Archives de catégorie : Notes de la nuit

Tourner la page | HPJ

J’ai toujours haï l’expression « tourner la page ». Celle-ci n’a même pas besoin d’être prononcée pour signifier une injonction à changer d’histoire. Ainsi se présente l’impératif : il faut oublier ce qui s’est passé pour vivre le temps présent d’une alternative, il faut surtout rayer ce passé qui entrave la liberté de vivre en imposant un sens préalable à ce qui advient. Dans une lettre officielle, à ma retraite, j’avais lu l’annonce de mon nouveau statut : « rayer des cadres ». Comment pouvait-on rayer le temps d’une vie passée ?

L’invitation à « tourner la page » me semblait être une manière de supprimer le présent de la mémoire en se disant « tout cela doit maintenant être considéré comme du passé ». Ce qui supposait que la page suivante devait être « blanche » et se prêter ainsi à tous les possibles. Cette même page devenait miraculeusement la mise en perspective d’un devenir délivré du piège de tout sens préalable.

L’éventualité de « tourner la page » afin d’éviter de revenir en arrière s’exclut d’elle-même puisqu’elle ne conduit qu’à revivre le passé pour justifier sa « mise sous scellés ». La « nouvelle » page ne peut donc être que « blanche », toute relecture à partir d’une page tournée à l’envers se traduirait par un moratoire qui suspend les lois destinales du passé.

Elle, elle avait été méthodique : elle m’avait remplacé par un petit chien avec une laisse. Un changement radical d’histoire de vie. Comme dans un tableau réaliste, elle se promenait avec son petit chien et le pharmacien, un notable de la ville de province, cité de caractère. Afin de tourner la page d’une manière pour le moins irréversible, elle avait adopté la figure d’un stéréotype, il ne manquait plus qu’elle attribue à son petit chien mon propre prénom pour laisser traîner une trace du passé.

Sans doute lui avait-il fallu « tourner la page » de manière ostensible comme s’il lui était nécessaire de mettre en scène devant ses propres yeux l’acte lui-même. J’étais le représentant d’une histoire passée qui, grâce à ce tableau, était rayé publiquement de la scène. J’ai bien du mal à imaginer le pouvoir de rétroaction que ce même tableau exerçait sur sa mémoire. Tel un remède pour « la dissolution du passé ».

Ne voulait-elle pas montrer à la cantonade que je n’existais plus pour elle ? Pour s’en persuader elle-même, il fallait bien qu’elle interpelle les autres. Le tableau avec le petit chien et le pharmacien lui servait de certificat : elle prouvait qu’elle avait bel et bien « tourner la page ». Et cette confirmation qu’elle mettait en scène pour ses propres yeux l’aidait à « liquéfier son passé ».

Pour me laisser croire que je restais encore vivant dans sa mémoire, je me disais que son inconscient réussirait, comme un allié en qui je pouvais avoir confiance, à lui jouer des tours avec des retours impromptus d’images incongrues. De jour ou de nuit, je croyais faire des apparitions qu’elle chassait d’un revers de l’œil.

Il fallut donc m’habituer, de mon côté, à n’être plus rien, à considérer que j’étais tombé dans les oubliettes de son histoire.

Comment vivre avec un passé porté disparu par l’autre ? Elle devait exercer un certain travail d’occultation qui était destiné à devenir automatique. Est-il plus aisé d’effacer des traces mnésiques que d’oublier des souvenirs ? Sans y consentir, j’étais obligé de participer à ce blanchiment de la mémoire en conservant seul ce que je n’aurais jamais voulu oublier. Ironie de l’histoire : le tableau du petit chien, du pharmacien et de la bien aimée disparue me servait de trompe l’œil apposé sur la porte d’entrée de ma mémoire.

 

L’énigme des visites de l’automate | HPJ

Elle, j’aurais pu l’imaginer sortir d’une boîte, mue par un ressort, et riante, comme si elle interpelait le monde à la cantonade. Comment peut-on paraître drôle alors qu’on n’a pas l’air de l’être ? Pour moi, il faut bien que je l’avoue, elle, elle fut une véritable révélation philosophique : elle avait capté l’essence du tic pour en faire l’origine mythique des automatismes. Chaque fois qu’elle venait me soigner, elle me faisait entrer sur une scène au cours de laquelle elle orchestrait une magnifique concaténation de gestes. Telle une déesse de la mythologie chaque élément du rituel qu’elle accomplissait, s’apparentait à un automatisme pour n’en garder que l’essence, la pureté originelle.

