Nous ouvrons l’année avec Clémence Dumper., que nous retrouvons. Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans-Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.
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“ … il est doux de perdre la conscience de ses malheurs.”
Sophocle, Oedipe Roi
Joe lui avait pourri la vie depuis sa plus tendre enfance. Même si sa mémoire ne pouvait remonter jusqu’à sa propre naissance, ses premiers souvenirs étaient empreints de violence autant que de crasse et de désamour. Il pouvait jurer sans ciller que, même bébé, il n’avait connu à sa mère que trois aspects : saoule, sale, terrifiante.
Les premières années de toute vie sont telles que l’enfant aime instinctivement sa mère – l’enfant cafard doit bien aimer sa génitrice. Les brûlures de cigarette, les premiers coups, la négligence : tout cela ne l’avait pas empêché, au début, d’éprouver pour cette femme une sorte d’affection naturelle.
Elle le laissait chialer dans ses couches souillées de merde. Elle oubliait une fois sur deux de le nourrir. Elle le réveillait en pleine nuit en gueulant, ou lui en collait une quand il avait la mauvaise idée de vouloir dormir avec elle. Plusieurs fois il était sorti de son petit lit et avait vaillamment marché sur ses pattes potelées, avant d’escalader le grand lit puis le corps bouffi de sa mère. Il était assoiffé de câlins, de caresses, de douceur, de quelque chose qui lui aurait fait comprendre que vivre n’était pas une tare. La main sur sa face venait contredire ce rêve.
Petit à petit, en grandissant, il avait appris à la désaimer, à se prémunir contre sa haine infernale. Il avait rapidement compris que les larmes ne savaient pas attendrir mais exaspérer la haine maternelle. Alors il avait arrêté de pleurer. Même quand il avait faim. Même quand il avait mal. Tout le temps.
Le premier mot qu’il prononça fut « Papa », ce qui lui valut une monumentale fessée. Car l’ivresse décuplait sa force – elle était encore jeune. Là où les autres avaient une mère, il ne disposait que d’un amas de chair malveillante qui empestait perpétuellement le whisky et qui dégoulinait d’injures. Il avait limité le contact physique au strict minimum. Il avait étranglé sa faim de douceur et, au fil des ans, il avait en quelque sorte apprivoisé cette folle, s’en tenant le plus à l’écart possible. Il se persuadait qu’il n’était pas sorti d’elle – on s’arrange comme on peut avec
le réel.
Chaque heure en sa présence faisait grandir en lui la volonté inébranlable de se venger un jour. Cela restait silencieux, bien loin sous la peau, docile animal qui savait patiemment attendre.
En voyant les parents des autres venir les chercher à l’école, il avait bien compris l’envers du décor : les mères ne sont pas toutes des créatures abominables, les pères existent parfois. Le sien, elle lui avait toujours raconté que c’était un connard, un lâche, un triste sire. Il l’avait engrossée un soir de fête et s’était barré comme un déserteur – il n’avait jamais su qu’elle était enceinte de lui, ce qu’elle omettait bien de dire. En riant, car cela lui arrivait parfois, elle racontait qu’elle lui avait vomi dessus après leur étreinte, comme si elle savait déjà qu’il ne méritait pas mieux. Elle n’avait, depuis lors, été touchée par aucun homme.
L’enfant l’avait crue au début. Ce salopard de père servait de creuset à tous les malheurs de sa mère. Il s’était par la suite prudemment détaché de cette idée : avant ou après lui, cette femme devait demeurer impossible à aimer. Aussi se jura-t-il de n’en aimer aucune et jeta discrètement son
dévolu sur les garçons.
L’école ne se passait pas trop mal pour lui. Il prenait soin d’avoir l’air normal, de planquer les bleus, les marques rougeâtres de brûlures sur ses bras. Personne ne se souciait qu’il soit en manches longues été comme hiver.
Il trouvait mille excuses à l’étonnante absence de sa mère au réunions, aux kermesses, à tout événement qui réclamait normalement une présence parentale. Elle travaillait la nuit, ou elle était malade. Il lui créait ainsi, pour les autres, une vie héroïque de mère sacrificielle. C’était
toujours ça de pris.
Cependant, Joe était tellement imbibée d’alcool que son cerveau ramollissait. Elle semblait avoir loupé la croissance de son fils. Aussi continuait-elle à le bastonner régulièrement au moindre prétexte sans se rendre compte qu’il devenait un homme. Ceci causa sa perte.
Le soir de ses dix-huit ans, il eut l’audace folle de lui signaler que cette date était celle de sa naissance. Il était dix-sept heures, elle était déjà ivre et il la regarda dans les yeux en prononçant la remarque provocante.
