus, aux dominés, aux exclus; il s’est fait le scribe d’une mémoire ouvrière en déshérence; il a voulu dénoncer les excès de l’industrie néocapitaliste; et ainsi de suite. Dans tous les articles savants, on met d’abord l’accent sur la représentation du réel, du social – de la « réalité sociale »2. Récemment, les auteurs d’un papier paru dans la Revue des sciences humaines sont allés jusqu’à comparer point par point Bon à Bourdieu, en faisant dire au premier que son entreprise s’inscrivait dans une « perspective radicalement sociologique »3 ! Et si l’on évoque l’art, la littérature dans ces articles, c’est comme un « moyen » ou un « médium » employé au service du social : « [François Bon] entreprend de sauvegarder la mémoire de la classe ouvrière grâce à la littérature »4 ; « Son écriture témoigne d’une haute idée de la littérature et illustre l’importance d’un art qui prend la langue comme médium5 ». Ce qu’il y a d’artistique dans Daewoo est alors considéré comme relevant de ce que l’on appellera « esthétisation », « fictionnalisation » ou « subjectivation ». On parle ainsi d’un « regard et [d’]une description esthétisants »6, d’une « forte présence de la subjectivité7 », de « distorsions », ou encore d’une « stylisation8 ».
La littérature n’« esthétise » pas; elle est d’emblée esthétique. En parlant d’« esthétisation » – sous différents vocables –, on enrôle de force la littérature au service d’un projet – sociologique ou éthique – qui n’est pas le sien. Ce n’est pas de cette façon que l’on dépassera le dilemme, posé par Liesbeth Korthals Altes notamment, entre formalisme ou esthétisme, d’une part, et politique ou éthique, de l’autre. Herbert Marcuse et Jacques Rancière ont déjà montré la voie, en réinscrivant le politique à l’intérieur même de la sphère esthétique : « c’est dans l’art lui-même, dans la forme esthétique en tant que telle, que je trouve le potentiel de l’art », écrivait Marcuse9; « les formes définissent la manière dont des œuvres ou performances “font de la politique”, quels que soient par ailleurs les intentions qui y président, les modes d’insertion sociaux des artistes ou la façon dont les formes artistiques réfléchissent les structures ou les mouvements sociaux », précise Rancière10. Si l’on veut apprécier la portée politique de Daewoo, il faut d’abord interroger l’invention esthétique. Cela ne revient pas du tout à proposer une approche purement formaliste – laquelle élude complètement le problème politique –, mais à réaffirmer la préséance de l’esthétique dans le domaine artistique. Toute potentialité, toute proposition politiques passent, dans la littérature, par un travail de la forme.
Il est temps de revenir au « geste esthétique » de Daewoo. C’est de lui, on le verra, que découle l’illusion même du réel dans le roman. Daewoo s’appelle ainsi parce qu’il se fait usine : il fonctionne comme un ensemble de dispositifs et de machines fictionnelles qui concourent à produire une illusion du vrai et font de la forme elle-même une force politique.
Daewoo fait bien sûr « référence » aux usines qui ont fermé leurs portes dans la vallée de la Fensch, en France. Mais ce nom, ce référent est d’emblée transposé sur le plan de la langue et de la forme. Transposition qui trouve son expression la plus parlante dans l’image de l’enseigne DAEWOO dont les lettres disparaissent une à une au fil du récit :
La disparition progressive des six lettres, d’abord comme on efface à la machine, enlevant les dernières lettres. Quand j’étais arrivé, c’est un O majuscule qui se promenait dans le ciel, soulevé par le bras jaune de la grue au-dessus du rectangle bleu de l’usine : et DAEWO puis DAEW puis AEW puis EW, enfin ce seul W au lieu de DAEWOO, écrit en géant sur l’usine. (DA : 77)
Le nom référentiel est ainsi rapporté à l’écriture (« comme on efface à la machine »). Il devient un mot, lourd de sens certes, mais un mot tout de même : c’est dans la langue que se recueille le monde, y compris en ce qu’il compte de rupture, d’effacement. D’ailleurs, à la page suivante, le narrateur ne manquera pas de dire comment le « W » restant lui rappelle Perec. Cela n’est pas sans signification. Il faut prendre « au pied de la lettre », si je puis dire, la locution adverbiale « au lieu » : « ce seul W au lieu de DAEWOO ». C’est manière de dire comment le livre vient remplacer le monde, ou se faire monde lui-même, ordonnance de tensions. La locution « au lieu » apparaît d’ailleurs dès la deuxième page de Daewoo : « Au lieu de quoi vous marchez encore » (DA : 10). Au lieu du monde, poser cette marche, cette progression qui n’est que de langue et même de fiction (le « vous » renvoyant ici à une instance purement littéraire). Au lieu de l’usine qui a fermé, c’est-à-dire en son lieu même et à sa place, la littérature s’impose comme machinerie autonome, au sens propre : qui produit sa propre nomination. N’est-ce pas, après tout, ce à quoi doit viser l’écriture de l’usine? Non pas mimer ou transposer une réalité séparée, mais faire de l’écriture même une usine, suivant la « renverse » annoncée et amorcée dès Sortie d’usine, « qui basculait l’écriture de l’usine en l’usine comme écriture11 ».
On constate d’ailleurs des symétries très fortes entre Sortie d’usine et Daewoo, deux textes qui, à vingt ans de distance, abordent tous deux le thème de l’usine de façon fictionnelle ou « romanesque » – contrairement à Temps machine qui l’aborde de façon non fictionnelle. La première séquence de Daewoo est parfaitement symétrique au dernier fragment de Sortie d’usine :
Pourquoi appeler roman un livre quand on voudrait qu’il émane de cette présence si étonnante parfois de toutes choses, là devant un portail ouvert mais qu’on ne peut franchir, le silence approximatif des bords de ville un instant tenu à distance, et que la nudité crue de cet endroit précis du monde on voudrait qu’elle sauve ce que béton et ciment ici enclosent, pour vous qui n’êtes là qu’en passager, en témoin? (DA : 9)
Comment ne pas repenser au portail ouvert de Sortie d’usine12, au moment où le narrateur revient sur les lieux désertés du travail? D’une fois à l’autre, on retrouve la même distance infranchissable (« qu’on ne peut franchir »), la même « présence » mais extérieure, donnée seulement à celui qui vient « en passager, en témoin ». Or, par l’inversion symétrique de la « clôture », qui figure ici, sous la forme imagée du portail, au tout début du texte, l’écriture bascule dès le commencement de l’autre côté, c’est-à-dire dans le vide, dans l’absence, dans le « rien » :
Rien. Le grillage au long de la quatre-voies, sur un trottoir sans bitume, tandis que des camions aux lourdes remorques isothermes (Renault Magnum, Mercedes Actros, Volvo FH12 ou Daf XF, la litanie des marques et types que vous n’avez jamais su empêcher de vous traverser la tête) vous frôlent au passage, assourdissants. Croire que la vieille magie de raconter des histoires, si cela ne change rien à ce qui demeure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible, et négligé désormais de tous les camions du monde, lequel se moque aussi des romans, vous permettrait d’honorer jusqu’en ce lieu cette si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent, tandis que vous voudriez pour vous-même qu’un peu de solidité ou de sens encore en provienne? (DA : 10)
Il y a, à cet endroit précis du monde, une vacance que la langue peut investir et scruter (« les mots qui cherchent »), pour y travailler et y produire, là même où il n’y a plus ni travail ni production.
Cela est dit explicitement et très densément dans certaines autres phrases du fragment : « Refuser. Faire face à l’effacement même » (DA : 9). À un monde qui se refuse, opposer une langue qui refuse. À un monde qui s’efface, opposer une langue qui fait face. La littérature se pose ici comme « machine de guerre »13, extérieure et autonome (« cela ne change rien à ce qui demeure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible »). Machine d’un genre très particulier, qui ne s’affronte pas à des présences ennemies, mais à l’absence, à « l’effacement même ». C’est cette machine, ou plutôt cet ensemble de machines qui compose ce que j’appellerai ici la machinerie du roman, et qu’il s’agira de démonter pour en exposer les ressorts.
Des univers invisibles
La vision initiale de l’usine clôturée et vidée n’est pas la représentation d’un lieu spécifique, géographique, mais déjà une image poétique, qui impose sa propre puissance de condensation et de révélation. L’image de l’usine fermée résume un certain rapport au monde, ou ce que Rancière appelle un « partage du sensible » :
C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles des temps14.
La politique de Daewoon’a rien à voir avec l’« engagement littéraire » ni avec quelque résurgence marxiste15. Il s’agit plutôt d’un partage esthétique, sensible, qui détermine un ensemble de relations entre le visible et l’invisible (« les lettres de l’ancien nom encore visibles sur le mur bas » – DA : 10), entre la parole et le silence (« le silence approximatif des bords de ville » – DA : 9), ainsi qu’un certain ordre de l’espace et du temps. Rapports, relations, ordres ou répartitions partout marqués, dans Daewoo, au sceau de l’effacement, du retrait. La rupture même s’est faite « discrète » : « Signes discrets pourtant et opaques, rien que d’ordinaire » (DA : 9). Rien ne se montre, rien ne se donne à dire. Et pourtant, il y aura parole, il y aura travail esthétique, c’est-à-dire réagencement de ce qui peut être vu et de ce qui peut être dit, ainsi que proposition d’espace et de temps.
Cela que l’image de l’usine résume poétiquement concerne aussi la ville et le monde plus large. Dans un monde en rupture de travail, partout l’effacement et l’invisibilité gagnent. Des univers humains deviennent inaccessibles, parce qu’ils sont particularisés et relégués à la solitude du privé, du non-visible. Ulrich Beck a dit cela, en termes sociologiques, dans la Société du risque :
Dans le contexte de l’individualisation, le chômage de masse est vécu comme un destin personnel. Les gens ne sont plus touchés par le chômage de façon collective et socialement visible, ils en sont victimes dans certaines phases spécifiques de l’existence. […] Dans ces existences individualisées et privées de leurs référents de classe, le destin collectif se transforme d’emblée en destin personnel, en destin individuelqui s’inscrit dans une société que l’on n’aborde plus que de façon statistique16 2001, p. 195.].
« On comprend donc que la nouvelle pauvreté se terre entre les quatre murs des maisons, qu’elle continue à dissimuler activement ce que l’événement a de réellement scandaleux17 ». En termes esthétiques, le chômage se traduit comme un problème de visibilité et de subjectivité. Le deuxième fragment textuel du roman (Daewoo en Lorraine, repères) repasse à grande vitesse les statistiques qui prétendent épuiser la réalité des fermetures d’usines : chronologie des faits, nombre des licenciés, chiffres d’affaire, etc. Au bout du compte tombent ces mots : « Fin. Mais pour elles, mais pour eux? » (DA : 18) Là commence le travail de la littérature, qui, comme les autres arts, a le pouvoir de rendre visible ce qui ne l’est pas et de capter dans ses rets les trajectoires individuelles. Dans ce cas-ci, la discrétion, l’effacement même des signes du monde obligera l’écriture à faire usage de la fiction. Pour reprendre le dilemme énoncé par Rancière, elle sera forcée de privilégier « l’artificialisme qui monte des machines de compréhension complexes » au détriment du « réalisme qui nous montre les traces poétiques inscrites à même la réalité »18.
