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Luc Garraud | Mon verre est plein d’un liquide à boire vite

boire trois gorgées à la foire
sous la pluie glacée des tiroirs
reprendre en main tout l’attirail du début
se fendre en deux
racler avec une raclette
s’allonger dans le sens des mailles
passer sans rien percevoir
plier le tissu dans la longueur
se faire tondre comme un tourton
verser l’eau des averses
hors du cadre et des contours
se sortir du bain
je transmets
une main après l’autre
le pied qui me reste
brutalement lancer une jambe
cassée, osseuse, brique après brique
monter à la hauteur
ratisser les flocons qui fondent
le sable de ma chemise est une ruine
la plupart du temps la forme est en fait tordue
retroussée comme un ourlet
que le sel dépose en nappe fragile
sous les pieds des baigneurs agiles
courir sur la plage du livre
c’est encore avril pour deux mois
arriver à suivre les astres
aussitôt que la nuit s’étend
je m’éteins
sur la voie du tram je marche sur une noix
la friche de papier est en carton
un enfant qui traverse en courant
je suis dans un café Vert,
un citron amer servi dans un verre glacé
ce ne sont jamais les mêmes choses qui se font
je regarde au même endroit
le sang de ton ventre est usé
mon vieux chien est sourd
les leçons perdues sur des tables renversées
une pincée de sel dans un plat oublié
marcher longtemps le long des haies
ce qui sépare les saisons
ne jamais mûrir
sur le dos de ma tortue,
je m’avance dans les fraisiers
j’ai les paupières qui s’ouvrent
qui se ferment comme un store tranchant
l’amertume sucrée des cafés corsés de la nuit
frissons de la lame émoussée de ma hache
il neige dans ma tête
paniers pleins, lits bordés, chemins assurés
étonné de me voir dans le miroir
me casser les dents sur un marshmallow
traverser un troupeau de pamoisées
tremper ma main dans l’eau pour soulever les choses
tout faire en un rien de temps
j’épaissis ma crème avec de la crème plus épaisse
je joue mon âme à la roulette
je bouillonne comme une huître dedans
se hâter de dire n’importe quoi qui puisse être entendu une fois au moins
se voir finir au fond d’une marmite
les couverts sont mis sur la table
les assiettes creusées par le sel
l’ail me pique la lèvre gercée
attendre que tout passe
aller partout pour connaître la fin avant
s‘affamer d’herbes piquantes et de mie de pain
je me vois à 10 ans et plus
dans les draps d’une anglaise
frémir aux choses vues par les autres
mon verre est plein d’un liquide à boire vite
sur le tapis je suis couché sur le côté
ce monde rapide qui nous rentre dans la gueule
partir avec la clôture
mon cheval scellé qui saute
tous les mots sortis du corps à force de sueur
libre dans la vague du canal
je vois trouble
l’affolement du sable entre les doigts
La vie de ma chambre est exacte
les pas secs entendus sur la terre des mendiants
aller partout pour connaître la faim
rouler mes poings dans le foin
un quartier de pomme fendu sur la langue
deux mains dans ma poche à chercher le boulon de l’écrou
les lentilles sont vertes comme des cailloux
fabriquer des ustensiles solides et costauds pour partir
ma valise est pleine de vide
pour aller là-bas en bas
des escaliers blancs dans la poussière des marches
le chemin avec des nuages noirs
mon foie se ride
je tousses tes organes dans la rue
je balaye encore
frotte toujours tu m’intéresse
filmer avec mes seuls muscles
le cœur écrasé par la pluie
embourbé dans mon sommeil
mouiller les entrailles
je m’endors
le pendule s’arrête là
ta main est morte dans ma main
liseré de ta manche en velours brûlant
j’écrase un fruit sec sous ton genou-rotule
ici et là c’est pareil
je vois comme avant
trois saphirs safran incrustés dans tes dents
le dos adossé au mur de chaux
mon verre est plein d’un liquide à boire vite
au bras, à la hauteur des herbes
mes pieds poussent
à rester là en voyage, assis
je suis au sommet pour voir que j’y suis
en bas pour voir le haut
je revois ce que nous avons fait
on ne recommencera pas
me laisser faire et toujours avec
la somme des mètres à refaire à pied
longer les crêtes et voir ce qui nous attire
la confiture n’a pas pris une ride
le jour où je suis descendu
trois journées passées sous les arbres au bord du fleuve
débarquer un lot de planches de sapin
voir une dernière fois
la révolte de ma route
j’ai repris mes notes de montagne
chaque crête ou j’ai cru tomber vraiment
je crie à chaque étage
sur le palier en carton où je patiente
comme l’algue marine bleue
rien dire de plus
pourquoi une fois de plus je me suis fait prendre par la nuit
mes pieds invisibles dans l’eau chaude
hacher la terre
broyer le temps
le tas de cailloux de générations
c’est un excellent médecin ce Monsieur Caverne
sa chaloupe est pleine
prendre la berge le soir venu
se revoir dans le même film
tu ne peux pas être désespéré quand t’es nul
l’origami de ouf est dans le bourgeon du poirier
déplier sa voix rauque qui parle des pierres usées
pose l’œil
il y a peu de choses à comprendre
tu as recours au même tamis
rien ne dépasseras
les feuilles défroissées des arbres lancés comme des vagues
l’agonie du grain de poivre dans le moulin
des reflets changeants selon la lumière reçue
chanson au ton des amours déçus
prendre la photo qui restera dans la boue des flaques
les photos ne seront jamais développées
les oiseaux méchants défilent dans la brume des arbres
le cirque s’est dissout sous l’acide acétique
les reins qui calculent
les quilles couchées le long du quai du bowling ambiant
Je brasse les saisons
je ne reconnais plus ma peau
plus tard est passé
les journées se pendent aux branches
mon nez sur mon cœur se rejoignent
un escargot vivace et sans coquille
passer partout où je passe
traverser sans moi
les rivières, les fleuves
le point complexe au crochet
le déroulement qui met longtemps à se dérouler
on voudrait vivre comme des indiens
parler comme eux, avoir les mots, les mêmes mots
depuis longtemps que l’on bricole dans nos têtes des choses qui tiennent debout
avoir les mots des indiens
marcher en dehors de la forêt
courir les champs
longer la ligne tordue des lisières
depuis le temps
elle n’a pas besoin de mémoire la mémoire
le train de la plaine déborde de toute part
il faut passer beaucoup de temps à s’abrutir
lire un livre en regardant les gens de dos
ouvrir des bières
en fermer
mettre de l’eau dans ton venin
froidement comme ça
je reviendrais avec ma camionnette
chercher les oiseaux dans les combles
ta vidéo gratuite des tracas
et une autorisation à mollir
je me gomme
le ressac plaque au rocher ton emprunte
crache-moi ton ordre
ta méduse sale
ta cécité
tu veux faire quoi avec ça
des piqûres
n’en parlons plus
le bruit est dans un sachet
dans le gras du jambon
si vous saviez l’ombre qu’on traverse
les petites choses étranges
la fièvre qui rattrape les trucs en bout de course
impossibles à dire aujourd’hui
avancer jusqu’à l’arrêt
le vide du temps que tu me prends
les robots qui durent le temps des piles
serrer l’une contre l’autre les secondes qui te restent à m’écouter manger
aspirer les morsures de l’ours qui crache sa forêt
enterrer ta terre

