Recette de la pâte brisée (nationale) | GAM

 

 
Depuis les années 1960, on assiste dans tous les pays occidentaux à une étrange configuration sociale qui ne cesse de s’aggraver, qu’on pourrait décrire comme une sorte d’apartheid de classe. Les classes populaires ne sont plus représentées politiquement, syndicalement, et culturellement. Leurs intérêts sont sacrifiés sans remords dans le cadre des nouvelles institutions postnationales. Leur bulletin de vote ne sert de ce fait plus à rien. Même les référendums qui donnent les mauvaises réponses sont rejetés. C’est donc une double citoyenneté de fait sinon de droit. Se rajoute à cet abandon institutionnel et symbolique une ségrégation géographique où les métropoles et les zones touristiques deviennent réservées aux classes moyenne supérieure, qui ne fréquentent plus les classes populaires du cru rejetées dans les zones déclassées, mais juste celles issues de l’immigration, restées en banlieue proche, et qu’il leur sert de main d’œuvre bon marché et de caution morale. Les classes éduquées vivent donc désormais dans une sorte d’isolat social autocentré, isolé du reste du pays, une bulle hors-sol, encore renforcée par des médias et des institutions publiques qui ne parlent qu’à elles.
 


Sommaire
CausesEffetsSymptômes

Causes structurelles

  • La massification des études supérieures est un phénomène spectaculaire concernant toutes les sociétés occidentales contemporaines. Mais il est tout aussi massif qu’il n’est pas général : 30% d’une classe d’âge dispose d’un diplôme d’études supérieures, ce qui est très notablement supérieur à la situation précédente. Cette innovation entamée dans les années 60 ne progresse plus depuis les années 80, constituant ainsi une très forte disparité symbolique et sociale entre classes populaires et classes éduquées. Ce fossé devenu abyssal compromet tous les précédents processus démocratiques nationaux. Les classes éduquées refusent de se reconnaître solidaires des classes populaires avec lesquelles elles ne partagent plus aucune valeur commune.
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  • Un facteur aggravant de cette division du corps social est la disparité liée au logement. Les années d’après-guerre virent les pouvoirs publics retirer au marché son rôle (qui était de loger les classes populaires et les classes moyennes sans patrimoine) devant son incapacité à faire face correctement à la demande, lançant un immense programme de logements sociaux. Les années 1980 inversèrent cette tendance jusqu’à nos jours, en confiant de nouveau au marché une bonne partie de cette mission, avec des résultats prévisibles, catastrophiques. Ce processus a conduit à une ségrégation physique des classes — ce qui est nouveau dans nos sociétés — et donc à une ignorance réciproque des classes entre elles. Et il ne s’agit pas que d’un phénomène lié aux banlieues ; c’est un phénomène diffusé aussi bien en zone urbaine que rurale, et sur l’ensemble du territoire. Tous les pays occidentaux sont séparés socialement, symboliquement, politiquement, géographiquement en deux : d’un côté les métropoles et les zones touristiques, hors de prix, et de l’autre les zones reléguées, périphériques, que l’emploi, privé et public, ainsi que les services publics désertent, les laissant littéralement à l’abandon.
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  • Le vieillissement de la population vient encore renforcer le blocage conservateur de cette situation délétère, vitrifiée depuis des décennies.

 

 

Effets politiques

  • Le néolibéralisme est une nouvelle configuration du capitalisme qui vise à dépolitiser les pays qui se coulent dans ses dispositifs institutionnels (libre-échange généralisé conduisant à une division internationale du travail, financiarisation de l’économie et des budgets publics, remplacement de la souveraineté nationale – et des processus démocratiques qui allaient avec – par la gouvernance par traités supranationaux), afin de prévenir tout danger politique de remise en question de ces piliers.
    Or, ces institutions sont les vaches sacrées des classes éduquées. Il est pour elles hors de question d’en sortir (ce serait le « repli national », comprendre, pour elles, un film d’horreur). Les directions syndicales et politiques des partis politiques ne priorisent plus les intérêts des classes populaires. De ce fait, ces dernières rejettent le système de représentation actuel, procédant à des votes protestataires quand elles ne s’abstiennent pas. Les rares voix qui s’élèvent pour les prendre un tant soit peu en compte sont taxées alors de populistes, comprendre crypto-fascistes. Il est vrai que, comme aucune organisation de masse (qui demande toujours une participation significative des classes éduquées) ne vient structurer une représentation adéquate, des formations démagogiques viennent prendre cette place vide afin de récolter des voix (et donc des postes et du pouvoir) à bon compte. Mais c’est dû à l’abandon des classes populaires, et non pas à un changement idéologique des classes populaires elles-mêmes.
    Les années 30 du XXIe siècle sont devant nous… L’histoire ne se répète pas, mais peut néanmoins parfois bégayer. Inclure enfin politiquement et socialement les classes populaires dans la société moderne fut la recette d’une pacification spectaculaire des sociétés occidentales dans l’après-guerre, tout en mettant fin à la grave crise du parlementarisme de l’entre-deux guerres. Les reléguer de nouveau, tout en réactualisant le récit des « classes dangereuses » (comme au XIXe siècle) ne débouchera sur rien de bon, on peut en être sûr. Le flicage généralisé de la population semble pourtant la voie privilégiée de l’actuelle stratégie du chaos, dégageant un fumet de fin de règne nihiliste, sur fond de radicalisation généralisé.

 

 

Symptômes

  • La contre-culture, comme outil de massification de la culture officielle adaptée aux nouvelles classes éduquées émancipées de tout lien de solidarité avec les classes populaires, a accentué cette division en présentant une infinie galerie de personnages populaires (ouvriers et paysans) ridicules, bêtes, obtus, méchants, avinés, sexistes, chauvins, lâches, uniformisés par la consommation de masse, méprisables, incapables de s’élever aux nobles hauteurs du postnational woke et écologique.
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  • La posture avantageuse de l’inclusivité et de « l’ouverture à l’autre » est l’un des phénomènes les plus notables de la question ; on accepte toute sorte de différences culturelles (si possible exotiques), d’altérité, mais jamais celle des classes populaires, décidément infréquentables.
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  • L’écologie comme preuve que l’on est « citoyen du monde », le féminisme comme preuve que l’on s’est émancipé de toute aliénation, le choix de son genre comme preuve que l’on se choisit intégralement comme individu en tout auto-construit, la défense des migrants comme preuve de son « ouverture à l’autre », etc., sont autant de postures identitaires de distinction qui marquent la distance hiérarchique entre les éduqués du supérieur, qui se voient eux-mêmes comme émancipés, et les classes populaires du cru, aliénées puisque ne reconnaissant pas la priorité de ces causes et qui s’en tiennent à des vieilleries aussi éculées que la préoccupation de l’emploi, du niveau de vie, des conditions de travail, du logement, de la disparition des services publics de proximité, ou des préoccupations scandaleuses comme la sécurité, le contrôle de l’immigration ou l’assimilation des nouveaux entrants. Alors qu’elles pourraient consacrer leur énergie à apprendre l’écriture inclusive et à changer de genre, et économiser pour acheter une voiture électrique. Le gouffre idéologique vient donc rationaliser le gouffre social, politique et géographique, lui donnant les contours gratifiants du combat des valeurs et du progrès contre les ombres du passé. Et voilà comment on ostracise avec bonne conscience la majorité de la population, qui n’a pas le bon goût de s’engouffrer dans l’idéologie dominante avec tout l’enthousiasme requis…