D’abord, il y avait la naissance du sourire. Dès qu’elle prononçait une phrase, elle commençait par dire le prénom de la personne à laquelle elle s’adressait, elle lui souriait en effaçant tout signe de tristesse pour n’exprimer que la confiance en la vie. Il aurait pu être aisé de ne voir là que l’exercice d’un automatisme de la compassion. Mais ses gestes de soin, bien qu’ils paraissent mécaniques, s’enchaînaient derrière un voile de tendresse pudique qui la protégeait. Elle réussissait à faire de l’automatisme lui-même un geste élégant et bien vivant.

Je me suis dis un jour qu’elle supprimait en douceur toute connotation chrétienne du don de soi par l’apparence que donnaient ses automatismes à ses manières de faire. Le don de soi retrouvait son origine qui précédait la représentation qu’on pouvait s’en faire. L’expression elle-même, devenue insupportable, ne gardant en mémoire qu’une apologie du sacrifice de soi-même, était honnie par sa façon de de se dévouer en se moquant de le faire – son sourire se poursuivant par un léger, très léger ricanement -. Elle simulait une impavidité que sa myopie intériorisait avec allégresse. Et il ne faut pas croire que ce que je viens d’écrire là, je ne le comprends pas ! Troublé en profondeur par cette myopie, son champ de vision pouvait l’aider à ajuster ses automatismes en leur conférant une belle expression humaine, celle-là même qui rassurait le patient, en l’occurrence moi. En quelque sorte, elle me prodiguait les effets thérapeutiques d’un don de soi dont elle me permettait de me moquer en même temps, avec elle.

Quel sens voulait-elle donc donner à sa volonté de s’absenter des gestes qu’elle commettait (et non qu’elle pratiquait) ? Après tout, l’automate réfléchit mais il est en instance indéfiniment reportée de s’absenter. Il n’est pas vraiment là.

Alors je la regardais en évitant autant que possible de l’agacer. Et quand ses doigts passaient sur ma voûte plantaire pour accentuer la circulation du sang, je fermais les yeux un instant. C’était un mystère. Ses yeux partaient ailleurs, sur le côté, peut-être l’infini est-il toujours à côté, et quand on est myope, l’infini n’est-il pas à portée de main ?

Parfois j’apercevais la naissance de ses seins, je ne devrais pas en parler, je voulais juste dire que cette naissance n’avait pas d’âge, qu’elle continuait à naître et que j’en été si ravi que je fermais les yeux pour en capturer l’image.

Quand elle quittait sa chaise, se redressait, s’apprêtait à partir, elle remettait en place quelques objets sur la grande table dont elle faisait le tour avant de s’approcher de la porte, je la voyais alors dans l’encadrement, elle disait « au revoir » comme si un coup de vent ou un rayon de soleil, ou les deux, avaient traversé la salle à manger. Parfois, je me levais, allais jusqu’au perron et la regardais s’éloigner. Elle avait l’air de trottiner comme un cheval.

 

Entre tic et rituel | HPJ

Certains tics défigurent le visage et quand ils se déclenchent, il est difficile de les faire cesser. La bouche se tord, les yeux clignotent, le front se plisse, les joues se creusent, parfois même les oreilles ont l’air de bouger. Autant dire que cette mécanique infernale impose ses propres automatismes sans que l’être humain – et sans doute l’animal aussi – soit en mesure de rétablir l’équilibre de ses expressions. Le tic obéit à sa finalité comme à une règle de vie, il met en branle la répétition d’une ponctuation du corps. Le point- virgule, le point d’interrogation, les deux points, les points de suspension, d’exclamation finissent grâce à la durée de manifestation du tic par avoir le même sens. Mais il est vrai, par exemple, qu’un point d’interrogation peut immédiatement poursuivre son effet par trois points de suspension, même sans qu’il n’y ait le moindre recours au tic. Le désordre du sens que crée cette ponctuation est déconcertant : les yeux qui clignotent indiquent-ils un doute ou une certitude ?

