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Lucie Desaubliaux | Feu(x) souterrain(s) 1/7 : la foudre

 

Nous accueillons Lucie Desaubliaux pour un feuilleton inédit qui nous mènera de Samain à Imbolc. On est très heureux de recevoir l’auteure de La nuit sera belle (Actes Sud, 2017).

Lucie Desaubliaux écrit, pour les adultes et pour les enfants. Elle réalise aussi des performances et des installations. Elle code des sites internets, des bases de données, des jeux vidéos et des outils de cartographie ou de collaboration. Elle micro-édite des livres et des expériences numériques. Elle s’intéresse à l’agencement des formes de pensées, aux notions de travail et d’oisiveté et à la différence entre ce que est perçu et la réalité invisible du monde, en se nourrissant de différents domaines scientifiques qu’elle ne comprend pas trop et réinterprète beaucoup. Elle vit et travaille en Bretagne, seule ou en collectif : elle fait notamment partie de La Guerrière, du Vivarium et de WMAN.

 

LA FOUDRE

 

La foudre tombe quelque part en plein milieu de la mesa.

Le vieux dit : elle est pas tombée loin. Nash ne dit rien. La foudre a tiré un trait courbe du ciel à la terre, en plein milieu du paysage de Nash et du vieux. Elle est partie du plein milieu de leur ciel jusqu’au plein milieu de leur mesa. Elle a coupé en deux le monde de Nash et du vieux, qui sont assis sur des transats en toile de nylon en plein milieu de rien et de quelques bouteilles vides.

Le vieux porte un slip de bain rouge. Il crache sur le sol pour conjurer la foudre et il répète : elle est pas tombée loin. Nash crache sur le sol pour conjurer le vieux et les histoires de foudre qu’il raconte à chaque orage et c’est la saison en ce moment. Les crachats sont immédiatement absorbés par l’argile sèche, il ne reste que deux auréoles sombres et un filament de rôti de porc.

Le vieux pense qu’il est maudit, la foudre ne tombe jamais loin et elle lui est tombée trois fois sur le corps. Avec le slip de bain rouge, on voit bien les grumeaux en haut de sa cuisse gauche, l’anémone blanche sur la peau noire au-dessus de son pied, le gauche aussi, et le côté droit de sa bouche qui descend un peu plus bas sur son menton. Ce sont les trois marques de la foudre les trois fois où elle n’est vraiment pas tombée loin.

Le vieux raconte la foudre en montrant avec son index son corps autour du slip de bain. Pendant qu’il raconte il y a encore des éclairs et du tonnerre qui avalent beaucoup de ses mots. Chaque fois le vieux hausse les sourcils et hoche la tête : c’était encore vraiment pas loin. Il répète ce que Nash n’a pas pu entendre et Nash n’entend pas, il ne dit rien. Il ne regarde pas le corps du vieux, il regarde la petite fumée là où la foudre est tombée en plein milieu de sa mesa. La petite fumée est vraiment très petite, il faut regarder un peu à côté pour se rendre compte qu’elle existe, à l’Ouest de Dead Horse Canyon.

Le ciel violet craque enfin au milieu d’un coup de tonnerre et tire des fils de pluie jusqu’au sol devant la petite fumée. Le vent est Nord-Nord-Est, la pluie progresse vite vers Nash et le vieux. Ils l’entendent avancer sur l’argile qui change de couleur, la boue trempée devient rouge. Le vieux ne parle plus maintenant, il y a trop de bruit. Il bascule le dossier de son transat un peu plus en arrière, il étend de chaque côté ses bras et ses jambes. Ses bras pendent dans le vide et ses jambes reposent sur ses talons, la pluie arrive sur son corps et lave la poussière et la sueur et mouille le slip de bain qui devient rouge foncé. Nash est rentré dans la cabane en bois derrière, les bouteilles vides se remplissent ou se renversent sur le sol.

Si Nash était encore dehors il verrait que la petite fumée à l’Ouest de Dead Horse Canyon s’est éteinte

mais :

la foudre n’est pas tombée loin.