Luc Garraud • Le journal

luc_garraud
Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


1975


Le col ferme chaque année, le 15 novembre, c’est marqué sur un panneau en bas au début de la route, un peu effacé. Je viens du sud, je vais vers le nord. Je vois dans mon rétroviseur la barrière s’abaisser dans mon dos, les employés des routes tout de jaune fluo m’ont salué au passage.

J’arrive au premier lacet, la pente est douce. Je suis le dernier voyageur, seul sur la route.

Le col est encore loin, il passe comme tous les cols au point le plus bas entre deux montagnes. Il est à plus de deux mille cinq cent mètres d’altitude. Ce n’est pas le plus haut que je connaisse, mais il est unique par son passage très étroit. Il est taillé dans la roche dans le vertige.

La route est tracée depuis plus d’un siècle. Elle s’éternise en lacets de chaque cotés des versants. L’adret monte en pente douce, c’est presque plat par endroits, chaque courbe patiente.

Au sommet, on débouche par un entonnoir serré entre deux parois ocre et bleutées. On passe dans l’ombre un moment.

Le vent froid souffle comme au sortir d’un tube, je passe à l’ubac.

De l’autre coté, le fond de la vallée est sombre, les forêts de sapins et d’épicéas s’étalent en nappes.

La pente est forte d’un coup, elle serpente dans les grandes casses d’éboulis mouvants.

L’automne fait son givre, entre les pierres au bord de la route, tout se cristallise.

Le temps est blanc, il neige, c’est un début d’hiver timide avec de gros flocons légers qui tombent, virevoltent.

J’écoute la météo à la radio, elle dit vrai. Il fait parait-il beau à Paris.

C’est une idée tenace qui fait une part au temps considérable. Il est beau quand le soleil se montre et mauvais quand il pleut.

Quand il neige, c’est de l’or qui tombe.

Je suis en voiture et la descente du col se poudre doucement.

La pluie vient du sud, gonflée de la mer, elle s’engouffre dans les vallées et le froid transforme tout en neige, en coton.

Tout l’hiver, la route est laissée seule, aux éboulements, aux avalanches. La montagne reprend le dessus un temps. Elle s’étale, saupoudre ses blocs. Elle ne laisse plus un seul morceau visible d’asphalte, elle recouvre tout.

C’est un jeu d’hiver, elle bouge la montagne.

Ce sont les derniers jours praticables, tout au long de l’été, la chaussée est propre, nettoyée d’heure en heure, elle est sans danger. Il faut assurer le passage, c’est un énorme effort quotidien. Il faut faire avec les petits mouvements de la montagne, faire avec les chutes.

Et puis à l’approche de l’hiver, on lâche l’affaire, épuisé, on en peut plus, la route est livrée aux pierres.

Dans le bas tout s’aplatit, c’est encaissé, c’est plat comme le lit d’une rivière

Il y a un bloc sur la route, gros comme ma voiture, plus gros même, il barre tout. Je m’arrête au bord du vide.

Une avalanche barre la route, avec des coulées de boues mêlées à la neige, des coulées poivre et sel. Un bloc est tombé ; en s’approchant de lui, il est de la taille d’une maison à l’envers, volets ouverts, un cube compact. Il attendait sur la vire, au-dessus, il attendait de partir, d’aller plus bas.