La Légitimation de la fiction
Aussi peut-il paraître étonnant, de prime abord, que tant de lecteurs et de commentateurs aient vu en Daewoo un « roman réaliste ». Quoique, tout bien pesé, c’est plutôt la preuve que l’« artifice » a bien fonctionné. L’ensemble de la machinerie du roman repose sur un dispositif ingénieux qui fait en sorte que la fiction revêt les apparences de la non-fiction. Plusieurs s’y sont laissés prendre, qui ont cru que Daewoo relatait fidèlement une « enquête », au sens quasi-journalistique du terme. Roger Godard cite par exemple Martine Laval, qui a écrit dans Télérama : « François Bon a construit un roman enquête, un roman réalité19 ». Mais Godard semble avoir lui aussi du mal à bien faire la part de la fiction : il note des « distorsions20 » dans la relation des paroles et des faits, mais tout montre qu’il considère l’enquête et les entretiens comme des substrats véridiques de l’écriture. Or, Bon a confirmé, au colloque de Saint-Étienne, avoir tout inventé. « Je suis allé en Lorraine, il n’y avait rien à voir, alors je suis rentré chez moi et j’ai écrit », a-t-il dit en substance (je cite de mémoire). Je ne cherche pas à coincer les critiques et les lecteurs qui ont cru en la non-fictionnalité de Daewoo, mais seulement à mettre en évidence, par le biais de leur erreur, l’efficacité du dispositif. La fiction, pour fonctionner, c’est-à-dire pour faire illusion, doit se présenter comme vraie. Bon a exposé ce fonctionnement déjà dans l’entretien qu’il a accordé à la revue Scherzo en 1999 :
Se rendre compte que l’état dominant de la fiction est un fait littéraire très historicisé, et que notre langue est une de celles dont le champ hors fiction est par tradition à la fois très vaste et historiquement fondateur : Saint-Simon, Bossuet, Sévigné, mais les notes de Mallarmé, les explorations mentales d’Artaud ou Michaux. Et, paradoxalement, c’est souvent en mimant ou empruntant cette légitimité de l’écrit non fiction que le roman, dans son histoire, Proust lui-même, renouvelle ou pousse plus loin sa propre convention, pour se faire accepter comme illusion21.
Le roman se renouvelle, demeure une forme vivante, en repoussant sans cesse sa propre convention. Cela, il peut le faire en puisant dans le réservoir des formes non fictionnelles de la littérature. Daewoo emprunte sa légitimité à la forme spécifique du récit d’enquête à la première personne. Un « je » raconte les recherches qu’il a menées sur le terrain des usines Daewoo et des villes de la vallée de la Fensch : repérage, notes, entretiens, photographies, recherches documentaires, etc. Bon n’a pas construit une fiction à partir de Daewoo, comme eussent pu le faire nombre de « romanciers » d’aujourd’hui22. La fiction romanesque eut alors été reconnaissable comme telle, aux apparences fragiles des personnages et de la fable. Mais pour créer une illusion de réalité qui ne soit pas un simulacre, le mécanisme de la fiction doit pouvoir reposer sur des bases autres que celles de la convention romanesque. L’illusion de Daewoo ne tient pas du convenu ni de l’acquis. Elle procède au contraire d’une conquête, d’un élargissement du champ romanesque à une forme traditionnellement réservée au domaine de la non-fiction. Le récit d’enquête à la première personne peut sembler à première vue un peu trivial. Il peut même rappeler « l’Universel reportage » de Mallarmé. Il n’en jouit pas moins, dans l’horizon culturel de notre époque, d’une présomption de vérité dont le roman peut à son tour profiter.
La forme pronominale de la narration compte pour beaucoup dans le fonctionnement du dispositif fictionnel. Käte Hamburger a révélé, dans sa Logique des genres littéraires23, le statut ambigu de la narration à la première personne. Pour elle, rien ne permet de différencier, dans la forme intégrale de l’énoncé, un récit autobiographique authentique d’un récit fictionnel au « je ». On trouve dans Parking une première formulation du rapport entre la fiction et la non-fiction, corrélée précisément avec le concept d’« autobiographique » : « La fiction doit se présenter comme son contraire pour produire son propre espace de jeu. Chez celui qui a poussé au plus loin cette dimension paradoxale, tout se présente comme autobiographique, mais il faudra attendre que le monde ait retiré les échafaudages de la vision immédiate pour mesurer la reconstruction, et l’art de l’illusion qui nous l’impose24 ». C’est à Thomas Bernhard, grand artisan de cette illusion « autobiographique », que Bon fait ici référence. Dans cette idée d’une fiction se présentant comme une écriture autobiographique, on tient le rouage essentiel de la machinerie de Daewoo. Hamburger désigne comme une « feintise » (Fingiertheit) le récit de fiction à la première personne. C’est une expression qui peut convenir à Daewoo, à condition de ne pas y voir, selon une optique platonicienne, un désir de « tromper ». En construisant une fiction aux allures de non-fiction, Bon fait certes œuvre d’illusionniste. Mais « illusion » n’est pas synonyme de « simulation ». Alors que le simulacre est un objet factice se faisant passer pour vrai, l’illusion est un jeu (l’« espace de jeu » dont Bon parlait dans Parking), l’action de « jouer dans », selon l’étymologie qu’indique le Littré. Ce jeu peut bien sûr être sérieux, mais à titre de jeu uniquement. Il s’agit en somme de jouer le jeu de la fiction au lieu même des usines closes, dans l’espace vacant et inapparent du retrait.
Claro | L’intraduisible : mythe ou réalité
On ne présente plus Claro : auteur d’une dizaine de romans (parmi lesquels Chair électrique, Madman Bovary ou CosmoZ) et d’essais (Le clavier cannibale, Plonger les mains dans l’acide).
Il est également fieffé traducteur, et pas de n’importe qui : William T. Vollmann, Thomas Pynchon, Salman Rushdie, John Barth, Mark Z. Danielewski, James Flint, William H. Gass et Hubert Selby Jr.
Pas plus Pynchon que n’importe qui, il est Résident du blog Le clavier cannibale.
Approche 1
La notion d’intraduisible a ceci de fascinant qu’elle semble intrinsèque à celle de langue, à la fois limite et secret, illusion et ennemi. Aux yeux du traducteur, elle est un soleil noir qu’il ne saurait crever, à l’instar d’une baudruche, sans s’éclabousser aussitôt des brûlantes paillettes du doute. Parce que la langue est communication, et ce pour des raisons économiques si évidentes que nous n’entendons bien souvent qu’un bruit de fond, blanc, il semble aller de soi que traduire n’est que seconder un type de transaction d’où découlent tous les autres. Parler, écrire, c’est établir les termes possibles ou discutables d’un commerce, quel que soit le gain. Mais le traducteur, aussi doué soit-il, opère d’emblée, ou en tout cas après déchiffrement, un travail de destruction. Il casse sa matière première, en fracture toutes les entrées, tord les clés à chaque tentative renouvelée, et doit forger alors de nouvelles serrures, en vue de portes différentes, menant assurément dans des pièces à la décoration quelque peu chamboulée – et ici la métaphore n’est qu’une illustration de ce qu’est la traduction : un tour de passe-passe, un bonneteau d’équivalences imposées au récepteur/lecteur.
Parce que chaque langue est unique, c’est-à-dire, opaque, comme protégée par un code secret qui la rend inintelligible à qui n’a pas maîtrisé ses conditions d’accès, elle résiste, par principe, au processus de traduction. Elle ne saurait donc être « translatée » qu’au prix d’une désagrégation totale, irrémédiable, aidée certes en des cas particuliers par les ponts qu’entretiennent certaines langues du fait de leurs origines communes, même si les racines collectives d’où elles émergent sont souvent causes d’erreurs, et ne font que renforcer ce moment mystérieux où notre langue fourche, à force d’être naïvement bifide.
Devant Babel, le traducteur endosse dans un premier temps le costume de Shiva, destructeur des mondes. Cet acte d’annihilation vise certes un objet précis – le texte – mais il n’est pas dit que sa virulence ne se retourne pas non plus contre celui qui en assume la responsabilité. En effet, la négation de l’original a pour effet de créer comme une tache noire, une tache aveugle dans le paysage langagier où évolue le traducteur. Ce qu’il efface s’efface également peu à peu de sa mémoire ; il scie la branche qu’il chevauche ; il tue l’objet aimé. Heureusement, c’est là une pirouette à laquelle, en tant qu’être humain, il est parfois roué.
Le réflexe, alors, consiste à dissimuler le forfait. L’énormité du crime ne doit pas oblitérer l’objectif recherché : que se lève une deuxième fois le soleil. (Shiva, cécité, soleil qui se lève deux fois : oui, nous sommes bien ici sur le site du Projet Manhattan, quand Oppenheimer comprit ce qu’il avait déclenché en voulant traduire la guerre en paix au moyen d’une explosion nucléaire dans le désert du Nouveau-Mexique – or la traduction est fission, brûlure, magie.)
Voilà pourquoi le traducteur, afin que ne s’ébruite pas le secret de l’intraduisible, doit endosser très rapidement et très naturellement le visage gracieux de l’Escroc, du faussaire. On compare souvent le traducteur, plutôt, à un traître. Soit. Mais encore faudrait-il déterminer en ce cas l’enjeu de cette trahison. Que trahit-il ? Pourquoi ? Pour qui ? Le terme de « faussaire » me paraît plus approprié, car il permet d’inclure la complicité des divers acteurs qui évoluent dans la sphère éditoriale. Avec l’assentiment de ses patrons, le traducteur fabrique un faux qui sera commercialisé et qu’on fera passer pour l’original, ou tout comme. Traduire est impossible ? Eh bien forgeons ! Car le faussaire-traducteur ressemble à ces faussaires qui, en peinture, plutôt que de copier à l’identique tel Titien ou Rembrandt, préfère travailler dans le style de Titien ou Rembrandt, et continuer ainsi l’œuvre, la prolongeant au-delà des âges. Le respect est à l’aune du talent, souvent, et la motivation financière ne suffit pas à expliquer l’absolue beauté des œuvres ainsi conçues.
On peut aussi considérer ce tour de passe-passe consistant à duper l’œil et faire mentir la notion d’intraduisible comme une entreprise d’adaptation. Le traducteur, dira-t-on alors, « adapte », au prix d’une technique qui n’est peut-être pas si différente de celle du scénariste qui réduit en taille et fracture en images un texte pour l’aider à accéder à cette page surdimensionnée qu’est l’écran de cinéma. Ce parallèle appelle bien sûr une investigation qui n’est pas possible ici.
Mais quelle que soit l’habit dont se pare le traducteur – destructeur, faussaire, adaptateur – il n’en demeure pas moins que s’il opère ainsi, c’est parce qu’il doit, moyennant destruction de l’original, faire un choix drastique, à savoir, si l’on en croit la doxa, garder le sens au prix du son. Bref, faire passer le message sans tenter de rendre la musique par définition induplicable de la partition.
