Archives de catégorie : Feuilleton

Benoit Vincent | Heidegger à la plage 3

 

Sur l’écueil, la mer
le bleu et trop
de livres.

Tricot de peau de laine jaunie.

Arrive un groupe de jeunes gens du coin
quatre garçons
quatre filles
les surhommes les surfemmes.

à jamais, je reviendrai, pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit

Ils viennent sans cesse,
adversaires redoutables,
signifier notre fin,
la fin du vieil homme
à la plage.

Ils ont un ballon et ils jouent.

Insouciants, nous écrasent,
avec leurs peaux mordorées,
leurs muscles,
leurs chairs
– chair des garçons – chair des filles –
beaux, beaux,
inexorablement beaux et jeunes
et ils nous écrasent,
nous, nos tricots jaunis,
nos slips de bain trop larges,
nos vieilles jambes blanches
et nos yeux flétris.

Usant du ciel comme chemin
de la mer d’argent comme une lame
du soleil comme un regard.

Inlassables, ils reviennent.

Nous enfoncent loin dans le sol,
sur la terrasse d’un restaurant,
où tous les tentacules,
tout le vin blanc frisé,
n’échappent pas à
l’écume.

“l’essence du péril s’abrite en retrait”

 

suivant

Benoit Vincent | Heidegger à la plage 2

 

Dans les roches se dessinent – d’elles-mêmes – de nombreuses figures, tantôt nobles et majestueuses, tantôt grotesques et misérables, tantôt monstrueuses, tantôt d’une affligeante banalité.

Quelle est leur raison d’être, sinon qu’on les décrive banalement ?

*

Toute la virulence de l’onde, qui se déchire en mille vagues, selon plusieurs régimes de forces (différents d’intensité, comme de directions, de couleurs et de formes)

*

Lorsqu’on se voyait, après, dans la glace, dans le miroir, on observait les différents coups de soleil. Parfois, si quelqu’un avait gardé son tricot de peau, de peur de l’insolation, il pouvait constater cet effet manifeste du tissu, à savoir que le soleil avait comme concentré ses efforts sur la charnière entre la couture du tissu et la peau nue.

 

Cet effet de l’impensé ne laissait pas de l’étonner.

*

Et les volutes, virevoltes et fracas [illisible] des arrachages des vagues, quel pouvait être leur lien avec les strates tortueuses, les obturations, les sutures, les ruptures, les cannelures des veines de marbre dans les chaos du schiste ?

*

Le vieil homme observe son contemporain, en slip de bain rouge, qui entreprend sa troisième baignade. Il devait avoir le même âge, peut-être était-il plus vieux. Sa peau était orange de soleil et il avait de belles dents ; une coiffure de cinéma. Assurément il paraissait plus jeune que lui-même. En meilleure forme. Et plus apprêté, au regard, au galet, à l’onde fraîche, au monde.

Le vieil homme, blanc, très blanc, se pelotonnait derrière ses chaussettes un peu délavées. Il méditait sur les brûlures qui ne manqueraient pas de lui venir sur les ailes du nez.

*

Enfin le chien ramenait le bâton.

Mais si le bâton allait dans la mer c’était encore mieux. Il se jetait en elle avec un évident plaisir.

Mais sans bâton, il n’irait pas dans l’eau – elle me fait remarquer. Il ne sait pas jouir de l’eau en soi.

Son rapport avec l’eau, le bâton et la main est mystérieux, mais il est moins mystérieux que sa soumission naturelle (on dit fidélité).

Le chat est plus un “connard” – elle me dit – et moi je le comprends mieux. Je ne vois pas ce que les gens trouvent à dominer ainsi le chien, ce rapport de dépendance, ce jeu de dupes, ce regard qui supplie.

 

suivant

Clémence Dumper • Mythologies 6. Le crépuscule de l’idiot

Nous ouvrons l’année avec Clémence Dumper., que nous retrouvons. Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans-Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

< Précédent Suivant >

 
“Ah! Si seulement tu pouvais entendre, parler, et me dire où il se dérobe à ma force! Aussitôt sa cervelle écrasée coulerait çà et là dans la caverne, et mon cœur se consolerait des maux que m’a faits ce misérable Personne!”
Homère, Odyssée

 

Il a deux yeux, comme vous et moi, et il ne semble en avoir qu’un tant sa vision du monde est monotone, monocorde, sans autre possibilité que ce lui seul pense. Et il pense assez peu. Et il pense assez mal. Toujours dans un seul sens, unique et invariable. Fermé pourrait-on dire.

Les pensées de Paul Iphème se limitent à trois éléments: la violence, la paranoïa, la haine, sainte trinité absurde d’un esprit limité.

Paul est un homme, et se rapproche pourtant d’un animal, basique, qui ne réfléchit pas, qui ne tolère pas l’autre, en a peur, et qui refuse d’agir autrement que selon les règles que lui-même s’édicte.

Le monde tourne, certes, mais il ne tourne pas comme Paul le voudrait. Le monde tourne mal, donc, à ses yeux – à son œil dirons-nous. Paul ne supporte pas ce que les autres affublent du nom inique de MODERNITE.

Paul ne supporte pas la façon dont le monde tourne. Paul supporte peu de choses finalement et se retrouve, la plupart du temps, assez seul.

Paul aurait pu être un très bon dictateur. Paul aurait pu être un très bon “débatteur” dont est friande de nos jours la société.

Pour lui qui n’a qu’un œil dans sa tête, le monde ne devrait fonctionner que par binarité. Les races sont inégales. Les sexes sont inégaux. La force et la faiblesse jamais ne se rejoignent. On ne peut être que dans un camp. La nuance est une absurdité handicapante, presque autant que la tolérance, qui mène, d’après lui, l’être humain à sa perte.

Paul ne supporte pas l’altérité. L’autre, cela n’existe pas pour lui, cela ne mérite pas d’exister ou – il sait se montrer magnanime – cela doit rester, simplement, à sa place.

La société va mal, Paul le pense très fort, Paul le pense très mal. Tous ces étrangers qui arrivent, à ses yeux, ne sont personne. Toutes ces nouvelles lois, qui autorisent la décadence, le mariage entre deux sexes identiques, l’adoption par les couples contre nature, tout cela n’existerait certainement pas dans un monde dirigé par Paul. L’avortement, la parité, la procréation médicalement assistée: tout dans le même sac, tout à gerber, à lui faire faire des cauchemars dans ses nuits solitaires.