Elle est tombée sur un genévrier millénaire qui s’est embrasé. Le genévrier s’est consumé lentement et ses racines ont transmis le feu à la couche de tourbe souterraine. La tourbe a entamé une combustion lente et inextinguible qui pourrait durer des dizaines voire des centaines d’années.

La marche d’un feu de tourbe est inexorable

à l’Ouest de Dead Horse Canyon,

la température va monter à 345°C sous 95 centimètres d’argile

le feu va progresser d’un à deux mètres par semaine vers le Sud

il va longer Posey Creek

dans dix-huit mois il passera invisible entre les deux transats en toile de nylon

jusqu’à la cabane en bois dont il enflammera les fondations en pin

la cabane disparaîtra dans la nuit personne ne la verra brûler

le vieux et Nash seront repartis après leur saison de rangers

et le lendemain matin

un chien jaune

viendra renifler le carré de sol noir qui a poussé pendant la nuit

en plein milieu de sa mesa.

 

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‘‘ Quelle ombre sort de la nuit ? ’’ | Daniel Dobbels & Carole Quettier

Quelle ombre sort de la nuit ?
Daniel Dobbels | Carole Quettier
Performance effectuée au Cyclone le studio les samedi 28 et dimanche 29 mai 2022

« Je ne danse pas pour que l’on m’attende », dit, dans ses « Cahiers », Nijinski. Mais des danses peuvent attendre, patienter, vivre de souffles presque éteints et, sans s’y attendre, se voir ouvrir un espace, se conjuguer un temps propre à les accueillir, une porte se déverrouiller qui les enjoint à respirer en prenant corps – un corps, toujours, vient vers elles et en incarne l’âme, passant de la liasse à la liesse – et à « rappeler » au jour leurs écritures passées. Peut-être ne danse-t-on (rives et étranges bordures des danses) que lorsque les êtres semblent au plus loin, sont déjà au plus loin, très loin devant, en avant ou retirés dans leurs plus secrets abris ? Peut-être est-ce l’un des secrets et la pudeur la plus réfléchie de la danse : se « produire » hors de toute attente, conjurant ainsi ce qui demeurerait « déceptif », décevant, indifférent dans le cœur de toute attente ? Avertie qu’elle serait, étant née sans origines et comme telle orpheline, qu’un rapport trop greffé (noté par un greffier anonyme) aux lois d’un temps administré se révélerait n’être qu’un échafaud d’âges, nécessairement meurtris.
Détente mais non détention ! le « moindre geste » – pour reprendre ici une expression sans prix de Deligny – y trouve sa chance, son élan, son infime et même infirme liberté : l’une s’étend, l’autre s’appuie sur un point non contrôlé et s’accorde des sorties, de nuit comme de jour.
L’ œuvre de Schönberg en a descellé les gonds et desserré les compressions (du moins a-t-elle tout tenté en ce sens). Sortir est aussi périlleux que d’entrer dans un ordre. Une vie s’y joue qui ne sait pas et cherche une vision qui n’aveuglerait pas ses « sens ».
Olivier Revault d’ Allonnes, dans son livre, « Aimer Schoenberg » décrit et ana- lyse de façon bouleversante le mouvement inouï qui conduit et hante Les six petites pièces pour piano, opus 19 de Schönberg : « (…) Lorsqu’il écrit cette pièce – on ne peut pas dire qu’il la compose : il la pose, tout au plus – Schönberg revient des obsèques de Gustav Mahler ; il veut faire entendre, entre « piano » et un quadruple pianissimo final, et « très lentement », quelque chose qui pourrait passer comme un ultime hommage à Mahler, un minuscule « collage », un infime « pot-pourri » qui, comme la vie même du maître disparu, se ter- mine « ein Hauch », comme une haleine, comme une buée, comme un souffle sur un la bémol à peine audible » (Bourgois, p.60).
Ce « pot-pourri » (l’expression vient peut-être d’Adorno) est à entendre comme un ineffable sans fin. Un ensorcellement vague en remue les fonds et les em- pêche de tourner à l’aigre.
Se donne là, on pourrait l’imaginer et tenter de s’y fier, la tonalité de ces deux journées que nous a offertes Patrick Sandrin, dans le cadre si singulier du « Cyclone » : une haleine, un souffle volé au pire, des œuvres et des noms n’ayant cédé sur rien, hantés seulement par le fait que le dernier des souffles soit repoussé… que « l’accord parfait » se voit déplacé et, pour des raisons vitales, refusé ou différé… Schönberg, Kagel, Coltrane, Dylan… procède-t- on à un « collage » en associant ces auteurs en une sorte de programmation subjective ? Entre l’exhalaison et l’exaltation des noces se nouent, inattendues, imprévues mais ayant le pouvoir d’accorder des échos et des résonances là où les champs semblent désertés. Dans It’s all right, Ma, Dylan chante en fin de refrain : « So don’t fear if you hear a foreign sound to your ear, it’all right ma, I’m only sighing…”
“To sigh” est en anglais plus modulé et fluide que soupirer en français… mais ce qui s’y suggère de vertige et d’extrême, entre langues et langages, appelle en silence des Ponts… dont la parole et la danse ont aussi l’obsession.
Paris, le 28 mai 2022