Pour les pierres, c’est une forme de promotion, d’attente inespérée, partir enfin de la paroi, se désolidariser, prendre le chemin du chaos, briser son rêve, faire du bruit, rentrer en poussière.

Les pierres lavées, diluées par les eaux fortes, réduites pour passer sous les ponts en petits graviers colorés, roulées en grain de sable jusqu’à la mer. S’étaler dans l’estuaire, devenir liquide, libre.

La neige tombe en couche, de plus belle.

Il y a de l’autre coté du torrent une baraque bardée, une toute petite maison aux murs de ces pierres roulées. Le toit est très en pente, presque pointu, pour ne pas retenir la neige. C’est une maison forestière, ouverte de temps en temps pour les promeneurs perdus, c’est mon cas.

Il va falloir l’atteindre, par une passerelle suspendue au-dessus des eaux furieuses.

Avec l’épaule je pousse la porte lourde qui coince au sol, il n’y a pas de clé, c’est sobre à l’intérieur. Il a des buches de bois bien rangées sous la neige.

Passer la nuit ici, dans mon sac à dos plein de nourriture, il y a du pain, du fromage. J’ai de quoi. Tout aura fondu demain, les neiges d’automne fondent aussi vite quelles tombent, le sol est encore chaud.

Je rentrerais à pied, demain.

Le feu dans le poêle de fortune en fonte à du mal à prendre, le bois est humide. Je trouve deux casseroles cabossées de suie pour faire chauffer un peu de neige.
L’eau bouillante remplie la pièce d’une buée qui se plaque aux carreaux, le repas est un mélange de choses froides et chaudes.

La nuit est noire dedans et blanche dehors. Je mange dans l’encre à la lueur d’une étoile éteinte.

Je me limite à un espace seul, qui devient de plus en plus restreint. Je suis entre deux chaises, accroché à une table à trois pieds posée dans un angle. J’écris dans le coin sans voir les mots sur mon carnet.

Sur les lignes tordues, j’écris dans le noir jusqu’au matin, endormi sur la table.

Le sommeil est cabossé. Sur un matelas usé je fais craquer mes os. Le matin est à peine clair. Je remets le poêle en route, toute la nuit à plein régime, il s’est éteint fatigué.

Le thé sans arômes laisse au matin, au bord du verre, un tanin brunâtre. Il refroidit à vue d’œil.

Par la fenêtre, il y a plus d’un mètre de neige uniforme, tout est figé.

Une avalanche à emporté le gros bloc. Je ne vois plus ma voiture, elle est dans le torrent plus bas. Elle ressemble à une compression de César.

Je marche au bord du ravin sans pouvoir m’approcher. Je fais quelques pas sur la piste qui monte sur le coté dans la forêt, pour voir de plus haut. Je descends par le sentier, tout est bloqué. Je suis perché là sans pouvoir bouger, j’ai de quoi tenir quelques jours.

Je n’ai qu’un feuillet de journal local à lire.
La météo du 17 juillet n’est pas celle d’aujourd’hui ; un résultat sportif raconte la victoire sur le fil de l’équipe locale bien que réduite à neuf en seconde mi-temps.

Il y a un grand bandeau allongé dans lequel un roman interminable s’étale par épisodes, c’est une littérature adaptée pour l’été. Trois mois sans suspens, ni rebondissements pour toujours le même dénouement, tout se terminera à Venise, chaque été c’est pareil, il faut que cela se termine.

Il y a aussi une promotion pour une marque de coton révolutionnaire à mettre dans les oreilles pour ne plus rien entendre. Je m’arrête un moment sur la recette de cuisine du jour, mais je n’ai absolument rien pour la faire.

L’horoscope c’est le même dans le monde entier.

Aux petites annonces, une famille recherche quelques mètres carrés pour faire un potager, il faut écrire au journal.

J’ai un carnet à spirales, en petit format de 180 pages blanches à petits carreaux. J’ai deux crayons, j’ai de quoi écrire pour combien de temps ?

Un jour, deux jours ou trois, je ne sais pas combien de temps, je vais rester seul ici comme une fève dans sa gousse, j’attends l’écho sagement.

J’ai pensé souvent m’isoler pour écrire un peu dans le calme.

Un temps ne rien faire, venir tout seul en montagne, se laisser aller à ne plus faire un geste, rester immobile, flâner dedans, aller nulle part, regarder ce qui se passe.

J’ai encore du sel plein les mains d’un précédent voyage, j’ai de quoi raconter.
Je suis un écrivain contraint par la neige. J’écris parce qu’il neige, j’attends la fonte de la page blanche.

Un jour, on pourra ne rien faire du tout, s’allonger doucement, faire un pas, pas trop loin, hors du vacarme, ne plus revenir, s’éteindre un peu, un peu seulement, ne rien faire longtemps, s’habituer au moindre d’effort, être sans fabrique, sans cheval, au bout du bout, se dissoudre, mettre la fin au début, se mettre de coté pour écrire.

Sur ma page, je n’écris plus, je n’écris plus rien. Je parle petit à petit en dedans, par petites bribes, c’est peu à chaque fois.

Je me perds seul, je suis là depuis trois jours, à regarder dehors, à tourner dans l’espace, je prends le vent d’autant pour un courant d’air, le vent dans un couloir.