On peut, bien évidemment, décaler la problématique et arguer du fait que ce n’est pas le texte en soi qui est intraduisible, mais son environnement, ses conditions de production, autrement dit la chaleur qu’il dégage dès lors que la lecture lui permet d’entamer le long et complexe processus de déflagration sémantique et sonore. Ce qu’on nomme assez grossièrement le contexte, mais qui bien sûr est plus vaste, plus diffus et moins sujet à catégorisation.
On doit, en conséquence, présumer une « compétence » du lecteur, un ensemble de coordonnées permettant de définir la « courbe » de sa lecture. On voit tout de suite quel genre de problématique découle de cette hypothèse. Tenter d’établir un portrait scientifique du lecteur c’est supposer de l’existence de celui-ci. Or toute littérature qui se respecte (c’est-à-dire s’invente et non se décalque) n’a-t-elle pas pour but de créer le lecteur ? L’enjeu de toute entreprise d’écriture n’est-elle pas, justement, au final, cette fabrique du lecteur ? Proust disait que tous les grands livres sont écrits dans une espèce de langue étrangère, et le fait est que quand on lit pour la première fois Proust, on commence par apprendre le « proust », cette langue étrangère nichée dans les anfractuosités de la langue mère, à la fois parasite, virus et organisme à part entière. Le travail du traducteur, du coup, serait proche de celui du chimiste. Décomposition, recombination, afin que décantent et se fixent les mêmes valeurs actives et réactives.
Intermède 1
Dans son livre intitulé Qu’est-ce que traduire ?, Marc de Launay se penche, dans le cadre d’une réflexion sur la notion d’intraduisible, sur le cas d’un vers célèbre de Mallarmé, et postule la chose suivante : « Il n’y a aucune chance que puisse se retrouver dans aucune autre langue la ‘réussite’ d’un vers de Mallarmé comme ‘aboli bibelot d’inanité sonore’1. » Plutôt que de trop nous appesantir sur l’étrangeté d’un terme comme ‘chance’ (mais il y aurait beaucoup à dire là-dessus…), décalons à notre tour l’optique mise en place par Marc de Launay, et citons le quatrain dans lequel ce vers « réfractaire » est prisonnier :
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
De Launay cite ce passage de la correspondance de Mallarmé où le poète fait cet aveu étonnant au sujet du mot « ptyx » : « On m’assure qu’il n’existe dans aucune autre langue, ce que je préférerais de beaucoup à fin de me donner le charme de le créer par la magie de la rime. » (op.cit)
Ne pourrait-on pas nommer « ptyx » non pas une unité lexicale irréductible par le sens et le son, mais un ensemble plus vaste, un énoncé/matrice, tout aussi résistant ? En ce cas, la traduction viserait quelque chose de l’ordre de la « magie » mallarméenne, elle se chercherait un « charme » capable de chasser ce symptôme du ptyx qui l’empêche de faire « rimer » les langues entre elles. Traduire pourrait être alors cette opération mystérieuse consistant à penser le phénomène chimique de la rime à un niveau différent, à un degré supérieur où sens et son seraient conservées dans leur pureté transcendantale, et ce dans une même impulsion. La nouvelle figure du traducteur serait, pourquoi pas, celle de l’alchimiste.
Approche 1 (suite)
Il convient ici de rappeler une autre dimension de l’intraduisible. Ce que la traduction ne peut rendre, apparemment, c’est la dimension historique de la langue (son affranchissement du latin, pour le français ; le brassage vernaculaire pour l’américain ; etc.).
Citons une fois de plus Marc de Launay : « Puisque cette dynamique est en quelque sorte l’identité active de chaque langue, la rupture introduite apparaît insupportable2. » On notera, sans s’attarder dessus, la force du mot choisi par l’auteur : insupportable. Ce qui ici est mis à l’épreuve, fait problème, n’est pas la résistance du texte, mais du traducteur.
L’intraduisible, c’est donc peut-être, aussi, quand l’acte de traduire renonce à trouver une équivalence économiquement « valable » pour préférer l’explication. C’est la fameuse dérive exégétique, la pathétique note en bas de page. Constat d’échec ? Echec de qui ? Du traducteur prisonnier de la tentation de l’irréductible ? Du lecteur supposé incompétent, en cours d’éducation ? Cette impasse a donné naissance, comme remède, à cette chose agaçante qu’on nomme « la trouvaille » dans le jargon pourtant quasi inexistant des traducteurs. La trouvaille comme parade à l’intraduisible. Autrement dit, la résolution d’un élément d’une équation, avec en général un certain brio. Mais il ne s’agit en aucun cas de la re-modélisation de ladite équation. La trouvaille est statique, elle indique que le processus traductant est interrompu, qu’au flux a succédé le temps de l’ingéniosité. Elle signifie que le traducteur est devenu, cette fois-ci, un bricoleur. Comme s’il réparait, retapait quelque chose.
Approche 2
Partons plutôt de l’hypothèse inverse, à savoir : rien n’est intraduisible. Autrement dit : l’intraduisible est, par essence, impossible. En conséquence, il nous faudrait, il nous faut établir une hiérarchie des résistances, un tableau des nœuds réfractaires, une topologie des risques majeurs. On évitera soigneusement le terme de « difficultés », qui renvoie à une pure problématique de la maîtrise et de la compétence, pour lui préférer celui d’intensités.
Je citerai ici le commentaire que fait George Steiner dans son livre Après Babel, à propos des textes-limites, et en particulier à propos d’un poème d’Isidore Isou. Steiner dit ceci : « On en retire une sensation inquiétante d’événements et de séismes potentiels affleurant la surface visible3. »
Les termes fulgurants, ici, sont bien entendu « événement » et « séisme ». A eux seuls, ils nous indiquent non seulement quel enjeu surgit mais quel acteur véritable se profile sous cette impression de catastrophe : le corps, comme territoire/histoire. Une explosion a lieu sous la surface, et nous avons devoir d’en éprouver les trémulations, aussi imperceptibles soient-elles.
Pour Steiner, toujours, l’intraduisible aurait trouvé son épitomé dans le Finnegans Wake de Joyce. « La dynamique de l’impénétrable est résolument nouvelle. Le poème pèse de tout son poids aux frontières de la langue4. » Ici, les termes « impénétrable » et « frontière » semble pointer vers une autre dimension. A peine a-t-on eu le sentiment de toucher à quelque chose de dangereux (le risque naissant de toute expérience des limites), que Steiner nous oblige à évaluer une autre dérive, situé au-delà de l’hermétisme.
L’hermétisme, qui suppose un double mouvement de codification et d’initiation, demeure dans la sphère de la compétence. Tandis que ce que Steiner semble désigner serait de l’ordre de la « transgression ». On peut supposer que ce chemin mène derrière le silence, comme on dit derrière le miroir, et qu’il s’agirait, à l’instar de Becket, d’apprendre à traduire, aussi, le silence. Mais là aussi, cette voie nous entraînerait trop loin.
Intermède 2
On peut dire que, historiquement, traduire oscille entre deux aventures : le compromis et l’imitation.
Le compromis tient le texte pour un lieu policé et y répond par une approche raisonnable. Le traducteur reste copiste. Citons ici Dryden, qui a cette phrase étrange et magnifique pour définir ce travail de patiente compromission : « C’est comme si l’on dansait sur une corde les pieds entravés : on peut éviter la chute à force de précautions ; mais il ne faut pas s’attendre à des mouvements gracieux : et quand tout est dit, ce n’est que stupide gageure ; personne de sensé n’irait courir un danger pour la gloire de s’en tirer sans se rompre le cou5. » Je laisse à chacun le soin de méditer cette phrase.
Avec l’imitation (qui n’est en ce sens pas la servile copie mais au contraire l’écart sauvage), on court le risque de voir l’excès de « démarquage » mettre surtout en valeur la virtuosité du traducteur, faisant du coup de ce dernier un « singe savant ».
Il s’agirait donc de réaliser une troisième voie, intermédiaire si l’on veut, entre la servilité et la cabriole, entre la métaphrase et la paraphrase. Mais l’opération en question est-elle purement technique ?
Steiner : « MacKenna, le traducteur anglais de Plotin, dit qu’il y a dans cet art un immense anneau d’obscurité, une zone de ‘miracle6’. » Il parle même de métempsycose.
Qu’est-ce que ce miracle ? En quoi n’a-t-il rien à voir avec la mesquine trouvaille ? Là encore, je laisse ces questions ouvertes, car s’y engouffrer donnerait lieu à un autre texte, soumis à d’autres enjeux.
Notons simplement qu’on court là le risque d’une mystique de la traduction, indissociable d’un retour au fantasme de l’inspiration.
Approche 3
Il faut pourtant bien aborder, de front ou de biais, peu importe, ce qui semble résister à la traduction.
Partons d’un fait incontestable : toute traduction est avant tout un processus de mise en déséquilibre, avant de devenir exercice de destruction inversée. La traduction fait « bégayer » dans sa propre langue. Et là, plutôt que de gloser sur ce bégaiement, je renverrai à la poésie de Gérashim Luca, par exemple, ou, plus spécifiquement, aux travaux de Gilles Deleuze.
Il s’agirait donc de passer par un devenir-écrivain, et comprendre que l’écriture (et donc la traduction) est un risque tendu au corps.
On le sait, Artaud a traduit Le Moine de Lewis avec une « liberté » qui mériterait une analyse systématique. L’auteur s’est expliqué dans sa correspondance sur son travail : « J’ai raconté Le Moine comme de mémoire et à ma façon. […] La présente édition n’est ni une traduction ni une adaptation – avec toutes les sales privautés que ce mot suppose avec un texte – mais une sorte de ‘copie’ en français du texte anglais original . »
On le sent bien, cette « copie » dont nous parle Artaud est à prendre dans un sens, une perception, très différente de la notion habituelle. Son sens nous reste encore mystérieux, aussi s’aidera-t-on d’une autre notion, empruntée celle-ci à Chateaubriand, à savoir celle de vitre, quand il dit qu’il a traduit Le Paradis perdu de Milton « à la vitre ».
Enfin, disons qu’on ne saurait en aucune manière faire ressortir de l’intraduisible des problèmes particuliers tels que les contraintes formelles (Pérec, Danielewski, Joyce…), l’allitération à outrance et outre-sens (William Gass…), l’historicité de la langue (Le Courtier en tabac, de Barth…), la complexité syntaxique (Pynchon…). Je donne ces exemples pour avoir travaillé dessus. Ce sont tous des problèmes particuliers qui appellent des résolutions particulières, globalement techniques, même s’il est évident qu’ils mettent à rude épreuve le devenir-écrivain dont j’ai parlé.
Ouverture
L’intraduisible est sans doute le meilleur ennemi du traducteur, son double tremblé, sa ligne de fuite. En revanche, on pourrait imaginer une autre sorte de traduction, autrement plus pugnace, et destiné à contrer l’entreprise de négation de la langue à laquelle se livre l’édition globale, qui considère de plus en plus la traduction comme l’instrument d’une plus vaste opération d’import-export, de marketing aveugle.
