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Arno Bertina • ‘Je suis une aventure‘

Hors-Sol a réalisé en 2013 un série d’enregistrements vidéos avec deux de nos auteurs les plus importants, Arno Bertina et Nicole Caligaris, qui nous parlent de livres et de lectures. Nous poursuivons cette série avec Arno Bertina, qui lit deux extraits de son roman Je suis une aventure.


Arno Bertina (3)

Suite et fin (?) de l’entretien, entamé ici puis , avec Arno Bertina — où il est question d’Afrique, de politique, et d’œuvres complètes

HS — Alors à côté de ces éléments laissés à la liberté de l’imaginaire et de la fiction, on sait et on voit que tu es toujours très préoccupé aussi du réel. Ainsi dans Je suis une aventure, il y a ce long passage en Afrique. On ne pensait pas, en débutant le livre, qu’on en arriverait là. Quelle place représente l’Afrique dans toute cette histoire ? Pourquoi être allé en Afrique, précisément à cet endroit de la fiction alors même que de ton côté, tu dis que l’Afrique est un fil conducteur, présent dans tous les livres ? C’était très fort dans Anima motrix bien sûr…

AB — C’était sans doute plus prégnant dans Anima motrix, plus immédiat…

HS — Oui. Qu’est-ce que tu veux, je ne sais pas… combattre ou dénoncer ou promouvoir ? Pourquoi l’Afrique ?

AB —  C’était plus immédiat dans Anima motrix, mais l’Afrique n’est pas moins nécessaire à Je suis une aventure… Ces deux Afriques sont liées comme les deux faces d’une pièce. Pour te répondre, je dois revenir un peu en arrière. Ma hantise personnelle, ce sont les livres discoureurs. C’est ma hantise car c’est mon penchant naturel. Je déteste ça, ça me fait peur chez moi, et j’essaie donc de traquer ces trucs-là dans ce que je fais. Bien. Etant donné que j’avais ce plan de discussion sur les mérites comparés de Thoreau et Pirsig, j’y allais tout droit, à ce livre discoureur que je ne voulais pas écrire ! Ou si je n’en faisais pas un livre discoureur, je risquais en tout cas d’écrire un livre sans dehors, c’est-à-dire sans mystère, qui contiendrait déjà les discours qu’on pourrait articuler à partir de lui. (Un de mes grands bonheurs de lecture, Les trapézistes et le rat, d’Alain Fleischer, m’avait fait la même impression : j’avais écrit dix pages pour la revue Critique, en ayant l’impression – une fois l’article écrit – que je n’étais pas parvenu à réinventer le livre.) Je reviens à Je suis une aventure : je devais faire en sorte que ce plan de discussion Thoreau/Pirsig prenne en charge sa part d’intrigue. Que ce ne soit pas une dissertation, même mal fagotée. Dans les imaginaires, l’Afrique noire est hantée par différentes formes de mort (famines, guerres ou guérillas, dictatures de dictateurs ou de grands sociétés pilleuses de richesses, sida, et même les safaris, etc.) Lors d’un séjour au Mali, en 2009, j’ai aussi vu le contraire, qu’on dit moins et que j’ai ramassé dans la scène de la réparation du taxi-mobylette. A Bamako, à Mopti, à Djenné, j’ai été très surpris par ça : rien ne meure jamais là-bas, tout est récupéré tout le temps. Une mobylette est toujours réparée, un vélo n’est jamais cassé, il est toujours réparé. S’il est trop cassé, absolument toutes les pièces vont être réutilisées pour faire autre chose, disons une cocotte minute. Voilà encore un exemple de non-contradiction et une illustration, surtout, de la lutte invraisemblablement efficace contre la mort, toutes les morts, mort symbolique, mort réelle, etc. Tout est immédiatement dans le cercle ou dans les cycles de la vie. Pour l’Europe qui est hantée, effrayée par l’idée de la mort, ce qui est vraiment au centre du roman puisque Fédérère est justement fasciné (au sens estomaqué, paralysé) par cette mort-là (effrayante, symbolique, réelle et tout), aller en Afrique est un choc, voir cette réparation de la mobylette pendant deux heures sur un bout de trottoir par à peu près tous les hommes du quartier, là où lui aurait estimé que le truc était fini et qu’il fallait acheter une autre mobylette, c’est une leçon grandiose, dynamisante, euphorisante. Là où on a tous vu de la mort en estimant la mobylette foutue, quelqu’un voit tout de suite par quel moyen il est possible de la remettre en circulation. Voilà la leçon non professorale de l’Afrique. Cette inversion crée un point aveugle dans le roman, me semble-t-il, qui tend le plan de discussion Thoreau/Pirsig.

Puis les envoyer en Afrique c’était aussi prendre Fédérère par surprise : au joueur suisse qui ne donne jamais prise à rien, je fais faire des choses invraisemblables, rocambolesque (voler sa propre statue par exemple, et fuguer, disparaitre des écrans de contrôle pendant quatre mois). Je voulais prolonger cette folie-là, entériner la dimension romanesque, fictionnelle, et l’emmener sur un territoire ou on ne le voit jamais car « la planète tennis » n’a que quatre continents, elle est sans Afrique. Je n’ignore pas les engagements humanitaires du vrai Federer, je veux juste dire qu’on ne l’y voit jamais en tant que joueur, légende vivante du tennis, jamais officiellement. L’Afrique dans le roman c’était donc une façon de pousser plus loin l’usure du personnage, de l’enfoncer encore plus dans la fiction, et de l’arracher à son décor ; c’était le mettre au contact de ces énergies-là qui sont des énergies de vie, incroyables, et lui permettre de rebondir symboliquement pour se remettre lui-même en chantier, en mouvement, etc. Pour l’amener à se rebricoler.

Voilà, c’est une partie de la réponse – j’ai oublié les autres…

HS — Du coup est-ce que ça peut être un territoire ou un moyen de faire que la politique fasse irruption dans le roman, ou pas du tout ? Parce que tu mentionnes l’AQMI, les attentats en Europe, etc…

AB — Je vais te répondre, mais je voudrais d’abord compléter ma réponse sur le plaisir d’écrire, et le fait d’être emporté par le livre. Ce qui est assez drôle, c’est qu’au moment où j’ai commencé l’épisode africain, j’ai dit à mes potes « Oui c’est bon, je n’ai plus qu’une trentaine de pages à écrire, je tiens la fin. » En fait je leur ai dit ça pendant un an. « — Mais tu as déjà dis ça il y a quinze jours. — Oui, c’est vraiment ce que je croyais… » Le truc s’est mis à germer tout seul. Je n’en voyais jamais le bout, ça enclenchait un autre truc, et encore un autre. Tous ces développements de l’intrigue me semblaient nécessaires, appelés par ce qui précédait, les 250 premières pages. Ce n’est pas que je ne contrôlais plus, simplement que je n’avais pas du tout anticipé la fécondité de la première moitié et du rebond africain.

Les questions politiques maintenant. Pourquoi est-ce que je parle de l’AQMI, du Sahara Occidental ? Dans ce livre, l’enquête est celle-ci : comment un individu (Fédérère, mais aussi le journaliste qui l’accompagne) peut retrouver le chemin du mouvement ; comment établir avec sa propre identité un rapport qui soit mobile et créatif. Ce qui s’oppose à ça, en tout cas pendant trois-cents pages, la figure repoussoir, c’est évidemment Thoreau, qui dans ses livres ne cherche pas du tout cette mobilité-là. Ensuite, ça change, quoi, parce que rester dans une opposition à Thoreau ce serait tomber bêtement dans un piège (devenir rigide alors qu’on voulait dénoncer la rigidité). A un moment, le journaliste narrateur aperçoit le piège et il dépasse cette contradiction entre Thoreau et Pirsig. Je continue cependant d’inscrire à l’horizon de cette déambulation plein de petites notations : le personnage achète le journal et il est question d’un attentat à Strasbourg ; quand il volent la statue à Londres, c’est le soir d’un autre attentat ; j’évoque effectivement l’AQMI quand le narrateur longe la côte mauritanienne et traverse le Sahara Occidental, et le Front Polisario. Tout ça c’est l’arrière plan, vraiment c’est le fond de scène de tout. Parce que ça représente la pratique la plus morbide de l’identité. « On a une revendication, voilà notre identité, je vais vous tuer pour que vous la reconnaissiez » (là évidemment je cite  Le Lotus Bleu). Tu vois, ça doit vraiment être considéré comme l’arrière-plan d’un tableau, et non comme un surgeon réaliste dans un truc rocambolesque. Autre exemple, l’Europe dont les portes sont fermées, verrouillées militairement – le dernier chapitres à Ceuta c’est l’Union Européenne qui ne s’imagine elle-même que dans des frontières étanches, barricadées, sans quoi son économie et son identité s’effondreraient en même temps…

HS — L’enclave de Ceuta qu’on avait déjà vue dans Anima motrix

AB — Mais avec une résonance différente, je ne disais pas exactement la même chose… L’Europe passe son temps à vouloir se garder de cette détresse, et ce faisant elle se tue elle-même, elle s’asphyxie elle-même. Son identité ne se touche plus que par la fermeture. Les connards qui parlent des racines chrétiennes de l’Europe c’est également et toujours la définition la plus morbide de l’identité. Ça me servait pour que Rodgeure se détache sur cet arrière-plan, et qu’on comprenne mieux la dimension politique et philosophique des éléments rocambolesques (la forme informe, la dérive ivrogne, la passion sexuelle). Dans le roman j’essaie d’arracher Féférère à un fond d’immobilisme et de morbidité.

HS — Tu viens d’écrire avec Oliver Rohe sur les soubresauts de l’ “affaire Millet”, chez Gallimard. Pourquoi, comment, à quel moment avez-vous éprouvé le besoin de vous exprimer à ce sujet dans la presse ? Je voudrais dire en passant, pardon : Richard Millet a écrit des livres qui éventuellement pourront être lus. Mais je trouve sa sortie absurde ; si je voulais montrer ma différence ou mon identité, ce n’est pas à Châtelet à 18h que j’irais, parce que c’est la plus grande gare d’Europe, et que le monde entier y passe, mais plutôt loin de Paris un samedi soir, en banlieue, ou dans la campagne profonde, comme chez moi avec des populations bien blanches pourtant, et tout aussi “identitairement” dangereuses.

AB — Cette sortie est très significative, c’est ce que nous avons voulu dire dans le texte du Nouvel Obs.

HS — Je finis la charge : je me disais aussi, Richard Millet ne fait pas ça inconsciemment, il a une intention. Je ne veux pas le sauver d’une quelconque manière mais est-ce que ce n’est pas non plus le rôle d’un écrivain que d’adopter une posture un peu excentrique dans un monde très lisse, une posture différente afin de provoquer, plus ou moins gratuitement, pour attirer l’attention sur tel ou tel problème. Et du coup, en répondant, tous les deux, vous entrez dans son jeu, d’une certaine manière avec vos noms d’écrivains, non ?

AB — Evidemment. Mais oui ! Et pour parler d’écriture précisément, du point où écriture et politique se lient. On ne va pas sur le terrain de l’anti-racisme, on parle d’écriture. Au mois de février 2012 Richard Millet est invité sur le plateau de Frédéric Taddéi. Il parle alors de la station Châtelet-les-Halles à 18h, pour dire une chose qui se trouvait déjà dans une de ses fictions. Mais là il parle en son nom. Ce n’est pas de la littérature, mais bien lui, en tant qu’individu. Ni Oliver, ni moi ne voyons cela en direct car aucun de nous n’a la télévision, mais le lendemain ou dans la semaine… Et on se demande si on ne ferait pas un papier, parce que vraiment c’est… Finalement on ne l’a pas fait, et c’est dommage justement. Là on la fait, alors que bon, beaucoup de monde avait déjà dit beaucoup de choses, et c’est très bien, et tant mieux. Mais on n’avait pas besoin qu’il en vienne à écrire ses deux pamphlets six mois plus tard, pour savoir, nous, que quand il dit cette chose (« Je suis le seul blanc à Châtelet ») ce n’est que l’amorce d’un délire. De quelle nature est ce délire ? Il repose sur un rapport tordu au dehors. Le dehors n’est pas assez effrayant, je vais donc mentir, caricaturer, dire n’importe quoi (« Je suis le seul blanc à Châtelet »), pour élever le dehors à ce point d’effroi qui est le mien. Quelle est cette opération ? Il donne à sa propre peur une dimension noble (en étant politique), ou épique (il est si heureux quand il se peint en guerrier libanais ayant soi-disant porté les armes). Il prend la politique en otage avec sa trouille. Mais sa trouille n’a rien de politique, avant cette prise d’otage. Elle devient politique quand il fait dire n’importe quoi aux mots, c’est-à-dire quand il maltraite la langue française, et quand – qui plus est – il lui fait dire n’importe quoi dans le champ politique (les questions de l’identité, de la race, et de la connexion entre identité nationale et religieuse).

HS — Vous êtes tous les deux chez Gallimard. Ce n’est donc pas anodin, votre geste, ce n’est pas rien…

AB — Ça nous retombera sans doute dessus, on le sait, mais ça n’a pas d’importance. Tout le monde l’a dit fasciste, raciste – de fait il est fasciné par les armes à feu, il dit fièrement s’en être servi, avoir tiré sur des gens. Il n’y a pas à barguigner : le fasciste est celui qui est fasciné par la force virile, par la mort, et la question raciale. Voilà, il est ça, qu’il ait réellement tué ou tiré sur des gens. Mais à chaque fois qu’on hurle « Le raciste !, Le fasciste ! » ça porte assez peu, on nourrit son délire. En revanche, ceux qui lui disent « Richard, tu es un grand écrivain, pourquoi dis-tu ces bêtises-là ? » (Franz-Olivier Giesbert par exemple) disent quelque chose d’horrible. D’autant plus horrible que Millet sourit alors de contentement, il glousse et se rengorge. Nous demandons : « Un grand écrivain fait-il dire n’importe quoi à la langue ? Un grand écrivain peut-il se passer de toute enquête au moment même où il prétend dire quelque chose du réel le plus prosaïque, le plus concret ? De quelle nature est son regard, de quelle valeur est sa parole s’il méprise la précision alors même qu’il prétend dire quelque chose du présent ». Tu comprends que je n’attends pas la même chose de Lewis Carroll par exemple…

HS — Ce qui est effrayant c’est que ce genre de positionnement que vous avez eu était relativement courant dans les années cinquante et soixante… Aujourd’hui des tas de gens, sous prétexte d’être journaliste, psychanalyste, écrivain ou intellectuel, se permettent de dire des énormités et rien ne se passe, peut-être parce que les gens s’ennuient ou ont peur.