Je suis autiste de haut niveau, je fais avec l’altitude une chose par jour. Une masse énorme m’habite, une grappe, un flux ininterrompu. Quelquefois je prends mon personnage, devant la glace, je me parle.

J’ai sorti deux verres car nous seront deux tout à l’heure.

Je ne veux rien laisser ici, je suis contraint de tout oublier, de me faire oublier. Je lèche le fond du verre, plus une trace, tout doucement éteindre la mèche, la mouiller, la serrer entre les doigts humides.

Je pisse à coté, j’ai perdu petit a petit du pouvoir, de la force, je m’en sers de moins en moins. Je ride ma peau comme une flaque qui s’assèche, je craquelle. Je me laisse, je cours plus lentement sur la lande. Je détruis ma trace, il ne me reste que des restes.

J’ai des questions sur les consignes.

Je fais avant les choses, pour changer, je suis né particulier, je n’ai rien lu sur mes mains, j’ai vu des mots dans ma tête qui ne veulent rien dire.

Je mange debout, je suis debout pour manger.

Je suis fermé ici pour plusieurs jours de neige.

Tout prend de la place sur un mètre carré, on à la place de faire des tas de trucs.

Je regarde dans l’autre sens, je m’invente une langue plus râpeuse, comme celle de l’escargot du fossé gavé d’ortie, au bord du mur, le franchir tout seul, de pierres en pierres.

Je décris les mouvements de ma tête. Je lis et transcris les images enfouies qui arrivent automatiques, elles prennent leur sens à la lecture, au bord du bassin, c’est une feuille qui s’éloigne, une main sèche, coupée de son poignet.

Je fais mon usine sur un m², une vigie, un phare. Je prends mon repas à l’envers, derrière les carreaux bleutés de la baie. Je vois dans le noir des yeux.

Je suis debout sur la chaise. Je vois par-dessus de la haie : la terre du voisin, au loin le froid, la brume opaque, la faible lueur. Je surveille ceux qui dorment, comme l’eau qui bout. Je suis les ruisseaux se perdre dans les galets. Je fuis sur la pointe des pieds.

Je cherche une petite ampoule pour éclairer l’autre face du monde, celle qui dort.

J’évite d’écrire des phrases mal finies, mal ficelées de peur quelles restent longtemps, quelles s’éternisent.

J’efface tout, je jette à la rue, je retourne à la nature, je mange comme une bête, un ours, un rongeur de graines.

Je ne pars plus, je reste, je bloque, je fais tout d’ici. Je sais ce qu’il se passe, j’ai suffisamment pour raconter, tout se répète, ce ne sont que des choses accumulées depuis des millénaires, ici, je vis sur un m², je longe les façades.

C’est ma vigne, je tourne en rond dans le carré, je fais de l’ombre à mon raisin, je fais mon verjus d’herbe, c’est acide, un sacré carré de sacrifice.

Je m’accumule sur l’espace, je veux mon espace portable, comme une cour, comme le sommet d’une tour, je m’évade souvent pour revenir, avec ma valise.

C’est dans la nature même des choses d’insister un peu, de résister toujours, de se le faire à soi son mètre carré, à sa mesure. Je le déplace, je suis un sursitaire, sur l’eau, la barque est courte, je vogue sur une épaisse couche de pluie.

Je dors et je m’allonge sur le pré carré, je démarre la tondeuse. Je tonds la précarité.

A deux on peut avoir deux mètres carrés mais ça ne fait toujours qu’un mètre carré chacun.

J’empile des fenêtres ouvertes, des toiles de maîtres, je suis dans le cadre de la photo un moment.

Je veux m’en faire un pliable de mètre carré, le faire vertical, dans l’espace. Je reviens toujours à mes évasions.

Je participe au transport, je me précipite dans la neige sur le chemin feutré, un cheval sur les talons.

Je remets tout en jeu, je trace au sol pour chacun de mes invités, des carrés que la mer efface à chaque vague. Une vie bien carrée, anguleuse, un rectangle long, fait de briques rongées et usées.

C’est un carré de terre, un carré de mer, un mur carré voilant l’horizon, pour un château jamais construit, je le vois d’où je suis.

Je vais sur un petit carré d’herbes blanches comme la nuit, un paysage oublié, un jardin rayé de la carte, je me limite au lieu.

Je suis sans bouger vraiment, sans bouger réellement, d’ici. Je raconte des histoires, c’est suffisant pour dormir debout.

Le plus long voyage du monde, c’est où ?

Je me refuse à prendre les chemins au dehors. Je reste, j’arrête la machine à faire. J’écris des mètres carrés, des lignes longues, des traces fauves, des rainures à suivre. Je vais à jamais. Je me perds de forges en forges. J’ai des mains pour rattraper tout cela, j’avance le long des bordures.

*

Je suis retourné en ville, à pied, j’ai enjambé des tonnes de pierres, j’ai marché longtemps.

Le marché est grand, il est très étiré, il est animé par des vendeurs de pain, de légumes et de fromages, la production est locale. Ça sent la terre, la ville est en effervescence, aux premiers rayons froids de l’automne. Le bois est rentré, ça fume blanc, par bouffées étouffées.