Le 28 mai 2016 : « Il y a cinq ans, jour pour jour, nous avions pensé cette offre avec les mots qui suivent. Ils sont sans oubli et signent une fidélité qu’aucune circonstance ne pourrait effacer. » :
« (Texte de 2016)

Daniel Dobbels

CHORÉGRAPHIER/ÉCRIRE ?

Le lien se fait-il ? Se laisse-t-il lire ou voir ? Ou juste pressentir ?
Ou bien ne doit-il ni être noué ni dénoué ?
Cette « carte blanche » offerte par Patrick Sandrin ne déplie peut-être qu’une segmentaire plage de temps, d’autres « coins » restant enfoncés dans l’espace, fermés comme des angles qui pourraient, une autre fois, s’ouvrir et laisser transparaître une lueur d’existence passée, battante comme l’un de ces cœurs qui se sont croisés sans se fondre dans le strict silence.

Certains pourront s’y attarder, s’ils le veulent, à leur rythme et à leur pas; d’autres ne feront que la longer, émaillant leur parcours de quelques brefs regards veillant à ce que la distance demeure et ne soit pas rompue : la ligne d’attrait ou d’attraction (qui n’est pas d’horizon) dessinant dans son tremblement un monde d’apparitions qui semble obstinément se tenir par ailleurs, plus loin ou plus profond, plus réel et plus intime. Attente que rien ne saurait désavouer et qui s’impose intermittente et sans conteste. Un visi- teur (un invité) est plus libre de cours qu’un spectateur. Et la carte, blanche, fait d’abord signe d’une invitation, n’exigeant pas, par essence, de répondre, encore moins de faire preuve. Le temps qui passe (ou passé) laisse encore une faible marge où chacun a le choix de se dire : «Je veux bien y passer et y faire passer un peu de mon temps».

Quelques heures donc. Pour indiquer, rappeler ou suggérer quelques voies empruntées, certaines suivies, d’autres suspendues ou abandonnées. Sont- elle aimantées par un même souci (une seule obsession) ou ne sont-elles qu’esquissées, juste amorcées avant qu’un spectre s’en fasse l’hôte et l’occupant ? L’équation de Marcel Duchamp (peut-être héritée de Joyce) ne cesse jamais de flotter étrangement, inscrite comme des lettres chiffrées dans un espace aléatoire où rien ne brille ni ne s’éteint absolument. « A Guest + A Host = A Ghost ». Stance d’une instance joueuse ? Stase d’un jeu instable ne bénéficiant même pas de ce plan et de ce support qu’est l’échiquier où l’on déplace les pièces et réduit leurs marges de mouvements aux règles de la victoire, de la défaite ou du mat.