AB — Je pense qu’il y a pire que ça : c’est le cynisme lié au spectaculaire. Alain Finkielkraut fait un scandale et on dit « Oui mais c’est Finkielkraut. » Puis « Rhô, mais c’est à la télé, demain on aura oublié »… Richard Millet vient de dire des horreurs ! Comment ça tu auras oublié qu’il vient d’affirmer avoir tiré sur des gens ?! Comment ça tu auras oublié demain ?!

HS — Dans ton actualité qui ne fait pas la une des journaux, il y a cette résidence à Chambord. On ne s’éloigne pas trop du propos, parce qu’il y a l’Afrique, là aussi présente. C’est un travail sur la photographie aussi, c’est un peu la synthèse de tout ce qu’on a dit, non ? Là encore, pourquoi l’Afrique, est-ce la même Afrique dans Je suis une aventure, est-ce politique ?

AB — Oui, je crois…

HS — On passe du coq à l’âne, un peu, là…

AB — Non, pas tant que ça. Pas du tout même. C’est un projet que j’ai depuis deux ans avec la photographe Anissa Michalon, dont je connais bien le travail ; depuis sept ou huit ans elle photographie l’immigration malienne (les hommes, les familles, les lieux français ou maliens). De ce travail-là nous avons extrait une trentaine d’images concernant un sans-papier malien qu’elle a connu, au destin tragique car il s’est pendu à la prison de Fresnes. Je voulais écrire sur ces images. Le domaine de Chambord m’a proposé de venir trois mois en résidence et dans le dossier de candidature j’ai proposé de travailler sur ces photographies. Guénaël Boutouillet m’a proposé de créer un blog qui corresponde à la résidence d’écriture et je me suis proposé de rédiger un journal de travail (en ligne) durant ces trois mois. J’ai été saisi très vite par l’immense décalage entre le fait d’écrire sur deux sans-papiers et le fait d’être en résidence dans un château royal, dans des conditions exceptionnelles (seul au milieu de la forêt) etc. Le grand écart vaut un texte à soi seul, plusieurs textes peut-être… Ensuite il est intéressant de voir comment un tel lieu peut nourrir la création contemporaine et, alors que je veux travailler sur les sans-papiers en France, de voir de quelle manière la contemplation de Chambord peut faire avancer mon projet, faire que mon discours sur l’écriture se déplace un peu, ou beaucoup, chamboulé par Chambord… Je l’ai éprouvé en écrivant sur les graffitis des murs du château, sur la clinique de La Borde… C’est un billard à trois bandes, ce qui n’est jamais facile, parce que j’y aborde en même temps le livre en cours d’écriture, Chambord et la question politique soulevée par l’existence des sans-papiers.

Ensuite, bien sûr, internet m’intéresse… le type d’écriture rendu possible par le web, qui existait déjà mais que le web permet de pousser, comme ton projet sur la ville de Gênes, je trouve ça passionnant (formellement, intellectuellement). De la même façon que certaines « performances », il s’agit d’étendre le champ de la littérature en se jouant des contraintes imposées par le livre jusqu’alors… Publier un livre normal sur le web m’intéresse moins que le fait de me lancer dans une entreprise comme GEnove, villes épuisées. Ça, ça m’intéresse beaucoup. Après ce sont des questions d’opportunités. Ce projet-là, c’est avec le Bec en l’Air qu’on l’a construit, donc avec un éditeur traditionnel. Si quelqu’un vient me voir pour concevoir un livre non-homothétique, je suis partant. Je ne veux pas faire de hiérarchie entre internet et papier, les deux sont intéressants, les deux appellent des textes différents, des formes différentes. Je tiens à cette diversité des outils. Plus je dispose d’outils pour opérer le réel (pardon, c’est pompeux)…

HS — On va s’acheminer vers la fin de cet entretien, qui est déjà long. As-tu une attention particulière à la construction de ton œuvre en tant qu’œuvre, et quelle est ton rapport à cette construction-là ?

AB — Non, rien de programmatique ; l’œuvre (au sens très sobre d’ensemble des livres) se forme au fil des livres. J’écris Le Dehors, puis Appoggio, et je pars à la Villa Médicis en 2004. Là je présente mon boulot aux autres pensionnaires (et je les écoute présenter le leur) et je me rends compte qu’il y a des continuités fortes ; qu’Anima motrix – roman auquel je commence à travailler à ce moment-là – s’inscrit dans cette continuité et je vois d’un coup des liens que je n’avais pas soupçonnés. C’est pourquoi je n’arrête pas de dire que ces trois livres forment un triptyque.

Puis Je suis une aventure (2012) doit d’un côté à Anima motrix (2006) et de l’autre à Ma solitude s’appelle Brando (2008). Pendant quelques temps, j’ai été très soucieux que ces enchainements ou dialogues souterrains soient bien lisibles. J’ai d’ailleurs écrit La Déconfite gigantale du sérieux pour expliquer discrètement comment je passais d’un livre à l’autre, quelle était peut-être la destination de ce travail-là. Et je l’ai signé d’un pseudonyme en partie pour ne pas casser cette dynamique du triptyque. Puis peu à peu j’ai senti que je ne pourrai pas tenir ce désir d’ordre parce que ça allait cadenasser les choses, et heureux, léger, j’ai lâché la bride.

Un jour à la Fête de l’Huma, devant huit de mes livres publiés par cinq éditeurs différents, une dame m’a dit « Eh ben dites donc, ça doit être le bordel dans votre tête ». J’ai beaucoup ri avec elle ce jour-là, elle me prenait un peu les doigts plongés dans le pot de confiture, mais ce bordel est relatif : je vois des logiques à l’œuvre, des routes et des chemins. Dans quelque temps, quand seront parus les deux ou trois prochains livres, notamment les projets liés à la photographie, cela se verra mieux. On verra apparaître des pôles, des ensembles. Ça montrera peut-être qu’il ne s’agit pas – « malheureusement » pas, j’ai envie de dire – de dispersion. Mais qu’au moins le périmètre est vaste, ce qui serait déjà beau.

D’autant plus vaste peut-être que ça bouillonne, en ce moment ; je ne pense qu’à écrire et malheureusement je ne peux écrire tout mon saoul ! Je suis très épuisé car je ne dors pas, mais je sens que je « progresse » en ce moment – ce sera le sujet d’un billets sur le blog : qu’est que c’est qu’un écrivain qui progresse ? Mon œil s’est affuté. Le texte sur les sans-papiers maliens est court, soixante pages, mais je suis très content de l’endroit où je me situe, par rapport aux photos mais aussi littérairement. Là, pour le coup, le coté discoureur est écarté. Ce qui m’a rendu euphorique cet été.

L’œuvre (même restriction que ci-dessus) est très organique parce que chaque livre donne naissance au suivant, ça c’est très certain, et dans cet aspect organique beaucoup de choses me dépassent. Dompter la baleine, ce très petit livre publié par Thierry Magnier, je l’ai écrit en deux semaines corrections comprises, en ne lui accordant pas plus d’importance que ça au début. Mais j’étais content : j’avais l’impression d’avoir dans ce livre un équilibre bizarre, que jusque là je n’avais jamais approché. Ce truc que je mésestimais, m’intéresse maintenant beaucoup, et j’en suis à me dire : est-ce que ce livre pour jeunes lecteurs ne va pas jouer le rôle d’un pivot dans mon travail, tout en marquant une borne entre deux époques ? J’ai commencé à prendre des notes pour un autre roman, destiné aux adultes ou en tout cas à tout lecteur bienveillant, eh bien les toutes premières pages sont complètement influencé par ce que je crois avoir réussi avec Dompter la baleine : quelque chose de très simple à lire, mais dense, et ambigu ou polysémique. Chaque phrase vaut pour elle-même et autre chose, pour la fable comme pour la situation concrète.

C’est très organique et parfois ça me dépasse… En fait le cerveau créatif est un cerveau qui va beaucoup plus vite que l’intelligence discursive. Quand tu es en phase de bouillonnement, le cerveau créatif fonctionne extrêmement vite tandis que l’autre est à la ramasse, donc tu fais des choses que tu ne comprends que bien plus tard.

HS — Est-ce que ça veut dire que chaque livre est nécessaire pour amener le suivant, comme tu disais, parce qu’une œuvre se construit patiemment, il faut lui laisser le temps de s’épanouir, comme la vie se vit jour après jour sans faire trop de plans sur la comète ?

AB — Oui, ils se nourrissent tous. Exactement, c’est comme la vie, mais c’est aussi la même chose à l’intérieur d’un livre, entre ses différents blocs ou ses différentes intentions. Il m’est arrivé d’écrire à partir de plans ; pour d’autres livres, le plan s’invente de cinq chapitres en cinq chapitres, mais peu importe ; dans les deux cas, il faut que je reste libre, même avec un plan je dois rester libre par rapport à ce qui pourrait se passer, qui pourrait être neuf et m’emmener ailleurs…

Et j’ai renoncé à construire une œuvre – notamment parce qu’il y a derrière ce désir quelque chose de très narcissique. Beckett fait dire à un personnage ou une voix, cité par Sam Shepard : « Voilà le tort que j’ai eu… m’être voulu une histoire, alors que la vie seule suffit. » Je préfère être un peu myope, collé au livre que j’écris, rester très attentif à la forme qui s’invente, en ne m’occupant pas de la forme de mes « œuvres complètes » parce que tu en viens ensuite à te dire « Je fais quatre livres sur ça, puis pour compléter j’en fais trois autres sur ça », et tu entres dans une dynamique artificielle. Je pense que cette cohérence-là existe, elle est à l’œuvre dans mes choix, je ne dois pas chercher à avoir la main intellectuelle dessus.

HS — Quand tu seras mort…

AB — Non, parce qu’il y a des étapes intermédiaires avant de mourir. Ce que j’écris se méfie des choses englobantes, donc je ne vais pas chercher à ressaisir tout ce bordel-là sur un plan cohérent…

HS — Le plan cohérent c’est peut-être seulement la table qui porte tes livres à la Fête de l’Huma ?

AB — Ou un mouvement plutôt qu’une table. Et en 3D plutôt que sur un seul plan. Il y a des cohérences qui ne sont pas géométrisables.

 

Arno Bertina (2)

Suite de l’entretien, entamé ici, avec Arno Bertina — où il est question de cinéma, de photographie et de bande-dessinée, mais aussi du ruban de Möbius, mais pas du chat de Schrödinger (mais de la coccinelle de Gotlib, en revanche, si).


HS — Dans un entretien donné au Matricule des Anges, lors de la parution d’Anima Motrix, Thierry Guichard te demandait « Pourquoi ne finissez-vous pas certaines [de vos] phrases par un point ? » Paradoxalement, là, c’était très formel, à la limite “facile” (j’emploie à dessein cette grossièreté)… Ici, dans Je suis une aventure, on attrape quelque chose de plus compliqué, on a moins de petits jeux formels : est-ce que ce n’est pas, ça aussi, une manière d’avancer dans son œuvre, d’enlever les choses les plus évidentes — les inepties, comme tu dis, même si elles n’en sont pas — et de rendre justement la coexistence du réel et de l’imaginaire, de la vérité et du mensonge, etc.

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AB — Le truc c’est que dans Le Dehors, dans Apoggio et Anima Motrix, le travail formel était parfois très visible, spectaculaire. Ce travail sur les cadences de la phrase et le déroulé du récit était lié dans mon esprit à l’ambition polyphonique des livres. Il s’agissait de faire en sorte que le livre soit un creuset pour les voix, une assemblée, il fallait que « les formes héritées » soient éclatées par ces voix, cet éclatement devenant le signe qu’elles ont pu se faire entendre. Pour Je suis une aventure, bizarrement – voire paradoxalement – l’ambition s’est déplacée. L’enjeu n’était pas polyphonique à proprement parler. C’est ce qui explique que le livre soit un peu moins déconcertant, par exemple sur le plan syntaxique, voire même au niveau de son architecture. Je n’ai pas renoncé à ce travail formel, je n’ai pas muri (« Ça y est, il a enfin muri, il arrête de nous emmerder »), ce n’est pas ça non, mais l’enjeu se déplaçant, le livre prend une autre forme et il se trouve qu’en l’occurrence ça va dans le sens d’une plus grande accessibilité.

HS — Et pour rester sur la polyphonie et la coexistence de ces mondes plus ou moins réels, est-ce que tu aurais l’ambition du cinéma, est-ce que tu vois ça comme du cinéma ? Est-ce que le cinéma ne serait pas une meilleure forme pour exprimer ça, et permettre de dépasser le cadre de la phrase et du monologue intérieur ? Et la question qui se situerait derrière serait : y a-t-il des cinéastes ou des films particulièrement proches de ce que tu recherches ?

