Henri-Pierre Jeudy est sociologue. Il réside en Champagne, non loin de la diagonale du vide. Il est à l’origine de la revue Amplitudes, sise précisément sur le territoire.
Rainer Maria Rilke dans un court texte – « le paysage » – parle de l’aveuglement que produit « l’état des choses » dans lequel nous sommes immergés. « On sait combien nous voyons mal les choses au milieu desquelles nous vivons ; il faut souvent que quelqu’un vienne de loin pour nous dire ce qui nous entoure ; il fallut donc commencer par écarter de soi les choses pour devenir capable par la suite de s’approcher d’elles de façon plus équitable et plus sereine, avec moins de familiarité et avec un recul respectueux, car on ne commençait à comprendre la nature qu’à l’instant où l’on ne la comprenait plus ; lorsqu’on sentait qu’elle était autre chose, cette réalité qui ne prend pas part, qui n’a point de sens pour nous percevoir, ce n’est qu’alors que l’on était sorti d’elle, solitaire, hors d’un monde désert1. » Lorsque je suis en train de marcher sur un coteau et que j’observe à l’alentour, les limites imposées pour la découpe de l’espace devenir plus tangibles, je vois distinctement des fils de fer barbelés qui forment la clôture des champs, des bouts de route, des bosquets isolés, un clocher d’église, une étable pour les vaches en stabulation, de telle sorte que mon regard peut s’arrêter sur chaque détail comme s’il participait lui-même à la distribution des lieux dans l’espace. Au gré de l’apparition des abords et des contours, j’ai cette impression étrange de me trouver à la naissance de la vision quand mon œil vagabonde en scrutant l’horizon après avoir perdu de vue les limites anthropiques de l’espace.
On pourrait considérer aussi que nous avons une conception nominaliste du territoire puisque sa découpe est réalisée par une distribution interminable de noms propres. Ces noms de pays, de contrées, de cours d’eau, de forêts, de villages désignent des lieux circonscrits qui offrent à la mémoire le souvenir d’une autre époque. Cette taxinomie forme à elle seule une lecture du paysage sous un mode pour le moins incantatoire : un nom de lieu prononcé donne à celui-ci une existence. Il est là et non ailleurs. Il ne bouge jamais malgré le temps qui passe. D’une manière allégorique, la représentation de la configuration détaillée d’une contrée peut naître de l’énonciation de chaque lieu, le poème ainsi composé n’étant qu’une suite rythmée de noms propres, lesquels deviennent, comme dans la poésie de François Villon, des noms communs. Cette vision nominaliste est étrange parce qu’elle va de soi, elle n’est plus réfléchie, elle s’impose comme une sorte d’évidence archéologique. Le nom prononcé se donne pour le signe immuable de l’existence réelle du lieu.
Le territoire peut aussi avoir l’air de disparaître dans un espace devenu « réticulaire ». Depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale, dans la plupart des bourgades, les nouvelles constructions offrent l’aspect dominant de l’urbanisation des campagnes. Elles rappellent l’habitat des banlieues et enserrent comme un rhizome, le noyau patrimonial des villages et des petites cités. Ainsi chaque « lieu propre » demeure d’autant plus virtuel que l’entrelacs des réseaux semble en majeure partie abstrait – et peu visible – bien que l’urbanisation des espaces ruraux, ait adopté dans les pratiques du zonage, des figures réticulaires rendues visibles sur le territoire. Ce qui triomphe, c’est « l’esprit de réseau » dans toutes les modalités de consommation, et celui-ci a de sérieuses incidences sur le sentiment d’appartenance à un territoire et sur ses limites instituées, ostensibles ou non, en les projetant sans cesse dans l’espace indéfini de la communication. De plus, au cours des changements du rapport entre l’urbain et le rural, « l’urbanisation du rural » se réalise surtout dans le monde virtuel des réseaux et dans les effets de la disparition des modalités anciennes des échanges. Il se forge alors une relation complexe entre l’abstraction de l’urbanisation globalisée et la pérennité des paysages ruraux. Que restera-t-il de la distinction entre la « vie rurale » et la « vie urbaine » ? Des représentations anachroniques stéréotypées qui relèvent de « résiduels idéologiques ». Le maintien de cette distinction assure la vision en trompe-l’œil de ce qui reste de la ruralité. Faut-il se représenter les restes patrimoniaux comme les dernières valeurs d’appartenance au territoire ? Des symboles protégés pour des raisons historiques, épars sur le territoire, figurant une constellation de signes tangibles d’une certaine « épaisseur de l’histoire »…
On dit que le chat marque son territoire avec l’odeur qu’il sécrète. Les humains établissent des limites en opérant une découpe géométrique de l’espace. Les paysans se représentent leur propriété en nombre d’hectares et le bornage des « étendues de terre » semble faire exister la configuration des territoires. De même l’activité des institutions s’applique dans le cadre de réseaux territoriaux qui circonscrivent l’exercice de leurs compétences. Le mot « territoire » désigne une partie pour le moins abstraite de l’espace qui, comme le temps, n’est qu’un récipient vide et sans contour. C’est de manière conventionnelle que la notion de territoire permet de se représenter ce qu’est l’espace.