Traduire pourrait être alors, en se réinventant, une forme de résistance à l’obscène « customisation » qui se met en place un peu partout. Les traducteurs sont-ils disposés à franchir un jour le pas et envisager un « réarmement » inédit ?
Pour l’instant, malheureusement, la plupart en sont encore à traquer l’intraduisible dans les contrats d’édition. La guérilla n’est pas pour demain.
Félix Guattari | Les trois écologies
Nous avons le plaisir, la chance et l’honneur, de publier un texte de Félix Guattari qui est à l’origine d’un développement plus important dans un ouvrage éponyme paru chez Galilée. Nous tenons à remercier Anne Querrien et la revue Multitudes ainsi qu’Emmanuelle Guattari pour nous permettre de le reproduire au sein de ce numéro qui est évidemment profondément débiteur de la pensée de Félix Guattari.
© Bruno, Emmanuelle et Stephen Guattari | Fonds IMEC
« Il y a une écologie des mauvaises idées,
comme il y a une écologie des mauvaises herbes. » Gregory BATESON
La planète Terre connaît une période d’intenses transformations technico-scientifiques en contrepartie desquelles se trouvent engendrés des phénomènes de déséquilibres écologiques menaçants, à terme, s’il n’y est porté remède, l’implantation de la vie sur sa surface. Parallèlement à ces bouleversements, les modes de vie humains, individuels et collectifs, évoluent dans le sens d’une progressive détérioration. Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est gangrenée par la consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à leur plus pauvre expression… C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive. L’altérité tend à perdre toute aspérité. Le tourisme, par exemple, se résume le plus souvent à un voyage sur place au sein des mêmes redondances d’image et de comportement.
Les formations politiques et les instances exécutives paraissent totalement incapables d’appréhender cette problématique dans l’ensemble de ses implications. Bien qu’ayant récemment amorcé une prise de conscience partielle des dangers les plus voyants qui menacent l’environnement naturel de nos sociétés, elles se contentent généralement d’aborder le domaine des nuisances industrielles et, cela, uniquement dans une perspective technocratique, alors que, seule, une articulation éthico-politique, que je nomme écosophie, entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible d’éclairer convenablement ces questions.
C’est de la façon de vivre désormais sur cette planète, dans le contexte de l’accélération des mutations technico-scientifiques et du considérable accroissement démographique, qu’il est question. Les forces productives, du fait du développement continu du travail machinique, démultiplié par la révolution informatique, vont rendre disponible une quantité toujours plus grande du temps d’activité humaine potentielle. Mais à quelle fin ? Celle du chômage, de la marginalité oppressive, de la solitude, du désoeuvrement, de l’angoisse, de la névrose ou celle de la culture, de la création, de la recherche, de la réinvention de l’environnement, de l’enrichissement des modes de vie et de sensibilité ? Dans le Tiers-monde, comme dans le monde développé, ce sont des pans entiers de la subjectivité collective qui s’effondrent ou qui se recroquevillent sur des archaïsmes, comme c’est le cas, par exemple, avec l’exacerbation redoutable des phénomènes d’intégrisme religieux.
Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels. Cette révolution ne devra donc pas concerner uniquement les rapports de force visibles à grande échelle mais également des domaines moléculaires de sensibilité, d’intelligence et de désir. Une finalisation du travail social régulée de façon univoque par économie de profit et par des rapports de puissance ne saurait plus mener, à présent, qu’à de dramatiques impasses. C’est manifeste avec l’absurdité des tutelles économiques pesant sur le Tiers-monde et qui conduisent certaines de ses contrées à une paupérisation absolue et irréversible. C’est également évident dans des pays comme la France où la prolifération des centrales nucléaires fait peser le risque, sur une grande partie de l’Europe, des conséquences possibles d’accidents de type Tchernobyl. Sans parler du caractère quasi délirant du stockage de milliers de têtes nucléaires qui, à la moindre défaillance technique ou humaine, pourraient conduire de façon mécanique à une extermination collective. A travers chacun de ces exemples se retrouve la même mise en cause des modes dominants de valorisation des activités humaines, à savoir : 1. celui de l’imperium d’un marché mondial qui lamine les systèmes particuliers de valeur, qui place sur un même plan d’équivalence : les biens matériels, les biens culturels, les sites naturels, etc. ; 2. celui qui place l’ensemble des relations sociales et des relations internationales sous l’emprise des machines policières et militaires. Les Etats, dans cette double pince, voient leur rôle traditionnel de médiation se réduire de plus en plus et se mettent, le plus souvent, au service conjugué des instances du marché mondial et des complexes militaro-industriels.
Cette situation est d’autant plus paradoxale que les temps sont en passe d’être révolus où le monde était placé sous l’égide d’un antagonisme Est-Ouest, projection largement imaginaire des oppositions classe ouvrière-bourgeoisie au sein des pays capitalistes. Est-ce à dire que les nouveaux enjeux multipolaires des trois écologies se substitueront purement et simplement aux anciennes luttes de classe et à leurs mythes de référence ? Certes, une telle substitution ne sera pas aussi mécanique ! Mais il paraît cependant probable que ces enjeux, qui correspondent à une complexification extrême des contextes sociaux, économiques et internationaux, tendront à passer de plus en plus au premier plan.
Les antagonismes de classe hérités du XIXème siècle ont initialement contribué à forger des champs homogènes bipolarisés de subjectivité. Puis durant la seconde moitié du XXème siècle, à travers la société de consommation, le welfare, les médias…, la subjectivité ouvrière pure et dure s’est délitée. Bien que les ségrégations et les hiérarchies n’aient jamais été aussi intensément vécues, une même chape imaginaire se trouve main tenant plaquée sur l’ensemble des positions subjectives. Un même sentiment diffus d’appartenance sociale a décrispé les anciennes consciences de classe. (Je laisse ici de côté la constitution de pôles subjectifs violemment hétérogènes comme ceux qui surgissent dans le monde musulman). De leur coté, les pays dits socialistes ont également introjecté les systèmes de valeur « unidimensionalisants » de l’Occident. L’ancien égalitarisme de façade du monde communiste laisse place ainsi au sérialisme mass-médiatique (même idéal de standing, mêmes modes, même type de musique rock, etc.)
En ce qui concerne l’axe Nord-Sud, on imagine difficilement que la situation puisse s’améliorer de façon notable. Certes, à terme, il est concevable que la progression des techniques agro-alimentaires permette de modifier les données théoriques du drame de la faim dans le monde. Mais, sur le terrain, en attendant, il serait tout à fait illusoire de penser que l’aide internationale, telle qu’elle est aujourd’hui conçue et dispensée, parvienne à résoudre durablement quelque problème que ce soit ! L’instauration à long terme d’immenses zones de misère, de famine et de mort semble désormais faire partie intégrante du monstrueux système de « stimulation » du Capitalisme Mondial Intégré. En tout cas, c’est sur elle que repose l’implantation des Nouvelles Puissances Industrielles, foyers d’hyper-exploitation, tels que Hong-Kong, Taiwan, la Corée du Sud, etc.
Au sein des pays développés, en retrouve ce même principe de tension sociale et de « stimulation » par le désespoir avec l’instauration de plages chroniques de chômage et d’une marginalisation d’une part de plus en plus grande de populations jeunes, de personnes âgées, de travailleurs « partialisés », dévalués, etc. Ainsi où que l’on se trouve, on retrouve ce même paradoxe lancinant : d’un côté le développement continu de nouveaux moyens technico-scientifiques, susceptibles potentiellement de résoudre les problématiques écologiques dominantes et le rééquilibrage des activités socialement utiles sur la surface de la planète et, d’un autre côté, l’incapacité des forces sociales organisées et des formations subjectives constituées à s’emparer de ces moyens pour les rendre opératoires. Et pourtant on peut se demander si cette phase paroxystique de laminage des subjectivités, des biens et des environnements, n’est pas appelée à entrer dans une phase de déclin. Un peu partout se mettent à sourdre des revendications de singularité ; les signes les plus voyants, à cet égard, résident dans la multiplication des revendications nationalitaires, hier encore marginales, et qui occupent de plus en plus le devant des scènes politiques. (Relevons en Corse, comme aux pays Baltes, la conjonction entre les revendications écologiques et autonomistes).
A terme, cette montée des questions nationalitaires sera probablement amenée à modifier profondément les rapports Est-ouest et, en particulier, la configuration de l’Europe dont le centre de gravité pourrait dériver décisivement vers un Est neutraliste.
Les oppositions dualistes traditionnelles qui ont guidé la pensée sociale et les cartographies géopolitiques sont révolues. Les conflictualités demeurent mais elles engagent des systèmes multipolaires incompatibles avec des embrigadements sous des drapeaux idéologiques manichéistes. Par exemple, l’opposition entre Tiers-monde et monde développé, éclate de toutes parts. On l’a vu avec ces Nouvelles Puissances Industrielles dont la productivité est devenue sans commune mesure avec celle des traditionnels bastions industriels de l’Ouest, mais ce phénomène s’accompagne d’une sorte de tiers-mondisation interne aux pays développés, elle-même doublée d’une exacerbation des questions relatives à l’immigration et au racisme. Qu’on ne s’y trompe pas, le grand remue-ménage à propos de l’unification économique de la Communauté Européenne ne freinera en rien cette tiers-mondisation de zones considérables de l’Europe. Un autre antagonisme transversal à celui des luttes de classe demeure celui des rapports homme/femme. A l’échelle du globe la condition féminine paraît loin de s’être améliorée. L’exploitation du travail féminin, corrélative à celle du travail des enfants, n’a rien à envier aux pires périodes du XIXème siècle ! Et, cependant, une révolution subjective rampante n’a cessé de travailler la condition féminine durant ces deux dernières décennies. Bien que l’indépendance sexuelle des femmes, en rapport avec la mise à disposition de moyens de contraception et d’avortement, se soit très inégalement développée, bien que la montée des intégrismes religieux ne cesse de générer une minorisation de leur état, un certain nombre d’indices conduisent à penser que des transformations de longue durée – au sens de Fernand Braudel – sont bel et bien en cours (désignation de femmes comme chef d’Etat, revendication de parité hommes-femmes dans les instances représentatives, etc.)
La jeunesse, bien que broyée dans les rapports économiques dominants qui lui confèrent une place de plus en plus précaire et manipulée mentalement par la production de subjectivité collective des mass-médias, n’en développe pas moins ses propres distances de singularisation à l’égard de la subjectivité normalisée. A cet égard, le caractère transnational de la culture rock est tout à fait significatif, celle-ci jouant le rôle d’une sorte de culte initiatique conférant une pseudo-identité culturelle à des masses considérables de jeunes et leur permettant de se constituer un minimum de Territoires existentiels.