Par extension, le tic, quand il n’est pas énoncé comme tel, désigne parfois une habitude, voire même un rituel. Si quelqu’un répète le même geste, à la même heure au même endroit, on dira aisément de lui « qu’il a ses habitudes ». On sera étonné, si le connaissant, on ne le voit pas réitérer pareille concaténation de ses gestes. Selon les conventions de la politesse, reconnaître les habitudes de l’autre, discrètement bien sûr, c’est lui faire honneur. Si le tic peut paraître navrant, l’habitude garde, pour ainsi dire, la tête haute.

Et du rituel, qu’en est-il dans une société qui n’est pas considérée comme « primitive » ? Comment octroyer une puissance magique à ce qui pourrait bien n’être qu’un tic ? Depuis l’enfance, quand je suis satisfait d’une situation ou d’une idée, mes mains se rapprochent de mes fesses et mes doigts s’agitent à tel point que j’ai souvent entendu dire : « il bat des ailes ». En somme, mes ailes auraient poussé sur mes fesses dès ma naissance. Je remarque de plus que je dérobe au regard de l’autre la manifestation de ma satisfaction comme si je la gardais « derrière mon dos ». Il y a pourtant des moments, je l’avoue, où mes mains s’agitent sur le côté sans chercher à se cacher. Ce qui m’intrigue aujourd’hui, c’est la primitivité d’un tel signe, celle d’un personnage hybride, entre l’homme et l’animal. J’ai cherché à découvrir une société (voire même une culture) dans laquelle ce rituel aurait pu exister, je ne l’ai pas trouvée. Un jour, j’avais huit ans, j’ai pincé la fesse gauche d’une dame qui était en train de faire la vaisselle, je chantais à tue-tête la chanson de Bourvil « je lui fais pouet-pouet elle me fait pouet-pouet et puis ça y est ». J’ai été obligé d’accepter l’idée que l’usage du rituel des adultes n’était pas le même que celui des enfants.

Comme en étant de plus en plus vieux, je bats encore des ailes, je me dis que j’ai toujours eu le même tic. Et pourtant, ne puis-je pas m’autoriser à croire qu’entre le moment où je pense et celui où je bats des ailes, il y a un lien indissoluble qui restera toujours énigmatique ? Et le tic n’est-il pas alors un rituel qui « aurait perdu les pédales » ?

Que la place dans la vie est une chaise gigogne (allégorie d’une fable) | HPJ

Elle se souvient avoir joué à « qui va à la chasse perd sa place ». Mais elle avait la certitude désormais qu’elle n’avait jamais eu de place malgré ses intentions répétées d’en avoir une. C’était plus aisé pour les objets, ils avaient la place qui leur était attribuée. Si ce n’était pas toujours la même au fil du temps, ils en obtenaient une nouvelle avant d’être jetés à la poubelle. Leur disparition mettait alors un terme à la question de leur place. Elle avait eu souvent l’impression qu’on tentait de la déplacer comme un bibelot posé sur une cheminée, qu’on installe sur un buffet, puis qu’on finit par ranger dans un placard. Chez des amis ou des voisins, elle remarquait ce qui avait été la trajectoire d’un objet, tel l’indice d’un changement de décor en constatant que la durée du même objet semblait dépendre de sa permutation dans l’espace.

Elle se disait que si c’est l’autre qui décide de la place qui peut lui être attribuée de la même façon que celle d’un objet, elle se condamnait à une perpétuelle posture de soumission. Elle se dépossédait de la vie elle-même comme si elle remettait son destin entre les mains des autres. « Tu n’as pas trouver ta place » est une expression qu’elle exècre parce qu’elle signifie bien une négation de l’existence, le retrait de l’inaccomplissement irréversible de la vie. Et pourtant, elle l’aura vécu, cet inachèvement, avec la joie de préserver une indétermination existentielle qui fonde le désir de vivre.