Le divorce, déjà, il était plutôt contre. Car on ne défait pas ce qui a été noué. Cette théorie rejoint sa vision de l’étranger: quand un peuple existe depuis des siècles, il n’est pas bon que d’autres sangs viennent le diluer.

Qu’ils restent chez eux, même s’ils y meurent? Oui, trois fois oui, car c’est ce que Paul appelle le destin. On ne fuit pas son peuple. On honore son peuple. On ne le mélange pas à d’autres qui viendraient faire tourner autrement un mode de vie durement établi !

Paul hait les étrangers, déteste les pédés, méprise les femmes et conchie les nouveaux penseurs qui rêvent – les cons ! d’une société égalitaire. L’égalité, c’est bon pour les bobos. Le cerveau de Paul, finalement, s’apparente à un petit pois hargneux.

Paul se sent incompris. Forcément. Paul se sent en avance sur son temps, ou bien d’une autre époque, d’un âge d’or où l’homme, le vrai, n’avait pas peur d’en être un. Il se pense trop intelligent. Il se pense maudit, entouré d’incapables qui ne comprennent rien.

Paul n’est pas dictateur – il aimerait. Paul n’est pas chroniqueur télé – il adorerait.
Non, Paul n’est rien. Une masse de chair, de muscles et d’ignorance.

Il rumine devant sa télé. Il râle contre tout. Il change de trottoir lorsqu’il croise un arabe, le jour. Le jour car, la nuit, Paul devient tout puissant, il sort en ville et déambule sans but. Sa stature imposante le protège. Il en est fier.

Paul erre dans les bars. Il boit. Beaucoup. Il aime s’enivrer de bon vin bien français (il a découvert, il y a peu, horrifié, l’existence inepte de vins australiens). Il boit jusqu’à plus soif et, une fois qu’il est bien saoul, Paul Iphème va traîner dans différents quartiers, pour casser du pédé ou de l’arabe, ou tout ce qui ressemble de près ou de loin à un autre.

Il toise ceux qu’il croise, ces êtres décadents qui hantent, la nuit, les grandes villes en perdition.

Et, de temps en temps, il parle à un de ces êtres – improbable rencontre entre un intolérant ivre et une âme perdue. La discussion s’engage, la nuit, bien plus facilement, comme si l’ombre facilitait le dialogue entre langues étrangères. Il s’engrène tout seul – l’alcool aide bien les choses. Il
commence à crier et une cruauté animale se faufile dans ses veines. Il est pourtant un homme. Un monstre tout autant.

Paul est ce que l’humanité peut pousser le plus loin dans l’inculte barbarie.

Il est en somme la bête qui repose en chacun d’entre nous. Chez lui, la bête est vive.

Ces êtres à qui il parle, la nuit, dans les rues de la ville, il finit par les tabasser. Poings, tête, dents: tout son être devient arme. De son pied à la force décuplée par la fureur, il écrase des mâchoires inconnues contre le bitume. Il aime les craquements que font les os brisés. Il aime l’odeur du sang, impur, qui coule de leurs blessures. Il massacre, il étouffe, avec sur les lèvres un sourire satisfait. Oh! Qu’il aime ça! Vraiment! Dans ces moments obscurs, il se sent compris – par lui seul.

Il arrive parfois que la victime meure. Face écrasée. Souffle coupé. Alors, sans vraiment être maître de ses gestes, de ses pulsions, Paul s’agenouille lentement et commence à croquer dans le corps mort.

Il faut voir son visage alors, son menton plein de sang, ses dents qui poignardent ardemment la chair encore chaude. Il faut voir son regard, ses deux yeux fous habités d’une lumière que seule la sauvagerie peut faire luire ainsi. Il est tout sauf humain. Il est une bête haineuse dont la soif de
suprématie ne s’étanche jamais. Il est le loup vorace, la hyène furieuse, chimère aux multiples pelages que plus rien ne raisonne. Bouffer l’autre, car l’autre ne doit pas exister. Scène crépusculaire, cannibalisme urbain.

Puis il rentre chez lui, repus. Il s’endort tranquillement, rêvant d’un monde meilleur, régi par ses seuls codes, heureux et soulagé d’avoir ôté de la surface de la terre un nuisible, un être infâme. Rien de religieux. Rien de philosophique, vraiment. Une pensée unique, qui est tout sauf pensée.

Paul ferme ses deux yeux. On pourrait dire, tant est obtuse sa vision, qu’il n’en a pourtant qu’un. L’œil de Paul n’est peut-être que le reflet douteux du pire que nous portons, chacun, en notre sein. Un œil rond comme le monde. Qu’il serait bon, un jour, de crever violemment.

 

Clémence Dumper • Mythologies 5. Matricide pastoral

Nous ouvrons l’année avec Clémence Dumper., que nous retrouvons. Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans-Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

< Précédent Suivant >

 
Descendant de la famille maudite des Atrides, Oreste tue sa mère et son amant afin de venger son père assassiné par eux. En assumant son acte, en méprisant le remords, Oreste devient libre.

 

Le sang sur les mains, il ne s’en souvient pas. Ou plutôt, ça ne l’affecte pas. La chaux efface tout, les cris comme les corps.

Du sang de folle. Du sang maternel. Il est né de ce sang et il renaît dedans.

Ses grands yeux suppliants, ça ne l’affecte pas. Ni chaud ni froid. Elle aurait souri, l’effet était le même. Le sang et le regard ne hantent pas ses cauchemars, pas plus que ses souvenirs d’enfance avec elle, puisqu’il n’en a pas. Bébé, il est parti pour ne revenir qu’adulte. La mère voulait cela car elle ne pouvait pas perdre son temps à élever son premier enfant.

On ne tue pas sa mère, mais les bêtes féroces, on est autorisé. Les proies le remercient.

Ces cons de villageois le gratifient gaiement de grands sourires désormais. De grands sourires reconnaissants, complices. Ils sont comme des enfants dont le tyran est mort. Heureux et presque libres. Car il a au fond de lui l’intime conviction que ces imbéciles, trop friands de soumission, trouveront vite un autre joug. Ils ne peuvent vivre sans.