C’est dans ces contextes d’éclatement, de décentrement, de démultiplication des antagonismes et des processus de singularisation que surgissent les nouvelles problématiques écologiques. Entendons-nous bien, je ne prétends aucunement qu’elles soient appelées à « chapeauter » les autres lignes de fracture moléculaires, mais il m’apparaît qu’elles appellent une problématisation qui leur devienne transversale.
S’il n’est plus question, comme aux périodes antérieures de lutte de classe ou de défense de la « patrie du socialisme », de faire fonctionner une idéologie de façon univoque, il est concevable, par contre, que la nouvelle référence écosophique indique des lignes de recomposition des praxis humaines dans les domaines les plus variés. A toutes les échelles individuelles et collectives, pour ce qui concerne la vie quotidienne aussi bien que la réinvention de la démocratie, dans le registre de l’urbanisme, de la création artistique, du sport, etc. il s’agit, à chaque fois, de se pencher sur ce que pourraient être des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d’une re-singularisation individuelle et/ou collective, plutôt que dans celui d’un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir. Perspective qui n’exclut pas totalement la définition d’objectifs unificateurs, tels que la lutte contre la faim dans le monde, l’arrêt de la déforestation ou la prolifération aveugle des industries nucléaires. Seulement, il ne saurait plus s’agir là de mots d’ordre stéréotypés, réductionnistes, expropriant d’autres problématiques plus singulières et impliquant la promotion de leaders charismatiques.
Une même visée éthico-politique traverse les questions du racisme, du phallocentrisme, des désastres légués par un urbanisme qui se voulait moderne, d’une création artistique libérée du système du marché, d’une pédagogie capable d’inventer ses médiateurs sociaux etc. Cette problématique, en fin de compte, c’est celle de la production d’existence humaine dans les nouveaux contextes historiques. L’écosophie sociale consistera donc à développer des pratiques spécifiques tendant à modifier et à réinventer des façons d’être au sein du couple, au sein de la famille, du contexte urbain, du travail, etc. Certes, il serait inconcevable de prétendre revenir à des formules antérieures, correspondant à des périodes où à la fois la densité démographique était plus faible et où la densité des rapports sociaux était plus forte qu’aujourd’hui. Mais il s’agira littéralement de reconstruire l’ensemble des modalités de l’être en groupe. Et cela pas seulement par des interventions « communicationnelles » mais par des mutations existentielles portant sur l’essence de la subjectivité. Dans ce domaine, on ne s’en tiendra pas à des recommandations générales mais on mettra en œuvre des pratiques effectives d’expérimentation aussi bien aux niveaux microsociaux qu’à de plus grandes échelles institutionnelles.
De son côté, l’écosophie mentale sera amenée à réinventer le rapport du sujet au corps, au fantasme, au temps qui passe, aux « mystères » de la vie et de la mort. Elle sera amenée à chercher des antidotes à l’uniformisation mass-médiatique et télématique, au conformisme des modes, aux manipulations de l’opinion par la publicité, les sondages, etc. Sa façon de faire se rapprochera plus de celle de l’artiste que de celle des professionnels « psy » toujours hantés par un idéal suranné de scientificité.
Rien dans ces domaines n’est joué au nom de l’histoire, au nom de déterminismes infrastructuraux ! L’implosion barbare n’est nullement exclue. Et faute d’une telle reprise écosophique (quel que soit le nom qu’on voudra lui donner), faute d’une réarticulation des trois registres fondamentaux de l’écologie, on peut malheureusement présager la montée de tous les périls : ceux du racisme, du fanatisme religieux, des schismes nationalitaires basculant dans des refermetures réactionnaires, ceux de l’exploitation du travail des enfants, de l’oppression des femmes…
Reproduction d’un manuscrit original remis par l’auteur à Emmanuel Videcoq, antérieurement à la publication de son livre par les Editions Galilée.
Gonzague de Montmagner | Spinoza, la plante et l’écologie
Gonzague de Montmagner est écologue et possède son propre bureau d’étude pour l’analyse des enjeux et menaces des aménagements sur la nature. Il est membre d’Hors-Sol mais possède également son propre blogue, µTime, qui une extraordinaire ressource sur l’écologie entendue comme pensée, pratique et politique. Nous avons choisi de reprendre ici l’un des textes publiés sur ce blogue, qui sera peu à peu intégré à la charte graphique du nôtre !
“ […] une plante est un chant dont le rythme déploie une forme certaine, et dans l’espace expose un mystère du temps. ” Paul Valéry
La cuisine de ce petit blog : confronter des univers, poser l’artifice d’un cadre commun qui ne prétend pas au vrai, laisser se produire des effets, ouvrir des pistes à l’attention, à la curiosité combinatoire de chacun. Dans cette optique, interférences et petits ponts pour des chaussées où cheminer, cette semaine marquait la conclusion du séminaire du collège international de philosophie sur les horizons de l’écologie politique, le botaniste Francis Hallé était l’invité de l’émission « A voix nue » sur France Culture. L’occasion pour nous d’un petit tissage, en marchant, autour de Spinoza, la plante et l’écologie.
***
First, les horizons de l’écologie politique, et l’opportunité qui nous est offerte de broder autour de l’intervention du spinoziste Pierre Zaoui. Lors d’un billet précédent, nous avions déjà retranscrit quelques uns des fragments introductifs d’une problématique que l’on pourrait rassembler comme suit : des promesses d’un gai savoir écologique à une nouvelle espérance politique ?
Suite donc. Si l’écologie politique est autre chose qu’un nouveau réalisme, à partir de quelle philosophie la penser ? Interférences communes avec les orientations qui nous animent ici, une pensée écologique sur un mode spinoziste (l’homme n’est pas un empire dans un empire) est-elle soutenable ?
La réponse de Pierre Zaoui à cette interrogation s’appuie ici sur les travaux d’Arne Næss, philosophe norvégien fondateur de la deep ecology. Une retranscription partielle et très synthétique de ce temps du séminaire est proposée ci-dessous.
Afin de constituer ce que l’on pourrait appeler une ontologie écologique, Næss s’inspire d’une lecture naturaliste de Spinoza. Quelques mots sur le projet de Næss. Celui-ci est d’abord un projet écosophique. C’est-à-dire qu’il vise à ce que tout individu, dans sa singularité, puisse articuler ses convictions, ses rapports au monde, avec ses pratiques quotidiennes. L’écosophie nous apparaît donc ici comme une question de style de vie, un certain art de composer son mode d’existence à partir des relations que chacun peut établir dans la nature. En cela, cette approche qui englobe dans un même élan les différentes sphères de la vie humaine (psychique, sociale, biologique) diffère totalement du projet de l’écologie de surface : la gestion de l’environnement en tant qu’extériorité, la gestion des effets externes d’une crise écologique elle-même conçue comme extérieur à l’individu (qui la pense).
« Par une écosophie je veux dire une philosophie de l’harmonie écologique ou d’équilibre. Une philosophie comme une sorte de Sofia, ouvertement normative, elle contient à la fois des normes, des règles, des postulats, des annonces de priorités de valeur et les hypothèses concernant l’état des affaires dans notre univers. La sagesse est la sagesse politique, la prescription, non seulement la description scientifique et la prédiction. Les détails d’une écosophie montrent de nombreuses variations dues à des différences significatives concernant non seulement les faits de la pollution, des ressources, la population, etc, mais aussi les priorités de valeur. » Arne Næss
Pour toute singulière que soit la démarche écosophique, écosophie T voire utile propre, Næss prend néanmoins le soin de baliser le chemin de diverses normes communes et dérivées.
-> La norme n°1, la plus haute, consiste en la réalisation de Soi. Il s’agit là d’une certaine reformulation du conatus spinoziste. Pour Næss, chaque chose tend à se réaliser elle-même, quand pour Spinoza chaque chose tend à persévérer dans son être, c’est à dire à augmenter sa puissance d’agir. Ce conatus, cet effort d’exister, constitue l’essence intime de chaque chose. Trois hypothèses sous-tendent cette première norme posée par Næss .
H1/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus l’identification avec les autres est grande et profonde. Cette première hypothèse fait écho au 3ème genre de connaissance de Spinoza. A savoir que, plus on persévère dans son être, plus on comprend Dieu, et surtout, plus on comprend Dieu à travers les choses singulières.
H2/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus sa croissance à venir dépend de la réalisation des autres. Cette seconde hypothèse, que l’on pourrait également exprimer comme le développement des autres contribue au développement de Soi, permet à nouveau un retour partiel sur Spinoza. Pour ce dernier, et pour le dire vite, rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme vivant sous la conduite de la raison.
Ce qui est le plus utile à l’homme, ce qui s’accorde le plus directement à sa nature, c’est l’homme. Cette proposition nous renvoie au concept de notions communes, à savoir que ce qui est commun à toutes choses, se retrouve dans le tout et dans la partie, ne peut se concevoir que d’une façon adéquate. Or l’homme partage le plus de notions communes avec l’homme. C’est ainsi que dans tous les cas « de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients » (Éthique IV, proposition XXXV Scholie).
« C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien. » Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV, corollaire 2
H3/ Troisième hypothèse, la réalisation de Soi, complète et pour chacun, dépend de tout ça. Conclusion : j’ai donc besoin que les autres se développent pour me développer.
-> La norme 2 découle de la norme 1, il s’agit de la réalisation de Soi pour tous les êtres vivants. Autrement dit, la persévérance de mon être dépend de la persévérance de chaque chose singulière.
A partir de Spinoza, Næss nous propose donc une arme pour penser l’écologie. A sa base, une résistance profonde à tout catastrophisme éclairé, à sa pointe, il s’agit de pouvoir développer et multiplier des rapports de joie dans et avec la nature : « (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature », Arne Næss.
***
Compléments sur la formule de l’homme est un Dieu pour l’homme chez Spinoza :
« Proposition XXXV
Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature. Démonstration En tant que les hommes sont dominés par des sentiments qui sont des passions, ils peuvent être différents par nature et opposés les uns aux autres. Au contraire, on dit que les hommes agissent dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison; et par conséquent tout ce qui suit de la nature humaine, en tant qu’elle est définie par la Raison, doit être compris par la seule nature humaine, comme par sa cause prochaine. Mais puisque chacun, d’après les lois de sa nature, désire ce qu’il juge être bon, et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être mauvais, puisque en outre, ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après le commandement de la Raison, est nécessairement bon ou mauvais, les hommes, dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison, font nécessairement ce qui est nécessairement bon pour la nature humaine et par conséquent pour chaque homme, c’est-à-dire qui s’accorde avec la nature de chaque homme. Et donc les hommes s’accordent nécessairement entre eux, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison.
– Corollaire I
Dans la nature, il n’y a rien de singulier qui soit plus utile à l’homme qu’un homme qui vit sous la conduite de la Raison. Car ce qui est le plus utile à l’homme, c’est ce qui s’accorde le mieux avec sa nature, c’est-à-dire l’homme. Or l’homme agit, absolument parlant, selon les lois de sa nature, quand il vit sous la conduite de la raison et dans cette seule mesure, il s’accorde toujours nécessairement avec la nature d’un autre homme. Donc parmi les choses singulières, rien n’est plus utile à l’homme qu’un homme, etc.