La place est un piège : on a toujours l’air de remplacer quelqu’un, celui ou celle qui n’est plus là. Que ce soit à l’école, au travail, en amour, en religion, en politique… la place qui remplace est celle de substitut. Quand un homme dit à une femme : « tu es ma mère ! », il ne va pas lui signaler qu’elle est le « substitut de sa mère » comme s’il parlait à un « substitut du procureur ». Si la place n’est que le fruit d’une substitution, elle n’est qu’un leurre accepté ou même voulu.

Elle avait décidé un beau matin de ne plus chercher sa place et de vivre dans l’inachevé, en considérant que ce qui ne s’accomplit pas jusqu’au bout n’est pas obligatoirement un échec. C’était un choix arbitraire, fait d’une manière inopinée, mais elle prenait plaisir à penser que c’était là une perspective de vie qui la sortirait d’une culpabilité inutile, et sans raison. Il fallait, se disait-elle, que ses engagements se prennent eux-mêmes en charge pour aboutir à leur fin ou pour finir par refuser de le faire.

C’était étrange de chercher à construire une telle perspective de vie au moment où celle-ci se donnait l’air de poursuivre le chemin qu’elle s’était tracée. Elle avait bien du mal à croire qu’elle puisse se décider à être une autre alors qu’elle était sûre d’être déjà une autre depuis toujours. Ou alors, pensait-elle, faut-il que je me voie comme une autre au moment même où j’ai la certitude de l’être ? La place dans la vie n’est qu’une chaise gigogne, se dit-elle en souriant.

Comme la cigale qui avait chanté tout l’été, elle partit un beau matin sans se retourner pour dire au revoir. Chemin faisant, elle rencontra un vieillard légèrement voûté qui avait pourtant du mal à marcher. Il portait sur son dos les colis du passé. Elle le salua, il s’arrêta, il lui dit qu’il avait quelque chose pour elle, un bout de son passé. Celui-ci était enveloppé comme un paquet envoyé par la poste. Tous les deux ils s’assirent sur un tronc d’arbre, elle déplia le papier d’emballage. Le paquet n’était pas vraiment vide, il n’y avait que du papier froissé. Le vieillard lui dit : « je suis bien plus vieux que vous, j’ai reçu plus de papiers que vous ! » Elle l’embrassa sur le front et lui répondit avec tendresse : « je vous aiderai à les ranger ».

Que le désir de naître ne se perd jamais | HPJ

Il n’avait jamais eu autant peur de perdre l’amour de la vie qu’elle lui offrait. Il s’éveillait parfois à l’aurore à la fin du cauchemar de sa disparition. Il soulevait ses paupières pour voir ses yeux qui grandissaient, il entendait ses paroles dont il ne comprenait pas le sens. Elle lui avait provoqué une fracture de l’inconscient, il avait pensé qu’il n’en n’aurait plus à cause de l’imminence de sa mort. Et là, maintenant, il était bien obligé de le reconnaître, cette fracture le mettait dans l’impossibilité de continuer à écrire « il » au lieu de « je «. Cette brèche, elle l’avait ouverte à sa manière, comme dans une danse qui ensorcelle, elle l’avait incisée avec une douceur incroyable, à en pleurer. Je n’avais même plus envie de sortir, de voir la vie du dehors, je ne pouvais que regarder les roses derrière la fenêtre, ces roses presque blanches qu’un vent léger faisait s’incliner.

La brèche me paraissait plus grande que jamais, pourtant j’en avais vu d’autres ! Là, j’avais peur de m’y perdre et je me disais que c’était peut-être la vraie chance de ma mort. Je suis devenu fou un moment, j’ai cru que ses paupières seules en se baissant et en s’ouvrant m’invitaient à l’intérieur de la fracture.

Alors j’ai coincé ma tête sur l’oreiller pour regarder le plafond qui n’avait aucune lézarde.

Comment son visage pouvait-il apaiser mon angoisse ? Du fonds sonore de mon inconscient, j’ai entendu sa voix prononcer mon prénom. Les mots effaçaient l’un après l’autre les déchirures comme s’ils servaient de machine de guerre contre les menaces de la vie. Je ne sais pas comment sa voix avait réussi à s’infiltrer dans la chambre sonore de mon histoire, sa voix se donnait l’air d’avoir toujours été là depuis mon enfance.

J’ai fermé les yeux, je n’étais plus seul.