AB — Je n’ai jamais trop parlé de ça, et ça m’intrigue. Je ne suis pas du tout cinéphile. Je ne vais que trop rarement au cinéma. Concrètement, en trois ans, j’ai dû y aller moins de dix fois, malheureusement. Mais je pense beaucoup en termes d’images qui ne seraient « avant » ou « sous » les mots… Si on me donnait les moyens de faire un film – je ne parle pas de budget, mais une équipe, je me précipiterais ; je bloquerais trois années de vie et ne ferais que ça. Pourquoi ? Pour des raison littéraires : travailler le montage d’un livre (sa forme, la disposition des chapitres, les différentes tonalités, la lumière, les raccords, etc.), n’est en rien différent, à mes yeux, à mes oreilles, de l’art du montage cinématographique. Je travaille l’architecture du livre comme un cinéaste travaille la forme de son film, et sur ce plan je me nourris autant d’écrivains et de livres que de films – sur cette question ceux de Godard et de Desplechin par exemple, dont les faux raccords, dans Rois et reines, sont tout à fait dingues, beaux. Après, je pense que pour ce qui m’obsède – cette intention polyphonique, non, le livre, la littérature, l’écriture, permettent des choses plus vertigineuses. Evidemment la polyphonie intéresse le cinéma – je pense à Debord qui multiplie les pistes en proposant dans une séquence, son texte en voix off, le sous-titrage du film dont il cite un extrait, la V.O de l’extrait en question qui peut être un passage dialogué, etc. C’est d’une richesse, d’un feuilleté incroyable… Mais ce sont des expériences marginales.

HS — Un cinéaste comme David Lynch ?

AB — Sur la question polyphonique je ne crois pas, mais sinon, oui ! Mulholland Drive pour moi c’est… Si je faisais un top-ten des œuvres qui m’ont bouleversées, stimulées, tous arts confondus, Mulholland Drive serait dedans. C’est un miracle ce film, car il s’est tout de suite imposé comme un classique. Je n’aime pas Lost Highway, ce film m’a dégouté lorsqu’il est sorti en France. Je trouvais un peu malhonnête ou facile l’utilisation des climats angoissants. Inland Empire m’a semblé pauvre en n’étant que dans le registre du cauchemar ou du fantasme, mais Mulholland Drive c’est le chef d’œuvre absolu, il y a tout (depuis les images sucrées ou niaises du début jusqu’au vertige identitaire débouchant sur l’effroi). (J’espère me tromper pour les deux autres.)

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Mulholland Drive pourrait être un modèle, oui. Mes premiers livres étaient déjà parus, je crois, je ne sais plus quand est sorti le film… Peu importe : c’est une œuvre qui n’a pas fini de me nourrir, de me tirer.

Alors en fait pourquoi tout ça ? Quand j’étais gamin, à partir de mes dix ans, la photographie m’a passionné, et jusqu’au lycée elle a façonné mes… comment dire… disons mon rapport à l’esthétique – pour faire large. Quand j’écris, je suis un photographe frustré. J’essaie par exemple de décrire une certaine qualité de lumière, une certaine ambiance que seule la photo peut rendre de manière immédiate, et pourtant moi je voudrais à tout prix arriver à mettre en mots la sensation que j’ai reçue des yeux. Je sais que ce n’est pas possible parce que c’est le bien propre de la photo mais je m’emplafonne cette impossibilité de livres en livres.

Tu vois, je n’ai pas la culture du cinéphile mais j’ai celle de l’image. Je passe mon temps à découper des photos partout, j’ai des caisses de photos parues dans la presse, de livres de photographies que j’épaissis à coup de post-it. Je me demande à chaque fois : qu’est-ce qui se passe dans cette image pour qu’elle me retienne comme ça ? Un rapport à l’érotique. Tout d’un coup, un corps. Un univers de sensations, telle ou telle lumière, un jeu de lignes, tout cela condensé en une image que l’œil peut saisir dans sa complexité en deux ou trois secondes. Tout d’un coup la présence a une force éclatante, presque irritante ; une force qu’ensuite je rêve de couler dans une phrase.

Comme ma passion c’est l’écriture, quand j’aime le cinéma ce n’est pas en cherchant quelque chose qui me ressemblerait. Bien plutôt quelque chose qui m’emmènera ailleurs, sur des terrains où je n’ai plus mes repères, dont je pourrais ramener quelque chose qui excitera l’écriture. Tu vois ? C’est pour des fois aller vers… Je disais Mulholland Drive. Les deux autres chefs-d’œuvre qui m’ont énormément marqués, c’est Pierrot le fou et Le mépris. Ça, alors là ! Bon il y a plein d’autres films de Godard que j’aime (JLG/JLG par exemple, m’a beaucoup plu quand il est sorti), mais il n’y en a aucun que j’aime autant que ces deux là. Ce sont des classiques, je n’invente rien en disant ça, je ne fais que me raconter. Le mépris j’ai dû le voir quatre ou cinq fois… tout me sidère dans ce film… Le silence, une certaine épaisseur physique, l’Italie… tout me bluffe. Et Pierrot le fou que j’ai mis plus de temps à aimer, et que j’aime peut-être intellectuellement, enfin, c’est-à-dire… A cause de son climat mélancolique, Le mépris me parle aux tripes, vraiment. La légèreté de Pierrot le fou m’attire plus mais elle me parle moins, peut-être.

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HS — Le mépris, c’est de la photographie, aussi…

AB — C’est de la photographie et de la mélancolie, tu vois, et cette mélancolie à la fois désœuvrée et tragique me parle beaucoup. Alors que sur un plan qui nourrira plus mon désir d’écrire, je mets Pierrot le fou à la première place, parce que dans ce film Godard tente tellement plus de choses ; il y l’humour complètement brindezingue, il y a les blagues potaches, il y a le truc tragique, où dans Le mépris il n’explore qu’une seule tonalité. Ces deux trucs-là me nourrissent de manières très différentes.

Il y a enfin deux derniers films que je voudrais citer. Le premier date de  2004, c’est un film de Nicolas Sornaga, Le dernier des immobiles qui a été chroniqué quand il est sorti en salle mais qui est resté quand même confidentiel. Je donnerais tout pour faire une œuvre aussi folle que celle-là, aussi gracieuse et échevelée. J’ai le sentiment d’y aller, ce qui me réjouit, mais je n’y suis pas encore. Si on tournait un film à partir de Je suis une aventure, je voudrais que cela donne quelque chose comme Le dernier des immobiles. Et le cinéaste avec lequel j’aimerais travailler est Albert Serra, dont le premier long métrage est une adaptation magnifiquement libre du Quichotte. Je ne parle pas espagnol : Honor de cavalleria. Je l’ai vu quand il est sorti. On ne voit que Don Quichotte et Sancho Pança, personne d’autre, et pendant une heure et demie il ne s’adresse presque pas la parole. On les voit errer dans la campagne, dans la forêt… Une heure et demie de plans de nature, une bande-son qui n’enregistre que le bruit du vent dans les herbes, l’eau des rivières, etc. Ça ma scotché. Le truc contemplatif, le rapport à la nature, l’épaisseur des corps… J’ai donc envie de lui écrire, j’ai deux scénarios originaux à lui proposer. Et j’adorerais travailler Anima motrix de cette manière-là, très silencieuse, peu de dialogues, que la fuite de mon personnage. Bref. Je suis loin du cinéma mais quand j’en suis près j’en suis vraiment très près : ça peut me nourrir et me stimuler autant qu’un très grand livre.

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HS — Et pour revenir sur la photo, qui est liée au cinéma, on constate ce travail de plus en plus important que tu réalises en collaboration avec des photographes.

AB — La surprise de 2009 ! C’est venu un peu avec Anastylose écrit ou composé à la Villa Médicis car j’ai ensuite retravaillé avec le même photographe, Ludovic Michaux, ainsi que – la même année – avec le collectif Tendance floue. Puis il y a eu le travail autour des photographies de Frédéric Delangle, de Christian Garcin (Le minimum visible, Le bec en l’air, 2012), d’Emmanuelle Coqueray, de Sébastien Sindeu (Détroits, Le bec en l’air 2012) et bientôt (en février prochain) Numéro d’écrou 362573 (Le bec en l’air) à partir des photos d’Anissa Michalon. Ce lien avec la photographie n’est pas justifié par cette passion que je décrivais tout à l’heure, qui a occupé toute mon adolescence. J’aborde ces collaborations-là depuis la littérature ; la question qui me fascine était à l’horizon du blog que j’ai tenu cet été (sur la préparation de Numéro d’écrou 362573) : comment faire pour que texte et image construisent quelque chose ensemble en n’allant pas sur le même terrain. Comment faire pour que ces deux approches restent très différentes dans le livre, et, au final, réellement indissociables. La borne S.O.S. 77 avec Ludovic Michaux a été une expérience fondatrice mais au bout du compte j’en suis venu à me dire – deux ans après la parution du livre – que les photos de Ludovic sont suffisamment parlantes pour être publiées toutes seules, et mon texte aussi je crois. Ça m’a embrassé. Là, maintenant, tout ce que j’écris pour les photographes doit être indissociable de leurs photographies. Je veux que le lecteur/spectateur n’y voit qu’une seule et même forme bizarre.

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HS — Ça m’évoque ce que tu disais sur le blog, dans le texte « Qu’elles n’aillent pas trop bien ensemble ».

AB — Exactement. Ecrire ce texte m’a beaucoup apporté.

HS — Quand tu parles des deux chanteurs, ce qui est intéressant dans le collectif, c’est la friction ; d’ailleurs dans le monde et la vie en général…

AB — J’ai parlé dans Appoggio d’un duo de Sinatra avec Bono… je l’écoutais beaucoup, je l’aimais bien cette chanson, puis j’ai fini par la prendre un petit peu en grippe ; ils ne l’ont pas enregistrée ensemble, quelque chose ne colle pas. Sinatra chante comme d’habitude alors que Bono fait vraiment la pute dans cette chanson, il prend cette espèce de voix de tête qu’il a… Or il s’agit d’ I’ve got you under my skin, c’est donc très amoureux, très érotique, et Bono se comporte comme une chatte. Il va chercher Sinatra, mais Sinatra n’est pas du tout gêné par ça parce qu’en réalité il n’est pas là, pas dans le même studio, ni même dans la régie du studio, ni même dans la même ville. L’un enregistre à New York, l’autre à Londres un mois plus tard. Résultat : il ne se sent pas bousculé par cette espèce de désir homosexuel que manifeste Bono – qui n’est qu’un jeu dans la chanson, évidemment. Je me dis là il n’y a pas de friction, la façon qu’a Bono de chanter ne met pas Sinatra hors de ses gonds. Ça aurait pu être n’importe qui d’autre, ou une tout autre interprétation. Là le but du jeu : que les photos me fassent sortir de mes gonds, que le texte déplace le discours du photographe et que ces discordances, surtout, ne soient pas résolues. Ça fait livre, ça fonctionne bien ensemble et, pour autant, nous n’avons pas cherché a faire un puzzle. Il peut y avoir des trous.

HS — C’est ce qu’on va voir dans Troisième territoire, réalisé avec Frédéric Delangle. Là aussi c’est assez étonnant de voir à la fois le lien entre les deux et la distance entre les deux formes. On sait que le texte ne doit jamais être une illustration de la photo, et réciproquement. Il y un beau texte de Quignard là-dessus, et que disait Flaubert, c’est déroutant et c’est ça qui est bien, tout le boulot va être pour le lecteur ou le spectateur de créer ces liens-là. J’en profite pour glisser une autre question tout de suite…

AB — Résultat : quand on est deux on est déjà plusieurs, car les problèmes ou les frictions générées par le photographe et l’écrivain donnent un rôle éminemment créatif au lecteur, il y a beaucoup de place pour lui dans ce type de livres, on attend beaucoup de lui.

HS — Oui parce qu’il y a des vides, des interstices à occuper, quoi. Tu as parlé de lire et d’écrire, ça me fait penser à ça : quelle place laisses-tu… bon j’ai au moins trois questions qui tournent autour de ça, et en plus il va falloir changer la bande comme disait Claire Parnet, on a déjà fait une heure… [Changement de bande] Quelle place, donc, laisses-tu au lecteur dans ton travail ?

AB — Encore un mot sur la photo et je te répondrai ensuite : Troisième territoire est un projet avec Frédéric Delangle qui a réalisé des diptyques à partir de vues urbaines (Europe et pays en voie de développement). Il y a donc déjà la complexité de ce qu’il propose ; moi j’écris un texte qui fait du diptyque un triptyque, une très courte nouvelle. C’est encore perfectible, ça va devenir un livre dont je serai, je crois, très fier car je crois avoir réussi à être à la fois très proche et très loin des images, dans un rapport de très grande étrangeté et de très grande familiarité à ces photos. Comme il s’agit de vues urbaines, j’ai voulu aller sur le terrain de l’intime. Enfin je ne saurais plus dire si c’est de l’ordre du projet ou de l’intention, mais… ça me semblait pertinent : tu vas travailler, tu passes dans la ville, Montélimar ou Paris, tu rentres chez toi… Il est totalement illusoire de penser que chez toi c’est l’intime et que le dehors c’est le dehors ! Evidemment si tu viens de faire l’amour tu ne sors pas de chez toi de la même faon et tu ne regardes pas les gens de la même façon. Et à l’inverse, le stress généré par un certain dehors (urbain, routier) ou l’agressivité, ou la bêtise, évidemment nous les ramenons souvent chez nous. Montrons de quelle manière les lignes géométriques qu’il articule ont leur prolongement dans la vie intime. J’ai pris le pli de faire ça, sur la vie sexuelle ou sentimentale de différents couples. Je regardais les diptyques et je me disais « Tiens, ça, par exemple, cette bretelle d’autoroute qui fait des méandres à l’intérieur de la ville, et la photo en regard (l’entrée d’un tunnel), ce sont des courbes qui tentent de se faufiler entre des immeubles, entre des trucs. Je vois quelqu’un qui se déhancherait pour éviter un obstacle, je me dis « C’est l’image même d’une forme de mobilité, un ruban de Möbius ». Qu’est-ce que ça veut dire, le mouvement, la mobilité les contorsions, dans une vie sexuelle ? Et le texte commence à s’écrire, l’instant d’un couple où il est question de ça.

HS — Ah, le voilà le ruban de Möbius ! Tu en parles à plusieurs reprises, même dans Je suis une aventure ; c’est une forme qui semble particulièrement t’inspirer en ce moment ?