Alors il les laissera à leur drôle de vie, faite d’infériorité voulue, de prison désirée.

Ce qui l’inquiète le plus, mais de loin, comme ça, c’est sa sœur, il le savait d’avance. Trop soumise. Trop imprégnée de la toute puissance de cette ignoble femme. L’être humain est modelé de telle sorte qu’il renâcle souvent à savourer sa liberté. Trop de vertige. Trop de champ des possibles. Alors que la petite cage dans laquelle il se meut, dans laquelle il se ment, présente tout le confort d’une vie d’écolier. Un cadre bien rigide et un rythme immuable qu’on suit docilement. Et croire obstinément qu’une autorisation supérieure, souveraine, sera nécessaire pour franchir des limites invisibles. L’homme a besoin de ça. Ce constat le désole. Besoin d’une dictature ou d’un État papa. Besoin qu’un autre nous montre la voie qu’il nous faudra. Et croire avec ferveur que cette voie est nôtre.

S’illusionner sans en souffrir. Emprunter cette route, cette vie, sans même contester, sans même réfléchir. Filer droit. Rassurés.

Le sang du beau-père, il ne s’en souvient pas. Cet amant abruti. Qui voulait être roi à la place du roi.

Le village. Sa seule réputation, désormais, réside en cette affaire. Sinon, il s’agirait d’un village banal. Pas de légende obscure si ce n’est, bien sûr, celle de sa famille, maudite et dangereuse. La famille Atray…

Mme Atray mère a fait taire tout le monde lorsque son cher époux fut retrouvé mort, écrasé par une vache. Il s’agissait bien sûr d’un parfait accident, auquel personne n’a cru, excepté la police. Oui messieurs, une vache est tombée, en passant la barrière. Une vache, ça se pousse, surtout à quatre mains.

Il était cinq heure du matin, un vêlage arrivait. Monsieur Atray y était allé seul et Madame dormait, épuisée par une migraine tenace. Quand Madame s’est levée, deux heures trente plus tard, elle s’est précipitée vers la ferme, soucieuse d’un danger qu’elle devinait déjà – mais il était trop tard. La vache agonisait et Monsieur était mort. Madame Atray avait l’air triste quand elle racontait ça, vraiment. Pourtant, tout le village savait.

Madame et son amant, E. Giste, avaient tout préparé. Cachés dans le foin après une longue étreinte, ils avaient certainement surgi – aucun témoin possible – et poussé de toutes leurs forces la pauvre bête sur le pauvre homme. De toutes leur forces, de toute leur rancune.

Et, dans la froide nuit de la campagne profonde, nul n’avait entendu le curieux bruit du crime.
Tout le village savait. Tout le village taisait ce qui ressemblait bien à une sombre vengeance, par peur des représailles. Car la famille Atray, enfin, surtout Madame, dispose d’un pouvoir tel qu’on ne s’y frotte pas. On tient trop à sa vie. Pauvres bouseux soumis!

Alors tuer cette pute ne fut pas douloureux.

Tous ces cons lui sourient ou lui font des clins d’œil. Ils aimeraient bien que lui, le fils tueur, devienne leur nouveau roi – mais il préfère partir: les rois ne sont pas libres. Il laissera sa sœur, complice par la pensée, innocente de ses mains, se morfondre infiniment dans un remords filial.

Faut croire qu’elle aime ça. Elle crachait sur sa mère et pleurera sa mort.

C’est une femme, malheureuse, qui est restée bébé. Elle a besoin de cage. Elle a besoin de joug. Il la laisse à sa peine qui demeure incurable.

Il règne dans le village une forte odeur de merde. Des mouches sombres apparaissent, colonisent les lieux. C’est l’odeur de leur couardise, le fumet répugnant de leur propension à se soumettre sans broncher. Ça pue et ses narines, tout son être, ne le supportent plus.

Le fils assassin va commencer à vivre. Sur son propre chemin. Pas pourrir dans ce bled. Pas moisir dans la faute. Être en vie.

La liberté l’affole et l’attire comme le vide. Pas de sang sur les mains. Pas de crime dans la tête. Seulement la plénitude de l’être qui existe, diaboliquement libre de chacun de ses actes.

Un adulte. Un individu.

 

Clémence Dumper • Mythologies 4. Fils de

Nous ouvrons l’année avec Clémence Dumper., que nous retrouvons. Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans-Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

< Précédent Suivant >

 

“ … il est doux de perdre la conscience de ses malheurs.”
Sophocle,
Oedipe Roi

 

Joe lui avait pourri la vie depuis sa plus tendre enfance. Même si sa mémoire ne pouvait remonter jusqu’à sa propre naissance, ses premiers souvenirs étaient empreints de violence autant que de crasse et de désamour. Il pouvait jurer sans ciller que, même bébé, il n’avait connu à sa mère que trois aspects : saoule, sale, terrifiante.

Les premières années de toute vie sont telles que l’enfant aime instinctivement sa mère – l’enfant cafard doit bien aimer sa génitrice. Les brûlures de cigarette, les premiers coups, la négligence : tout cela ne l’avait pas empêché, au début, d’éprouver pour cette femme une sorte d’affection naturelle.

Elle le laissait chialer dans ses couches souillées de merde. Elle oubliait une fois sur deux de le nourrir. Elle le réveillait en pleine nuit en gueulant, ou lui en collait une quand il avait la mauvaise idée de vouloir dormir avec elle. Plusieurs fois il était sorti de son petit lit et avait vaillamment marché sur ses pattes potelées, avant d’escalader le grand lit puis le corps bouffi de sa mère. Il était assoiffé de câlins, de caresses, de douceur, de quelque chose qui lui aurait fait comprendre que vivre n’était pas une tare. La main sur sa face venait contredire ce rêve.

Petit à petit, en grandissant, il avait appris à la désaimer, à se prémunir contre sa haine infernale. Il avait rapidement compris que les larmes ne savaient pas attendrir mais exaspérer la haine maternelle. Alors il avait arrêté de pleurer. Même quand il avait faim. Même quand il avait mal. Tout le temps.