Je l’ai vue danser sous le regard strabique des vaches alignées au bout d’un champ, elle s’élançait vers le ciel pour se laisser virevolter et échouer sur la terre en évitant de déchirer sa longue robe au contact des fils de fer barbelés. J’avais honte de redevenir enfant comme si je prenais mon inconscient pour une matrice.

Je perdais la force de me confronter au monde, je me levais, je faisais quelques pas et je me recouchais pour la retrouver. Je tremblais de froid sous l’édredon, j’avais quitté le dehors, je perdais même le désir d’y retourner ne serait-ce que pour voir encore les roses presque blanches.

J’allais entrer dans le monde de ses rêves.

Et j’étais porté par l’empire de l’imagination, prêt à épouser le vertige de l’illusion jusque dans sa perte totale de fondement. Ce mystère de l’érotisme de l’irréalité allait s’accomplir après m’avoir hanté. Emporté par les envolées de sa danse, j’allais enfin pouvoir m’éloigner de mon corps de vieillard impotent.

Au bout de la lorgnette | HPJ

 

Chaque fois qu’il s’apprêtait à regarder un paysage, il appréhendait ce moment où le cadre commençait à se former pour délimiter l’espace d’un tableau. Il ne comprenait pas comment son champ de vision s’achever, sans qu’il ne le décide, par un tableau. Comme s’il disposait d’un viseur d’appareil photographique, tout objet, et le vide lui-même se présentaient dans une scène rectangulaire. Les choses qu’il voyait trop longtemps se figuraient d’elles-mêmes en état de portrait. Il se trouvait confronté tous les jours à la même question : comment une simple potiche posée sur une table ou un buffet pouvait-elle être prise pour un portrait ? Il n’avait jamais été tenté de personnifier les objets, et curieusement, ceux-ci redevenaient anonymes.

Il aurait pu croire qu’il était atteint d’un trouble de la perception, mais il savait qu’aucun instrument optique ne lui aurait permis d’anéantir sa vision rectangulaire. Peut-être, s’est-il dit en riant, suis-je victime du syndrome de la carte postale.

Il avait remarqué qu’au cours des rêves, quand il tentait d’en reconstituer un, le même phénomène d’encadrement se produisait : les images du rêve, aussi fantasques pouvaient-elles paraître, finissaient par se plier à la discipline rectangulaire du tableau. Comme dans un film.

Chaque fois qu’il se plaçait face à un paysage, celui-ci se présentait telle une nature morte en instance de s’animer. Les arbres, la végétation, le ciel, les nuages, l’eau de la rivière d’abord figés dans leur allure se mettaient lentement en mouvement, et ses yeux, se disait-il, n’avait qu’un seul désir : se tromper, toujours se tromper jusqu’à découvrir la vérité de ce qu’il croyait voir.

Il était là, près du petit pont qu’il avait vu depuis son enfance, le paysage était en train de se métamorphoser en tableau à tel point que même des morts apparaissaient telles les ombres portées des portraits qui étaient en train de prendre forme devant lui. Il fermait alors les paupières pour faire le vide en les ouvrant à nouveau. Il utilisait le mouvement même de ses paupières comme celui d’une balayette qui fait du vide.

C’est l’apparition du vide, puis son évanescence, qui provoquait le flou. Mais le flou en devenait fou d’être dans un cadre, le flou bouillonnait dans sa clôture. Et le tableau volait en morceaux…

Quand la nature décidait de tenir tête dans le champ de vision où elle se rendait définitivement morte comme dans un tableau, elle épousait l’immuabilité d’une vanité.

« Je vous le dis, Monsieur le garde-champêtre, on l’a trouvé là, ce matin, il ne respirait plus, j’ai observé ses yeux grands ouverts, et j’ai vu mon portrait figé dans son regard. Je vous l’avoue, c’est le portrait tout craché de son meurtrier. C’est moi ».

