Archives de catégorie : Chroniques

75. The Rolling Stones, Exile on Main St, 1972 | BV

 



 

Je jure sur la tête d’Andrew Loog Oldham que c’est le hasard qui place ici les Stones, avec leur album le plus ambitieux (mais pas le moins impur, d’où sa position lointaine du sommet), mais aussi le plus foutraque. Comment décrire cet ensemble, qui a déjà d’ailleurs été décrit des milliers et des milliers de fois (y compris par moi-même !). Eh bien je ne sais pas : exactement comme les Stones eux-mêmes ? Des nouveaux bourgeois laids qui ont des ambitions arty (on ne dira jamais assez la qualité des textes de Jagger jusqu’à cet album) et des moyens limités. Le gang, la caravane, la meute des Stones arrive à Villefranche-sur-Mer et autour, et c’est le bordel. La meute est enrichie de très grands artistes : Robert Frank (✝) à la photographie (!), Glyn et Andy (✝) Jones aux manettes, Jim Price et Bobby Keys (✝) aux cuivres et le demi-dieu Nicky Hopkins (✝) aux claviers, avec le 6e Stone Ian Stewart (✝) (Shake Your Hips, Sweet Virginia, Stop Breaking Down) et le nième Stone Billy Preston (Shine a light). On a Al Perkins (?) (Torn and frayed), Venetta Fields, Clydie King (Tumbling dice, I just want…, Let it loose, Shine a light), Kathie McDonald (All down the line), et un trio de chœurs composé de Shirley Goodman (✝), Tami Lynn (✝) et… Dr John (✝) (Let it loose). On a du bayou et du calcaire azuréen. La Provence (et pas la plus gardiane) instillerait ainsi des paysages du grand sud poisseux ? Des perles, beaucoup de perles : Ventilator blues (la meilleure chanson des Stones avec Sway, et toutes les deux sont de Mick Taylor), Shine a light (que Scorsese reprendra comme titre de son film sur le groupe), Loving cup, Rip This Joint, Casino Boogie… des reprises bien senties, Shake your hips et Stop breaking down, et des chansons véritablement innovantes comme I just want to see His face… Pas de tube sur cet album, ce qui est un signal fort ; en effet l’écoute nécessite une certaine maturité, moi à 13 ans je n’ai pas tout de suite compris ; et puis cette production audacieuse, marécageuse, d’où surnage à peine la voix de Jagger et où la batterie est aussi souvent en roue libre (grand grand Charlie Watts ✝). C’est une œuvre exigeante et totale, un aboutissement. D’ailleurs un aboutissement pour les Stones, qui ne s’en remettront mais — et pour le rock qui débute ce 12 mai 1972 sa fatale nuit jusqu’au 1er mars 1973 avec la parution de The dark side of the moon.

 

 

Mouchette, Robert Bresson | HS

 

Une nouvelle choronique [Faut voir] d’Hélène Sturm.

 

 

Rappelez-vous, rappelez-vous ! supplie Mouchette. Me rappeler, me rappeler ? répond Arsène.

Les villages de Gargas et Reillanne, dans le Vaucluse, où le film a été tourné en 1966 ou 67 n’en font pas état dans leurs fiches Wikipédia. Ils n’ont, à l’image, pas grand-chose de méridional ; ils sont sans accent et on y boit du genièvre comme on le fait plutôt dans les villages dont il est question dans les dialogues du film : Lignières et Bassompierre situés dans le nord.

Rien n’existe de ce film, de n’importe quel film, si on ne se le rappelle pas si on ne s’en souvient plus. Personne ne chante faux, personne ne regarde jouer les petites filles qui montrent leur culotte, personne n’est appelée 12 fois ! Mouchette ! Mouchette ! Mouchette ! Mouchette ! Mouchette ! Mouchette ! Mouchette ! Mouchette ! Mouchette ! Mouchette ! Mouchette ! Mouchette ! Personne ne pleure, ne boit ni ne meurt.

Une mouchette ça sert à moucher les chandelles, à arrondir les angles des baguettes, à apprendre au bétail les règles de la vie du bétail, c’est une manière de vitrail. Mouchette serait Sainte Misère et n’aurait trouvé sa place dans aucun calendrier. Mouchette pleure mais ne prie pas.

Je ne sais pas ce que sa mère dit à Mouchette juste avant de mourir. J’entends que c’est une mise en garde qui concerne les hommes, les ouvriers peut-être, une injonction de plus, un “fais pas ci fais pas ça” qui n’avait pas encore été proféré ; je saisis que c’est d’un autre ordre que celui des choses ordinaires : cris de bébé, lait à chauffer, fenêtre à ouvrir. C’est facile de se raconter tout simplement que c’est Mouchette qui fait tout à la maison, ça va de soi cette pauvreté.