Je me suis précipité dans le premier tabac-journaux, j’ai acheté le journal local du jour.

C’est en première page, en très grosses lettres : UNE VOITURE REPECHEE SANS PASSAGER

Il y a une photo toute en hauteur, la photo d’une immense grue de levage, elle balance au bout d’un câble une boule informe d’acier, c’est ma voiture méconnaissable, tirée des eaux, roulée dans le torrent en furie jusqu’aux portes du village.

Le feuillet d’un journal recto-verso c’est un mètre carré, c’est une histoire sans fin, des pages imprimées pour toujours, qui répètent des choses toujours nouvelles et que l’on a déjà entendues cent fois, comme un roulis, la vie du monde d’ici ou d’ailleurs c’est pareil. Tu ouvres le journal n’importe où, à n’importe quelle heure, n’importe quel mois, dans dix ans, dans deux siècles.
Ce sera toujours le même rituel désuet et complet, sans rien demander on a tout. On sait, alors que l’on y pensait plus, que les amants de l’été sont enfin arrivés à Venise, comme tous les ans, c’est écrit en bas de la page pour toujours, en bas de la page du journal d’un mètre carré.

Luc Garraud • Une photo de famille

luc_garraud
Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


barrière

La rue est tout en longueur, il y a des renfoncements comme des placettes en forme de U, qui s’encastrent à la base des façades. Elle est étroite, puis large d’un coup, c’est une place sur le quai. Une passerelle suspendue, qui tangue sous chaque pas, enjambe le contre-canal. Je traverse. Sur l’autre rive on est au pied de la colline, le long du quai il faut laisser à droite une montée d’escalier que l’on devine longtemps du regard, elle zigzague entre les immeubles, sur le mur à la craie il est écrit : « 743 marches pour le paradis », avec une flèche qui va vers le haut. Je prends la ruelle suivante, qui a vue couler le sang, il y a une date sur une plaque.

Ce matin l’eau est laiteuse, le caniveau transporte la mousse d’un savon à barbe. Un homme promène sa cloche, sa carrure est celle d’un armateur. Il me salue d’une main. Il se rase avec les pigeons, qui picorent sur leurs moignons les miettes entre les pavés. Une savonnette est posée sur la fontaine, qui coule, on la tourne comme un moulin à café. Il y a à ses pieds un grand sac de marin ouvert où l’on devine le dos d’un livre écorné.

Au 37 de la rue, le heurtoir sur la porte ressemble à un gros radis en bronze. Je prends l’entrée de l’allée taillée dans la pierre, les murs sont faits de dalles dressées assemblées par morceaux. Elles sont serties par des crochets d’acier lustrés par le passage des locataires. Dans le fond, la lueur de la rue éclaire un peu les premières marches, tout s’éteint quand la porte se referme doucement dans mon dos, en grinçant sur ses gonds.

J’allume la lampe. Des marches plates et profondes montent dans les étages, usées jusqu’au deuxième. Plus haut, ce sont des carreaux de faïence rouges déchaussés, qui tintent comme le son d’une fanfare de steel-drums.

Le dernier étage est tout en bois. L’escalier est escamotable et pliable. Il est pendu sous le toit, c’est là que je vais. J’ai l’adresse, celle qu’on m’a donnée. Je dois aller voir cette tante, que je n’ai connue que dans la voix de ma mère. Elle porte son tablier un peu sur le côté, mal noué. Elle a le journal à la main quand elle m’ouvre la porte. Le palier est minuscule pour un paillasson où l’on peut à peine lire Voilà j’arrive en lettres vertes. Elle m’attendait sans trop d’empressement, j’avais dit Avant midi, je resterai pour manger.

— Gardes tes chaussures aux pieds, c’est sale chez moi.

J’embrasse ma tante que je n’ai jamais vue. Elle ressemble à… je ne sais pas encore à qui, mais elle ressemble, c’est certain, à… Elle n’a pas d’âge ou plutôt si, elle en a un, il est avancé, elle a peut-être bien passé les quatre-vingts, mais ça ne se demande pas des choses pareilles, ça se voit ou ça s’imagine.

— Tu as vu un homme en bas dans la rue en montant ici ? fut sa première question empressée.
— Oui, bien sur, j’ai vu un homme qui se rasait, il m’a même salué.
— Eh bien c’est ton oncle.

Elle referma la porte dans mon dos, je n’en sus pas plus. Je suis resté figé par ce que je venais d’entendre, immobile un moment sur le palier. Elle m’a porté d’un coup à l’intérieur, en me tirant par le bras.

— Viens, viens, j’ai du café chaud, à moins que tu ne préfères un thé.

L’odeur en entrant est saisissante, propre à la vieillesse. Rien n’a bougé ici depuis des lustres ou si peu, ça se voit quand ça ne bouge pas.

— Détrompe-toi, le lieu que tu vois est fait de choses et de gens qui passent, ça bouge tout le temps.
— Je ne comprends pas, je…
— Je le vois sur ton visage, je reconnais entre mille le visage de ceux qui viennent chez moi et qui pensent que rien ne change plus ici. Je vois ça par cœur.
— Ah bien non, non je ne me fais aucune idée sur le lieu où je suis.
— Tu es bien civil, bien poli mon grand. Tu es comme ta mère qui ne venait jamais me voir, c’est elle qui t’envoie.
— Mais non, c’est bien moi seul qui ai décidé de venir, j’avais envie.
— Je te crois et j’aime mieux ça, alors viens t’assoir, je suis contente de te voir, je te taquine un peu, tu m’en veux pas, je t’ai vu tout petit une seule fois, alors comme on dit j’ai le droit, non !