Le premier mot qu’il prononça fut « Papa », ce qui lui valut une monumentale fessée. Car l’ivresse décuplait sa force – elle était encore jeune. Là où les autres avaient une mère, il ne disposait que d’un amas de chair malveillante qui empestait perpétuellement le whisky et qui dégoulinait d’injures. Il avait limité le contact physique au strict minimum. Il avait étranglé sa faim de douceur et, au fil des ans, il avait en quelque sorte apprivoisé cette folle, s’en tenant le plus à l’écart possible. Il se persuadait qu’il n’était pas sorti d’elle – on s’arrange comme on peut avec
le réel.

Chaque heure en sa présence faisait grandir en lui la volonté inébranlable de se venger un jour. Cela restait silencieux, bien loin sous la peau, docile animal qui savait patiemment attendre.

En voyant les parents des autres venir les chercher à l’école, il avait bien compris l’envers du décor : les mères ne sont pas toutes des créatures abominables, les pères existent parfois. Le sien, elle lui avait toujours raconté que c’était un connard, un lâche, un triste sire. Il l’avait engrossée un soir de fête et s’était barré comme un déserteur – il n’avait jamais su qu’elle était enceinte de lui, ce qu’elle omettait bien de dire. En riant, car cela lui arrivait parfois, elle racontait qu’elle lui avait vomi dessus après leur étreinte, comme si elle savait déjà qu’il ne méritait pas mieux. Elle n’avait, depuis lors, été touchée par aucun homme.

L’enfant l’avait crue au début. Ce salopard de père servait de creuset à tous les malheurs de sa mère. Il s’était par la suite prudemment détaché de cette idée : avant ou après lui, cette femme devait demeurer impossible à aimer. Aussi se jura-t-il de n’en aimer aucune et jeta discrètement son
dévolu sur les garçons.

L’école ne se passait pas trop mal pour lui. Il prenait soin d’avoir l’air normal, de planquer les bleus, les marques rougeâtres de brûlures sur ses bras. Personne ne se souciait qu’il soit en manches longues été comme hiver.

Il trouvait mille excuses à l’étonnante absence de sa mère au réunions, aux kermesses, à tout événement qui réclamait normalement une présence parentale. Elle travaillait la nuit, ou elle était malade. Il lui créait ainsi, pour les autres, une vie héroïque de mère sacrificielle. C’était
toujours ça de pris.

Cependant, Joe était tellement imbibée d’alcool que son cerveau ramollissait. Elle semblait avoir loupé la croissance de son fils. Aussi continuait-elle à le bastonner régulièrement au moindre prétexte sans se rendre compte qu’il devenait un homme. Ceci causa sa perte.

Le soir de ses dix-huit ans, il eut l’audace folle de lui signaler que cette date était celle de sa naissance. Il était dix-sept heures, elle était déjà ivre et il la regarda dans les yeux en prononçant la remarque provocante.

– Joe, c’est mon anniv ! Tu as oublié, comme toujours !

Elle resta un temps interdite dans son vieux fauteuil élimé, parsemé de taches de diverses natures, ce qui laissa à son fils tout le loisir de l’observer en détail, comme s’il voulait incruster dans sa mémoire rétinienne l’image pitoyable de cette femme déchue.

Ses cheveux sombres et gras pendouillaient dans son cou, dessinant de sinueux ruisseaux noirs dans les plis graisseux de sa chair blafarde. Sa bouche semblait inexorablement entraînée par la chute, vers le double menton. Ses yeux bouffis ne traduisaient qu’une vague et lointaine surprise, ainsi qu’une forte alcoolémie. La chaleur était plomb, ce 4 août unique. Il regardait avec un dégoût habitué son corps flasque à travers le débardeur blanc sale et lâche qu’elle portait et qui laissait voir d’autres plis, d’autres méandres d’une peau qui n’aimait plus rien, si ce n’est l’alcool et a violence. Elle était en culotte et ses jambes à peine pliées ressemblaient à deux cierges mous. Cette femme était cireuse. Il ne pouvait même pas avoir le réconfort facile de se dire qu’elle avait dû être belle dans sa jeunesse. Elle était née monstre : voilà la certitude qu’il avait cruellement acquise au fil des ans à son propos.

Les vapeurs de bourbon faisaient luire son visage, et c’est d’une bouche liquide qu’elle articula difficilement les mots – qui se ressemblaient étrangement à chaque anniversaire manqué.

– J’aurais dû te faire au dessus des chiottes et tirer la chasse ! T’es bien un connard comme ton père !

Avec de lourdes difficultés, elle se leva, affreuse poupée de cire plus proche du Golem se mouvant mollement. Il la regarda s’approcher et prendre la bouteille presque vide qu’elle vint lui fracasser sur la tête. Il sourit – elle resta bête.

Il avait remarqué depuis longtemps l’angle tranchant de la vieille cheminée en marbre et, de toutes ses forces, de toute sa joie enfin aperçue, il poussa cette femme la tête la première vers cette arête saillante.

Il était grand et fort, et il n’était pas saoul. Il la poussa avec sa masse physique venue se superposer à une haine viscérale nourrie depuis presque toujours contre cette étrangère.

Ça ne fit pas beaucoup de bruit. Corps flasque et chute molle. Elle n’eut même pas le biais de crier. Le sang était beau.

Maman est morte aujourd’hui.

Il eut pour la première fois un sourire extatique et sincère.

Josiane Caste était morte chez elle, ivre, victime d’une mauvaise chute et, vu son état ces derniers temps, le fait n’étonna guère le reste du monde. On en vint même à plaindre son pauvre fils adolescent qui l’avait trouvée décédée en rentrant chez eux, le jour tragique de ses dix-huit ans.
Il put enfin vivre. Rencontrer des gars, jusqu’à celui-là, plus âgé certes, mais tellement idéal. Viril. Intelligent. Excellent baiseur. Coup de foudre immédiat.

Ils sont ensemble depuis deux ans. Ils parlent, rient, vivent. Comme des fous.

Au détour d’une conversation, et plein de la curiosité si propre à sa jeunesse, lui vient une question saugrenue.

– Tu as déjà été avec une femme ? – sourire amoureux de l’autre. Bof… Il y a une éternité, je devais avoir ton âge. J’ai essayé pour voir, même si j’avais déjà mon idée. J’ai du mal la choisir car c’était la plus timbrée de toutes ! Pas très jolie avec ça, mais bon, pour essayer, je m’étais dit que ça suffirait… J’te dis pas le fiasco. Total ! Elle était tellement saoule quand je l’ai baisée, elle m’a gerbé dessus à la fin, ça a achevé de me dégoûter.