AB — C’est d’abord une sorte de vertige physique, plastique ; je ne comprends rien à ce truc-là. Mais je le prends comme une métaphore peut-être valable de ce truc que je cherche dans Je suis une aventure et qui était un peu à l’horizon de Ma solitude s’appelle Brando : des pensées non-contradictoires. C’est-à-dire… Et là maintenant je creuse ça, parce que je le dis dans Troisième territoire avec Frédérice Delangle : les contradictions n’existent pas.

HS — Tu le dis dans le blog aussi…

AB — Oui. C’est mon obsession des deux dernières années. Je vois à quel point ce truc sera fécond. Je m’en fous si philosophiquement ça ne tient pas la route. Pointer une contradiction est une façon trop courte de voir les choses, une façon de les arrêter : « Tiens ce truc-là ne fonctionne pas avec ce truc-là », alors qu’en fait si, tout fonctionne avec tout. Je veux supprimer le mot « contradiction » de mon vocabulaire (j’insiste : de « mon » vocabulaire) pour m’obliger à toujours chercher comment les choses fonctionnent les unes avec les autres, y compris sur le mode du conflit. Mais le conflit c’est déjà fonctionner ensemble, c’est déjà créatif ou créateur, c’est déjà du récit, du mouvement.

HS — Ce que ça m’évoque moi…

AB — Comme le ruban de Möbius n’a qu’une seule face, c’est la fin de la contradiction. C’est une figure très bizarre qu’on a envie de considérer comme une contradiction et plus on l’observe plus on se rend compte qu’il assume la possibilité d’échapper à des pensées schématiques qui opposent les choses, au lieu de voir comme elle travaillent ensemble.

HS — Paradoxalement on le voit, ce ruban, il existe. On peut même en fabriquer un. Il est représenté, et c’est fou.

AB — Oui, ce n’est pas une lubie. Et ta remarque est importante parce que tu sais que tu es face à un pan de réalité, tu as l’impression que ce pan est un tout continu quoi, que c’est un grand drap et tout d’un coup quelqu’un te montre ça et boum ! tout d’un coup tu ne comprends plus rien. De la même façon que les anges sont des intercesseurs, cet objet-là permet d’accéder à une sphère où les choses ne sont pas contradictoires. Un fantôme ce n’est pas contradictoire avec la réalité…

HS — Les double-fonds, les portes dérobées…

AB — Voilà…

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HS — Est-ce qu’on ne pourrait pas lier cette sensation, cette expérience, avec le fait que tu transformes le nom de Roger Federer ? Ou bien est-ce qu’écrire son nom « Rodgeur Fédérère » est simplement anecdotique ? Et pourquoi n’avoir pas changé le nom des autres personnages réels, comme Borg ou Nadal ? Ça serait rigolo aussi Raphaël Nadale ou Biheurne Borgue ?

AB — Pourquoi écrire son nom de manière phonétique et pas celui des autres ? Etant donné qu’il s’agissait de le montrer perdu entre différents plans (le plan de l’histoire du tennis, le plan du type encore engagé dans les compétitions), je voulais le montrer troublé immédiatement, dès son nom. C’était une façon de le montrer en crise là où les autres ne le sont pas. Djokovic, Nadal et compagnie, ont les deux pieds dans leur monde, c’est-à-dire dans leur présent, leur travail. Lui, il appartient déjà à la légende, tout le monde en parle comme ça, et il est encore là. Il fallait trouver un truc. En plus ça correspondait un peu au désir que j’avais de l’abîmer, pour arriver à le faire rentrer dans le livre : que ce ne soit pas totalement lui. Si c’est trop lui, quelque chose résiste. Je crois que dans Blonde Joyce Carole Oates n’appelle jamais Marylin « Marylin », mais toujours Norma-Jean. C’est très habile, mais je pense aussi que c’était nécessaire pour elle, pour qu’elle puisse l’écrire, en se plaçant face à la personne, à son corps, et non face au mythe. L’écrire de manière phonétique il n’y a rien de mieux, car c’est de la langue, c’est de l’oreille, c’est une façon de l’arracher à ce nom (et donc cette orthographe), Roger Federer, à quoi nous nous sommes habitués parce qu’on l’a lu partout. On l’identifie visuellement dans l’espace de la page et d’une certaine manière on ne le lit pas différemment que dans L’Équipe ou dans le programme TV. En l’écrivant phonétiquement, on le lit au contraire comme on ne l’a jamais lu. Et puis c’est du son, donc déjà de la littérature.

HS — Il y a toujours une relation au mythe, dans ton travail, très évidente dans Anima motrix ; là c’est un mythe contemporain, au sens de Barthes éventuellement. Evidemment ce n’est pas un livre sur le tennis, et tu aurais pu prendre d’autre monstres comme Marylin ou Mick Jagger. Ce recours est une manière de l’attraper…

AB — De le désaxer, de le faire dévisser un petit peu pour placer les choses sur le terrain qui est celui de ce roman : la question de la mobilité identitaire, de la vie qui tente de se soustraire au raidissement identitaire, à la crispation des pensées. De la vie contre les morts sournoises.

HS — Il y a d’ailleurs un très beau passage quand il vont dérober le mannequin, une réflexion sur ce qu’est un mannequin, pourquoi le mot de mannequin. Pour revenir à Möbius : quand tu en as parlé, j’allais te poser une autre question, mais peut-être est-ce la même chose : cette concaténation ne s’incarne-t-elle pas dans le livre sous la forme de cette « forme informe » qui accompagne Rodgeur ? J’aimerais que tu en parles, que tu explicites — si c’est possible — ce que tu as voulu faire avec ce truc-là, qui est vraiment l’une des trouvailles du livre et qui fonctionne vraiment très bien. Par moments, on a l’impression que c’est — je ne voudrais pas être critique, ce n’est pas pour me moquer — on a l’impression que c’est un petit personnage de BD, comme la coccinelle de Gotlib, qui amène beaucoup de choses, ou la chat et la souris dans Léonard, ou d’autres exemples…

AB — C’est de cet ordre-là, mais « ma » « forme informe » occupe plus de place, dans le livre, que ces petites ponctuations. Elle est véritablement un acteur du livre. Elle symbolise presque l’intrigue de ce roman à elle seule.

HS — D’où vient-elle ?

AB — Elle vient de la BD précisément, de Nicolas de Crécy, qui a souvent soit un espèce de gros chien flasque, soit carrément une forme informe — il ne l’appelle pas comme ça mais c’est l’idée. Dans ses Carnets de Kyoto, il se trimballe avec ce truc et ce truc est l’idée qu’il cherche, à partir de laquelle il écrira un livre sur le Japon. A un moment, par exemple, elle se transforme en tour Eiffel pour faire rire les Japonais. J’avais trouvé ça très beau. Evidemment, mon patrimoine c’est celui de la littérature, mais des trucs comme ça me sidèrent. Ou le tigre Hobbes qui est vivant quand Calvin est seul et vulgaire peluche quand quelqu’un d’autre est là. C’est génial, infiniment riche, poétique.

HS — Et c’est le regard d’autrui — des adultes — qui va chosifier, figer le personnage.

AB — Exactement. Mais j’emmène l’idée de Nicolas de Crécy sur un autre terrain, je lui donne une toute autre signification : il ne s’agit plus d’un désir qui n’a pas encore trouvé sa forme, mais d’une capacité plastique qui ne trouve plus à être employée par Fédérère. Si je l’explique, je pense que ça tue la métaphore, mais je peux le dire quand même, ce n’est pas grave. Je voulais que cette image là résiste, qu’elle soit mystérieuse, une possible porte d’entrée dans un au-delà du réalisme ou du crédible. Et de fait je n’ai pas rencontré beaucoup de monde qui en était venu à envisager ce que je vais dire. Je montre Fédérère figé par son histoire, par le fait qu’il est devenu une légende, aussi son identité n’est-elle plus mobile, il est Rodgeure Fédérère, le champion ultime, il ne fait plus corps avec le moment présent, celui du match, etc. Il y a une espèce de rigidité cadavérique qui le gagne peu à peu. Jusque là, il était au contraire capable d’affronter le jeu : « L’adversaire en face joue tel jeu alors moi je vais jouer tel jeu et ça va me permettre… » Il s’adaptait tout en ayant un jeu offensif (voici un exemple de pensée non-contradictoire), mobile, infiniment plastique. Le fait que tout d’un coup apparaisse à côté de lui un truc infiniment plastique, un sac de linge sale, un oreiller bizarre, vivant, avec des yeux, c’est que cette plasticité-là lui est devenue étrangère, extérieure. Il n’est plus que lui, en somme, et non plus cette espèce de chose invraisemblable capable d’épouser continuellement les contours d’une situation tout en la transformant, créatif. Cette chose informe reste avec lui, atour de lui, voyage avec lui, etc. Dans la chambre d’hôtel à Bamako où, comme dans une bataille de polochon, toutes les plumes volent, il réabsorbe cette forme, et tout l’essaim d’étourneaux. Il fait à nouveau corps, métaphoriquement, avec la plasticité, la capacité de création, et la forme informe disparait donc. Il se met à gagner à nouveau. Ça peut sembler tordu, mais j’assume ça.

HS — Et puis c’est vraiment la liberté de la fiction et de l’imaginaire.

AB — Je crois. Et aussi celle d’aller vers d’autres arts, en l’occurrence de prendre son bien à la BD. Si en un certain point de ton travail tu as des idées foutraques, eh bien oui, eh bien d’accord. Ce n’est pas trop courant dans la littérature française parce qu’elle est globalement sérieuse, “dramatique”, etc. ; mais je serais tartuffe si, fasciné par l’idée qui est au cœur de Calvin et Hobbes, je clouais une pancarte au seuil de mon livre, qui dirait « Non, ce genre d’émotion ou d’idée, pas ici ! »

HS — On a l’impression qu’il faut toujours rester dans une posture de retenue, comme un réflexe culturel, ou historique…

AB — Mais ça pour le coup c’est vraiment français… C’est la trace du classicisme français, encouragé par le pouvoir politique, voire façonné par lui. Une idée du goût qui aurait partie liée avec l’ordre alors que les excentriques séduisent immédiatement. C’est donc qu’on les espérait, que quelque chose était tapi, retenu, qui ne demandait qu’à être libéré.

HS — C’est très français, oui, dans les littératures méditerranéennes, en Amérique latine, les écrivains sont beaucoup plus libres de ce point de vue-là…

AB — La culture nord-américaine n’est pas structurée par une opposition entre grande culture et culture populaire mais entre les œuvres qui se vendent et celles qui ne se vendent pas, ce qui est très différent… Ma solitude s’appelle Brando va paraitre en traduction aux Etats-Unis, publié par Counterpath Press, et j’ai lu sur le contrat qu’il s’agissait de « non-profit edition »… On oublie trop rapidement que Brahms – par exemple – s’inspirait de musiques populaires. Rabelais de chroniques populaires. Imaginez Le Clézio ou Sollers dire : « Ce roman-ci est une réécriture d’une nouvelle publiée par Germaine Boisivon dans le dernier numéro de Nous deux. »… C’est un peu cette énergie-là que je recherche, que j’essaye de… Et là encore c’est le principe de non-contradiction, entre ce qui serait noble littérairement, et ce qui ne le serait pas.

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À suivre…

Arno Bertina (1)

Alors que la rentrée littéraire battait son plein, Hors-Sol revenait avec son auteur, sur l’un des livres importants de 2012, Je suis une aventure. L’entretien se se divise en trois parties, avec une surprise à la fin !

Je suis sorti du métro avec les indications d’Arno griffonnées sur un papier. Passer le petit pont, déboucher sur une place, la traverser, faire quatre cents mètres environ, trouver la Poste, traverser en face, descendre la rue.

Une fois cette rue descendue, je ne tombe pas sur les immeubles prévus, mais sur un parc municipal ; je tourne en rond, je relis mon papier ; je remonte vers la Poste, je leur demande où se trouve cette rue : la guichetière ne sait pas. Je panique, je retourne au métro, je vérifie toutes les indications.

Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que je réalise que je ne suis pas sorti à la bonne station de métro, mais à celle d’avant (dont le nom est tellement proche). Je reprends le métro, descends à la bonne station, passe le petit pont, débouche sur une place, la traverse, fais quatre cents mètres environ, trouve la Poste, traverse en face, descends la rue. Cette fois-ci est la bonne, et c’est avec trente-cinq minutes de retard que je retrouve notre hôte.


Je suis une aventure, Verticales, 2012


HS — Je suis une aventure… C’est un gros livre, près de 500 pages, ce n’est pas rien, et on a l’impression qu’il y a un vrai plaisir à l’écrire. Il y a une histoire et mille histoires dans ce livre, et on a l’impression qu’il est difficile à l’auteur de mettre un terme à l’aventure, d’achever et on est toujours renvoyé (enfin c’est le parcours du personnage principal qui veut ça aussi) vers d’autres paysages, vers d’autres parages. On sent un vrai plaisir d’écriture qui serait comme une confiance dans le récit. Est-ce que l’auteur se laisse porter par le récit, par ces méandres ? On a l’impression d’un flux, d’un fleuve ; est-ce que tu as cette impression de te laisser porter ou tout est-il maîtrisé du début à la fin ?

AB — Je vais déjà répondre sur la question du plaisir. Aucun de mes livres n’a été écrit dans la douleur. Je les ai tous écrits porté par ce plaisir que tu indiques. L’idée à laquelle je tiens en disant ça : y compris les plus « difficiles » à lire (ce n’est pas un mot à moi), y compris les plus « cérébraux » (c’est encore moins un mot à moi). Anima motrix est un livre difficile et cérébral m’a-t-on-dit — je ne me reconnais dans aucune de ces deux images mais peu importe — mais c’est un livre que j’ai écrit en étant fréquemment surexcité par ce qui était en train de se passer à l’intérieur du manuscrit. Quand je me heurte à une difficulté (une phrase qui résiste, une idée qui me fuit, un problème de construction), cette difficulté n’abime pas le plaisir d’être en train de travailler à ça. Car le livre m’aide à les surmonter. Les solutions et les ressources sont là, à portée de main si l’on est très concentré, si l’on ne perd pas de vue la combustion.

