Joachim Séné • Les mots nous manquent [1 de 4]

En vingt tableaux, cinq fois quatre.

Entre chaque tableau on intercalera si on le souhaite des scènes muettes dans lesquelles les corps nous manquent, le corps nous manque, son corps me manque, etc. ; mais aussi : les gestes nous manquent, les regards nous manquent, etc.

Pour résumer, on pourra montrer (ou manquer de montrer, bien sûr) : le non-dit nous manque, le manque nous manque, etc.


*


*

Et le petit ?
On lui dira rien.
Je veux dire, quand il sera grand ?
On lui dira rien.
S’il demande ?
On lui inventera une histoire.
Et s’il l’apprend ?
Il l’apprendra pas je te dis.
Si c’est comme ça, je pars.
Pars ! Tu vas aller où ?
Ça vous regarde pas.
Et tu reviens quand ?
Je sais pas.
T’as pas intérêt à revenir.
Ça veut dire quoi ?
Au petit, on lui dira que t’es mort.
Vous avez pas le droit de dire ça !
Eh ben si. Si tu pars, on lui dit que t’es mort.
Vous pouvez pas faire ça. Je reviendrai, il verra bien que je suis vivant.
Si tu reviens, c’est pas sûr que tu le restes.
Dis pas n’importe quoi. Je lui écrirai.
On brûlera les lettres.
Vous saurez pas que c’est moi.
On ouvrira tous ses courriers. De toute façon, personne lui écrira.
Je téléphonerai.
Il aura pas le droit de décrocher. Il aura pas intérêt.
Vous êtes dangereux.
Mais non ! On le protège ! Le danger, c’est toi ! Pourquoi tu veux tout lui raconter ? Il a pas à savoir !
Vous êtes fous, je préfère partir. N’importe comment, il le saura. Et je reviendrai si j’en ai envie.
Reviens pas.


*

Il en reste quoi ?
Pas grand chose.
Plus un bruit.
Bougera plus.
Il en reste quand même.
On reconnaît plus rien, alors ça va.
Et pour l’odeur ?
On aère. Ça devrait suffire, le temps qu’ils arrivent.
Ok. On s’en va ?
Allez, go.
On dira quoi ?
On dira quoi ? Qu’on était pas là, évidemment.
On va où alors ? Au pub ?
Mais non ! « Ils sont arrivés au pub à onze heures et quart M’sieur l’commissaire. »
Ah oui. On se planque.
C’est suspect.
Mais nous sommes suspects.
Non, on est coupables.
Dis pas ça ! C’est pas notre faute.
Oui mais… On était pas obligé.
On est toujours obligé.


*

Il est où ?
Chhh…
Dis-moi, allez. Il est où ?
Non, chhh…
Mais dis-moi ? Il est caché ? C’est ça ? Où ça ?
Je te dirais pas.
Mais pourquoi ?
Parce que.
Allez, s’il te plaît… Il est où ?
Arrête.
Dis-moi, tu l’as mis où ?
J’ai dis que je te dirai pas.
Tu vas me dire, de toute façon, alors
Mais non, je vais rien dire.
Dis-moi vers où.
Par-là.
C’est pas vrai.
Quoi, tu me crois pas ? Vas mourir.
Mais non ! C’est où ? Où ? C’est par où ?
Non.
S’il te plaît. Je veux le voir !
Non je te dis. Maintenant, tu arrêtes, tu te tais.
Mais… Allez… Est-ce que j’aurais le droit de le voir ?
Non. Jamais.
Plus jamais ?
Bien sûr que non.
S’il te plaît une dernière fois ?
Non, c’est fini. Viens.


