Anna de Sandre • Trois poèmes


PRENDRE LANGUE

Une poussière maligne
Faufile à points serrés
La langue et ses tracas
Dans la bouche du taiseux
De l’idiot d’Ardizas
A la brune une pluie crache
De sa plume malhabile
Sur la panse le jambage
Des six lettres d’un nom
Le papier du bonhomme
Ne tait plus l’anonyme
Et dépouille de son ombre
Un doux rêve d’enfançon
Comme on jette au vélin
Les aubes d’une encre folle
La neige offre un feuillage
Aux branches mortes des arbres
Et rappelle qu’il est temps
De commencer la danse
De toucher le pelage
Vif de la bête en marche
Et comme elle de tirer
Le fardier des saisons
Pour tracer le sillon
Puis marquer de son trait
Le sentier que prendra
A sa suite le petit
Dont il jongle dans les airs
Les syllabes du prénom
Bien avant d’engendrer
Les entrailles de sa mère.


*

LE TEMPS D’INFUSION

Dans une ville dézinguée
Des hommes amoindris
N’osent plus toucher leurs joues
Du fil de leur rasoir
Avant de sortir voir le monde
Pour payer leur écot
Des femmes à peine plus vieilles
Poussent et jettent leurs bicyclettes
Le long des fossés d’où
Elles tirent des orties de la
Menthe et du pissenlit
Dans le limon des jours crus
Tombent les heures de visite
C’est la recette instantanée
Des soupes et des pisse-mémé
Tout le monde tache ses dessous
En égrenant ses misères
Fait croire qu’il a connu la guerre
Chante en chœur et à la tierce
Une berceuse où se mêlent
Des vols noirs et des cerises
Et chacun est content
Quand le soleil sèche les os
D’avoir parlé si haut
Dans son sang et ses humeurs
Contre le jour la nuit s’adosse
Fermant leurs yeux d’une ombrée
Elle tend la main vers Azraël
Qui se penche et embrasse
Dans une envolée de mouches
Ces corps vêtus de flanelle
Avant de supprimer leur angoisse
En les baisant à pleine bouche.


*

L’ODEUR DE LA FÈVE TONKA

J’évite
la rue de la Chouette
où une vieille gosse
tire en laisse
un singe soyeux
recousu
derrière les deux oreilles.
On peut l’appeler Lola
Anne-Charlotte
ou pourquoi pas
Mama Bouba.
Son nom son âge
elle ne s’en souvient pas
depuis les Nuits
des Gros Couteaux.
Elle a cassé la branche
d’une famille
où ça vit
des mille et des cents
où ça oublie
de crever
et de léguer
de la poudre sèche
sur les pistes de glace
du zig-zag
dans la course
d’un monarchiste
en fuite
et des nuances
dans le sifflet
d’un mockingbird.
Elle dit pour ne pas
perdre la face
après avoir déjà
perdu la tête
qu’elle veut créer
un autre espace
un tout petit
qui respirera
par des artères
serrées entre les pierres
des bâtiments
où elle mettra
de chaque côté
un bar à soupe
et un bar à eau
le premier Zanzi
et le deuxième Cinna.
Sur sa chair ferme
au grain
déjà putrescible
il y a l’odeur
de la fève tonka
cuite aux rayons
de mille soleils.
Mille révolutions
d’un astre faiblard
empêché par les arbres
plantés plus tôt
de brunir sa peau
par la fenêtre de son bureau
sur lequel elle gratte
(il est au fond
du couloir
la dernière porte
à droite)
Je sais que les hommes
et les garçons
de son ancienne maison
ont tiré fort sur un drap grossier.
Je sais que tous les gars
de cette capitainerie
suaient dessus
devant la bâtisse
où elle avait passé
une dernière nuit
dans le faible
l’obscur et l’humide
à écrire
pour ne plus sentir
l’odeur poisser entre les douches
et les linges propres
et à tirer des lignes au stylo
à défaut
d’être de la lignée.
Se reconnaître par le choix
d’un nom de plume
collée pleine de merde encore
au cul de l’oeuf
d’où elle voulait sortir
pour naître légale
oui légitime et officielle
et qui sait peut-être par la presse
d’un imprimeur.
Tu pues, bâtarde !
(Elle le savait.)
La senteur de vanille
était des armoiries
d’une étrangère
et son faux père
ses faux oncles
et ses faux frères
jouaient
pour une nuit
à passer avec elle
jouaient
à reculons
les poings serrés
sur ce foutu drap
pour gagner
et l’emporter
faire un trophée
de son amande
et puis cracher
sur son visage.
Les rares fois
où je la vois
je baisse les yeux
et presse le pas
car je n’ai rien fait
pour qu’entre la lumière
dans ses nuitées
et dans son con déchiré.
Je la voulais tant moi
sa bâtisse
ils m’ont dit
Tu te tais
(j’étais en bas)
on te la vend
et on disparaît.
Une fois je l’ai croisée
dans cette rue
de la Chouette où
(je ne sais plus qui me l’a dit)
elle rêve sur ses commerces
en comptant
avec ses pas.
En me pressant
à sa hauteur
j’ai coulé
un bref regard
et vu ses narines
frémir.
Je crois
qu’elle a reconnu
sur moi
l’odeur
de la fève Tonka.


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