Il y a des difficultés, c’est très construit, c’est hyper construit, mais pour autant ça s’écrit dans une espèce de fluidité. Pourquoi je tiens à cette idée ? Pour prouver que ce n’est pas si cérébral que ça. L’image de Stendhal écrivant à cheval – évidemment c’est une image, il n’y a pas de réalité derrière cette image – c’est vraiment une image qui me parle. Je cherche ça en écrivant (Anima motrix ou Je suis une aventure) : que le lecteur lui-même puisse être embarqué, c’est-à-dire avoir le sentiment d’être sur une machine qu’il contrôle peut-être à certains moment, comme une moto, et peut-être qu’à d’autres moments il ne la contrôle pas trop, comme un cheval… L’idée est de proposer des vitesses au lecteur, et que ces vitesses aient quelque chose d’ébouriffant, de joyeux. Encore une fois : toute ma pratique de l’écriture est à mille lieux d’être une pratique romantique, c’est-à-dire qui serait liée à la douleur, à l’angoisse, à la page blanche, à la thérapie…

HS — C’est ce qu’on ressent effectivement très fortement : une joie du récit.

AB — Eh bien toute mon ambition est là : que cette joie se sente, que le joie et la surprise éprouvées en écrivant… Il faut quand même voir que ces bouquins là par exemple (Anima motrix c’est trois ans, Je suis une aventure c’est cinq ans) à aucun moment j’en suis à me demander comment finir – je ne parle pas du plan, du scénario, mais bien des séries de relectures et corrections. J’aurais pu garder Je suis une aventure encore un an, il aurait pu bouger, il aurait encore pu bouger un peu, mais je ne voulais pas tourner la page, je n’en avais pas ma claque, j’étais très heureux de le voir encore bouger. Simplement à un moment, le désir que j’ai de rester dedans devient un tout petit peu moins fort que le désir que j’ai de me projeter dans le projet suivant. C’est ça qui commande le fait de dire « Allez il est mûr, ça va, ça fait 6 mois que les corrections que j’apporte sont marginales, qu’elles ne font plus bouger la structure »…

HS — Le gros œuvre est fait.

AB — C’est ça, le gros œuvre est fait ; ou alors c’est que je ne suis plus capable de le réinventer, le gros œuvre, tu vois. A un moment tu es trop dedans, tu t’es trop habitué à la configuration des lieux…

HS — Ou alors c’est un autre livre…

AB — Exactement. C’est exactement ce qui s’est passé pour les premiers romans (le personnage féminin qui apparait dans le dernier chapitre du Dehors donne naissance à la cantatrice d’Appoggio qui finit par fuir en Italie et c’est le départ d’Anima motrix). Tu sais c’est un peu l’histoire de Pygmalion ; tu rêves d’être porté toi-même par la somme des vitesses que tu essaies de mettre dans le livre. C’est en partie illusoire, presque utopique, mais enfin ça motive puissamment. Ça ne revient pas à dire que le livre s’écrit tout seul – ce serait beaucoup trop romantique – mais dans une certaine situation, dans tel personnage, j’ai mis tellement d’énergie, par exemple, que les scènes mélancoliques d’abord imaginées (à l’époque du plan) ne fonctionnent plus. Ecrire le livre a infléchi l’idée première. Je suis un peu obligé d’écouter la leçon du livre, et de nourrir cette énergie ; alors il ne peut pas se calmer, ou bien cette situation, ce personnage, ne peuvent que s’emballer. Je ne peux pas, je ne veux jamais être celui qui calme le jeu.

HS — L’énergie ce serait le récit. Anima motrix et Je suis une aventure sont dans le mouvement, et c’est cette énergie-là qui permet de tenir 400, 500 pages ?

AB — Oui, alors le mouvement, c’est un autre truc, ça nous emmène ailleurs. Tous mes personnages sont en mouvement, et ils sont tous en train de fuir, aussi. Il sont tous en mouvement concrètement, c’est-à-dire qu’ils voyagent. Parce que la littérature me permet d’être en mouvement intérieurement, presque de manière naturelle, métaphorique, j’imagine immédiatement les personnages en mouvement, eux aussi. Et ce mouvement est créateur : il va jusqu’à la métamorphose (aussi bien intérieure que physique), mais on reviendra peut-être là-dessus plus tard.

HS — Oui on sent ça, qu’il s’agisse du récit, ou le personnage, ou encore de ses aventures, on sent intuitivement qu’il y a quelque chose de la métaphore ; et ce qui est très frappant dans ces livres, c’est le rapport à la réalité ; lorsque l’auteur veut parler du monde réel, on a l’impression que le récit est une espèce de méta-langage. Je ne sais pas si ça rejoint ce que tu viens de dire. Je travaille beaucoup sur l’espace et sur la poésie dans le récit ; à la limite tu serais un poète du récit, mais ce n’est pas tellement dans la langue, le mot ou le syntagme que cela se manifeste, mais c’est dans la phrase générale, le chapitrage, l’enveloppe globale du livre ?

AB — Ah oui, c’est certain. J’ai beau lire beaucoup de poésie contemporaine – ça me passionne – je sais que si j’ai une force, si j’en ai une effectivement, elle n’est pas de ce côté-là : je suis incapable de cette concentration-là [de la poésie], et si ce que je fais est de qualité c’est justement dans la direction opposée. C’est de construire une structure, de poser des réseaux, donc de faire revenir tel thème, transformé, de le faire réapparaître à un autre endroit, de penser le livre comme un ensemble de chambres d’écho. C’est l’ampleur ou la dilatation qui permettent qu’arrive quelque chose de beau dans ce que j’écris, ce n’est que rarement, très rarement je crois, du côté du précipité, de la synthèse, de la métaphore poétique.

HS — C’est musical, le roman comme des partitions…

AB — Voilà, un petit peu, alors qu’à l’inverse, la poésie, même avec cette dimension-là, évidemment, la poésie va travailler sur des choses beaucoup plus immédiates. Moi, cette immédiateté, je n’en suis pas du tout capable, tu vois, j’ai besoin de délayer, de construire, et c’est pour ça que de temps en temps, quand je dois faire une lecture d’un passage, je suis un peu embarrassé parce que…

HS — Parce que c’est cinquante pages qu’il faudrait lire, ou cent pages…

AB — Oui voilà chaque passage que je pourrais lire me semble beau parce qu’il est connecté à d’autres passages, et il me faudrait tout expliquer pour que les gens puissent vraiment saisir le sel du truc, quoi. Je pense que d’ailleurs c’est un petit peu ça l’idéal du roman : aucune page détachable de l’ensemble, quoi. Evidemment il y a toujours des morceaux de bravoure dans un roman, qu’on peut extirper pour une lecture publique, mais enfin bon… Ça me rappelle une sortie de Claude Simon. Il s’en était pris à quelqu’un qui l’interrogeait en disant : « J’ai trouvé dans Le jardin des plantes une phrase qui résume parfaitement l’ensemble », et lui répond que non, aucune phrase ne peut prétendre « résumer parfaitement l’ensemble, autrement je n’aurais écrit que cette phrase ».

HS — Comme il n’y a pas une seule phrase dont on puisse se passer dans l’ensemble…

AB — Faut espérer, mais c’est moins certain… Ensuite tu me disais le mouvement est une sorte de méta-langage. Oui, mais ça n’est pas conscient, ça n’est pas voulu. Là, on descend dans la cuisine. L’écriture et la lecture déplacent des choses intérieurement, elles me permettent de respirer mieux en me mettant en mouvement, et il en va de même – un peu naturellement – pour les personnages ; eux-mêmes sont déboussolés, ébouriffés par le… Mais ce qui arrive au personnage, ou le mouvement des personnages n’est pas construit comme une métaphore, ça n’est pas voulu comme une métaphore. Je vois juste que c’est certainement connecté mais à aucun moment je ne me dis « Tiens je vais mettre mes personnages en voyages et ce sera la métaphore de l’écriture ».

A ce sujet là, François Bégaudeau – qui m’a beaucoup parlé de Je suis une aventure – m’a dit une chose intéressante : « Dans Je suis une aventure il y a peut-être trop de déplacements pour les devenirs que tu cherches à raconter » et il a cité Deleuze, une phrase magnifique : « Il faut rester calme pour ne pas effrayer les devenirs ». Je ne connaissais pas cette phrase, je l’ai trouvée fantastique, appliquée à une critique de Je suis une aventure. Oui je suis fasciné par les devenirs, oui c’est ce que j’essaie de traquer en permanence pour les personnages : j’essaie de créer les condition d’un devenir possible pour les personnages, et donc ça passe par le voyage, par le mouvement, par le fait de se frotter au réel, par l’épaisseur des corps autour, du paysage, et peut-être effectivement j’en fait de trop sur ce plan-là. Sans doute Deleuze a-t-il raison sur ce point, peut-être François a-t-il vu juste, ça pourrait être très beau aussi d’essayer de montrer ces devenirs dans un cadre moins agité… Bon c’est une idée… ça ne donnerait pas le même livre du tout, mais je pense qu’un jour peut-être ça m’intéressera d’essayer de faire quelque chose de plus posé qui soit en même temps, sous la surface, tout aussi mobile.

Et d’ailleurs peut-être est-ce un petit peu — sauf que je ne le formule que comme ça maintenant — ce que je veux montrer dans Ma solitude s’appelle Brando : poser un petit peu les choses, avoir une forme de livre plus calme, ou moins déconcertante, en espérant que ce que je décrivais de cet homme-là, soit toujours aussi ouvert ou dynamique ou dynamisant…

HS — Peut-être est-ce le défi de l’écrivain, ou de la fiction, de capturer cette énergie dont tu parles ? C’est rigolo que tu me cites Deleuze ; je viens de me rendre compte, je n’avais pas fait gaffe, que les deux titres des deux romans se répondent un peu : dans Anima motrix il y a motrix, dans Je suis une aventure il y aventure, “ce qui vient, est sur le point de venir” étymologiquement. Est-ce que ce sont deux livres sur deux personnage en déplacement ou bien est-ce que ce ne sont pas plutôt des romans qui se traiteraient de la fiction, deux livres sur l’écriture même, en somme ?

AB — Encore une fois, cet aspect là n’est pas vraiment conscient, ou s’il l’est ce n’est pas ce qui me retient au premier chef… Mais je dirais plus que ça : ça pourrait être conscient, parce que j’adore aller aussi sur le terrain critique, j’aime bien regarder mes livres de l’extérieur, mais je me l’interdis. Pourquoi ? Parce qu’il y a vraiment une chose que je déteste — mais ça, ça me regarde, je n’en fais pas une loi avec laquelle faire la leçon aux autres — c’est que je n’aime pas l’idée d’œuvres de création (par opposition maladroite aux essais) qui parlent de l’écriture. Pour moi, ça, c’est la fin du mouvement. Mais encore une fois, je n’en fais pas une loi, je parle de moi. C’est la fin du mouvement ! « Eh bien voilà, c’est un pur circuit fermé. Je parle de ce que je suis en train de faire… » Tous les auteurs qui disent leur impossibilité d’écrire… Mais écrire ce n’est pas simplement écrire, de manière à ce point intransitive, car on ne peut faire avec le langage ce que certains peintres ont réussi à faire avec la peinture, avec la couleur. Le langage qui est la base de l’écriture est autrement impur, c’est-à-dire plus nettement et irréductiblement signifiant que la couleur ou que l’univers des formes. Là encore je n’en fais pas une loi ; je dis simplement que cette impureté du langage, fondamentale, le fait que le même mot puisse servir à Rimbaud dans un poème et à ma fille quand elle me demande de lui sortir un nouveau rouleau de papier toilette, cette impureté-là me passionne, c’est à partir d’elle que je veux écrire. Toutes les approches de la littérature par son versant intransitif m’ont nourri à un moment ; j’ai été fasciné par Blanchot et puis en fait, dans le moment même de cette fascination, j’ai senti que ce n’était pas le territoire que je voulais explorer, parce que j’avais besoin que chaque livre ou chaque ligne écrite soit comme ouvrir une fenêtre, parce que le reste de la vie sociale me semblait trop angoissant ou étouffant, j’avais besoin qu’écrire ou lire ce soit une façon de tourner le dos, façon sauvage et violente, à cet étouffement-là, et l’occasion de multiplier les contacts physique avec le monde dans la page écrite.

Encore une fois : il y a une partie du livre qui peut être lue ainsi, effectivement, comme une métaphore de l’écriture – a fortiori dans Je suis une aventure car il y a trois figures d’écrivains qui sont là (là c’était conscient). On peut lire Je suis une aventure comme un livre de lecteur ; je parle de trois auteurs : qui sont-ils, pourquoi je les place ensemble, comment je les fais réagir les uns avec les autres, c’est une des intrigues du roman, ça.