– Corollaire II
C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien.
– Scholie
Ce que nous venons de montrer, l’expérience même l’atteste chaque jour par de si clairs témoignages, que presque tout le monde dit que l’homme est un Dieu pour l’homme. Pourtant il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la raison; mais c’est ainsi; la plupart se jalousent et sont insupportables les uns aux autres. Néanmoins ils ne peuvent guère mener une vie solitaire, de sorte que la plupart se plaisent à la définition que l’homme est un animal politique; et de fait, les choses sont telles que, de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients.» Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV
***
Suite du séminaire. Pourquoi cette lecture que fait Næss de Spinoza ne fonctionne pas ? D’après Pierre Zaoui, Næss force beaucoup trop Spinoza, et cela sur plusieurs points clés.
-> Premier point de friction, la conception de la nature. La Natura chez Spinoza n’est ni la planète, ni l’environnement, ni l’ensemble des êtres vivants de la biosphère, etc. La Natura est un concept désincarné : une nature aveugle et mécaniste, régie par des lois causales qui engendrent nécessairement des effets, d’où la géométrie des affects, et qui de plus, ne différencie pas l’artificiel du naturel.
Il n’y a donc pas d’identification possible entre le concept de Natura chez Spinoza et celui de nature chez Naess, sauf à confondre la substance avec le mode infini médiat (la figure totale de l’univers ou l’ensemble de la biosphère par exemple). Le Deus sive Natura de Spinoza est une pensée « dénaturante » si l’on entend nature au sens de Naess.
***
Compléments sur la distinction Nature naturante / naturée chez Spinoza :
« Avant d’aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer ce qu’il faut entendre par Nature naturante et par Nature naturée. Car je suppose qu’on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que par nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (par le Coroll. 1 de la Propos. 14 et le Coroll. 2 de la Propos. 16) (…) J’entends, au contraire, par nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d’autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent être ni être conçues sans Dieu. » Spinoza, Ethique 1, Proposition 29, Scholie.
Compléments sur le mode infini médiat chez Spinoza :
« Un mode donné doit son essence de mode à la substance et son existence à l’existence d’un attribut, si c’est un mode infini (E1P23) et à l’existence d’autres modes finis, si c’est un mode fini (E1P28). Il existe dans le système spinoziste un mode infini immédiat pour chaque attribut, l’entendement absolument infini pour la pensée et le mouvement/repos pour l’étendue. Il existe aussi un mode infini médiat (suivant non de l’infinité de l’attribut mais de l’infinité des modes) : la figure totale de l’univers pour l’étendue et probablement (Spinoza ne le précise pas explicitement) la compréhension infinie de cette figure pour la pensée. Cf. Lettre 64 à Schuller.
Pour exprimer le rapport de la substance à ses modes, on pourra tenter l’image de l’océan et de ses vagues… qui comme toute image a ses limites. L’océan serait la substance, les courants et les vagues ses modes finis. Chaque vague peut être considérée individuellement selon sa durée et son extension particulières, mais elle n’a d’existence et d’essence que par l’océan dont elle est une expression. L’océan et ses courants ou vagues ne peuvent être séparés qu’abstraitement. Le “mode infini immédiat” de cet océan-substance serait le rapport de mouvement et de repos qui caractérise la totalité de cet océan, s’exprimant donc de façon singulière en chaque vague. Le mode infini médiat serait le résultat global du mouvement et du repos des vagues de l’océan. Mais il ne faut pas voir là un processus, en fait tout cela s’imbrique en même temps, le “résultat” qu’est le mode infini médiat n’est pas chronologique mais seulement logique. » Source : Spinoza et nous.
***
-> Second point de divergence, la conception même du conatus. La persévérance dans l’être, au sens de conservation radicale chez Spinoza, celle-ci diffère de la réalisation de Soi. Naess entend par Soi l’ensemble des êtres vivants, puis par extension l’ensemble de la biosphère. Outre le fait que chez Spinoza la différence entre l’artificiel et le naturel, le vivant et le non-vivant, ne fassent pas sens, le conatus, persévérance dans l’être au sens d’une recherche de toujours plus de puissance en acte, celui-ci permet, s’actualise à travers le développement technique, la prédation, la captation.
-> Troisième point, la notion d’identification (avec les autres, les non-humains ou les choses singulières) pose un problème d’ordre conceptuel. Chez Spinoza, il y a une essence de l’homme. C’est en ce sens que rien n’est plus utile à un homme que la communauté des hommes raisonnables. Soit là où se partage le plus de notions communes, et où peut donc se former le plus d’idées adéquates sur lois de la Nature. C’est-à-dire sur les causes qui nous déterminent à agir. Notons ici qu’avant d’atteindre le 3ème genre, notre connaissance de la Nature ne nous conduit qu’à la connaissance de nous-mêmes en tant que mode (modification), la connaissance de notre place dans la Nature, de nos rapports, et non à la connaissance de la Nature en elle-même à travers les choses singulières.
***
Complément sur les notions communes :
« Ce qui est commun à toutes choses et se trouve également dans le tout et dans la partie, ne se peut concevoir que d’une façon adéquate. (…) Il suit de là qu’il y a un certain nombre d’idées ou notions communes à tous les hommes. Car tous les corps se ressemblent en certaines choses, lesquelles doivent être aperçues par tous d’une façon adéquate, c’est-à-dire claire et distincte. » Spinoza, Ethique II, proposition 38« Ce qui est commun au corps humain et à quelques corps extérieurs par lesquels le corps humain est ordinairement modifié, et ce qui est également dans chacune de leurs parties et dans leur ensemble, l’âme humaine en a une idée adéquate. (…) Il suit de là que l’âme est propre à percevoir d’une manière adéquate un plus grand nombre de choses, suivant que son corps a plus de points communs avec les corps extérieurs. » Spinoza, Ethique II, proposition 39
***
Conclusion de Pierre Zaoui, Arne Naess nous propose une conception trop optimiste de l’unité-pluralité et des joies de et dans la nature. Or chez Spinoza, la nature, entendue cette fois au sens le plus proche de la biosphère de Naess, celle-ci est oppressive, le lieu de la mortalité et de la servitude native, d’où l’obligation faite à l’homme, au nom de son conatus, de développer des techniques d’émancipation et de transformation en contradiction avec les objectifs de préservation. Au final, l’écosophie de Naess ne peut assurer le passage d’une éthique à une politique. Cette réalisation de Soi dans la nature n’est pas possible, si Spinoza a raison.
***
Spinoza pour penser l’écologie de ce point de vue, non. Soit. Face à cette proposition, opposons quelques intuitions. Des intuitions, c’est-à-dire quelques rencontres. La figure végétale, une occasion de penser l’écologie, Spinoza, une occasion de penser la figure végétale ?
L’Ethique pour chacun, une lecture partielle et singulière de laquelle se dégage un climat, un complexe d’affinités. Alors voici la petite histoire d’un lecteur idiot qui remonte les images, expérimente le climat de l’Éthique comme celui d’un grand corps végétal et recherche des correspondances. Si l’Ethique n’est pas un manuel de botanique, un regard plus végétal sur le conatus pourrait-il nous permettre de penser une certaine formule écologique, après et à partir de Spinoza ?
Le conatus, l’effort vers un gain de puissance indéfini. Reconnaissons qu’il est assez tentant de rapprocher cette formule d’un toujours plus de l’ubris qui semble caractériser les sociétés occidentales modernes. Le conatus, ou en quelque sorte la formule de la démesure spinoziste. Captation, usages et transformation indéfinies de la nature afin d’émancipation, le manque de sobriété s’inscrit au cœur même du système du philosophe.
Je capture et gagne en puissance donc je pollue. Il flotte à l’endroit de cette proposition comme une vraie difficulté de notre mode de penser. Pour l’exprimer, sans doute est-il utile de revenir à l’énoncé suivant : parler d’écologie, c’est parler de l’homme, un animal biologique et politique. Or si nous demeurons relativement vigilent vis-à-vis de nos diverses projections anthropocentriques dans la nature, notre résidu de zoocentrisme semble quant à lui incompressible. Nous pensons, et nous représentons le monde, sur un mode essentiellement animal. Cette prédominance du paradigme zoologique révèle notre difficulté à penser l’altérité radicale, par exemple celle d’un mode d’existence tel que le végétal, c’est à dire une manière autre de gérer le temps et de capter l’énergie. A l’animal transcendant, le végétal immanent nous dit Francis Hallé, à l’animal la parole, au végétal l’écrit, pour Francis Ponge.
« Nous sommes face à une altérité totale. Et c’est précisément ce qui me touche tant. Ces plantes, si fondamentalement différentes, forment des poches de résistance à la volonté de contrôle de l’homme. Moi, ça me rassure, ça me permet de respirer (…). » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Quel(s) drôle(s) de rapport(s) entre le mode d’existence végétal et la pensée de Spinoza ?
Des correspondances et des interférences. L’expérience d’une musique aux vitesses et lenteurs communes, le commun restant ici un point flottant. Une attraction sans mot, quand bien même se questionnent derrière les notions d’individu et de frontière, le type de composition – appropriation, marquage et pollution – d’avec le dehors qu’implique une certaine immobilité.
Les végétaux, ces grandes surfaces d’inscription parcourue d’intensités multiples, ces grands corps décentralisés sans organes vitaux, qui opèrent par différence de potentiel (hydrique, chimique, etc.) et dont la croissance indéfinie n’épuise pas leur environnement. Notre intuition donc, pour penser l’écologie avec et après Spinoza, serait donc d’imaginer les effets d’un conatus hybride de type végétal, voire plus loin, d’une communauté humaine fonctionnant, à une certaine échelle, à l’image d’un méta-organisme végétal. Quelques pistes à développer.
***
Piste n°1 : un conatus végétal
« Ils [les arbres] ne sont qu’une volonté d’expression. Ils n’ont rien de caché pour eux-mêmes, ils ne peuvent garder aucune idée secrète, ils se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction […], ils ne s’occupent qu’à accomplir leur expression : ils se préparent, ils s’ornent, ils attendent qu’on vienne les lire. » Francis Ponge
Penser l’écologie avec et après Spinoza, ce serait tout d’abord s’intéresser à quelque chose de l’ordre d’un conatus végétal. Une certaine figure de la maîtrise de sa propre maîtrise. Le mode d’existence végétal, celui d’une croissance indéfinie (conatus) qui s’il transforme son environnement, ne l’épuise pas (sobriété). La plante synthétise et intègre quand l’animal capte et dissipe.