– Ah ah ! Quelle expérience ! Comment s’appelait cette merveille ?

La lenteur de la réponse n’ôta rien à son horreur. Le temps se dilata, rejoignant cette drôle d’éternité qui pare les grands moments, les pires et les meilleurs. La bouche de l’homme aimé articula l’atrocité et le jeune homme, heureux depuis peu, libre depuis son crime, vivant comme un roi légitime une vie méritée, n’eut alors qu’une envie, étrange autant qu’irrépressible: se crever les yeux.

– Mmmmh… Il me semble… Attends! Elle avait un diminutif de mec, c’est ce qui avait dû me plaire, un surnom qui sonnait américain. Une folle pareille, je te jure, je devais déjà savoir que je préférais les hommes! Je ne l’ai plus jamais revue après. Putain ça va me revenir.

Un surnom de mec… Je l’ai! Oui, c’est ça ! Joe!!! Personne ne l’appelait autrement… Joe !

 

Clémence Dumper • Mythologies 3. Boucherie

Nous ouvrons l’année avec Clémence Dumper., que nous retrouvons. Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans-Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

< Précédent Suivant >

 

Dans la mythologie grecque, Circé (en grec ancien Κίρκη / Kírkê , « oiseau de proie ») est une magicienne très puissante, qualifiée par Homère de πολυφάρμακος / polyphármakos , c’est-à-dire « particulièrement experte en de multiples drogues ou poisons, propres à opérer des métamorphoses ».

 

Troisième – seulement! La voilà troisième dans le classement mondial, malgré une production très limitée qui aide à la rareté chère de la chose.

L’année prochaine elle vise la première place. Les concurrents sont rudes, Circé est opiniâtre. Saveur. Texture. Origine contrôlée. C’est ce dernier critère qui la met le plus en joie – et sa bouche se relève sur un si comique secret. Quelle origine ! S’ils savaient…

Sa production est bien moindre que le Culatello italien ou le Pata negra espagnol. Cette rareté intensifie sa valeur. Et cette saveur… unique ! Tu m’étonnes ! Légèrement épicée, une finesse qui reste en bouche, comme un parfum de noisette musquée : le palais est ravi !

Il faut qu’elle travaille la salaison. Et qu’elle choisisse mieux les bêtes. Ses critères se doivent d’être plus pointus. Elle les prendra plus jeunes désormais, car la chair est plus tendre, moins intoxiquée. Elle les enivrera avec un alcool de meilleure qualité. Absolument. Pour faire du haut de gamme on se doit d’investir !

Six mois par an, elle disparaît habilement des radars médiatiques et fait son tour d’Europe en van réfrigéré, pendant que ses cons de concurrents courent après les interviews, les articles, la reconnaissance.

Son apparence est telle qu’elle ensorcelle tout le monde, flics ou douaniers aucun problème. Elle s’en ferait bien un d’ailleurs mais c’est plutôt risqué.

Le choix des bêtes la régale.

Les italiens sont secs – peu de chair – mais fondants. Les anglais sont plus gras, un peu comme les allemands. Trop de bière peut-être. Ce qu’elle préfère, assurément, ce sont les grecs. Saveur iodée, herbale et minérale. Ils ont tout leur pays dans leur chair. Texture ferme. Un délice absolu. Un certain goût antique.

Choix de la proie. Attraction. Baise ou pas. Mort enfin. Redoutable. Ce sont les étapes d’un produit réussi.

Les six autres mois elle les fume.

Elle a toujours aimé les hommes. Elle a toujours préféré les détruire. Dans la cour de l’école au fin fond du Portugal, elle s’amusait déjà à faire pleurer les garçons. Pas facile comme challenge car, les gars, ça chiale pas, surtout dans un pays latin. Ses subterfuges relevaient du génie.

Séductrice en herbe, elle les attirait avec ses couettes sombres et ses yeux de velours. Elle jouait avec eux. Leur faisait croire que. Un petit moment. Bien croire, oui, elle était forte pour ça. Comme si les rouages de la séduction et des rapports de force n’avaient pas de secret pour une si
petite et si mignonne fillette. Alors ils y croyaient. Fiers comme Artaban d’être l’élu du jour, du mois, de la semaine. Elle jouait à la fille. Gentille.

Minaudeuse. Admirative. Inférieure. C’était là l’étape qu’elle préférait : cette séduction jouée dont les autres étaient dupes. Elle parvenait même à verser une larme quand l’élu osait jouer avec une autre. Une tragédienne née. Elle attendait l’aisance, l’assurance du futur homme bien certain du
pouvoir qu’il acquiert sur celle qui l’aime et, au paroxysme de cette aisance, de cet amour enfantin éphémère, elle prenait plaisir à les assassiner d’une remarque ignoble. L’estocade finale. Royale. Impériale même.

La petite fille a bien grandi et a eu le privilège de devenir une… bouchère !

Lors des quelques contrôles qu’elle subit avec son van, elle ne tremble même pas. La plupart du temps, un seul sourire suffit à éviter la fouille.

Lorsqu’un agent zélé insensible à son charme, ou lorsque une femme de la Police veut pousser le contrôle, elle ne craint pas grand-chose. Ils ouvrent le van, y découvrent effectivement des tas de barbaque pendus, des porcs. Les papiers sont en règle, vous pouvez passer madame. Et son tour continue. Sa quête de chair fraîche se poursuit sans encombre.

Un bar, un restaurant, des sourires, une conversation enjôleuse ; le manège se fait désarmant de simplicité, après quelques inquiétudes lors de ses premiers meurtres.

Viens on va dans mon van. Viens on boit encore pour bien se désinhiber.

Viens je te plante ma lame, bien placée. Tu saignes sans même crier, ensuqué par l’alcool et la stupéfaction. J’ai tout ce qu’il faut pour nettoyer.

Tu meurs tranquillement, tes gros yeux me regardent, toujours avec cette surprise que j’adore. Bien mort, bien nettoyé, je te traîne non sans mal du côté froid. Te voilà cadavre. Je te cache soigneusement derrière les porcs volumineux, les vrais. Et je reprends la route.