Chorégraphier n’est-il pas l’art d’éviter tous les pièges que les calculs et les contingences d’une existence dressent comme au-devant du corps pour qu’il s’y heurte et en soit stupéfié ? Une écriture, hantée par le temps perdu, par le temps qui se perd, n’essaie-t-elle pas, même en ayant recours à la ma- gie, de plier l’objet qui fait obstacle ou de courber le plan indéfini qui érige le vide comme un mur ou une dalle séchée… et de se promettre un autre corps pour passer corps et âme non pas de l’autre côté mais dans une zone de pures proximités, non pas rivales mais riveraines les unes des autres ?

Zone d’existence à laquelle le moindre geste rêve pour y composer des suites d’instants que l’enfer ne saurait condamner. Brèves épiphanies, secrètes illuminations, incertaines du temps qui prétendrait les accueillir, les recueillir et les transformer en forces utiles, pour en forcer les sens.

Le corps ne porte peut-être sur soi que ce désir de rayer la lumière sans la blesser, de faire entrevoir son propre rayonnement non meurtrier (ni soleil trop intense, ni braise de cendres noires). Serait-ce le vœu à peine émis, jamais prononcé, de cette présence, si peu sûre d’elle-même, de ces deux corps se silhouettant dans la lumière blanche de la Synagogue de Delme, lumière brûlée et intacte où l’absence est entière, où le jour est sans appels, sans aubes glaciales, sans mémoires à détruire ?

L’écriture ne chercherait-elle pas cette levée de temps où un corps viendrait vers elle, rayonnant mais veillant sur le sens de « gestes inapparents», suivant l’expression d’Egon Schiele, seuls en mesure d’effacer, en anticipant sans fin, l’extrême menace de voir « un corps rayé » hanter les temps, sans exception ?

Se rappeler, ici, les premières pages du « Journal » de Kafka : « Je priais en rêve la danseuse Eduardowa de bien vouloir danser encore une fois la czardas. Une large bande d’ombre ou de lumière lui coupait le visage entre le bord inférieur du front et le milieu du menton. Juste à ce moment, quelqu’un s’approcha d’elle avec les gestes répugnants de l’intrigant qui s’ignore, pour lui dire que le train partait tout de suite.

A la manière dont elle accueillit cette information, j’eus la terrible certitude qu’elle ne danserait plus. « Je suis une méchante femme, une mauvaise femme, n’est-ce pas ? », dit-elle. – « Oh non, dis-je, pas cela… et je me dis- posai à partir dans n’importe quelle direction… ».

Danser/écrire : ne pas céder aux gestes de l’intrigant qui s’ignore. Tenter cela… en partant et en cherchant dans toutes les directions…

Daniel Dobbels – 4 mai 2016.

 

PROGRAMMATION

SAMEDI 28 MAI 2022

15h00
Schönberg peintre, le corps et la nuit (Kandinsky, Gerstl, Schiele, Kokoshka) (1 h) Conférence par D. Dobbels

« Il faut que ce qui est sans lieu soit astreint à un corps » Merleau-Ponty

16h00
L’ombre du soir – 2018 (30 min)

Chorégraphie : D. Dobbels | Interprétation : C. Quettier Musique : Arnold Schönberg, La nuit
direction Pierre Boulez avec le New-York Philarmonic 2006

Solo dédié à Alain Fleischer et Danielle Schirman

A l’origine il y a cette phrase de Nelly Sachs
«Elle danse, une charge sur les épaules».
«L’ombre du soir ne pèse rien. Elle se place, étroite, étirée, mince comme un fil que l’existence ne peut suivre que par égard, là, entre les masses évidées, que les rêves ont désertées. Ne rien écraser en ce passage limité, dans le temps, dans l’espace.»
D. Dobbels

18h30

Avant-propos par D. Dobbels sur John Coltrane

Double impression – 2020 (16 mm)

Chorégraphie D. Dobbels | Interprétation: C. Quettier Musique : (alternate take) The John Coltrane quartet, Africa Solo dédié à Francis Marmande