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Chronique philosophique des chaussures vides | HPJ

 

Depuis que ses chaussures de marche étaient restées au pied de la dernière fenêtre de son bureau, il ressentait, dès qu’il s’installait pour écrire, le désir irrésistible de construire une nouvelle sur la posture de son corps. Il savait, pour l’avoir entendue en faire le récit, que sa sœur, plus âgée qu’elle de quelques années, était née avec une déformation de son pied gauche et, par conséquent, avec un déséquilibre qui devait être tenu pour naturel parce qu’il était à l’origine de la vie. Et elle, dont le prénom signifiait « claudiquer » s’était appropriée une telle malformation comme un signe fondateur de l’existence. Elle s’était pour ainsi dire identifiée à sa sœur en lui prenant sa place et en adoptant sa posture bancale.

Mais les chaussures qu’il voyait si régulièrement avant que les mots ne viennent s’écrire sur la page, n’avaient rien de particulier, elles ressemblaient à n’importe quelles autres. Et elle, elle ne claudiquait pas, elle marchait comme tout le monde en mettant un pied devant l’autre, c’était dans sa tête que les pensées claudiquaient en épousant toujours des modes de contradiction qui s’attiraient les unes les autres pour faire naître l’adoption d’une posture. Sa sœur, lui avait-elle raconté, avait eu deux chaussures fixées sur un bout de bois pour lui apprendre à se tenir en équilibre : l’une avait la forme d’un pied bot, l’autre était normale. Elle, elle ne jouait pas à claudiquer pour imiter sa sœur, elle regardait cet instrument en le prenant dans ses mains comme si elle tenait là un jouet curieux, peut-être même un fétiche.

Les chaussures de marche, devenues si normales, avaient effacé toute histoire. Elles étaient là, elles avaient l’air d’être oubliées, personne ne les enlevait, elles faisaient partie des meubles ou des bibelots. Il fallait retrouver un bout de récit pour leur donner le sens de leur présence. N’importe quel bout pouvait faire l’affaire ! Il se souvenait bien qu’elle avait remonté la rivière durant plusieurs jours et qu’elle les avait utilisées, il se souvenait qu’elle avait eu des cors au pied, qu’elle avait souffert, qu’elle l’avait attendu, qu’il lui avait apporté à manger, qu’elle avait écrit des poèmes, qu’elle avait joué à claudiquer dans l’eau froide…

Le récit ne se traçait pas de lui-même, les temps de l’histoire se dérobaient sous ses pieds comme la terre se retire au rythme de multiples excavations. Parce qu’elles étaient vides, les chaussures appelaient bien la silhouette de son corps, et lui, il attendait en vain que la posture naissante se fasse portrait. Il avait beau retrouver des impressions qu’un amour laisse dans un paysage de la vie, il se heurtait à l’impossibilité d’inscrire les mots qui les auraient trahies. Le sentiment d’être là, à l’apparition de l’autre, mais à son insu, l’emportait au point de l’enfermer dans l’aveuglement d’un silence que seuls les soubresauts de l’amour pouvaient encore perturber comme les coups de tonnerre d’un orage qui jamais n’éclaterait.

C’était la mise à mort de la nostalgie. Le grand sacrifice de l’amour sur l’autel de sa propre réminiscence. Il n’avait plus qu’à partir sans écrire un mot. Le récit n’aurait pas lieu. C’est la banalité même des chaussures vides qui triomphait pour toujours en lieu commun de toutes les mémoires.

 

Le pli halluciné | HPJ

 

Étendu sur son lit, dès qu’il ouvrait œil, il voyait un visage dans les plis de la couette, puis un autre sur le rideau brodé qui couvrait la fenêtre. Il savait que ces têtes n’existaient pas bien qu’il croyait entendre une faible respiration, il passait sa main pour les écraser, pour les faire disparaître, il apercevait alors des fesses et des jambes, qu’il chassait à leur tour en frottant la couette. Quand un oreiller se penchait sur lui, il prenait peur des yeux vitreux qu’il apercevait au cœur de la taie. Plus il détruisait les chimères des corps plus leurs images se reformaient à son insu, il lui fallait sans cesse aplatir le moindre relief que formait toute la literie.

La mémoire des corps les métamorphosent-elles toute seule ? Éveillé, il constate qu’il ne reconnaît aucun visage, qu’il ne peut leur donner des prénoms ou des noms, chacun se présente comme un inconnu dont l’apparence est plutôt inquiétante. Et cette jolie cuisse que dévoilent les plis de la housse de couette, à quelle femme pourrait-elle bien appartenir ? Elle est là, avec la couleur ambrée d’une peau qui doit sentir bon, et dès qu’il appuie sur elle au lieu de l’effleurer, elle s’évanouit comme si elle n’avait jamais existé. Ce monde de morceaux de corps qui l’entoure, qui l’encercle même, est en mesure de disparaître chaque fois qu’il écrase les plis et les replis de la literie.