Elle ne tue pas tant d’hommes que ça. Vu la qualité de son jambon et les prix qu’elle pratique, elle n’a pas besoin de produire en grosse quantité. La routine est parfaite.

Elle rejoint ensuite son aldeia, son petit village portugais perdu au pied d’une montagne ridicule. Elle retrouve ses cochons, les vrais, ceux qui servent de vitrine. De cette race un peu sauvage et noire, dont s’occupe sa petite sœur lors de ses absences. Et le tour est joué.

Salaison, fumage artisanal. Les longs corps, elle les découpe habilement, de toutes ses forces de femme conquérante. Chaque morceau sera utilisé : ceux qui ne servent pas pour le jambon deviendront pâté, les viscères de bons boudins. Rien ne se perd dans cet animal. Elle confectionne avec amour ces mets qui sont de purs délices. Il s’agit d’un travail d’orfèvre ; elle y passe des heures, des jours et puis des nuits. Mais la passion l’habite.

La passion du travail bien fait, par elle seule. Sa sœur lui donne seulement un coup de main pour la confection des terrines, dans lesquelles les deux chairs sont mélangées, celle des porcs au sens propre, celle des porcs au sens figuré.

Elle se donne du mal et elle est sûre d’elle : la première place du classement est pour bientôt…

Les jambons Circé sont vraiment les meilleurs !

 

Clémence Dumper • Mythologies 2. Terre et sœur

Nous ouvrons l’année avec Clémence Dumper., que nous retrouvons. Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans-Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

< Précédent Suivant >

 

Antigone défie la Loi et choisit l’honneur.

 

Elle creuse avec ses mains. Si elle le pouvait, elle creuserait avec tout son corps, avec ses dents, avec sa rage entière qui fait d’elle l’ultime combattante. Préférer l’honneur à la mort.

La terre est sale, humide. Ses ongles sont des lambeaux et ses mains saignent déjà mais cette souffrance là, physique, n’est rien comparé à l’immense précipice qu’elle sent au fond d’elle. En
creusant de la sorte, c’est sa propre solitude qu’elle troue, qu’elle bêche, pour y planter sa haine, pour y planter l’injustice.

Il se remet à pleuvoir et les gouttes accompagnent timidement ses larmes. Le jour promet d’arriver, il faut qu’elle s’active. Elle entend au loin quelques corbeaux qui s’éveillent et leurs croassements se mêlent au bruit lourd des avions et des hélicoptères.

Le pays est en guerre. La terre est en guerre et elle, au milieu de rien, elle se retrouve seule avec le corps mort de son frère qu’elle a peiné à porter jusqu’ici.

Elle ne le regarde pas. Pas le temps: il faut creuser. Bien mouillée désormais, la terre se fait plus souple – elle remercierait presque le ciel de lui offrir cette averse, si elle n’avait l’esprit entier occupé par la colère. Elle ne le regarde pas. Il est mort et bien mort, il n’attend qu’une chose: une sépulture digne. L’odeur caractéristique de cette terre humide la rassure. Un parfum d’éternité, un parfum de nature humaine.

Elle sait qu’elle risque gros: ce à quoi elle s’adonne demeure complètement illégal. Elle sait qu’on la cherche, et qu’on va la trouver.

Ses longs cheveux fangeux coulent sur son visage. Sa bouche est sèche et son maigre corps épuisé. Mais il faut que le trou soit suffisamment profond, profond comme sa peine.

Ses mains sont trop petites; elle compense ce défaut par son acharnement. Le sang qui coule de ses doigts écorchés se mêle à l’humus – comme ça, se dit-elle, c’est bien un peu de moi que
j’enterre avec lui.

Les combats font rage, même la nuit. Le cri lointain des sirènes vient percer l’aube à venir. Elle sait qu’à cet instant, en entendant ces stridences, des familles entières, apeurées, vont sortir de leur maison, vont l’abandonner définitivement pour se réfugier dans un abri de fortune qui ne les protègera peut-être pas. Elle sait qu’il y a des enfants, réveillés par la peur, qui courent en donnant la main à leur mère, confiants malgré tout, une peluche ridicule dans leur autre
main. Elle sait tout cela, s’en moque éperdument. Une seule chose compte. Creuser.

Elle jette un œil rapide sur le tas de terre qui s’amoncelle au bord du trou, petite montagne bientôt disparue, futur mausolée du frère chéri.

C’est bien. Ça avance.

Laborieuse, la voilà désormais elle-même dans le trou. Seule sa tête dépasse, de temps à autres, entre deux poignées de terre, la faisant ressembler à une taupe curieuse.

Elle n’a pas de lumière mais elle a de la chance: les nuages orange fournissent une lueur qui suffit largement à déjouer les ombres.

Elle n’a pas peur. Elle n’aura plus jamais peur, de ces fous qui gouvernent, de cet État maudit qui refuse qu’elle soit libre, qui refuse d’honorer le cadavre d’un combattant. A la fosse commune! Voilà ce qu’ils lui ont répondu. Bande de salopards. C’est ainsi que vous remerciez ce frère qui a perdu la vie pour sauver le régime! Bande de raclures! Elle n’est que dégoût – et amour sororal.

Elle a volé le corps, si froid et si rigide. Elle l’a transporté, seule, dans une carriole, recouvert de purin pour que personne ne fouille. Son frère sent la merde. Son frère sent la mort. Elle espère que la pluie, violente maintenant, lavera le défunt.

La voilà au fond du trou, épuisée. Elle s’y allonge, totalement insouciante de la saleté et, à l’horizontale, elle tend les bras – son frère est plus grand qu’elle. C’est bon. Il rentrera. Sans être plié.

Décent, droit, allongé, en repos. Elle ouvre un peu la bouche et boit la pluie qui tombe.

Agile, elle remonte sur le bord. Le plus dur reste à faire et le jour n’attend pas. Ce n’est plus de la terre mais bien de la boue maintenant, dont l’odeur la remplit de forces vives. Elle le prend par
les pieds quand, déjà!, la lueur du ciel est en train de changer. Le monde est quelque part entre la nuit et l’aurore.

Il est lourd. Tellement lourd. Pas humain d’être si lourd. Pas humain, non, juste mort. Son dos est douloureux, ses bras n’en peuvent plus mais elle n’est plus humaine. Elle est une sœur en deuil. A bout de forces, elle ne sent plus rien. Un néant l’envahit.