HS — Et Rodgeure : c’est l’un de ces auteurs ? Un quatrième auteur, ou…

AB — Non, je n’ai pas poussé le truc jusque là. Je le considère comme quelqu’un d’infiniment créatif, mais d’une manière qui échappe à la sphère de l’art. Qu’est ce que ça veut dire être créatif ? Heu, je vais continuer sur… Tu me demandais tout à l’heure quels liens on peut faire ou voir entre mes différents bouquins… Voir comment je passe de l’un à l’autre, comment ils dialoguent les uns avec les autres, ce sont des choses qui me passionnent… Je suis une aventure est connecté à deux livres : Anima motrix et Ma solitude s’appelle Brando. Qu’est-ce qu’il prend à Anima motrix ? Dans Anima motrix il est déjà question d’un essaim d’étourneau et quand j’ai eu fini le livre, très peu de temps après, j’ai eu le sentiment que je n’avais pas exploité la folie de ce truc-là. Et vraiment dès ce moment-là je me suis dit « Tiens je veux reprendre ça, il faut que je revienne à ce moment-là pour repartir et rebondir plus loin ». A ça s’est connecté le Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, de Pirsig, parce que Pirsig étudie la notion de “Qualité”, ce ne serait ni une philosophie du sujet ni une philosophie de l’objet, ce serait une sorte de synthèse entre les approches occidentales et orientales. Or j’avais le sentiment qu’il n’abordait pas tant que ça les conséquences de ce truc-là sur l’identité. J’avais le sentiment d’aborder le point aveugle de son enquête. J’avais le sentiment qu’on pourrait essayer d’écrire une espèce de suite, un livre frère…

Je reviens maintenant à Ma solitude s’appelle Brando, j’essaie de faire le portrait d’une liberté rare, d’un type qui a expérimenté quelque chose d’assez étrange. La plupart du temps, les gens qui s’estiment libres, ou qui veulent manifester cette liberté, le font de manière trop tapageuse. Dans un dîner de famille, quelqu’un s’engueule avec tous les autres : « Vous n’êtes que des cons, votre vie pue, je me casse, je suis plus libre que ça », etc. Il balance ça sur la table et il s’en va. Eh ben moi je trouve ça douteux ; si tu es libre, tu n’as pas besoin de te mesurer à des gens qui ne le sont pas. Cet homme-là, celui dont je parle dans Ma solitude s’appelle Brando, qui est un grand-oncle, est toujours resté proche de sa famille, qui était bien moins libre que lui, et pourtant il a vécu sa vie pleinement, c’est-à-dire qu’il ne s’est pas interdit grand chose apparemment, sur le plan de ses désirs et des entorses à la morale de son temps, et de son milieu ; il a été heureux, c’était un homme épanoui, en paix avec lui-même apparemment. Ce qui est marrant, c’est que ce n’est qu’une fois le livre terminé que j’en suis venu à dire les choses de cette façon : ce mec-là a été libre sans s’inventer d’ennemi. Cette formule, apparue une fois le livre terminé, m’a permis de rebondir. Ce rebond, c’est Je suis une aventure. Là aussi dans l’expression “une liberté sans ennemi”, il y a un truc que je n’ai pas fini d’explorer. Donc d’un côté l’identité en mouvement – en l’emmenant vers des choses peut-être plus déconcertantes et folles que dans Anima motrix –, et de l’autre côté cette liberté sans ennemi : ce sont deux des trucs nourriciers de Je suis une aventure.

HS — Tu as dit beaucoup de choses qui suscitent en moi plein de questions, mais je vais essayer de tenir mon fil tout de même pour ne pas trop se disperser. Ce que tu viens de dire c’est ce qui permet aussi de beaucoup s’ancrer dans le réel, donc en prenant ces personnages, ces auteurs sur lesquels tu travailles, d’en choisir un qui est hyper réel, transfiguré par la sport, par les médias, etc… Est-ce que c’est cette liberté sans ennemi qui te permet de jouer et de faire jouer la réalité dans la fiction, par la fiction ?

AB — Oui, je vais aller dans ta direction. Cette liberté sans ennemi, elle a plein de versants différents, et un de ces versants est de penser que le réel, la réalité, sont composés de choses totalement hétérogènes les unes par rapport aux autres, et en même toutes complètement connectées. C’est ce qui fait que dans le livre, il y a des éléments du réel le plus écœurant, au sens du plus consistant…

HS — Le plus vulgaire…

AB — Le plus vulgaire, oui, mais même le plus épais. Féderère c’est typiquement ça : une figure à la fois déjà historique ou légendaire ET une figure d’actualité (on en entend parler à la radio, etc). Mais ce c’est pas glorieux, paradoxalement, car le prosaïque l’emporte toujours. Les auteurs dont je parle, Thoreau, Pirsig – beaucoup moins connu –, et à la fin John Muir, ont tous les trois des statuts vraiment différents les uns des autres, mais c’est l’histoire des arts et des idées, c’est le réel dans sa dimension la plus noble. Or Thoreau apparaît sous les traits d’un fantôme, c’est-à-dire quelque chose qui est tout sauf sérieux, réel, réaliste. Quand tu dis “liberté sans ennemi”, c’est exact que ça se retrouve à plein de niveaux, dans le sens où il ne faut ne jamais avoir sur les choses une vison manichéenne, étroite ; pourquoi faire intervenir des fantômes ou des aspirants fantômes ? Parce que le réel — là je vais dire des inepties, mais des inepties qui ne se retrouvent pas tant que ça dans l’esthétique — le réel est totalement hybride.
Un exemple : durant le trajet pour venir ici, tu as pensé à Gênes, tu étais perdu dans la géographie de Gênes, tu n’étais pas, mentalement, à Vanves où je t’attendais, mais dans le nord de l’Italie. Et moi je me demandais s’il t’était arrivé quelque chose, si l’un de nous pensait à un autre jour, etc. Il y a là une multitude de plans qui se superposent et s’entremêlent, qui deviennent totalement indémêlables. C’est typiquement ce que j’ai envie de désigner. Je vais donc montrer à la fois le bus qui te klaxonne – du réel agressif bien consistant, bien présent – et je vais essayer de tout faire pour qu’il puisse y avoir dans la même phrase le bus 126 qui fait la jonction Porte d’Orléans-Saint-Cloud, et la géographie de Gênes dans laquelle tu te baladais à nouveau…

Faire des livres qui soient tramés de manière très très fine, et que tout ça soit mis sur le même plan, parce que dans nos vies, même si on n’y fait pas gaffe, tout est sur le même plan. Moi ce que j’aurais envie de reprocher, parfois – à certains films, à certains livres –, c’est de rendre tout étanche, ou tout horizontal, plat. L’éditeur va te suggérer de mettre un point à tel ou tel endroit pour faire deux phrases à partir d’une seule, au motif que la phrase commence à Paris et se termine à Gênes »… Bon eh bien, non, moi je n’ai pas de point dans la tête, pas plus que toi qui dans Vanves se promène à Gênes. Car c’est justement ça que je veux montrer : l’incroyable vie de nos cerveaux.

HS — Et puis du monde, qui est à la fois et réel et fictionnel, mais en même temps.

AB — Oui ! Les morts qui nous hantent. Ces choses sont très concrètes, c’est ce qui provoque la mélancolie, qui fait qu’on va mal répondre à la buraliste. Mais c’est très beau ça, parce que la buraliste elle va dire « Quel connard ce mec » alors que non ! Si elle savait à quoi tu penses au moment où tu oublies de la remercier… Tout d’un coup, il y a du décalage, et il est très beau ce décalage.

HS — C’est là où joue le livre, l’œuvre d’art ; c’est une matière possible pour l’art et c’est ce qu’il devrait faire ; malheureusement souvent il est trop d’un coté ou trop de l’autre (et plutôt du côté du réel)…

AB — Le fantasme est celui-là : montrer le réel énorme, gros de tout ça, indémêlable. Parce que quand tu t’arrêtes, ensuite, t’as des palpitations ; tu t’es fait klaxonner par le bus et tu t’es vu mort. Résultat ton esprit galope à nouveau, il part dans une autre direction folle… Mais c’est… Alors tu t’assoies sur un banc pour te calmer. Et quand tu es calmé, tu te dis que tout ce que tu as vécu là en cinq minutes, c’était d’une densité ! Au début du XXème, joie, le monologue intérieur a été inventé ou perfectionné pour essayer de capter ce truc-là. Mais le monologue intérieur (être dans la tête de quelqu’un) ne me suffit pas ; ce qui m’émeut, ce que je trouve magnifique humainement, c’est de montrer les conséquences de ce flux intérieur sur l’extérieur, toutes les disruptions, les connexions, que ça crée avec le dehors…

À suivre…

Sylvain Coher





Hors-Sol a rencontré Sylvain Coher et c’était un samedi après-midi. La veille, nous avions pu assister à une lecture de Carénage par l’auteur, présentée par Claro. Il revenait à ce dernier de pointer les éléments les plus justes, les plus touchants, au gré d’un grand virage poétique, d’une divagation ? N’est-ce pas d’ailleurs le rôle de la littérature que de produire cet écart, ce dérapage, et d’effleurer les sujets essentiels comme l’amour, la mort ? Car c’est un fait, que nous évacuons d’emblée, ami lecteur : le roman Carénage, qui raconte l’histoire d’un motard, n’est pas un roman sur la moto.


Cette même veille Sylvain Coher s’est exprimé sur les ondes de France Culture, racontant sa semaine, et la lecture à la librairie Charybde représentait un aboutissement. Et cet entretien, que vous allez lire, sans doute le pas au-delà.

C’était un samedi après-midi, et le soleil baignait généreusement le quatorzième arrondissement. Nous avons choisi le petit jardin de ville bordant le bar de notre rendez-vous. Alors que des passereaux nous assistaient en portant des brindilles comme s’ils réclamaient du feu, nous avons entamé un entretien mémorable, glissant sur le chemin du soleil jusqu’à sa disparition, qui fut aussi l’heure de notre séparation — les belles choses n’ayant qu’un temps.



Hors-Sol_ Je ne te présente pas HS, que tout le monde connaît et apprécie, mais je te restitue le contexte de cet entretien. Nous avons mis en place un vrai programme de lecture (ce qui est nouveau pour nous) et avons décidé en politburo de choisir deux ou trois livres de la rentrée et d’essayer d’en parler dans l’année. Tu fais partie de la sélection et tu es le premier à avoir répondu, donc tu inaugures cette année littéraire 2011-2012.

De la même manière, je te présente l’esprit de l’entretien : ce ne sont pas des questions très nombreuses ni très précises ; plutôt on tourne autour de quelques thèmes qui nous semblent surgir de l’œuvre, et on dérive ensemble, en ricochets, afin de préciser tel ou tel argument. Ce qui nous préoccupe, à HS, c’est la manière dont les livres sont écrits, qu’est-ce qu’ils amènent à la littérature, qui est déjà bien populeuse, au point qu’on va, par exemple, acheter un nouveau (sempiternel) roman.

Sylvain Coher_ Ok.

HS_ De fait, je te donne d’emblée les quelques thèmes autour desquels nous allons chercher à tourner, si tu en es d’accord : — le dehors ; — la vitesse ; — le silence ; — le fantôme ; thèmes simples, essentiels.

SC_ Ok.

HS_ Ce roman raconte l’histoire d’un jeune homme, Anton, qui ne parvient pas à rester en place ; marginal en société, il n’a qu’une passion : rouler la nuit, sur les routes des Vosges, à travers les forêts, dans les virages. Sa moto est une Triumph et il l’a baptisée L’Elégante. Il a une petite amie, Leen, qui semble aussi amoureuse d’Anton qu’elle est jalouse de l’Elégante. Le dehors est ce qui permet à la fois de décrire des paysages, bien entendu, mais aussi le sentiment d’Anton, prisonnier de sa vie, prisonnier de cette vie-là, et en quête d’absolu. Paradoxalement, harnaché comme motard, le voilà dehors prisonnier de son armure, dans son casque, derrière sa visière, lui-même enfermé dans le dehors. Alors perçons l’abcès tout de suite : ce n’est pas un livre sur la moto, tu le répètes à l’envi…

SC_ La moto a été un prétexte. Pour écrire sur la vitesse, entre autres choses. Le thème était rébarbatif pour un certain nombre de lecteurs. On m’a dit, dans quelques librairies, le blocage des lecteurs qui reposent le livre quand on leur dit qu’il s’agit de motos et de motards. Le thème est réfrigérant. Et c’est très singulier, ce rejet, car on n’a pas besoin d’aimer ou de ne pas aimer un thème pour lire un livre (ni de connaître la boxe pour lire Le Colosse d’argile de Philippe Fusaro ; ou la pêche pour Le vieil homme et la mer…) Passons. La moto, c’est mal.

Autre chose bizarre : pour ne pas écrire trop de bêtises, je me suis beaucoup renseigné, j’ai lu de nombreuses revues de motos, je suis allé sur les forums de motards sur le net, j’ai choisi l’Elégante comme si j’allais l’acheter pour de vrai ; et pourtant j’ai eu très peu de retours de motards sur le livre ; et parmi ces retours certains étaient négatifs ! La moto c’est un truc sérieux, m’a-t-on dit. On ne fait pas n’importe quoi avec. Nous les motards, on est des gens sérieux. On est prudents, etc. Pourtant, il suffit d’aller sur le net pour repérer très vite les tarés de la vitesse et ce qu’ils font avec des machines qui vont toujours un peu plus vite.

En même temps je n’ai pas de regret car en me plaçant dans l’univers d’un motard, j’ai trouvé et travaillé ce que je cherchais : une certaine représentation de l’extérieur, donc du paysage. Le paysage est omniprésent et du coup, le livre dépasse les aspects un peu idiots dont on vient de parler. C’est vrai, les motos ça fait du bruit, ça pue, c’est moche… mais les motards sont aussi des gens des grands espaces. Tout ce que veut mon personnage, Anton, c’est sortir de la ville, du brouhaha social. Et dehors c’est enfin le Far West. La nuit, la vitesse pure, la solitude. Il va prendre le « chemin des crêtes », la Ligne bleue des Vosges — qui est aux dires de beaucoup l’une des plus belles routes du monde ! Et le paysage défile : la difficulté de décrire tout ça s’est alors présentée. Je ne pouvais pas décrire l’espace dans la vitesse, il me fallait donc donner la sensation de la vitesse pour tenter d’obtenir la sensation du paysage. La description est assez rapide, lapidaire. Prends l’exemple de la forêt : il fallait rendre l’impression qu’elle était partout autour (d’Anton, du lecteur) sans se permettre de freiner le récit.

Pour le personnage comme pour toi et moi, qui venons de la campagne, le paysage a toujours un sens. La montagne, la foret ou la mer, ce sont de vrais personnages. Dans la partie des Vosges où j’ai posé mon histoire, la désertification va avec le paysage. Des villages déserts avec des chats pelés et des routes qui rejoignent d’autres routes…

HS_ On peut se demander alors si ce personnage est un signe avant-coureur de la civilisation, un pionnier, ou si au contraire, c’est simplement un marginal.