Station unaire – 2022 | Création pour Cyclone le studio (30 min)

Co-chorégraphie de Daniel et Carole Dobbels
Musique: John Coltrane, Love Supreme, Live in Seattle (Interlude and Persuance) Solo dédié à Patrick Sandrin

« Pourquoi ne jouez-vous plus autant d’harmoniques qu’il y a quelques mois ? » « Pour le moment j’en ai assez. Les harmoniques sont trop difficiles.
Cela finit toujours par « couiner » »
(Entretien avec John Coltrane, « Je pars d’un point et
je vais le plus loin possible » éd. De L’Éclat)

20h00 | COCKTAIL DÎNATOIRE

 

DIMANCHE 29 MAI 2022

15h
Le corps acéphale, Michaux et la danse (1 h)

Conférence par D. Dobbels
« On préfèrerait dans le secret de soi un corps plus uniquement corps (corps: émouvant infirme)bondissant aveugle, sans tête…» (Michaux, Danse, 1938)

16h
« Mes « soudains » » – 2021 (22 min)

Chorégraphie et interprétation: C. Quettier Musique: Mauricio Kagel par Alexandre Tharaud

« Mes jambes coulaient sous moi… Je me surveillais…Je me savais toujours en danger de me trouver emporté en altitude, sur n’importe quel impossible corps qui se trouverait passer ou se tenir dans l’espace… Fini le solide. Fini le continu et le calme. Une certaine infime danse est partout… Désentravé, débrayé, devenu un être d’une nouvelle espèce, s’oriente vers une nouvelle patrie… plaine ébrieuse de la folie ».
(Henri Michaux, Connaissance par les gouffres)

 

17h30
Avant-propos par D. Dobbels sur Bob Dylan: Wounded Places

It’s alright, Ma (I’m only bleeding), 2022 (8mn)
Under the line, alone, 2016 (30mn)
Chorégraphie D. Dobbels | Interprétation: C. Quettier | Musique : Bob Dylan

« I was thinking of a series of dreams
Where nothing comes up to the top.
Everthings stays down where it’s wounded
And comes to a permanent stop. » (Bob Dylan, Series of dreams)

Corps en tout point en alerte mais aussi – paradoxe irrésolu – sous protection, soucieux des moindres figurations venant le frôler, le traverser, peser sur lui ou l’alléger ou le dispenser d’une peur soudaine (trop sienne). Il n’aurait, en un sens, qu’une tâche : danser de travers mais avec la plus aigüe des précisions (précision qui au- rait comme visée de ne toucher aucun but, de ne rien confondre, de révéler une forme d’osmose séparée de

 

Cyclone le studio
16/18 rue Vulpian
75013 Paris
cyclonelestudio.com

… Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux, vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Charles Baudelaire

… Nous ne sommes tués que par la vie.
La mort est l’hôte.
Elle délivre la maison de son enclos et la pousse à l’orée du bois.
Soleil jouvenceau, je te vois ; mais là où tu n’es plus.
Qui croit renouvelable l’énigme, la devient.
Escaladant librement l’érosion béante, tantôt lumineux, tantôt obscur, savoir sans fonder sera sa loi.
Loi qu’il observera mais qui aura raison de lui; fondation dont il ne voudra pas mais qu’il mettra en œuvre.
On doit sans cesse en revenir à l’érosion. La douleur contre la perfection.

René Char

Benoit Vincent | Heidegger à la plage 12

 

Il a fallu passer par là
le train, la poussière
le fracas, le contact
et puis l’eau et le soleil

Mais le résultat est là.

Deux cents feuillets jetés
aux crabes
et cent de mieux réhabilitent

La maison.

Ailleurs.

Il faut quitter.
Pour revenir.

 

La dame ne l’a plus vu, une fois la valise bouclée il s’est hâté vers la gare. Il s’est juré de revenir. Il a inventé la vacance d’esprit (Geistesabwesenheit), comme une espèce de chambre forte (Tresor), ou mieux, d’antichambre de ce qui risque de se produire (Veranstaltungvorzimmer). L’écriture risque de se produire.