Elle vit seule, c’est trop petit pour vivre ici, à plusieurs, pour imaginer un banquet ou pour jouer un petit bout de Phèdre devant la glace du hall ou quoi que ce soit d’autre, amener du monde par exemple. Je trouve son visage ridé, plus fripé encore, ses yeux sont noirs. Je m’imaginais des yeux bleus purs et sans âge, mais non, ils sont bien noirs en dehors du mythe des familles.

J’ai pensé toute la nuit à ce que j’allais écrire le matin, je me souviens en partant que les questions écrites que j’avais préparées étaient bien futiles. Je n’étais pas chez la tante langue de bois, pas vraiment gouaille, d’une tenue convenable, usée et seule avec une mémoire d’éléphant qui ne demande qu’à être partagée un peu. Je suis avec cent questions bien inutiles, la machine est lancée.

Je suis venu avec une photo. Je suis venu pour une seule photo, une grande photo large et profonde, une photographie de famille d’un goûter bourgeois d’une après-midi d’été, une famille ancienne, une tablée d’hommes en chapeau et de femmes en robe et jupons des années cinquante, qui me sont inconnus. Je ne reconnais même pas le lieu. Il y a bien quelques noms familiers qui naviguent dans la mémoire, mais c’est impossible de mettre sur un visage un seul nom. Peut être juste l’oncle Georges, sans l’avoir jamais vu, il a perdu une jambe à la guerre, tout le monde le sait, alors ça se voit. Il est là, placé au centre, un peu à droite en regardant la photo. Il est assis dans un siège de jardin, sous l’arbre, au frais à l’ombre. Il y a de grands verres à orangeade posés sur la table, une carafe de cristal à moitié pleine et des glaçons qui fondent dedans. Au centre, une composition en étages et plateaux de différents gâteaux colorés, des fruits dans un compotier, des sablés aux raisins dans des assiettes longues sur la nappe en damassé blanc.

C’est l’après-midi, il fait très chaud, elle est propre à endormir les chiens repus sous les tables. L’oncle croise sa jambe valide sur sa manquante pour faire naturel, sa prothèse tout en sangles de cuir est posée à terre. La vue est panoramique, il y a un monde incroyable autour de la table, assis, debout et même couchés, tout est en noir et blanc jauni. L’oncle est assis dans un fauteuil en rotin ocre pâle et tressé de rouge aux accoudoirs. Je le sais, je le vois bien, puisque je suis assis dedans à l’instant et je le vois en couleurs. Il est un peu plus râpé que sur la photo, un coussin cache un peu son parcours, ses années blanchies par les pluies. Je ne suis pas venu pour l’oncle, il ne m’intéresse pas, son histoire se limite à ses peurs d’y aller et à la plainte sempiternelle depuis son retour, on lui a donné une médaille, ça lui fait une belle jambe à la boutonnière.

Dans le fond de l’image, il y a des gens encore plus inconnus que sur le devant, des silhouettes émoussées au contour flou, on devine des groupes d’enfants se tenant par la main. Un grand cavalier fier de son cheval est orienté trois-quarts, il discute avec une femme qui nous regarde de dos, ses pieds sont nus dans l’herbe.

— De dos, tu la vois la femme de dos, c’est la sœur de la tante Adèle, je ne me souviens plus si c’est Marie-Louise son prénom ou Louise-Marie je ne sais plus mais ça n’a pas beaucoup d’importance. Elle était comme on dit un peu simplette, un brin perdue dans sa tête depuis une chute au cimetière, elle a glissé, ça a tapé fort, elle est restée le temps qu’il faut dans le coma et n’en est jamais vraiment sortie. Petite fille, je me souviens elle était malicieuse, blonde le matin et brune le soir. Elle avait dix ans de moins que moi, je ne sais pas où elle est aujourd’hui et si elle est encore en vie. Ils l’avaient mise dans une maison spécialisée qui a brûlé une nuit, je ne sais rien de plus, si la fumée avait eu raison de sa folie. Où est-elle ? Encore plus dingue qu’avant. Elle confondait les petites et grandes cuillers, l’usage qu’on en fait, pour le café ou la soupe, les desserts ou les entremets, un brouillard pour touiller tout ça. C’était son symptôme favori, le plus apparent aux yeux de tous, alors tout le monde en usait. Elle était aussi très forte pour marcher pied nus, aller la nuit sur la plage, manger des herbes et ne se nourrir que de ça certains jours. A moins que toute cette mascarade, que tout ce cirque ne soit qu’un espace pour se mettre à part, s’éloigner et qu’en ce moment sur le sentier de crête qui la mène au sommet d’où l’on voit tout sa folie s’envole vers un pays minuscule.

Au centre, une femme fixe l’objectif, c’est la seule personne qui nous regarde. Elle est enceinte, assise, jusqu’aux dents, débordante, elle est au terme. C’est ma cousine, on l’a toujours appelée “cousine”, même si l’on ne sait pas très bien qui est son père, on a des idées. Sa mise en marge ainsi que sa mère, n’en parlons pas. Pourtant c’était ma tante préférée, habillée, sensible, libre comme un chat, comme un oiseau, elle mangeait debout, jamais assise, elle a été assassinée par un amant.