Parmi ceux qui ont vu Mouchette il y a ceux qui ont regardé Mouchette et on aimerait croire que ceux qui rédigent les fiches de présentation du film l’ont vu plusieurs fois et regardé au moins une et au moins une fois sur un écran de cinéma, pour qu’au moins une fois le bol de café ait été plus grand que leur tête.

Je lis dans un de ces textes qu’après la mort de sa mère, Mouchette trouvera refuge près d’une femme qui aime les morts. Elle ne trouve pas refuge, elle vient parce qu’on l’appelle, elle vient quand on l’appelle et cette protagoniste comme dirait l’auteur, est une personne mauvaise, odieuse, qui ne veut aucun bien à cette jeune fille dont la robe sans manches nous dit qu’on est en été et qu’il fait soleil. Mais sa mère est morte et Mouchette est partie chercher du lait pour le bébé après avoir dit merde à son père.

Je n’ai lu dans aucun de ces textes que le père de Mouchette quand il rentre le soir se couche sur son lit, et sa casquette dans les mains comme un volant, fait des bruits d’automobile comme on se berce, comme une métaphore de branlette pour s’endormir. On ne dit pas branlette dans ce genre de texte. Mais j’ai le droit de le penser en le voyant.

Comment Mouchette cherche le vertige dans les hautes herbes, contre les arbres, dans le tour d’auto-tamponneuse que lui offre en silence une femme qui tient un bébé dans ses bras, dans le tour de manège qu’elle ne fait pas mais qu’elle regarde d’autres faire, dans le verre d’alcool que son père lui donne à boire le dimanche quand elle a fini de laver la vaisselle chez Fernand, où Louisa la serveuse sème le trouble chez les mâles : Arsène le braconnier et Monsieur Mathieu le garde-champêtre.

On dit dans les fiches de la cinéphilie que Mouchette est violée par Arsène, oui. Pourtant elle referme ses bras sur lui dans un abandon rare et elle dit qu’il est son amant. Elle dit qu’il y a eu un cyclone et c’était juste du vent. On peut toujours essayer d’empêcher Mouchette de s’inventer une vie qui sonne juste ou qui sonne faux comme la chanson du film selon où Mouchette la chante. C’est une chanson qui lui ressemble qu’il faut apprendre par cœur, elle vaut bien des mantras.

Espérez plus d’espérance
Trois jours leur dit Colomb
En montrant le ciel immense
Le fond de l’horizon
Trois jours et je vous donne un monde
À vous qui n’avez plus d’espoir
Sur l’immensité profonde
Des yeux s’ouvraient pour le voir
Musique de Jean Wiener, Paroles de Jean Dréjac

Les fiches des ciné-clubs qu’on voudrait pouvoir prendre au sérieux racontent que la vieille qui lui donna refuge lui donna (le passé cinéphilique n’est pas simple) aussi une robe de mariée. En réalité c’est une robe à col rond en organdi et il suffit d’avoir été un peu catholique dans une vie antérieure pour reconnaître dans ce qui sera le linceul de Mouchette, une robe de première communiante.

Il y a des scènes de chasse, une colombe meurt au début, des lapins meurent à la fin, c’est la règle du jeu comme dans La règle du jeu. Comparaison n’est pas raison mais pas tort non plus.

 

Le film :

 

93. Roy Harper, Stormrock, 1970 | BV



 

Un disque à faire rougir Tim Buckley, Nick Drake, et tous leurs descendants. Et on sent même que Roger Waters a beaucoup tiré de cette verve guitarienne, veine folk so british, mais pas tellement londonienne. Mais au-delà des autres (même Johnny Marr l’avoue), il y a ce côté tragique, disons d’un Arthur déjà passé du côté obscur (ce qui est finalement le fonds d’Arthur). On évite ainsi le romantisme puéril de Led Zep (John Paul Jones, comme Gilmour, seront des fidèles toutefois, le mec envoie, ils le savent). Y’a un brin de psychédhipisme à la Barclay James Harvest, mais toujours plus malin, plus désespéré, plus méchant.

 

 

577. Lou Reed, Metal machine music, 1975 | BV



 

Comment te dire ? C’est du bruit, de la noise, pure et dure. Avec Lou Reed, on hésite toujours entre engagement et ironie, voire sarcasme. Mais là, c’est un mur, défoncé par la critique, sauf Lester Bangs, qui écrit que c’est le meilleur opus de l’histoire du rock. Pied-de-nez ou geste artistique ? je pense qu’on ne saura jamais répondre. Mais on peut tenter l’expérience d’écouter ces quatre pistes. Vraiment, et jusqu’au bout. Et bon, finalement, ce n’est pas pire que bien des trucs de pop ou de trap qu’on nous sert à longueur d’ondes.