Les lueurs du petit matin, malgré le mauvais temps et bien malgré la guerre, conservent leur détestable douceur.

Le voilà dans le trou. Le corps a fait un bruit. Sourd. Chute. Elle le regarde une dernière fois. Elle trouve même l’audace morbide de s’allonger quelques minutes sur lui. Mouillés tous les deux. Morts tous les deux. Terre et boue tous les deux. L’ultime étreinte. Il n’est même pas froid. Il fait déjà partie des éléments. Déjà terre, déjà vers.

Vidée, elle remonte et entame la dernière phase de l’œuvre. Toute la terre sortie, elle la jette avec l’ardeur du désespoir, en pleurant. Au moins tu seras bien. Au moins tu seras recouvert d’un drap de sable.

Tu n’auras pas trop froid.

Elle fait vite, le résultat la satisfait. On dirait qu’il ne s’est rien passé.

Elle saisit une pierre grosse comme la lune absente cette nuit, et la pose délicatement à l’endroit de la tête, pour marquer l’accomplissement de son devoir de sœur.

Comme plus rien ne compte (ni l’arrivée de l’aube, ni celle, aussi probable, de la milice qui viendra l’arrêter) elle s’allonge, sereine, sur la tombe de fortune. La pluie s’est arrêtée. Elle ne pleure plus.

Antigone se repose.

 

Clémence Dumper • Mythologies 1. Sisyphe Imperator

Nous ouvrons l’année avec Clémence Dumper., que nous retrouvons. Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans-Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

< Précédent Suivant >

 

Sisyphe porte son rocher au sommet d’une montagne. Une fois au sommet, le rocher tombe. Sisyphe doit le remonter. Sa punition éternelle.

 

Sept heures le réveil sonne. Spiruline. Protéines. Douche et direct à la salle. Chaque semaine il soulève un peu plus. Chaque semaine il prend du muscle et découvre, ébahi, son potentiel physique. Il regarde ces masses qui se forment sur ses bras, sur son torse, comme autant de pieds de nez qu’il ferait à la mort. Impressionnant. Il commence vraiment à avoir l’allure d’un surhomme, d’un dieu. Il veut pulvériser les limites du corps. Il veut pousser l’humain au plus loin dans ses forces. Il souhaite que son corps déjoue la mort, remonte la machine infernale qu’est le temps. Il ne veut pas vieillir. Aussi prend il également soin de son visage. Crèmes variées, traitements innovants, il se donne du mal pour remonter la pente inexorable. Pas vieillir. Pas mourir.

Avant de partir à la salle, qui pour lui est un temple, il regarde toujours la photo sur le frigidaire. Lui-même il y a deux ans. Pas le même. Un homme crevette. Un ado mal dégrossi. Pas le même. C’était avant la mort de sa mère. Avant l’élément perturbateur comme on dit. Il s’était alors rendu compte, assez tardivement il faut bien avouer, que l’être humain est mortel.

Tout être humain. Même sa mère, pourtant surhumaine. Il savait bien qu’on mourrait tous les jours, mais ce “ on” désignait une humanité trouble, une masse informe, des gens, des inconnus. Pas maman.

Il n’était pas enfant pourtant: à trente-deux ans, la vie éternelle n’est qu’un mythe qu’on laisse, impuissant, à quelques adolescents. Il le savait mais refusait de savoir. Les gens, oui. On, oui. C’est triste mais oui. Mais sa mère. SA PROPRE MERE! Quelle honte! Quelle cruelle déception! Ça voulait dire qu’il ne serait plus le bébé. Ça voulait dire qu’il n’y aurait plus désormais sur terre un être le connaissant depuis sa naissance, témoin de son avancée, témoin aimant de la singularité qu’il incarne. Ça voulait dire surtout – horreur suprême – que lui-même risquait un jour de mourir! Non!

NON!

“Tu croyais qu’elle était immortelle?” lui avait demandé un ami. Non, il savait bien. Mais quand même. Pas immortelle, non, mais qu’elle meure, ça! Il ne s’y attendait pas!

Les médecins avaient été formels: une insuffisance musculaire avait précipité le décès après l’opération. La femme était trop faible, impossible pour elle de récupérer, son organisme, son corps n’avait pas supporté. Maman était trop crevette. La suite semble diablement logique… Désireux donc de ne jamais mourir et d’avoir un organisme le plus solide possible, il s’était simplement mis en quête d’une éternité et l’époque, prodigue en la matière, lui avait fourni de quoi satisfaire ce désir.

Des gélules à prix d’or, des compléments alimentaires. La sainte spiruline. L’acide hyaluronique. La mélatonine. La DHEA. Les molécules et les découvertes se multipliaient, offrant un éventail immense pour contrer les méfaits de l’oxydation, de l’âge, de la vie. Et lui, il gobait ça, dans tous les
sens du terme.

Il finissait par se nourrir quasiment exclusivement de poudre et des gélules. Quelques fruits bio çà et là. Son pain, il le faisait. Ses jus, il les faisait, avec un extracteur bien sûr pour préserver les fibres, les bienfaits, pour préserver cette fragile promesse d’éternité. Qu’est-ce qu’il se sentait bien! Qu’est-ce qu’il se sentait jeune! Plus jeune que jamais! Une vitalité nouvelle, pure, coulait dans ses veines. L’effort ne l’épuisait pas. Toujours en forme. Jamais vieillissant. Il commençait seulement à ressembler à un être en plastique. Pas grave: le plastique se dégrade moins vite que l’homme!

Ce mode de vie était tellement drastique que sa vie sociale en avait inévitablement pâti: il ne pouvait plus partager un apéro avec les amis. Il fustigeait tous les fumeurs, les buveurs, tous les fainéants, tous ceux qui négligeaient leur corps, tous ceux qui se laissaient vieillir et se plaignaient – les cons! d’avoir mal quelque part. Son mode de vie healthy dénouait un à
un ses quelques liens qu’on dit sociaux. Qu’importe! Les autres ne comprennent rien lorsqu’on les dépasse.

Sa solitude demeurait passablement occupée. Le sport. L’hygiène. Le soin. Il en faut, des heures, pour devenir surhomme! On ne naît pas pérenne, on le devient.