— Tu vois le couple qui crève l’écran, qui inonde tout.

Elle tournait autour du pot depuis un moment, un oncle par-ci, une cousine par-là et encore une veuve, un neveu, de je ne sais où ? Des explorateurs du dimanche, n’ayant absolument jamais voyagé, jamais rien fait de leurs mains ni de leurs têtes, avec des idées plates, louches, des ingénieurs miniers d’Afrique coloniale, des fortunes amassées pour eux-mêmes, quelques faillites assumées par tous les autres. Elle aurait pu dire le nom de tous les chiens de la photo et même celui de ceux qui n’arrivaient pas à poser. Des histoires avortées, des avortements, des terres bradées, des querelles d’assiettes. Elle aurait pu nommer tous les chats de famille morts depuis vingt ans, enfin, tout dire, mais rien d’important.

Je n’étais pas venu pour ça, mais pour le couple qui éclaire la photo, mes parents.

— Si tu veux je peux te parler des heures de cette photo, c’était en août, le 23, l’analyser, la découper en morceaux, longuement, raconter sa composition. Si tu veux, je peux, car j’y étais moi aussi ce jour-là. Mais pas de trace de moi sur la photo, j’étais derrière l’objectif, c’est moi qui l’ai prise.

— Je l’ai mise en scène, j’ai écris un scénario, j’ai choisi le jour, l’heure, le décor familial. Elle a été prise chez l’oncle Georges, tu ne connais pas l’endroit, il a été vendu un peu après ta naissance, à sa mort.

» Ce jour-là, je me suis dit que plus jamais on ne pourrait la refaire, la reconstruire. Alors trois jours avant le cliché, il y a tout eu, faire une photo de famille qui n’en est pas une. Toute la famille a des droits sur la photo, alors pour la préparer au mieux, on brode, on ment, on rassure, on ne laisse pas le choix, je suis photographe. Elle a été bien accueillie, on l’attendait, j’en avais fait une vingtaine de tirages, impressionnée par le cavalier fier, pas étonnée du tout par la cousine posant de dos, c’était mon idée et dans la logique de sa folie ce fut bien accepté, mais rien sur le couple volant, ma sœur et ton père dominant le débat comme posés en l’air, rentrés de voyage, toujours.

» J’ai été photographe. J’ai travaillé pour une agence, il me reste encore des clichés, des épreuves, des photos non développées. J’avais le dernier Rolleiflex à soufflet manuel à deux objectifs, une Rolls, je l’adorais, il faut aimer son appareil photo. Je suis partie avec dans tous mes voyages. Sur le bateau pour l’Amérique du sud, je l’avais. Il est tombé dans les eaux du Mékong et n’a plus rien voulu savoir par moins vingt en-dessous de zéro sur une montagne de Chine ou du Pakistan, je ne sais plus vraiment où. Je suis passée à Lhassa, à Oulan-Bator, j’y suis allée juste pour le nom, j’étais tellement contente d’y arriver, que je n’y suis pas restée. J’y ai vu deux Anglaises à qui j’ai parlé en français, j’ai un portrait de chacune. J’ai des photos de quelques amants, nus ou habillés.

» Tu reconnais ta mère au bras de ton père, je n’ai rien eu à leur dire pour la composition, je les ai laissés s’installer naturellement. J’ai souvent fait leurs portraits ensemble ou seuls, mais rien n’est vraiment sorti de bien bon, de photographique. La meilleure photo reste cette photo de famille, eux au contact des autres, ils les effacent, ils les ternissent, ils donnent le tournis à tout, on ne voit plus qu’eux, c’est leur photo. C’est la mienne surtout. Dès lors, qu’es-ce que j’irais faire dans une salle de boxe ou courir auprès d’Indiens amazones, pour faire quoi, aller visiter encore la Place Rouge. Alors qu’une seule photo de famille, sans voyager, est suffisante, elle dit tout.

» Ton père est l’homme beau de la photo. Ma sœur à été plus prompte que moi, avec son allure, elle était désignée par la famille pour en prendre parti. J’ai tellement espéré quelle dise non, quelle se casse une jambe à jamais. J’ai tellement espéré toutes sortes de choses, qui avec le temps se sont estompées un peu. J’ai couru le monde, rien ne s’est jamais vraiment effacé. Des images reviennent comme des boomerangs dans mes nuits claires.

» Je me suis marié trois fois, le dernier homme de mes maris, tu l’as vu tout à l’heure dans la rue. Il vient encore manger certains soirs. Il dort aussi sur un petit lit dans l’entrée quand il fait trop froid dehors. On n’a plus rien à se dire, on se voit, on est content de se voir, mais on ne se dit rien, on s’est tout dit. Je crois qu’il ne reviendra plus habiter. Il est parti définitivement, depuis deux ans déjà. Il est parti pour la rue, il a pris le large pour longtemps. J’en suis malade, j’ai peur de le perdre. Il ne veut plus rester ici, il ne veut plus monter ici. L’autre jour je lui ai acheté pour ses quatre-vingts ans un gâteau d’anniversaire, nous l’avons mangé en bas de la rue, assis sur le trottoir.