Quand une contrée se vide de sa population, la représentation du territoire semble se disloquer elle-même. Les habitants sont-ils condamnés à se voir comme « les derniers des Mohicans » dans une réserve d’Indiens ? Ainsi « la diagonale du vide » est une ligne imaginaire qui traverse la France du Nord-Est au Sud-Ouest. La « ligne » contient en elle-même sa part de réalité puisqu’elle est signifiée par des marquages, mais elle est en même temps le fruit d’un certain imaginaire de la découpe du territoire. « La diagonale du vide » est aussi appelée « diagonale des faibles densités de population », ces dernières ayant été provoquées par l’exode rural et par la métropolisation. Le vide lui-même semblerait pouvoir se représenter de manière géométrique. On peut comprendre que l’impression de désertification vienne d’une sensation propre à une manière d’appréhender un territoire. Du coup, elle n’entre pas dans la seule logique des mesures, elle provoque des réactions mentales collectives qui peuvent paraître contradictoires. Le « sentiment d’abandon », souvent invoqué par les habitants d’un territoire où l’isolement se fait cruellement sentir, se fonde-t-il sur la vision de villages et de hameaux dépeuplés ? Les artifices pour combler la prégnance du vide ne manquent pas : des éoliennes imposantes ont été érigées en un temps record pour prouver qu’un pays désertifié demeure au moins capable de servir à la société en produisant de l’énergie bienfaisante. Elles habitent désormais le paysage comme si elles avaient toujours été là pour faire oublier également la présence inquiétante des dépôts de déchets nucléaires. Il est curieux de voir implanter les signes du futur sur un territoire qui offre au regard l’apparence de son déclin. Le miroir de l’avenir se construit là en « rase campagne » avec la menace que provoque la présence d’un des plus grands dépôts de déchets nucléaires et la répétition ostentatoire de ces innombrables éoliennes qui figurent l’espoir de l’humanité.
A l’entrée des villages, sous le nom de la localité, un panneau est partout ajouté, c’est un appel à la vigilance par une « participation citoyenne ». Son pictogramme est un œil bien ouvert, de couleur bleu clair. Les habitants sont si peu nombreux qu’ils se doivent de surveiller le passage exceptionnel, rarissime, d’un piéton inconnu ou d’une voiture qui s’arrête. L’état d’alerte passe pour la condition primordiale de la sécurité. Toute personne étrangère au village devient potentiellement suspecte de déranger l’ordre établi. Un ordre fondé sur la représentation d’une tranquillité rendue elle-même inébranlable par la dépopulation. En somme, les derniers habitants d’un « village qui semble plutôt mort » sont conviés à réunir leurs ultimes forces de vie dans cette vigilance qui consiste à repérer tout comportement intrusif. L’invitation qui apparaît plutôt comme une injonction se fonde sur un resserrement possible des liens de communauté que produit l’émergence d’une menace. En conséquence, l’espace public – les rues, la place du village – est traité comme l’espace privé : au même titre qu’il est « propriétaire de son habitation », l’habitant est appelé à surveiller « ce qui est hors de chez lui ». Il n’y a plus à proprement parler d’espace public – cet espace où l’inattendu reste susceptible de se produire. Même s’il ne se passe rien durant des jours et des nuits, même si les gens « se barricadent » chez eux, l’espace du dehors peut faire l’objet d’une surveillance permanente à partir d’une complicité partagée. Symbole de cette vigilance, l’œil sur le panneau, est orienté vers la route, et non vers le cœur du village. Il semble dire : « vous qui venez d’ailleurs, faites attention, maintenant vous entrez dans une zone sous haute surveillance ». D’ailleurs, dans les petites villes, se développent des réseaux de caméra… Faut-il imaginer qu’un jour, quand il n’y aura plus que trois ou quatre habitants dans un village, un appel à la « visite surprise » sera lancé pour voir au moins quelqu’un de temps à autre. Toujours est-il que le contrôle d’un espace public qui paraît a priori inexistant rend insensée la vigilance elle-même. D’une certaine manière, c’est le vide qui fait l’objet d’une surveillance accrue comme s’il était à l’origine de la menace. Faisant figure de stéréotype de la tranquillité, la « campagne perdue » représente le lieu où l’éventualité du danger devrait être écartée. Et pourtant, l’œil de « la vigilance citoyenne » semble bien annoncer le contraire. Il est un appel à une « machinerie de la peur » comme ultime principe d’un rassemblement communautaire. Les automatismes de contrôle, l’état d’esprit qui caractérisent la surveillance, annulent les charmes infantiles de l’imaginaire de la peur en prenant la figure d’un « système de protection et d’alerte » qui occupe le temps de la vie quotidienne. Depuis l’espace clos de l’enfermement individuel, l’œil vigilant inspectera le dehors, là où, de facto, il n’y a aucune chance qu’il se passe quoi que ce soit. Le glissement de « l’imaginaire de la peur » à « l’imaginaire de l’insécurité » s’accomplit avec l’organisation mentale de « dispositifs de sécurité » qui configurent les modes de relation aux autres. Ce n’est même plus la peur elle-même qui serait le moteur de la « déliaison sociale », ce sont les modalités de sa gestion qui permettraient de recréer une « liaison sociale » fondée sur la délation et la claustration. Pourtant, une scène obsédante hante les gens : mourir seul dans un espace où notre cadavre ne sera découvert que le lendemain… par le facteur.