L’héritage de maman était conséquent: la brave femme avait toute sa vie économisé pour lui. Ainsi il pouvait se permettre de s’adonner pleinement à sa quête, sa conquête. Le yoga. Le running. Mais c’est bien la salle qui occupait tout son temps, qui était sa drogue, sa sève vigoureuse.

Chaque jour soulever. De la fonte. Chaque semaine un peu plus. Il y va le matin et il y va le soir. Il soulève inlassablement ces poids qui le rassurent. Dix fois cent fois mille fois. Il en sort épuisé, plus vivant que jamais. Il en sort immortel.

Les courbatures et autres inflammations ne le découragent pas (il existe de nos jours de multiples produits pour contrer les effets de l’effort trop intense). Il est fort et la monotonie de ces activités l’hypnotise lentement. Il soulève et, quand il ne soulève pas, il rêve qu’il soulève. Ses bras, même dans le lit, ont ce réflexe étrange de bouger seuls lorsque l’endormissement est proche. Comme des sursauts de vie. Il soulève. Il redescend.

Il n’y a pas d’autre but. Soulever. Redescendre.

Soulever. Vivre. Plus que vivre. Conjurer la vieillesse, la maladie, la mort. Soulever. Redescendre. Tout le temps. Chaque jour.

L’argent qu’il a placé lui rapporte beaucoup. Soulever. Redescendre.

Un jour, la somme est telle qu’il accomplit son rêve: s’équiper dignement.

Soulever. Redescendre. Son appartement devient sa propre salle de sport.

Plus besoin d’abonnement et plus besoin de salle. Soulever.

Redescendre. De jour comme de nuit. Les autres pourraient voir ça comme un supplice, un enfer, mais il n’en a cure. Les autres n’existent plus.

Il soulève. Redescend. Il ne compte même plus, ni les poids, ni les heures.

Les muscles se bandent, se débandent dans une valse infinie qui s’approche d’un réflexe. Il devient une sorte de balancier perpétuel.

Soulever. Redescendre. La nuit comme le jour.

Et, même lorsqu’il s’écroule sous le poids de l’haltère, même lorsque l’excès de cocktail revitalisant foudroie son organisme – si jeune pourtant, même lorsqu’il meurt, il soulève encore, dans sa tête du moins.

Redescend. Pour toujours.

 

Michel Woelfflé | Leçon de ténèbres 03 (La lutte avec l’Ange)

Michel Woelfflé poursuit une œuvre obstinée, lancinante, dont la nuit est partie prenante. Nous sommes honorés d’accueillir une série de leçons de ténèbres dont il est coutumier. Il vit aux confins de la Drôme, “au sein de cette nature minérale, originelle et solitaire qui de plus en plus m’est intime et inspire mes poèmes…”

 

Dans le tableau de Rembrandt cette lutte est une étreinte où l’on voit l’ange supporter Jacob et lui offrir consolation. Dans cette lutte alors, Jacob s’abandonne. Chez Leloir la lutte est vigoureuse, le ciel tourmenté. Il couvre l’horizon. Jacob est nu. Il étreint l’ange qui résiste et s’arc-boute avec force. Il s’agit, on le pense, de vaincre l’inutile en soi. Chez Delacroix on voit dans le regard de l’ange cette tendresse résignée portée sur Jacob. l’ange supporte cette lutte inégale ou Jacob se force à lutter contre lui. Mais l’ange doit cette lutte à Jacob. Toute sa vigueur le montre. Le désir d’être de Jacob lui impose son obstination. Il doit devenir. Un automne flamboyant porte sa lumière sur le corps des deux combattants. Chez Gauguin cette lutte est lointaine observée au premier plan par un groupe de femmes en coiffe bretonne traditionnelle. Elles font un demi-cercle à distance respectueuse autour de l’ange et de Jacob. Certaines prient les yeux clos sans regarder la lutte. Il y a une bête sans cornes pas très loin, perdue dans sa danse… Un arbre penché étend ses ramures au-dessus de tous. On en voit principalement le tronc. L’arbre apparaît être un pommier. Devant nous deux fines branches s’entrecroisent formant un cœur vide. C’est la place du nom à venir de Jacob. La terre de la lutte est rouge d’un vermillon affaibli. L’ange a les ailes largement écartées (comme dans chaque tableau cité, excepté chez Delacroix, plus réservé) il plie Jacob contre son genou. Celui-ci est habillé d’une robe de bure avec une ceinture. Les ailes de l’ange sont d’or. Il fait plein jour. Il y a onze femmes dans cette lumière. Jacob avait onze fils. C’est la seule lutte peinte avec témoin.

La hanche démise est-elle un souvenir de notre être boitant avant l’accomplissement ?

Nous sommes tous désert attendant la pluie

Pendant des mois, des années mon esprit se porta vers cette lutte. J’observais les témoignages de cette lutte. Jacob entre les ailes de son dieu. L’obsession fraternelle de dieu. Son désir de consoler l’homme dans cette éternelle lutte contre lui-même. Contre cette absence en lui. L’homme sans demeure. Sans horizon. Sans au-delà. Qui ne lutte sans promesse ?

Quand je sus que tout était accompli le silence se fit et le mystère en moi dessina un autre être qui connaissait les nymphes que seules révèlent d’antiques rêves refusant tout bannissement de cet amour que nous ne saurions trahir. Roseau familier des eaux je vis Narcisse se penchant comme une flamme sous le vent. Fils d’un fleuve il ne pouvait trouver qu’en la fuite des flots le visage manquant. La demeure réelle de sa nature. Le destin éphémère des fleurs. Il accepta ce que les êtres refusent.

Narcisse fut le seul à ne pas lutter, ni avec un ange, ni avec l’eau, ni avec l’amour qui l’avait porté jusqu’aux rives où il s’absorba.

Qui n’est Narcisse ?

Qui n’est noyé dans le souvenir de ce qu’il fût, qui n’est la fleur de ce souvenir qui n’existe plus et que la nymphe Écho nous rappelle, qui ne veut être Narcisse penché sur un visage qu’il aime et ne connaît pas. Qui ne veut soupirer et sentir frémir au ventre, l’onde du premer bain…

Pourquoi lutter avec l’ange, dieu ou soi-même, qui a besoin de lutter contre une fleur ?

 

précédentsuivant