Aussi toujours quelque chose est possible, pour autant qu’on lui laisse la place, la place réservée, la vacance.

Telle est l’invention de l’été, son échafaudage laborieux – sa fragilité d’insecte-instant.

Être ce n’est pas être en continu, mais en pointillé, le simple fait de la mort comme du sommeil en attestent. Ces vacances – naturelles – servent à ressourcer le moteur. Dans notre vie sociale et économique, dans notre vie intellectuelle, nous autres humains, qui n’avons pas la main sur les saisons ni la course des astres, nous pouvons toutefois aménager ces plages dans l’ordre du langage, c’est-dire dans l’ordre du récit et du poème, c’est-à-dire dans le mot.

Telle est la plage que j’ai entrepris d’écrire.

 

Benoit Vincent | Heidegger à la plage 11

 

Le lendemain de la soirée chez le podestat, la poisse : la gueule de bois.

Le philosophe a pensé que se baigner dans l’eau fraîche (sinon pire) produirait une espèce de choc sanguin qui le guérirait instantanément.

Il n’en fut rien. Nager, même, les jambes froides, relance le mors de tête.

Il se résolut alors que seul le soleil le plus piquant, celui du zénith (qui approchait) serait le seul à même de l’apaiser, de dé-tenir les tenailles.

Pas de Traminer de 13h ce jour, quand les autres se dirigent nonchalamment vers le primo piatto-secondo piatto-contorno-dolce-e-caffé, le philosophe reste comme une tortue sur le caillou. Il néglige les attentions et balaie les invites, il explique qu’il dort un peu.

Sur la pierre, dont il a conservé la surface moins brûlante pour la cure sous sa serviette, c’est tout comme s’il agrafait chaque blessure, chaque point de la douleur, chaque nœud, chaque bleu du corps et de l’esprit de manière à l’arracher en fin de cuisson, à l’abandonner au cul de la fonte.

Il devient la tortue. C’est comme s’il pénétrait la roche, ou que celle-ci en quelque sorte le tamisât, tamisât son corps, tout son être.

Lorsque après s’être endormi, il put constater l’étendue des dégâts du soleil, le mal de tête, en effet, était passé.

 

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Benoit Vincent | Heidegger à la plage 10

 

Cette année, la pension ne fait plus les repas :
la vieille mère qui était la vielle fille est trop fatiguée,
elle tremble comme une feuille.
Le mari est inopérant, devant l’écran.
Les casseroles débordent et les verres tombent à terre.
Et vice-versa.

C’est embêtant, il faut toujours trouver un endroit,
beaucoup chercher,
avant le bon.

Celui-ci ne fait que les apéritifs, spritz patatine,
remugle de Saxe,
triste,

Celui-là seulement les petits pâtés de pain
garnis, mais ce n’est pas
ce que j’appelle
un repas.

Il y a bien l’autre, en retrait,
c’est même pas mal, sur la place,
qui dirait une autre ville,
loin des mers,
dans un faubourg naissant,
biais,
mais qui est un peu cher.

Le petit ballotin
de pâte avec la viande
bouillie aux céleris,
très chinois,
l’emporte pourtant.

 

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Benoit Vincent | Heidegger à la plage 9

 

Vendredi, la guigne : les méduses.

Subitement elles arrivent, subitement elles sont là.
Rien à faire, nager parmi elle
relève punition, torture.

Fragiles et délicates
somptueuses, de soie et d’éclisses
elles rendent à elle-même
la mer, son eau,
la restituent.

Les humains sortent de l’eau, puis les regardent
Comme ils les jaugent, ils les commentent
Ils les méprisent.

Êtres impossibles, les méduses
aliènent la mer.

Annexes.

À juste retour.

 

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Benoit Vincent | Heidegger à la plage 8

 

1.