Une croissance indéfinie … (comment fait-on mourir un arbre ? on le cercle de fer) …
« Le plus vieil arbre que l’on ait identifié pour l’instant, le houx royal de Tasmanie, a 43 000 ans. Sa graine initiale aurait germé au Pléistocène, au moment de la coexistence entre Neandertal et l’homme moderne. Le premier arbre sorti de la graine est mort depuis longtemps, mais la plante, elle, ne meurt pas, plusieurs centaines de troncs se succèdent sur 1 200 mètres. » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
« Je pense que ces deux règnes [i.e. végétal et animal] se déploient dans des domaines différents. L’animal gère très bien l’utilisation de l’espace. Il est constamment en train de bouger. Le réflexe de fuite ou la pulsion de fuite dont vous parliez en témoigne. Les pulsions qui l’amènent à se nourrir ou à se reproduire correspondent toujours à des questions de gestion de l’espace. Leur adversaire, en l’occurrence la plante, n’a aucune gestion de l’espace, puisqu’elle est fixe. Mais par contre, elle a une croissance indéfinie, une longévité indéfinie, et est virtuellement immortelle ; ce qu’elle gère donc c’est le temps. » Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »
… qui transforme son environnement sans l’épuiser
Art de la sélection et du recyclage, joyeuse chimie végétale des antidotes et des poisons qui transforme, sans l’épuiser, son environnement. A partir des éléments présents, azote et eau notamment, la plante co-produit son sol et son climat. Lorsque Deleuze parle d’éthologie à propos de l’Ethique de Spinoza, cette science qui étudie le comportement animal en milieu naturel, notre hypothèse est justement que l’on pourrait tout aussi bien parler l’éco-éthologie végétale.
« (…) L’Ethique de Spinoza n’a rien à voir avec une morale, il la conçoit comme une éthologie, c’est-à-dire comme une composition des vitesses et des lenteurs, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté sur ce plan d’immanence (…) L’éthologie, c’est d’abord l’étude des rapports de vitesse et de lenteur, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté qui caractérisent chaque chose. Pour chaque chose, ces rapports et ces pouvoirs ont une amplitude, des seuils (minimum et maximum), des variations ou transformations propres. Et ils sélectionnent dans le monde ou la Nature ce qui correspond à la chose, c’est-à-dire ce qui affecte ou est affecté par la chose, ce qui meut ou est mû par la chose. (…) » Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».
« L’animal est mobile, la plante pas, et c’est un sacré changement de paradigme : les végétaux ont dû développer une astuce largement supérieure à la nôtre. Ils sont devenus des virtuoses de la biochimie. Pour communiquer. Pour se défendre. Prenons le haricot : quand il est attaqué par des pucerons, il émet des molécules volatiles destinées à un autre être vivant, un prédateur de pucerons. Voilà un insecticide parfait ! Pour se protéger des gazelles, un acacia, lui, change la composition chimique de ses feuilles en quelques secondes et les rend incroyablement astringentes. Plus fort encore, il émet des molécules d’éthylène pour prévenir ses voisins des attaques de gazelles. Enfin, des chercheurs de l’Institut national de recherche d’Amazonie (INPA) viennent de montrer que les molécules volatiles, émises par les arbres tropicaux, servent en fait de germes pour la condensation de la vapeur d’eau sous forme de gouttes de pluie. Autrement dit, les arbres sont capables de déclencher une pluie au-dessus d’eux parce qu’ils en ont besoin ! » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
« Toute machine, avec une entrée d’énergie, produit des déchets. Les thermodynamiciens, les physiciens l’ont démontré. Mais où passent les excréments des arbres ? On a dit que c’était peut-être l’oxygène, ou les feuilles mortes. Or il semblerait que ce soit le tronc, et plus précisément la lignine, qui constitue l’essentiel du bois. Il s’agit d’un produit très toxique que l’arbre dépose sur des cellules qui sont en train de mourir et qui vont se transformer en vaisseaux – ceux-là mêmes qui vont permettre la montée de l’eau dans le tronc. On peut donc dire que l’arbre repose sur la colonne de ses excréments : cette lignine qui donne aux plantes leur caractère érigé, qui leur permet de lutter contre la pesanteur et de s’élever au-dessus des végétations concurrentes. C’est très astucieux. Et c’est bien dans le style des plantes de tirer parti de façon positive de quelque chose de négatif. On dit souvent que l’arbre vient du sol. Mais en réalité, il est né d’un stock de polluants, puisqu’il est constitué à 40 % de molécules à base de carbone (le reste est de l’eau). L’arbre a cherché le carbone dans l’air, l’a épuré et transformé en bois. Alors, couper un arbre, c’est comme détruire une usine d’épuration. » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
***
***
AMOUR n’est rien qu’il ne croisse à l’extrême :
Croître est sa loi ; il meurt d’être le même,
Et meurt en qui ne meure point d’amour.
Vivant de soif toujours inassouvie,
Arbre dans l’âme aux racines de chair
Qui vit de vivre au plus vif de la vie
Il vit de tout, du doux et de l’amer
Et du cruel, encor mieux que du tendre.
Grand Arbre Amour, qui ne cesse d’étendre
Dans ma faiblesse une étrange vigueur,
Mille moments que se garde le cœur
Te sont feuillage et flèches de lumière !
Mais cependant qu’au soleil du bonheur
Dans l’or du jour s’épanouit ta joie,
Ta même soif, qui gagne en profondeur,
Puise dans l’ombre, à la source des pleurs …
Paul Valery, dialogue de l’arbre
***
Piste n°2 : la communauté ou le méta-organisme végétal
A travers la figure végétale, nous avons accès à un certain type de conatus : la recherche d’un utile propre et d’un développement de puissance qui n’épuise pas son environnement. Par ailleurs, le paradigme végétal doit également nous permettre de poser un regard sur le faire communauté, c’est à dire l’art de composer ou d’associer les puissances.
« (…) Enfin, l’éthologie étudie les compositions de rapports ou de pouvoirs entre choses différentes. C’est encore un aspect distinct des précédents. Car, précédemment, il s’agissait seulement de savoir comment une chose considérée peut décomposer d’autres choses, en leur donnant un rapport conforme à l’un des siens, ou au contraire comment elle risque d’être décomposée par d’autres choses. Mais, maintenant, il s’agit de savoir si des rapports (et lesquels ?) peuvent se composer directement pour former un nouveau rapport plus « étendu », ou si des pouvoirs peuvent se composer directement pour constituer un pouvoir, une puissance plus « intense ». Il ne s’agit plus des utilisations ou des captures, mais des sociabilités et communautés (…) Comment des individus se composent-ils pour former un individu supérieur, à l’infini ? Comment un être peut-il en prendre un autre dans son monde, mais en en conservant ou respectant les rapports et le monde propres ? Et à cet égard, par exemple, quels sont les différents types de sociabilité ? Quelle est la différence entre la société des hommes et la communauté des êtres raisonnables ?… Il ne s’agit plus d’un rapport de point à contrepoint, ou de sélection d’un monde, mais d’une symphonie de la Nature, d’une constitution d’un monde de plus en plus large et intense. Dans quelle mesure et comment composer les puissances, les vitesses et les lenteurs ? » Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».
« Comprendre l’arbre suppose d’opérer une révolution intellectuelle. C’est un être à la fois unique et pluriel. L’homme possède un seul génome, stable. Chez l’arbre, on trouve de fortes différences génétiques selon les branches : chacune peut avoir son propre génome, ce qui conforte l’idée que l’arbre n’est pas un individu mais une colonie, un peu comme un récif de corail. » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Un arbre c’est déjà une association de puissance. Rappelons que pour Spinoza, une chose, un corps est toujours le résultat d’un agencement singulier de parties. Une société, un livre, un son, tous sont des corps et relèvent comme tel d’une certaine composition de rapports de vitesses et de lenteurs entre les parties qui le composent.
L’arbre est une société de cellules très fluide (décentralisation, indépendance, redondance, totipotence, variabilité du génome, etc.) Une organisation coloniaire qui compose des puissances entre des parties très autonomes, chacune déployant son conatus, ce qui permet à l’ensemble une croissance indéfinie, la division ou reproduction asexuée. C’est ainsi que pour l’arbre, toute mort ne vient que du dehors.
« (…) qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui être spinoziste ? Il n’y a pas de réponse universelle. Mais je me sens, je me sens vraiment spinoziste, en 1980 – alors je peux répondre à la question, uniquement pour mon compte : qu’est-ce que ça veut dire pour moi me sentir spinoziste ? Et bien ça veut dire être prêt à admirer, à signer si je le pouvais, la phrase : la mort vient toujours du dehors. La mort vient toujours de dehors, c’est-à-dire la mort n’est pas un processus. » Source : La voix de Gilles Deleuze en ligne
« L’idée ici, en évoquant que les colonies sont virtuellement immortelles, signifie qu’il n’y a pas de sénescence. Il existe, bien sûr, au niveau de l’individu constitutif, une sénescence – par exemple l’abeille a une durée de vie assez courte – mais cette sénescence n’apparaît plus au niveau de la colonie elle-même. Si aucun événement extérieur massivement pathogène ne vient détruire la colonie, elle continuera à vivre indéfiniment : aucune raison biologique interne ne la fait acheminer vers la mort. Il en va ainsi de l’arbre : s’il se met à faire trop froid, il meurt, mais cela ne correspond pas à une sénescence interne. Tant que les conditions resteront bonnes, la vie va durer ; c’est en ce sens que j’emploie l’expression d’une potentielle ou virtuelle immortalité. » Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »
Art de la composition des rapports et de la colonisation des milieux, le végétal est un être structurellement greffable, un être dont l’existence même consisterait à étendre l’espace possible des greffes infinies.
Des greffes, des symbioses et des imitations : la couille du diable, est-ce une plante ou une fourmilière, le corail, un animal aux formes de développement végétal, les transcodages qui s’opèrent dans la reproduction sexuée entre les plantes à fleur et les insectes. A une certaine échelle, fourmilière, essaim, ces groupes animaux optent pour des stratégies d’organisation qui nous apparaissent comme calquées sur le modèle du végétal fluide.
Du paradigme végétal, une certaine manière de tisser dans la nature la toile des relations qui porte son existence, de ses captures résulte des expressions, grille de lecture de formes itératives caractéristiques : coraux de l’architecture des humeurs, toile de l’internet ou des hyper-réseaux urbains, etc.
***
Constatons donc à la suite Francis Hallé l’inspiration zoocentré de nos pensées : individu, volume, mobilité, pulsion de fuite, consommation et dissipation des forces, concurrence exclusive, etc. Conséquences, et avant même de penser toute politique, il nous est déja comme impensable d’imaginer le déploiement d’une puissance qui n’épuise pas son environnement, qui ne soit pas exclusive dans son occupation de l’espace, etc.
Or à l’aide du paradigme végétal, tout du moins de la lecture ou de l’image que nous pouvons nous en faire, il nous est pourtant possible d’avancer l’idée d’une maîtrise de notre propre maîtrise, de penser avec et après Spinoza une écologie des frontières mobiles et de l’autonomie.
Celle-ci implique une modification de notre utile propre, afin d’en conserver l’accès (un conatus qui n’épuise pas son environnement), mais également de continuer à gagner en autonomie dans la Nature, en composant de nouvelles organisations émancipatrices (associations de puissances fluides et décentralisées et modèle de la greffe).
L’arbre est une configuration d’interactions, dynamiques et singulières, appropriée aux conditions de vie de la forêt, la forêt est une association d’arbres dont les interactions produisent leurs propres niches écologiques, la forêt. Étrangeté, curiosité, altérité, les principes d’attention au monde et d’expérimentation sont vraissemblablement porteurs de plus de puissance que ses cousins de la responsabilité et autre précaution.