– Joe, c’est mon anniv ! Tu as oublié, comme toujours !
Elle resta un temps interdite dans son vieux fauteuil élimé, parsemé de taches de diverses natures, ce qui laissa à son fils tout le loisir de l’observer en détail, comme s’il voulait incruster dans sa mémoire rétinienne l’image pitoyable de cette femme déchue.
Ses cheveux sombres et gras pendouillaient dans son cou, dessinant de sinueux ruisseaux noirs dans les plis graisseux de sa chair blafarde. Sa bouche semblait inexorablement entraînée par la chute, vers le double menton. Ses yeux bouffis ne traduisaient qu’une vague et lointaine surprise, ainsi qu’une forte alcoolémie. La chaleur était plomb, ce 4 août unique. Il regardait avec un dégoût habitué son corps flasque à travers le débardeur blanc sale et lâche qu’elle portait et qui laissait voir d’autres plis, d’autres méandres d’une peau qui n’aimait plus rien, si ce n’est l’alcool et a violence. Elle était en culotte et ses jambes à peine pliées ressemblaient à deux cierges mous. Cette femme était cireuse. Il ne pouvait même pas avoir le réconfort facile de se dire qu’elle avait dû être belle dans sa jeunesse. Elle était née monstre : voilà la certitude qu’il avait cruellement acquise au fil des ans à son propos.
Les vapeurs de bourbon faisaient luire son visage, et c’est d’une bouche liquide qu’elle articula difficilement les mots – qui se ressemblaient étrangement à chaque anniversaire manqué.
– J’aurais dû te faire au dessus des chiottes et tirer la chasse ! T’es bien un connard comme ton père !
Avec de lourdes difficultés, elle se leva, affreuse poupée de cire plus proche du Golem se mouvant mollement. Il la regarda s’approcher et prendre la bouteille presque vide qu’elle vint lui fracasser sur la tête. Il sourit – elle resta bête.
Il avait remarqué depuis longtemps l’angle tranchant de la vieille cheminée en marbre et, de toutes ses forces, de toute sa joie enfin aperçue, il poussa cette femme la tête la première vers cette arête saillante.
Il était grand et fort, et il n’était pas saoul. Il la poussa avec sa masse physique venue se superposer à une haine viscérale nourrie depuis presque toujours contre cette étrangère.
Ça ne fit pas beaucoup de bruit. Corps flasque et chute molle. Elle n’eut même pas le biais de crier. Le sang était beau.
Maman est morte aujourd’hui.
Il eut pour la première fois un sourire extatique et sincère.
Josiane Caste était morte chez elle, ivre, victime d’une mauvaise chute et, vu son état ces derniers temps, le fait n’étonna guère le reste du monde. On en vint même à plaindre son pauvre fils adolescent qui l’avait trouvée décédée en rentrant chez eux, le jour tragique de ses dix-huit ans.
Il put enfin vivre. Rencontrer des gars, jusqu’à celui-là, plus âgé certes, mais tellement idéal. Viril. Intelligent. Excellent baiseur. Coup de foudre immédiat.
Ils sont ensemble depuis deux ans. Ils parlent, rient, vivent. Comme des fous.
Au détour d’une conversation, et plein de la curiosité si propre à sa jeunesse, lui vient une question saugrenue.
– Tu as déjà été avec une femme ? – sourire amoureux de l’autre. Bof… Il y a une éternité, je devais avoir ton âge. J’ai essayé pour voir, même si j’avais déjà mon idée. J’ai du mal la choisir car c’était la plus timbrée de toutes ! Pas très jolie avec ça, mais bon, pour essayer, je m’étais dit que ça suffirait… J’te dis pas le fiasco. Total ! Elle était tellement saoule quand je l’ai baisée, elle m’a gerbé dessus à la fin, ça a achevé de me dégoûter.
– Ah ah ! Quelle expérience ! Comment s’appelait cette merveille ?
La lenteur de la réponse n’ôta rien à son horreur. Le temps se dilata, rejoignant cette drôle d’éternité qui pare les grands moments, les pires et les meilleurs. La bouche de l’homme aimé articula l’atrocité et le jeune homme, heureux depuis peu, libre depuis son crime, vivant comme un roi légitime une vie méritée, n’eut alors qu’une envie, étrange autant qu’irrépressible: se crever les yeux.
– Mmmmh… Il me semble… Attends! Elle avait un diminutif de mec, c’est ce qui avait dû me plaire, un surnom qui sonnait américain. Une folle pareille, je te jure, je devais déjà savoir que je préférais les hommes! Je ne l’ai plus jamais revue après. Putain ça va me revenir.
Un surnom de mec… Je l’ai! Oui, c’est ça ! Joe!!! Personne ne l’appelait autrement… Joe !