On ne sait plus comment il a réussi à grimper sur cette dalle noire, inclinée et coupante de schiste, toujours est-il qu’elle offre un panorama comme qui dirait imprenable. Prenable ou non, la vasque formée par les écueils est simplement, apparemment, belle, féerique, plus justement mirifique, si les Nibelungen avaient pu rejoindre les rivages méditerranéennes, qui sait quels impérissables vers ils auraient gravés sur les marbres, qui sait quelles créatures auraient forgé ces paysages, et dans quel but ! (Autre chose que ces dégénérés romantiques de Kleist, Rilke et même Schelling !)

Deux grandes pierres plates, carrément levées à angle droit, comme plantées verticales, forment une espèce de paroi. Côté montagne, l’éboulement de gros blocs hasardeux présentent diverses ocelles, souvenirs de tempêtes passées, où viennent pourrir quelques algues brillantes de sel, décolorées.

À gauche un grand tablier de ce schiste majestueux et froid, avec de grands dossiers du même, où se lover, n’était l’angle trop aigu et l’arrête contondante. Toute la pierre noire schiste, régulièrement veinée de marbre blanc. C’est discrètement élégant et souvenir pétrifié, au vu des renversements de strates, de la violence des ères géologiques locales.

Toute l’eau est bleue, mais turquoise, et la mer s’enfonce profondément, à l’image de la pente de la montagne surplombant, cinq mètres, dix mètres, cent !

Toute la partie intertidale, écueils aussi partout, est couverte d’une dense et cotonneuse prairie basse à cistoseires, queues de pan ou rissoelles. Paysages d’une autre échelle : marcher doucement dessus est comme courir dans l’alpage, à peu de chose près ; s’y asseoir, regarder les nuages.

Ce ne sont pas les nuages qu’il regarde pourtant, mais la forme de l’eau. Comme eux celle-ci est changeante : n’est-elle pas du même tissu ?

C’est une contemplation aussi infinie qu’infiniment inédite. Elle appelle aussi à l’oreille, les sons des vagues, de leur fracas, et même le son qu’elles produisent lorsqu’elles se retirent, cette aspiration, et même lorsqu’elles sont loin du rivage, leur ondulé sonore, leur éclaboussure, leur voussure, leurs gargouillis et leurs épurges qui s’étranglent et s’étirent dans les cunicules de la roche.

C’est inédit, infini. C’est toujours différent et pourtant c’est toujours l’eau , la forme de l’eau, la forme de ce qui échappe à la forme – qui les épouse toutes.

 

2.

octobre
Laisser là l’eau
alors froide comme elle noircit
dans le fond du jour

Celui-ci en slip de bain
déplie sa canne à pêche et sort
depuis vingt minutes
de petits sars

L’eau est dure
bien que toujours transparente
opaque, dans le tramont

Depuis la terrasse,
un verre de traminer
seul, le regard
échoué d’angle mort
apaisé.

Eau épouse nuit.

 

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Benoit Vincent | Heidegger à la plage 7

 

À l’hôtel, à la plage, dans le train ou au restaurant, impossible de savoir comment et qui a aperçu ou reconnu le philosophe pour qu’il reçoive, ce mercredi, une invitation à dîner chez le podestat.

Il n’aime pas les mondanités, c’est une banalité, mais il suppose qu’il est obligé de s’y rendre – ce qui cause toute une série nouvelle de nouveaux soucis.

Le podestat habite l’une de ces villas façonnée en château féodal de la MittelEuropa, qui fleurissent ces temps-ci sur le littoral. Un château de Stauffen ou de Münchhausen miniaturisé, presque un jouet de château, en avant les histoires.

C’est très vulgaire. Et, pour s’y rendre, il faut grimper l’une de ces muletières qui filent direct à la mer – autre curiosité de ce pays escarpé. Autre cause de perturbations physiques – le muscle/la sueur.

La muletière longe un couvent dont la chapelle est accessible au public et devant laquelle se trouve une espèce d’immense mosaïque de petits galets noirs et blancs dessinant une scène navale sur la mer, une crique, et quelques figures fantastiques obscures.

