Que le désir de naître ne se perd jamais | HPJ

Il n’avait jamais eu autant peur de perdre l’amour de la vie qu’elle lui offrait. Il s’éveillait parfois à l’aurore à la fin du cauchemar de sa disparition. Il soulevait ses paupières pour voir ses yeux qui grandissaient, il entendait ses paroles dont il ne comprenait pas le sens. Elle lui avait provoqué une fracture de l’inconscient, il avait pensé qu’il n’en n’aurait plus à cause de l’imminence de sa mort. Et là, maintenant, il était bien obligé de le reconnaître, cette fracture le mettait dans l’impossibilité de continuer à écrire « il » au lieu de « je «. Cette brèche, elle l’avait ouverte à sa manière, comme dans une danse qui ensorcelle, elle l’avait incisée avec une douceur incroyable, à en pleurer. Je n’avais même plus envie de sortir, de voir la vie du dehors, je ne pouvais que regarder les roses derrière la fenêtre, ces roses presque blanches qu’un vent léger faisait s’incliner.

La brèche me paraissait plus grande que jamais, pourtant j’en avais vu d’autres ! Là, j’avais peur de m’y perdre et je me disais que c’était peut-être la vraie chance de ma mort. Je suis devenu fou un moment, j’ai cru que ses paupières seules en se baissant et en s’ouvrant m’invitaient à l’intérieur de la fracture.

Alors j’ai coincé ma tête sur l’oreiller pour regarder le plafond qui n’avait aucune lézarde.

Comment son visage pouvait-il apaiser mon angoisse ? Du fonds sonore de mon inconscient, j’ai entendu sa voix prononcer mon prénom. Les mots effaçaient l’un après l’autre les déchirures comme s’ils servaient de machine de guerre contre les menaces de la vie. Je ne sais pas comment sa voix avait réussi à s’infiltrer dans la chambre sonore de mon histoire, sa voix se donnait l’air d’avoir toujours été là depuis mon enfance.

J’ai fermé les yeux, je n’étais plus seul.

Je l’ai vue danser sous le regard strabique des vaches alignées au bout d’un champ, elle s’élançait vers le ciel pour se laisser virevolter et échouer sur la terre en évitant de déchirer sa longue robe au contact des fils de fer barbelés. J’avais honte de redevenir enfant comme si je prenais mon inconscient pour une matrice.

Je perdais la force de me confronter au monde, je me levais, je faisais quelques pas et je me recouchais pour la retrouver. Je tremblais de froid sous l’édredon, j’avais quitté le dehors, je perdais même le désir d’y retourner ne serait-ce que pour voir encore les roses presque blanches.

J’allais entrer dans le monde de ses rêves.

Et j’étais porté par l’empire de l’imagination, prêt à épouser le vertige de l’illusion jusque dans sa perte totale de fondement. Ce mystère de l’érotisme de l’irréalité allait s’accomplir après m’avoir hanté. Emporté par les envolées de sa danse, j’allais enfin pouvoir m’éloigner de mon corps de vieillard impotent.