« (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature » Arne Næss
***
Manlio Iofrida | Ecologia e filosofia
Manlio Iofrida est professeur de philosophie à l’Université de Bologne. Il travaille depuis de nombreuses années sur la philosophie française et plus particulièrement sur les œuvres de Gilles Deleuze et de Maurice Merleau-Ponty. Il est notamment particulièrement concerné par le thème de la nature et de la naturalité.
La natura, l’ecologia sono temi che sono diventati, ormai da molti anni, quasi dei luoghi comuni, di cui si servono indifferentemente le parti politiche e le posizioni culturali più diversi; tuttavia, si tratta di concetti tutt’altro che scontati e privi di pericoli e ambiguità. Se si esamina brevemente il concetto di natura che è al centro del pensiero di Rousseau, e che certamente è stato uno dei più importanti e influenti, questi problemi emergono con chiarezza: nemico della tecnica, Rousseau le contrappone una natura vergine, intatta, intesa come un’origine piena: appellarsi alla natura diventa così la nostalgia del recupero di uno stato e un’epoca precedente alla violenza dell’uomo; natura significa un ordine, un equilibrio che ha l’oggettività di una legge naturale. In questo modo, la natura non è che l’opposto correlativo della cultura e della storia: questa coppia di concetti, nonché escludersi, si presuppongono reciprocamente, pur escludendosi, secondo quella categoria del supplemento che Jacques Derrida, nel suo De la grammatologie, ha così efficacemente introdotto, proprio a proposito di Rousseau e del suo grande seguace contemporaneo, Claude Lévi-Strauss.
Se vogliamo uscire dall’alternativa di questi concetti tradizionali, dobbiamo deciderci a pensare la natura non come a qualcosa di oggettivo, di positivo, di fisso e stabile, ma, al contrario, come a qualcosa di negativo, di storico, di relativo (in senso lato) a un soggetto (non necessariamente umano: anche semplicemente animale). Per fare un esempio molto banale, che cosa è naturale per noi? Ciò che si riferisce a un sapere che non deriva dalla nostra tradizione culturale, dal linguaggio, dalla nostra esperienza storica e personale, ma che attingiamo mediante le risorse del nostro corpo: quest’ultimo è ben lontano dall’essere diretto da un sapere positivo, chiaro e cosciente, da ciò che possiamo aver appreso per via intellettuale e culturale; anche se la cultura e la storia molto possono su di esso, non possono mai esaurire quello strato, preculturale e prelogico, che comanda gli aspetti fondamentali della nostra vita come esseri viventi, biologici. Non respiriamo, né camminiamo secondo quel che ci detta la nostra volontà cosciente: al contrario, come ha ben mostrato Italo Svevo, se ci mettiamo a camminare pensando ai movimenti dei muscoli delle nostre gambe che sono a ciò necessari, cominciamo ben presto a zoppicare e incespicare…
Se diamo il giusto peso a questo sapere prelogico che governa la parte fondamentale della nostra vita, arriveremo rapidamente a riconoscere che naturale non è un ordine di cose oggettivo e originario, ma un rapporto, un certo accordo fra noi in quanto esseri viventi e l’ambiente che ci circonda, una corrispondenza che si è creata fra noi e il mondo in secoli di evoluzione; la natura non è un oggetto, ma la coppia essere vivente-ambiente, coppia che è in continua trasformazione, poiché sia il nostro ambiente che noi, esseri viventi che ne facciamo parte, siamo in continua evoluzione e la vita consiste in uno scambio reciproco fra l’essere vivente e l’ambiente in cui è inserito.
È chiaro, in questa prospettiva, che né tecnica né cultura né storia sono esclusi da un simile concetto di natura: la tecnica non è che il prolungamento dei nostri organi e dunque non fa che spostare l’equilibrio fra noi e l’ambiente a nostro favore, ma senza mai (come dimostrano recenti eventi naturali: l’eruzione del vulcano islandese, la rovinosa inondazione di petrolio nel Golfo del Messico…) esaurire del tutto la natura, senza mai culturalizzarla completamente. Storico è l’equilibrio fra essere vivente e ambiente che si realizza in ciascun momento, poiché esso non dipende dal rispetto di nessuna legge fissa, ma dall’adattarsi continuo di due entità intimamente storiche, dinamiche, l’ambiente e l’essere vivente.
Ma allora quale è il senso del concetto di rispetto dell’ordine ecologico? Se non esiste una natura oggettiva, fissa, immobile, astorica, possiamo forse fare qualunque cosa? Ovviamente no: un ordine e un equilibrio, per il fatto di essere dinamici e di non consistere in leggi oggettivabili, non sono per questo meno reali; i limiti al prometeismo dell’uomo ci sono, e i risultati della loro violazione sono sotto gli occhi di tutti – basti pensare al fenomeno surriscaldamento del pianeta. Semplicemente, l’ordine e l’equilibrio vanno riferiti non a un’entità, ma a quella relazione vitale (e dunque non meccanica e non completamente determinabile) fra essere vivente e ambiente che è il vero significato del concetto di natura. Sono antiecologiche tutte quelle tecniche e quelle azioni (non solo umane) che tendono a inaridire o a distriggere tale relazione vitale; sono ecologiche quelle che invece non solo la conservano, ma possono accrescere, rafforzare tale relazione. Così l’equilibrio (ormai purtroppo distrutto) che si era stabilito fra uomo e ambiente in Camargue non era affatto dovuto allo spontaneo equilibrio armonico della natura, ma a un insieme di tecniche tradizionali di controllo delle acque, di gestione parsimoniosa delle risorse del suolo, ecc., insomma, ad un insieme di interventi umani legati alla cultura contadina tradizionale del luogo, che erano tali da lasciare un certo gioco, una certa libertà alle forze evolutive dell’ ambiente: non si trattava di un controllo totale (che è sempre mitico), ma di un’azione umana accordata all’azione convergente dell’ambiente, dunque di un controllo parziale – che lasciava spazio all’indeterminatezza, al caso, all’intervento imprevedibile del non-umano. In questo senso l’ecologia non è l’abolizione della storia, ma la possibilità di immaginare un’altra storia, un’altra tecnica che invece di cercare di esaurire la natura cercano di lasciarne attive le risorse.
Torniamo ora un momento al concetto di equilibrio fra essere vivente o ambiente, – un tema in cui convergono la lezione di Maurice Merleau-Ponty, che ha coniato per esso il termine di chiasma, e quello della contemporanea teoria dei sistemi, che parla piuttosto di accoppiamento. Il senso di tali termini va attentamente soppesato in tutte le sue implicazioni: non si tratta di pensare alla coesistenza di due termini – l’essere vivente e l’ambiente – l’uno esterno all’altro, ma della relazione di due “entità” che non sono né un’unità pura e semplice (l’essere vivente infatti si distingue e si contrappone all’ambiente) né due entità separate: si tratta di due entità che si coappartengono. La relazione fondamentale, fondativa della natura è una relazione paradossale: possiamo cercare di avvicinarci alla comprensione di tale paradossalità se prendiamo in esame il fenomeno della visione. Quando noi guardiamo un paesaggio, ciò che conta è certo quello che vediamo di fronte a noi; ma in realtà, lo spettacolo anteriore è condizionato dal fatto che noi siamo inseriti in un campo visivo: non potremmo vedere quel paesaggio senza che ci fosse in qualche modo presente (non esplicito, non evidente) anche tutto ciò che è alle nostre spalle. Noi non vediamo come una cinepresa che guarda dall’alto e dall’esterno gli eventi che riprende, noi vediamo il mondo dal suo interno: in altri termini, il visibile ha una parte di invisibile che lo condiziona e lo rende possibile. Il fenomeno della visione manifesta insomma il fatto che io appartengo a un mondo che è più ampio di me, anche se (è questo il culmine del paradosso) quel mondo non potrebbe esistere senza di me: è il mio mondo e se non ci fosse il mio occchio a suscitarlo, esso non ci sarebbe.
Se abbiamo voluto soffermarci su questa singolare relazione, non è per un’inutile sottigliezza concettuale: in realtà, questo tipo di relazione, per cui io rientro in qualcosa che mi eccede, è proprio, come già annunciavamo, quella che fonda la natura e l’ecologia. È proprio il fatto che la mia esistenza rimanda a qualcosa che mi eccede, che va ben al di là di ciò che io posso aver fatto e costruito a evidenziare che non tutto si riduce al mio facere, alla mia costruzione consapevole e che esiste qualcosa da cui dipendo, anche se questa dipendenza non è meccanica e anche se quello da cui io dipendo dipende a sua volta da me, secondo quella dipendenza reciproca che anche la fisica quantistica e il principio di indeterminazione di Heisenberg, nel XX secolo, hanno posto in luce. A monte del mio facere c’è un appartenere, a monte della cultura e dell’azione c’è un momento di passività e contemplazione, ogni determinatezza presuppone un vuoto e un’indeterminatezza che sono una risorsa vitale. Non è vero che in principio era l’azione; al contrario, l’azione è l’altra faccia di un momento di stasi, di immobilità, di limite: una ripetizione marca costantemente ogni differenza, un ricorso vichiano inflette la mitica curva del progresso in un cerchio, o, se si vuole, in una spirale che si riavvolge su se stessa[1]. Al ritmo febbrile dell’azione utile e trasformativa si affianca un momento di contemplazione estatica, di inutilità o gioia priva di finalità esterna che fa parte a pieno titolo dell’idea di natura: quest’ultima non è volta ad un passato di purezza immemoriale, ma rappresenta la fuoriuscita dall’utile e dalla storia che è possibile, almeno in via di principio, in ogni presente storico. La natura e la storia non si dispongono su una linea evolutiva che fa sì che l’equilibrio si sposti progressivamente dalla prima alla seconda: esse sono piuttosto in un rapporto orizzontale, di coappartenenza reciproca e ogni momento storico – se gli uomini sono in grado di pensare e agire non prometeicamente, ma con la consapevolezza del limite e dell’ appartenenza – può aprirsi sulla natura che gli fa da sfondo e da sostegno: va da sé che si tratterà di combinare azione e non-azione, attività e passività, di radicare l’attività nella consapevolezza del limite. A noi, oggi, dunque, il compito di operare storicamente per conquistare la natura che è sul nostro orizzonte, prima che la catastrofe incombente in più modi – riscaldamento ambientale, inaridirirsi delle risorse naturali, continuo impoverirsi del patrimonio della biodiversità – non ci trascini in uno di quei “ricorsi di barbarie” su cui la lezione di Giovambattista Vico ha ancora molto da insegnarci.
[1] Questi temi del vuoto, dell’immobilità e della ripetizione sono stati sentiti assai più dalla cultura orientale che da quella occidentale e la riscoperta, anche in Occidente, di questi valori, riscoperta che dura ormai da più di un secolo, è anch’essa un aspetto importante del sorgere di una nuova sensibilità ecologica.