 

 

123. Rogers Waters, Amused to death, 1992 | BV



 

Meilleur album de Waters et de loin, il aligne, pour n’en citer qu’une, six chansons parfaites (PAR-FAI-TES) enchaînées à la fin du disque. Où l’on découvre que Jeff Beck est plus fin et sobre que Clapton (on en aurait douté largement). Et où l’on découvre que Waters ne rigole plus « You don’t hve to be a Jew to disaprove of murder »)…

 

 

430. Primal Scream, Screamadelica 1991 | BV



 

À l’époque, j’étais totalement passé à côté du disque, bien que j’aie connaissance de l’existence du groupe. Je l’ai écouté récemment, je l’avoue, pour ce projet. Je n’ai pas été déçu. Certes, il y a des sons déjà entendus mille fois, mais il y a cette fantaisie (un peu ironique) que rend bien la superbe pochette (et le titre), ou par exemple Don’t fight it, feel it… beaucoup de tentatives, dans plusieurs directions, qui en font un ensemble plutôt hétéroclite mais sympathique, finalement plutôt insouciant comme l’époque (brève) de relatif bonheur qui s’ouvrirait bientôt (et se fermerait aussi vite) — et dont la maison acide serait le repaire, la joyeuse et triste bannière.

 

 

161. Eric Dolphy, Out there, 1961 | BV



 

Le catalogue des formes est probablement infini. Il n’y a qu’à voir la variété des poissons de par le monde. De là, deux difficultés : les retrouver (il faut un lexique des traits) & s’y retrouver (toute liste à son tableur). Bref encore un grand disque de toute une série de disques dans le genre. Je parlais de poissons : ils sont bien là, et aussi les oiseaux, toute une série de gammes sinueuses et liquides, je dirais même que les êtres chthoniens s’incarnent volontiers dans le violoncelle, qui comme le dit l’encyclopédie, est un instrument rare en jazz. On est donc bien dans un cas classique de naturalisme musical.

 

 

17. Antipop Consortium, Tragic epilogue, 2000 | BV



 

Découvert par hasard grâce à l’émission de France Inter (dont je ne sais plus le titre), jamais pu me détacher de cet album, qui manque de très peu la première place du podium, pourquoi ? Pour des broutilles, peut-être ce corporatisme intellectuel new-yorkais à la fois minorité à la fois cool. En concert une tuerie. Mais oui leur premier album est le meilleur.

Il faudrait d’ailleurs en dire un peu plus… Mis à part les innovations formelles typiques du son du groupe, de hip-hop non consensuel, et pas forcément d’ailleurs pas grand public (mais évidemment sans succès médiatique), parfois rapproché de l’IDM (ce genre de techno créative).

Des morceaux qui ne rechignent pas à lorgner du côté du jazz, même free (expliquant leur futur album avec Matthew Shipp) comme le magnifique Eyewall, des choses étranges comme Smores ou Driving in circles.

Il y a aussi de petites pièces sonores revigorantes, parfois instrumentales. Mais on a surtout des morceaux de flot très solide : Sllab en tête, mais aussi Laundry, Nude paper, Rinseflow, 9.99, Lift. Ce qui n’est pas rien sur un tel album.

Le groupe, qui signera bientôt chez Warp (Aphex Twin, Autreche, etc.) est prêt pour ravir les oreilles curieuses, tout en ne parvenant pas à franchir le cercle assez fermé du rap underground (avec Jurassic 5, Kool Keith, Mos Def) sans toutefois non plus parvenir à cette minimaliste gloire.

L’album est l’un des plus beaux du monde, je le jure, et confine à la perfection, je ne sais pas, d’un Kronos Quartet ? Je veux dire dans le choix des instrumentations, des sons, et leur agencement. Et pour ne rien gâcher des textes parfois obscurs, parfois abstraits, mais toujours à la fois très poétiques et très politiques, ce qui là aussi, n’est pas si courant (même chez Nas ou le Wu-Tang Clan).

Oyez Sllab, ci-dessous, et voyez le texte étrange qui en sort.

 

 

808. Brian Eno & David Byrne, My life in the bush of ghosts, 1981 | BV



 

Sans doute un excès d’épices un peu forcées, voire forcenées, nuit à la bonne foi de l’ensemble — ah et puis on est certainement repoussé dans un canton expérimental — le tout confinant à un je-ne-sais-quoi de vaguement radical chic — mais avec de belles altercations parfois entre deux grosses têtes chercheuses musicales… Un morceau au-dessus du lot, Two against three. Le titre est excellent.