Ce petit site, où se trouvent en outre quelques bancs de pierre, font la soirée du philosophe. L’un des bancs donne d’ailleurs sur la mer. Il s’y assied.

C’est aussi sobre que somptueux.

Il regarde la mer et le ciel et le parapet du mur de schiste qui l’en sépare. Il se demande s’il est invité parce qu’il est un philosophe, ou parce qu’il est ce philosophe, mais, dans les deux cas, il se demande comment on a pu le connaître et reconnaître : a-t-il à ce point la figure générique du philosophe ? ou au contraire : est-il à ce point connu, de par son visage, dans ce pays étranger ? Dans les deux cas cela reste inquiétant.

La descente, qu’il a tenu à faire seul et à pied, par le même chemin qu’à l’aller, est plus difficile après le roast-beef, les vins, les gâteaux, le café et les liqueurs trop sucrées.

La soirée fut éprouvante mais – à part le chemin – la petite calade de la chapelle lui procure, au retour comme à l’aller, alors que mal se distinguent les formes qui semblent se fondre l’une dans l’autre (pierres, bancs, muret, galets, montagne, mer, ciel), un bonheur immense, un immense bonheur.

 

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Benoit Vincent | Heidegger à la plage 6

 

La mer déchaînée vient battre contre le vent.
La mer déchaînée se déchirer avec fureur sur les rochers.
Combien de molécules viennent-elles ainsi continuellement s’arracher et combien retournent-elles, assommées, vers le frénétique tourbillon ?
En ce moment précis, des tempêtes, des eaux calmes, des mers d’huile, des abysses, des geysers, des ouragans, en même temps, dansent dans l’espace. Milieu hostile.

Quoi, le poisson ? Qu’est qu’il connaît du “milieu”, celui-ci, sinon simplement “de l’eau” ?

Et puis, ce n’est pas “la mer”… ce n’est qu’un morceau d’elle, une apparence, l’écume, le rivage, ce ne sont pas la mer, non, ce ne sont que des subterfuges qu’elle a trouvés pour nous la faire apparaître.

C’est exactement, renversé, le mythe de la caverne.

Le rivage, l’écume, le rocher : c’est une mer sans essence.

 

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Benoit Vincent | Heidegger à la plage 5

 

Il se trouve
que revenir ici, à cet instant précis,
près des bassins,
des roches,
des eaux bleuies par l’immense solitude
du ciel

Il se trouve
que revenir ici, au vin âpre,
à la doucereuse brûlure
du soleil,
à l’emmerdement des familles,
radunées sur la plage
te plonge, plutôt
te rapproche (rapproda)
au noyau, à l’os.

Pourquoi, quand bat le silence
du soleil, imperturbable
et impitoyable
vient ce désir de lire
des livres de philosophie ?

Sans doute, ou peut-être
parce que Montaigne disait
de l’apprentissage de la mort
Je ne sais pas mais
Heidegger passe mille fois mieux
auprès de la mer historique
dans l’époque mortuaire
dans le pays des Biens :

Que sais-je ?

Des rochers glissés immergés inconnus du fil (de la lame) d’eau : je ne sais rien
Des morceaux de plastiques, mégots, fragments de notre vivre, inconscients qui imperceptiblement s’immiscent dans le vivant : je ne sais rien
(Si l’eau est le vivant : je ne sais pas)
Du chant des algues et de la nage des poissons : je ne sais rien
De la plainte des ondes et du ressac : assurément je ne sais rien
Du blues de l’eau, des navires en perdition et des accueils mitigés : je ne sais rien
Du beau, du bien et du bon : je ne sais rien

Et je me fous un petit peu de Platon dans les sables
quand je porte mon Heidegger
dans le maillot

Honte. Un peu, et un peu je m’en fous
Parce que rien n’est plus important, à cet instant précis
en ce lieu-même

Que de se foutre à l’eau
De fumer une cigarette sur le rocher
de ramasser les mégots, les canettes des autres
De jouir d’un soleil inouï
(Le soleil est toujours inouï)