SC_ Un pionnier marginal, bien sûr. L’inverse m’ennuie profondément. Un livre accompagne toujours un ou plusieurs autres livres. Derrière Carénage, il y a, entre autres, De si jolis chevaux, de Cormack Mc Carthy. Une sorte de faux Western où l’espace est tour à tour synonyme de souffrance ou de délivrance. Et des mômes qui fuient on ne sait trop quoi pour se rendre on ne sait trop où. Bon, les chevaux, c’était fait et bien fait. Il fallait donc trouver autre chose. De si jolies motos, mettons. La difficulté était alors de gommer les descriptions trop explicites au centaure, par exemple, parce qu’après on tombe vite dans le cliché. J’ai dû enlever au maximum les métaphores équestres. Le poor lonesome cow-boy, mutique sur sa monture, dans de grands paysages, c’était le pire des clichés !

Et chaque chose devient facilement un cliché si on ne se méfie pas. Les grandes étendues, le centaure, la mécanique, la mort de la moto (un peu comme dans Christine), le type à poil sous son blouson de cuir noir… mais je recherchais cette limite et quitte à m’en servir, j’ai tenté de jouer avec les clichés mais juste en les effleurant, comme s’ils me brûlaient les doigts… Peut-être n’ai je pas assez de recul pour ne pas voir qu’en réalité le livre est réellement truffé de clichés !

Et comment faire ? J’ai un personnage qui part seul toutes les nuits sur sa moto dans les forêts vosgiennes. J’ai tenté l’usage d’un langage poétique, comme un contraste avec le cuir et le tatouage, et j’ai recherché ici et là la précision d’un lexique purement mécanique, pour crédibiliser mon personnage et permettre de contrebalancer la métaphore équestre. A chaque fois je devais mélanger les ingrédients avec parcimonie, ça n’allait pas de soi. Autant chercher à rendre poétique un atelier de mécanique.

HS_ Un personnage qui ne fait pas cliché, qui est très beau et très important dans le livre, bien entendu, c’est Leen.

SC_ Leen représente vraiment un personnage-type de lycée. Une fille jolie, un peu romantique, un peu frimeuse, un peu seule aussi, qui va s’enticher du gars le moins accessible, le plus ténébreux, peut-être le plus dangereux parce que son rêve est une lubie. Une obsession. Celui que les autres filles n’auront pas, dit-elle. Mais c’est un piège qui se referme peu à peu sur elle et son seul désir, au fond, c’est d’avoir un mec « normal » à la maison. Quelqu’un qui veille sur elle. Mais Anton est impropre à cette vie-là. Et il s’enfuit la nuit sur sa bécane plutôt que de rester avec elle.

Ce qui me plaît dans cette idée-là, c’est ce qui fait la difficulté de vivre une passion, quelle qu’elle soit. Ce qui rend certaines personnes attirantes, ce qui les distingue des autres, c’est également ce qui les isole le plus. En cela, je trouve qu’il y a beaucoup de points communs entre un motard, un peintre, un boxeur, un musicien, un joueur d’échecs, un collectionneur de timbres ou… un écrivain.

D’un côté c’est chic que ton nom se retrouve sur la couverture d’un livre, mais d’un autre côté on doit supporter tes humeurs changeantes ou que tu écrives chaque jour jusqu’à cinq heures du matin… l’heure qu’Anton choisit pour sortir, précisément.

HS_ Tu ferais un rapprochement entre Anton et Sylvain Coher ?

SC_ Oui et non. Anton a un courage que je n’ai pas. C’est un jusqu’au-boutiste. Il y a des écrivains très ordonnés qui peuvent écrire tant d’heures par jour, un peu comme des artisans. Pour moi c’est compliqué. J’ai toujours peur de m’y mettre. Je retarde comme je peux. Je suis dans la lune. J’attends que ça vienne. Parfois je ne fais que ça et puis j’ai de longues périodes où je n’écris pas ; j’ai besoin de bouger tout le temps et je dois occuper mes mains, donc je fais des trucs plus manuels avec une truelle et du ciment par exemple. Ce qui pourrait faire une ressemblance, c’est le fait que j’écrive la nuit, lorsque tout le monde dort. Lorsque plus rien ne peut me distraire, pas même sur Facebook…



HS_ Pour revenir aux motards, si c’est une caste, elle semble très solidaire, et très codifiée, un peu comme les geeks.

SC_ Je ne sais pas exactement ce que sont les geeks. Mais comme pour toutes les castes, ceux qui en font partie la prennent toujours très au sérieux. La moto dit quelque chose du monde et de l’homme aussi. Il y a tout un code effectivement, parfois romantique, souvent symbolique. Un lexique, des proverbes, des revues, un réseau. Mais le motard est plus isolé aujourd’hui. La route est nettement plus policée, et surtout la représentation de l’évasion telle que la société la fantasme se retrouve davantage – pour la jeunesse notamment – dans l’usage des nouvelles technologies. Le motard me semble d’un autre temps, et je ne pense pas qu’il représente encore ce qu’il a pu représenter autrefois. Beaucoup de papys bien tranquilles ont une Harley briquée à la brosse à dent dans leur garage et dans les villes le scooter est roi pour le simple déplacement. Les valeurs un peu old-school du motard ne sont plus dans l’air du temps. Là je parle du loup solitaire, d’Easy rider… C’est pour ça que j’ai choisi une moto de vitesse : c’était le motard idéal, le dernier chevalier errant, celui qui accepte à regret de prendre un passager [Leen, qualifiée de passagère], car il sait que ça nuira à ses performances.

HS_ C’est pourtant une “vraie” histoire d’amour…

SC_ A l’emporte-pièce oui, mais quand même, faut bien l’avouer, c’est une histoire d’amour. Mais une histoire d’amour à trois où L’Elégante s’interpose entre Leen et Anton. Une relation anthropomorphique – comme dans Christine, encore, où la voiture est assimilée à une femme.

L’amour vient en plus. Ce qui m’a intéressé, formellement, c’est d’écrire sur la vitesse. Dans un monde qui célèbre la vitesse et qui toujours va plus vite, on bride de plus en plus ce qui roule ; la vitesse, magnifiée dans les années 70, est aujourd’hui un enjeu sociétal de sécurité. On ne verrait plus un film comme Un rendez-vous (1976), de Claude Lelouche, qui roule à tout allure avec sa voiture personnelle et sans doublage ni autorisations dans un Paris endormi…

Dans ces mêmes années, la jeunesse (les garçons notamment) avait un amour immodéré pour la chose mécanique ; on démontait les brêles, on les remontait à coups de marteau et avec trois cassées on vous en faisait une qui roule. Aujourd’hui, pour les jeunes, c’est super ringard. Les jeunes aujourd’hui ont plein de trucs à faire à l’intérieur de la maison. Les parents savent bien qu’il est vraiment difficile de mettre un ado dehors ! A l’époque (et pour Anton encore, et quelques autres sans doute), il n’y avait qu’une chose qui vous attirait : c’était aller dehors. Loin. Vite.

En Lorraine, comme dans nombre de campagnes françaises, c’est à dire loin des grandes villes, il n’y a toujours rien à faire (pas plus que dans les 70’s, du reste). C’est un peu La vie de Jésus (le très beau film de Bruno Dumont) au quotidien.

Anton joue bien aux jeux-vidéos, comme un jeune adulte d’aujourd’hui, mais je n’ai pas trop poussé de ce côté-là : il n’y joue que pour se rappeler son jouet grandeur nature. Il a un travail, un pensum pour passer le temps et il trépigne au bureau en n’attendant que le moment, juste avant que le monde ne s’éveille, où il va pouvoir chevaucher l’Elégante et rouler à toutes berzingues sur les routes des Vosges. C’est peut-être ce que je lui envie le plus !

Il n’y a que a que ça qui l’apaise, qui l’attire et le maintient en vie. C’est sa véritable passion. Et bien qu’étant avec Leen (ce qu’il accepte volontiers) et quoi qu’elle fasse pour le séduire ou le retenir, elle passera toujours après l’Elégante.

HS_ Tu parles de la campagne. Là aussi c’est un espace singulier, une échappatoire, un espace pratiquement vierge (je veux dire l’histoire n’aurait aucun sens si les virées étaient urbaines). Cet espace est fait pour le dehors, si j’ose dire. Et ce dehors est animé, vivant, il est plein de mouvements de bêtes, des chasses, des obstacles (des entraves) qui a tout instant peuvent survenir. C’est le dehors qui pulse…

SC_ J’oscille toute l’année entre mon bord de mer et Paris. Mais dès que j’en ai l’occasion, je retrouve la campagne. Le ciel, le vrai silence, la véritable nuit.

La nuit, c’est là que le dehors est le plus vrai. On ne peut le connaître qu’à la campagne, dans le vide apparent de la campagne. La respiration de la nuit, la lumière d’un bout de lune, le noir tout autour, les bruits de la nuit. C’est tout un univers fantastique qui me fascine, qui ravive les peurs d’enfants, celles des contes d’enfants. Les loups sont toujours dans les campagnes…

Un autre sentiment dans la nuit et le dehors, c’est d’avoir tous les sens aux aguets. J’adore rôder la nuit et me promener dans le noir — il faut imaginer des habitations sans aucune lumières extérieures sinon la lune ou les étoiles. Au bout de quelques années pourtant, tu finis par prendre un chien même si tu n’aimes pas ça, juste pour justifier de te retrouver comme ça : seul, dehors, la nuit. Et ta présence dehors, nuitamment, n’est pas toujours appréciée.

Dans ces conditions, on touche aux limites de ce monde, on est dans un entre-deux entre la fiction et le réel. Tout peut se passer. Tout peut arriver, tandis qu’il ne se passe jamais rien. La campagne est ce vide où tout est toujours envisageable.



HS_ J’insiste sur le dehors, car tu viens de dire que tout peut se passer dans ces conditions ; précisément : ne peut-on pas voir dans la nuit, dans le dehors béant un espace particulièrement riche et particulièrement ouvert à la fiction : un lieu, d’où surgissent les loups, les monstres, les histoires qui font peur, les ogres, bref tout le fondamental de la narration, la littérature même ?

SC_ Dans le roman, il y a répétition d’une seule et même nuit. Dans cette unique nuit (comme l’attestent les statuts Facebook de la Passagère) la narration fait revivre (via le rêve ou la mémoire) plusieurs nuits, toutes les autres nuits. Alors oui, cet espace de la nuit coïncide avec l’espace narratif. Quand le personnage s’arrête, avec la nuit (quand la nuit et Anton s’arrêtent) c’est un arrêt définitif. Mais en tout et pour tout, le livre débute deux heures avant l’accident et sa lecture dure environ deux heures. Il y a une correspondance entre le temps de la narration et le temps de la lecture. L’espace central, c’est celui du rêve ou du souvenir.

La nuit c’est également le temps du sommeil. Leen, qui ne dort pas, envoie ses posts régulièrement sur FB. Elle imagine le pire, elle sait qu’il adviendra. Le temps du sommeil c’est celui de la terreur de l’accident, pour ce motard comme pour l’automobiliste ou le simple piéton. C’est là aussi que s’ouvrent les portes des limbes, les morts, les bêtes, les monstres et les fantômes que nous côtoyons.

C’est le temps figé « entre le pont et de l’eau ». Cette temporalité du curé d’Ars (1786-1859) qui est une magnifique suspension. Questionné par le parent d’un chrétien qui venait de se suicider, le Saint Curé dit : « Entre le pont et l’eau, il a eu le temps de se tourner vers la miséricorde de Dieu ». J’adore cette phrase ! Elle était prête à l’emploi ; il suffisait simplement de virer la « miséricorde de Dieu », qui gâchait un peu la fête. Et le tour était joué.

Reste cette idée de temps suspendu, comme une chance de plus. Ceux qui ont déjà eu un accident de voiture me comprendront. Entre le blocage des roues et l’impact, il peut n’y avoir que cent mètres et quelques secondes, quelques secondes à peine et pourtant ce temps minuscule vous semble infini. Quelque chose s’ouvre ici, d’essentiel. C’est ce moment-là qui m’a intéressé, c’est aussi le moment de l’irrémédiable et de ce que l’on nomme idiotement « les comportements à risque », pour les ados. Ce moment où tu vas te faire du mal pour chercher du mieux, c’est un temps subitement très différent, à la fois très court et très long.

Cela m’évoque également la verticalité de la chute. La vitesse est représentée comme ça, entre le pont et l’eau : comme une bille jetée d’un pont. En voiture, la vitesse est nettement une sensation horizontale. En moto, à cause de la proximité du dehors et de la vitesse, du risque encouru, c’est plus évidemment une chute. La moto est un sport vertical.

Tu connais Hors saison [qui reparaît chez Babel], c’est le premier livre que j’ai écrit et c’est celui qui est le plus proche de celui-ci. Ces deux livres se répondent à presque vingt ans d’intervalle, et pour moi ce sont des faux jumeaux. Dans Hors saison, le personnage central, Solenn, est une jeune fille morte qui n’arrive pas à tomber, ni à renaître. Un autre personnage, presque identique, à la frange près, vit ainsi avec le fantôme de Solenn, dans cet espace-temps de la suspension. C’est le revers de l’histoire d’Anton. Solenn peut revenir, mais à l’envers. Quand tu es entre le pont et l’eau, tu es dans cette immédiate éternité.

HS_ Un motif narratif récurrent, c’est l’hirondelle, qui représente à la fois la vitesse, mais aussi, je trouve, des oiseaux qui reviennent, qui reviennent toujours au nid. Est-ce qu’Anton ne tourne pas un peu en rond ? De plus l’hirondelle indique le présage chez les Anciens…

Dans Hors saison toujours, il y avait une mallette… on ne sait pas, on ne saura jamais ce qu’elle contenait. Et ici l’hirondelle est une sorte de mallette un peu mystérieuse. C’est un ingrédient de roman policier, ni plus ni moins. C’est aussi un vrai moteur d’écriture, pour moi, ce mélange des genres. L’entre-genre, mettons. C’est aussi très stimulant pour la lecture, ce fameux « présage » (bon ou mauvais). Le cerveau est toujours stimulé par des interrogations, quelles qu’elles soient. Et les hirondelles, dans Carénage, ce sont également les deux frères ennemis (Anton et Arman), mais c’est vraiment la plus simple explication. Personnellement, je préfère l’idée d’un oiseau mort qui serait transmis des mains d’un fantôme aux mains du mourant. Puisqu’on ne sait pas ce qui est réel, vécu ou pas.