Quand j’étais adolescent, je me suis trouvé seul dans cette maison où je suis en train d’écrire aujourd’hui, et, la nuit venue, je me suis enfermé dans ma chambre en clouant la porte. J’avais pris soin de prendre à côté de moi le sabre de cavalerie de mon grand-père, ancien capitaine, et un vieux fusil de chasse plutôt rouillé. Même si je savais que de pareils instruments ne me serviraient pas, je préférais les garder près de moi. La fatigue l’emportant sur ma peur, j’ai du m’endormir, je me suis réveillé, il faisait déjà jour. Bien des années plus tard, j’ai pris l’habitude en été de ne plus fermer les portes, je n’avais pas vaincu ma peur, je l’avais éludée, elle était devenue un non-lieu depuis que l’éventualité de ma mort faisait partie prenante de l’horizon de mon existence. La peur peut-elle nous envahir sans qu’aucun signe ne nous prévienne ? Une fois qu’elle nous tient, elle peut s’arrêter sans crier gare ou s’amplifier à tel point que toutes nos tentatives pour la rendre injustifiable sont vaines. La peur du loup qui a fait couler autant d’encre que l’énigme du mont de Vénus viendrait-elle d’abord d’une illusion d’optique ? Le leitmotiv de bien des chansons sur la présence du loup le révèle : je crois voir le loup alors qu’il n’est pas là, et j’en suis si persuadé que j’en ai peur. Mais la peur est avant tout une émotion forte. Quand elle surgit de manière inattendue, elle produit le paradoxe d’exacerber nos moyens de défense tout en les anéantissant. C’est bien pourquoi elle est l’arme essentielle des dictatures : faire régner l’ordre par la peur impose une véritable gestion des émotions collectives. La peur reste comparable à une épidémie, elle est contagieuse et quand elle semble avoir disparu, elle resurgit là où on ne l’attend pas.
Le découpage de l’espace et du temps s’accomplissant toujours dans le vide, je me suis demandé ce que pouvait vouloir dire « être aux confins de ». La signification du mot « aux confins » ne saurait être réduite à celle de « limites » ou encore à celle de « limites extrêmes ». Un territoire, qu’on désigne habituellement comme « se trouvant aux confins d’un autre », est en même figuré comme « étant au bout du monde ». Les « confins » annoncent une limite et en même temps, « ils » représentent l’évanescence de cette limite. Selon Jean-Luc Nancy, « nos n’occupons pas le point d’origine d’une perspective, ni le point surplombant d’une axonométrie, mais nous touchons de tous côtés, notre regard touche de tous côtés à ses limites, c’est à dire à la fois indistinctement et indécidablement, à la finitude ainsi exposée de l’univers et à l’infinie intangibilité du bord externe de la limite. » Ainsi, nos manières « d’être au monde » mettent en scène la figuration de « notre venue aux confins ». La limite est une ligne de séparation abstraite qui ne cesse de se reproduire d’elle-même chaque fois qu’elle semble disparaître. La fréquence de son apparition lui confère la figuration ostentatoire de son excès. Ainsi peut-on considérer que son effacement est inhérent à la surabondance de sa manifestation, et qu’en somme, la limite est en elle-même illimitée. Quand je crois reconnaître que « je suis aux confins de… », je ne suis plus « entre deux » mais c’est tout de même de l’intervalle qu’adviennent les « confins », comme si les limites s’estompaient pour indiquer une direction. Les confins deviennent un lieu de naissance. Plus ou moins aveuglés, nous ne savons pas au juste où se trouve le « bord externe de la limite » et si nous le découvrions, nous serions confrontés à la plus belle des illusions : « le dehors était déjà dedans ».