Il se demandait pourquoi il consentait à l’hallucination. Après tout n’était-il pas capable de créer ses propres images ? Et surtout, de belles images qui rassurent par la douceur de leur présentation, par l’ordre bienséant de leur naissance. Il lui suffisait de nier en l’effaçant même avec les doigts toute image qui était source d’angoisse. Ou bien, il hésitait à liquider les hasards scopiques, ceux-là mêmes qui caractérisent une vision impromptue.

Après plusieurs nuits, il avait fini par s’habituer à cette mise en scène des morceaux de corps qui ne l’inquiétait presque plus, mais il la supportait comme le poids d’une certaine morbidité qu’il n’aimait pas. Il se mit en quête d’une issue. Il s’inventa un théâtre érotique de marionnettes.

Au lieu d’aplatir une jolie cuisse sous sa main pour lui retirer toute existence, il mit ses doigts au bout des plis et l’orienta autrement de manière à ce qu’elle vienne toucher son ventre. Ainsi pût il croire qu’il la faisait bouger. La jolie cuisse s’adressait à lui. Mais un geste en provoque un autre. Une tête venait de se dresser devant lui, elle ressemblait à celle d’un gnome avec une bouche légèrement tordue, un chapeau pointu, rouge, elle s’agitait, il entendait même d’étranges ricanements. Constatant qu’il ne gouvernait rien, il quitta son lit pour y retourner quelques instants plus tard. Tout était sans dessus dessous, il s’allongea lentement comme s’il s’appliquait à adopter une posture, il déploya la couette et celle-ci prit elle-même une position qui fit naître encore des visages, certains ayant des barbes très carrées. Il n’avait guère de prise sur ce petit monde qui se construisait devant ses yeux et pourtant il réussissait encore à le modifier en appuyant avec ses doigts sur les plis de la couette.

Épuisé, il se mit sur le dos, s’immobilisa, se raidit comme un gisant, ferma les yeux, il vit le corps de la femme rêvée sortir de sa tombe et venir à sa rencontre sans jamais réussir à le rejoindre.

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Le chat qui miaule la nuit | HPJ

 

Toute la nuit, je l’aurais entendu comme un gémissement qui jamais ne cessera. Je ne le connais pas, je l’ai sans doute déjà rencontré dans le jardin, je ne le reconnaîtrai pas, je crois avoir bien du mal à distinguer un chat d’un autre chat. Et cette nuit, même la chouette s’est tue. J’ai attendu un moment de silence, j’ai dû m’endormir. J’ai rêvé, et j’ai revu une scène que ma mémoire a conservé comme une carte postale qu’on pose sur le chambranle d’une cheminée en souvenir d’un voyage. C’était dans le bûcher, j’allais chercher du bois pour mettre dans le feu, sur le tas de bûches, au moment où j’allais en prendre une, j’ai vu le corps raide d’un chat terrorisé, ses poils étaient dressés tels des épis plantés dans sa chair morte, ses pattes tendues, sa queue rigide. Je n’ai pas bougé, je suis resté là, immobile comme lui, paralysé par la seule image de la terreur avant la mort brutale.

Quand j’ai ouvert les yeux, le chat miaulait encore dans la nuit. Sa musique qui, au commencement me déchirait, me berçait maintenant sur un rythme presque languissant, comme celle d’un tango argentin. Ton corps m’est apparu et surtout ton visage sédaté, les paupières écartées, figées dans leur absence d’animation, ta parole suspendue entre tes lèvres écartées, ton visage de morte atterrée. Je me suis mis à danser avec toi, je t’ai même invitée à te relever, aucun mouvement n’est venu ni de la vie, ni de la mort.

Le chat est devenu un orchestre. Son miaulement de violon et de violoncelle semblait bien avoir retenu la nuit pour toujours.

Tu n’as plus jamais bougé autrement qu’en image.