Et puis je n’aime pas tout expliquer. Et je ne dispose pas non plus de toutes les solutions, souvent parce que j’ai la flemme de me poser des questions sur les pourquoi et les comment de l’histoire. Par dessus tout, je crois à ce que dit Bernard Shaw à la fin de son Pygmalion : pourquoi vous faudrait-il une fin, une explication, etc. Mon livre se termine simplement sur la victoire de Leen. C’est elle qui gagne à la fin. Pour l’amour, contre la machine, presque malgré-elle (ce dernier point reste une hypothèse). C’est elle qui leur survit, à tous les deux. C’est elle qui obtient Anton. Anton mort mais Anton quand même. Et c’est Leen qui triomphe enfin, sans mauvais jeu de mot, bien sûr.

HS_ Au point qu’on peut se demander si Anton n’est pas déjà mort — dès le début du récit.

SC_ C’est tout à fait possible.

Au départ, tout ceci ne prenait que trois lignes. Le propos du livre c’est d’abord un banal accident. L’histoire n’est que l’histoire d’un accident d’un jeune à moto, comme on en lit dans tous les journaux à longueur d’années. Le reste n’est que bricolage et fantasmes déraisonnables. Le reste est écriture, littérature qui s’agrège et qui fait apparaître des fantômes et des monstres.

Ce qui fait que je n’éprouve aucune gêne à dire que mon héros meurt à la fin, ou qu’il est déjà mort dans le livre. A quoi bon le cacher ?

Il y a les traces, évoquées au début : on peut tout à fait imaginer que Leen vit avec Arman et avec le souvenir d’Anton. Elle le poursuit, le désire, comme si tout était irréel.




HS_ C’est le caractère taiseux d’Anton qui frappe également, comme si ce dehors auquel il se voue, sauvage, vierge, n’était pas communicable, ne souffrait aucun mot — silence que pourtant il t’a fallu rendre. Je me demandais aussi si ce silence n’était pas celui du fantôme qu’il peut être ou de la machine qu’il aspire à devenir.

SC_ J’avais simplement envie d’un personnage silencieux. C’était un tout petit défi personnel, d’opposer un personnage silencieux à une prose plutôt bavarde et poétique. Car mon écriture peut facilement devenir bavarde ! Et d’autre part il y a la difficulté pour moi d’écrire des dialogues trop poussés. Anton devait être silencieux et cela me permettait également d’aller plus sur les descriptions, de me focaliser sur la vitesse et le paysage, etc. Et puis le silence collait effectivement à l’étendue, aux paysages et à la nuit.

Dans l’écriture, dans la littérature, je me sens proche du baroque, voire du kitsch et bien moins du factuel. Je choisis les thèmes et les formules comme on chine dans un grand marché aux puces. L’hirondelle, la moto, je suis simplement allé les chercher au pied de chez moi, lorsque j’habitais en Lorraine.

J’ai longuement hésité sur le monologue intérieur. Est-ce qu’Anton devait être le narrateur ? Ce n’était pas possible. Son « imaginaire » me semblait plus fade que celui de Leen, quelque part, mais je n’avais pas non plus envie que celle-ci porte à elle seule tout le récit. Du coup, j’ai choisi d’écrire du ciel (la formule est de Michon, je crois), c’est à dire de nulle part et de partout à la fois, et la voix qui porte le récit est autant celle d’Anton que celle de Leen. (Ni vu ni connu…)



HS_ Tu parles d’entregenre : est-ce que tu es influencé par d’autres genres, justement, que le récit ou le roman typiques ?

SC_ Je lis principalement de la poésie contemporaine, le roman m’ennuie souvent, son piétinement, ses émois qui sont rarement les miens… (Il y a quand même d’énormes exceptions, hein !) Je lis aussi des polars, du roman noir. Ce qui m’intéresse c’est la rencontre, les montages… Ce fameux « entregenre », pour moi, c’est lorsque la poésie fait naître mille histoires et lorsque le roman se met à faire sonner ses phrases comme s’il s’agissait d’un instrument. La première fois que j’ai lu Faulkner j’avais des frissons sur les bras, tu vois ? C’est l’idéal absolu, le frisson : c’est ce que je cherche à chaque page dans mes lectures. La poésie produit du désordre, et le roman, lui, en revanche, ordonne. (Il y avait une vidéo d’Oliver Rohe, sur le net, où il exprimait cela très bien.) Mon petit rêve à moi, c’est de réussir à mettre du désordre dans un roman apparemment bien rangé. C’est loin d’être évident. Mais ça permet d’écrire encore.

HS_ Parlons vitesse, justement. C’est un thème du livre, à l’intérieur du livre, mais c’est aussi sa lecture, qui est brève.

C’est le besoin de vitesse propre à notre monde. Nous sommes en 2011, et on va vite. La littérature qui piétine à longueur de pages, ça m’emmerde assez vite. J’ai également besoin que ça aille vite. Des gens m’ont dit : “Je l’ai lu en trois heures, Carénage”. Ça me convient, y compris pour ce qu’on a dit auparavant du temps de la narration et de la lecture. Et tant mieux si on saute quelques lignes.

HS_ Ça m’évoque la fin du chœur des habitants et l’excellent et final « finissez d’entrer ».

Pour le chœur, j’ai menée une petite recherche sur le patois lorrain, et sur les dictons que j’ai pu trouver. « La clef dont on se sert est toujours celle qui brille », c’est vraiment magnifique, non ? J’avais besoin à cet endroit d’une espèce de sagesse un peu déconnectée. Un truc à la fois compréhensible et décalé, sans pour autant jouer à l’imitateur rural, ce dont je ne serais pas capable.

Pour moi la clef du livre est dans cette idée : qu’est-ce qu’un comportement à risque ? C’est devenu un leitmotiv ces dix dernières années, alors même que l’objet de transgression s’est déplacé. Les jeunes et leurs fameux comportements à risque, qui te font penser que si tu donnes une cuiller à un jeune, il finira bien par se la planter dans l’œil ! Avant c’était la bagnole et ses accidents, puis ça a été le SIDA et les pratiques sexuelles que la bonne morale conspue. Depuis quelques années c’est devenu internet et aujourd’hui ça devient la peur de manger du bisphénol ou des antibiotiques. Anton veut juste vivre un peu plus, frôler la limite, cette fameuse limite qu’il ne faut jamais franchir… Et ce faisant il accepte l’idée de la mort brutale, de l’accident. Oui, ça peut mal tourner. C’est dans ce frisson même de la limite qu’il prend du plaisir, et c’est presque un plaisir amoureux, très intense. Personnellement, j’arrive à comprendre ça.

Avant l’accident, juste avant l’accident, il exagère. Il va trop loin (et il le sait) non pas forcément pour mourir, simplement pour aller plus loin, pour voir toujours plus loin. Voilà Anton : c’est un comportement à risque ambulant. Pour se dépasser, il doit toujours trouver un plaisir supérieur au précédent. Comme un banal actionnaire d’entreprise, finalement : toujours un peu plus, quitte à tout casser…

HS_ Se réaliser ?

SC_ En un sens, oui. Vivre plus. Travailler moins. Ce qui terrifie Anton c’est la solution, le bonheur qu’on lui propose c’est pire qu’une pierre tombale. Cela ne lui convient pas du tout. On peut le comprendre. Le bureau dans lequel je l’ai cruellement mis, auprès de cette Madame Edward qu’il me semble avoir croisé tant de fois, je n’en voudrais pas non plus…



HS_ Pourtant dans la scène finale, le personnage principal est bien Leen ?

SC_ La scène d’amour a été la plus difficile à écrire, non pour ce qui est du propos ou de la langue, mais pour l’impossible justesse des mots. Il fallait que ce soit ni vulgaire, ni macabre. Pour Leen, Anton n’est pas complètement mort, il est juste un peu moins vivant… Alors que ce type n’aura vécu que pour sa moto, cette fille qui l’aime va finalement le modeler pour elle-même, dans une scène d’amour qui est une révélation, l’épiphanie. C’est aussi une scène d’amour initiale, comme une première fois : il est gauche, elle le guide. C’est lent, laborieux mais doux. Du moins je l’espère pour eux…

HS_ Je répète souvent que ce qui importe dans l’écriture c’est l’entre-deux. J’ai été très content quand tu as parlé d’entregenre (on a ses petits orgueils). Cette scène d’amour marque pour moi l’investissement d’un espace pure-fiction que généralement on ne veut pas affronter, cette partie de réel qui nous échappe toujours. Et que le roman doit justement aller chercher, visiter, habiter, occuper.

SC_ La scène de l’accident se devait d’être bien avant la fin, elle ne pouvait pas conclure le livre. Le lecteur ingénu ou pressé n’attend qu’une scène romanesque d’accident, avec la mort, avec la souffrance, etc. Or j’avais besoin d’une scène finale qui déplace l’intérêt du livre vers cet entre-deux, et j’ai imaginé cette scène inespérée. Une scène d’amour finale. J’ai bien essayé de la déplacer, la scène de l’accident, mais cette scène d’amour était comme coupée, isolée et perdait tout son caractère… d’irradiation. C’est la raison pour laquelle le chœur des villageois se trouve au milieu, c’est lui qui fait l’articulation entre les autres scènes, celle de la mort, celle de l’amour.

En février dernier, j’ai essayé (le livre a été imprimé en mai !) d’écrire d’autres fins sur les épreuves. En vain. Pourtant j’aime bien les constructions symétriques dans les chapitres et ici le dernier est très court. Tant pis. Au moins, comme ça je dispose de plein de fins qui ne fonctionnent pas. Et seule cette construction “marchait” selon moi.

HS_ Une question sur les œuvres dont il est question dans le livre : les films ; on a parlé de Christine et de Stephen King, de Duel, Easy Rider, etc.

SC_ J’ai sciemment évacué d’entrée toutes ces références en les citant, pour passer à autre chose… alors passons à autre chose !

HS_ Pourtant il y a un livre et un film dont on ne trouve pas trace…

SC_ Tu ne vas pas me sortir Crash ?

HS_ Eh bien… justement, si, où est Crash ?

SC_ Tu peux chercher, il n’y est pas. Et je n’aime ni le livre ni le film. Si je pouvais me permettre d’être complaisant par rapport à l’imaginaire du danger, de la vitesse et de la mécanique, je ne voulais aucune complaisance par rapport à la mort elle-même. Leen est une véritable amoureuse et Anton est un vrai motard. Il est équipé comme pour un voyage en jet et il a une hyper perception du danger. Il a intégré l’idée de la mort comme son armure de motard. Mais il ne nourrit aucun idéal macabre du tout. Il est dans le défi. Il est très conscient du jeu dangereux auquel il joue (et il joue souvent, comme on le voit avec la scène de la roulette russe). On peut le voir comme un fantôme, on peut virer sur le fantastique ou l’étrange si on veut. Mais pas sur le macabre, comme Crash. Ça ne m’intéressait pas. Il faut vivre avec la conscience du risque, pas simplement la complaisance de le savoir là.

…/…

Après que le soleil eut fini de balayer le square, nous nous sommes levés ; satisfaits de cet échange. En retournant vers le métro, je me suis soudain rappelé d’une question que j’aurais voulu lui poser.


HS_ Ah, et une musique, une musique qui t’a accompagné dans ce livre. J’imagine pas Born to be wild ou Highway 61 ?

SC_ Tu ne le diras pas aux lecteurs d’HS, n’est-ce pas ?

HS_ Bien sûr que non.

SC_ La jeune fille et la mort.

_HS.



Jérôme Ferrari

 

Jêrome FerrariNé à Paris en 1968, Jérôme Ferrari, après avoir été, durant quatre ans, professeur de philosophie au lycée international d’Alger, vit actuellement en Corse, où il enseigne depuis 2007. Chez Actes Sud, il a publié trois romans : Dans le secret (2007 ; Babel, 2010), Balco Atlantico (2008) et Un dieu un animal (2009).

Hors-Sol s’est entretenu avec Jérôme Ferrari à l’occasion de la sortie de son dernier roman Où j’ai laissé mon âme, publié en 2010 chez Actes Sud. Il nous lit également quelques pages ici.

 

Où j'ai laissé mon âme1957. A Alger, le capitaine André Degorce retrouve le lieutenant Horace Andreani, avec lequel il a affronté l’horreur des combats puis de la détention en Indochine. Désormais les prisonniers passent des mains de Degorce à celles d’Andreani, d’un tortionnaire à l’autre : les victimes sont devenues bourreaux. Si Andreani assume pleinement ce nouveau statut, Degorce, dépossédé de lui-même, ne trouve l’apaisement qu’auprès de Tahar, commandant de l’ALN, retenu dans une cellule qui prend des allures de confessionnal où le geôlier se livre à son prisonnier. Sur une scène désolée, fouettée par le vent, le sable et le sang, dans l’humidité des caves algéroises où des bourreaux se rassemblent autour des corps nus, Jérôme Ferrari, à travers trois personnages réunis par les injonctions de l’Histoire dans une douleur qui n’a, pour aucun d’eux, ni le même visage ni le même langage, trace, par-delà le bien et le mal, un incandescent chemin d’écriture vers l’impossible vérité de l’homme dès lors que l’enfer s’invite sur terre.

 

Le 5 mai 2011, Jérôme Ferrari nous accordait un entretien pour son roman Où j’ai laissé mon âme dans le cadre d’une série sur les romans de 2010 qui nous ont marqués. C’est dans le salon de son hôtel que nous décortiquons ce grand texte sur la culpabilité et la complexité de l’histoire, et puis aussi sur l’Algérie.