*

En tout cas c’est très…
Dix ans de travail, que voulez-vous ?
Ah oui… C’est très…
Tous les jours un petit peu et voilà
C’est vraiment
J’ai tout fait moi-même, j’y ai passé dix ans.
Oui, c’est un beau travail.
Vous comprenez, tout ça…
Et dire que c’est à nous maintenant… Nous sommes très heureux
Non, vous ne comprenez pas. Dix ans, j’y ai passé dix ans.
Oui. Si, j’ai bien compris.
Dix ans, ça ne passe pas comme ça. Je voudrais
Vous voulez quoi ?
Eh bien, j’aimerais revenir, ou terminer, ou
Comment ça revenir ?
Oui, vous comprenez, ça ne passe pas. Je pensais, et puis ça reste.
Ça reste ?
Oui, je n’en ai pas fini. En fait je crois je vais le garder, enfin non, je veux dire, revenir et puis…
Je ne comprends pas, maintenant c’est terminé, il va falloir passer à
Non, non, ça ne passe pas, je croyais que ça passerait et puis ça ne passe pas.
Que pouvons-nous… Enfin, je veux dire, nous ne pouvons rien
Laissez-moi venir, encore un peu… Peut-être je pourrais terminer ça et
Non, non, maintenant c’est terminé, c’est comme ça.
Je vais revenir avec mes outils
Non, écoutez…
Ou alors vous payez, je ne sais pas moi
On ne paie pas !
…un droit de garde, quelque chose comme ça
Mais vous êtes pas bien !
…un loyer sinon je viens et je casse tout.
Bien sûr ! Et j’appelle les flics.
Non, vous pouvez pas faire ça, c’est à moi.
Oui mais non maintenant c’est à nous, c’est comme ça c’est écrit dans le
Non, non, non…
Allez, partez maintenant… Eh ! Me poussez pas !
Poussez-vous, laissez-moi casser ! Tout casser !
Arrêtez ! Vous êtes fou ! Et lâchez-moi. J’appelle la police.
Ce sera trop tard quand il viendront vous comprenez ? Vous comprenez rien ! Dix ans ! Je vous dis ! Dix ans !
Salaud mais arrêt… aïe !
Tout casser !
Arrêtez ! Non ! Aïe… mais !
Tout casser !


*



Je suis toujours pas convaincu.
Puisque j’te l’dis
Ouais, mais c’est du passé tout ça… J’veux dire, oui, c’est bon à savoir, c’est… c’est essentiel… Mais bon, aujourd’hui
Enfin, tu peux pas tirer un trait comme ça sur…
Attends, j’veux dire non, je tire pas un trait, mais l’passé peut pas être un argument à lui seul, il manque…
Si ça s’était pas passé, tu vivrais une vie… toute autre ! Une toute autre vie !
Mais non, et puis… et alors ? J’veux dire
Ah si ! Imagine si… je sais pas, enfin tu vois bien c’que veux dire
Mais c’est même pas là le problème. Je suis d’accord sur le fond, hein ? Sur c’qu’il faut faire. C’est l’essentiel, bon, on est d’accord là.
Ah ! Oui ! Ça oui !
Le reste bon, tu vois, qu’on soit pas d’accord sur le passé, bon, c’est des mots quoi, j’veux
L’Histoire mon gars ! L’Histoire montre que c’est bien là le problème ! C’est pas des mots ! C’est des mots les milliers de morts, les millions ? Hein ? Hein ?
Non ! Mais bien sûr que non ! Merde, c’est dingue ! J’ai jamais dis ça, enfin quoi, merde ! J’te comprends pas… Moi, tu sais, OK, je milite… Mais bon c’est comme, tiens, c’est comme si j’étais catho, eh ben, j’me connais : mes prières, c’est clair, je les f’rais jamais !
Tu serais athée quoiqu’il arrive, dis pas n’importe quoi ! Si tu fais pas tes prières en plus, bon ben t’es pas catho et puis c’est tout ! T’es athée. Point.
Donc tu penses qu’il faut croire, c’est ça ? Croire et suivre, hein ?
Il faut accepter c’est tout c’que j’dis, c’est historique, c’est des faits, voilà.
Mais j’peux penser ce que j’veux sur ce qu’il faut faire non ? Comme là, là-dessus on est d’accord, bon.
Ça oui. Ça oui, on est d’accord.
Mais tu peux pas tirer un
Mais je dis pas que j’oublie ou quoi… Je te dis que je suis, et toi aussi d’ailleurs, ici et maintenant… tout le monde est comme ça ! Et donc, je regarde à partir d’ici et maintenant ! À partir ! C’est pas parce qu’y a eu…
Mais si ! C’est parce que ! Si et si ! Sans tout ça, tu pourrais pas dire « ici et maintenant nanana » Enfin… C’est exactement pareil que si tu disais « là-bas et ailleurs à un autre instant ». Pareil !
Quoi ?
Dire « je regarde ici et maintenant tatata », sans tenir compte du passé, tu vois ? C’est comme de dire « là-bas, et à un autre instant » Tu vois ? Y’a quatre dimensions.
…Bon allez j’me casse.
Ah d’accord. OK. Bah, casse-toi. Si t’es plus là ici et maintenant, tu vas oublier tout c’qu’on vient d’dire. Pratique.
N’importe quoi. Tu comprends rien.
Toi non plus.
Bon allez. Salut.
Ouais. À mardi.
Ah oui, c’est vrai. Mardi. Bon, à mardi alors.
Salut.

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