» Il garde de mauvais souvenirs. Il n’aime plus l’odeur, plus le bruit des parquets et le petit souffle qui siffle sous la fenêtre quand elle ferme mal. C’est ce qu’il dit, quand il veut bien parler, entendre le son de sa voix est devenu de plus en plus rare.

J’ai eu l’impression en arrivant que j’allais tout entendre, tout savoir. Jusqu’à en savoir trop sur cette photo, mais maintenant ça s’estompe doucement, tout est de moins en précis, plus flou, plus fatigué, plus lointain. Des pans entiers d’histoire qui manquent. Ma mère morte, le cœur arrêté dans la rue laissant mon père partir sur un bateau pendant des années, perdu de vue.

Il y a toujours beaucoup de morts sur les photos de la famille et ça va pas s’arranger de ce coté-là, ça va continuer.

Les discussions ont continué comme ça un moment, j’ai repris deux fois du thé, il était froid, je n’appris plus rien que je ne sache déjà. La photo gardait son mystère. Un homme dans l’ombre, debout, peu visible, apparut sur la gauche à force de la regarder de près. Il était de profil et regardait d’un air amusé l’ensemble de ce petit monde, il n’avait pas l’air d’être de la famille, la tante ne l’avait jamais remarqué et elle en avait assez dit pour aujourd’hui.

— Tiens, en descendant, quand tu partiras, j’ai préparé un petit paquet, donne-ça à ton oncle, s’il est encore là à cette heure, explique-lui qui tu es, à mon avis il le sait déjà, tu ressembles tellement à ton père qu’il t’a sûrement déjà reconnu en montant ce matin, donne-lui ça.

J’ai repris ma course dans l’escalier, dans le noir, sans trouver tout de suite le bouton de la minuterie. Elle reste trop peu de temps allumée. Elle est réglée pour ceux des deux premiers étages, pour les autres il faut appuyer à nouveau.

Il faisait encore clair, et il avait plu, très finement ; les pavés de granit brillaient, ils glissaient, surtout.

Je l’ai vu de loin et j’ai d’abord pensé que ce n’était pas lui. Je l’avais juste croisé, je lui ai tendu le petit paquet, il a eu un sourire pour moi, des lèvres brunes, des yeux foncés comme de l’encre marine, grand, à cet âge, on dit élégant, ça veut dire qu’il tient debout, qu’il est propre, qu’il s’use encore dans quelques insomnies, pour l’heure élégant dans la rue, plutôt que bedonnant à la maison. Pourquoi partir si près de chez lui ? Il a un look de mannequin indien, la peau tannée et mate. Je l’imagine sur le pont à l’avant d’un navire à boire du thé dans une tasse en fer blanc.

Il a ouvert le paquet que je lui ai tendu, c’était ses clés en trousseau, celles de sa maison, qui ouvrent la porte d’un appartement sous les toits, là-haut au numéro 37 de la rue.

Je n’ai pas entendu le son de sa voix, il a mis les clés dans sa poche, mais dans son regard, j’ai compris que la nuit serait douce pour dormir dehors, j’avais retrouvé mon père.

Luc Garraud • Le chef de gare

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


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Le train s’est arrêté quelques minutes, deux hommes ont sorti le cercueil du grand hall de gare et l’ont chargé à l’arrière, dans le dernier wagon, ficelé sur une banquette pour qu’il ne roule pas.

Les wagons sont noirs de monde. C’est un jour triste d’enterrement. Le chef de gare n’est pas monté dans le train pour accompagner sa femme qui va reposer dans la roche, entre les pierres du cimetière qui domine la plage. C’est un jour d’empierrement.

Un chef de gare ça ne voyage pas.

Le train a d’abord ralenti et puis, doucement, s’est arrêté à peine. Il est reparti dans un grincement comme une chenille de fer articulée. Les voyageurs sont tristes derrière les vitres. C’est une sale journée de chien qui restera à jamais dans la mémoire du lieu.

Il y a sur un grand panneau au bord du quai écrit en lettres blanches:

Aujourd’hui je laisse courir le chien

C’est ce jour-là, ce jour-là pas comme les autres, que commença l’écriture du chef de gare.

Le quai est vide, mais le quai parle chaque jour, depuis.

Il n’est plus vraiment dérangé par le monde, il ne refuse rien, aucun train ne s’arrête.

Le chef de gare vit de formules. Il écrit bien visible sur un panneau au bord du quai :

Je vais faire parler le quai

Le lendemain au matin :

Le chien sans laisse s’est lassé de courir

Le soir au retour :

Le chien se lasse d’être détaché

Et puis les jours suivants :

Le chien s’est détaché des choses depuis longtemps

Un chien voyage toujours à pied, jamais en train, jamais.

Au bout de deux semaines, le chien n’avait toujours pas retrouvé sa niche.

La vie a repris son cours et le train aussi.

Le train c’est une machine ancienne pour transporter des gens de plaine, les mener en montagne, peu de gens de montagne le prennent. Le territoire est très accidenté, le train ballote sur les rails et la nature du terrain suffit à terrifier les voyageurs et même davantage certains jours de grand vent. Le long de la voie, il reste des bâtiments longs comme des terrains de foot, larges comme deux piscines olympiques, ils ont servi de dépôts et de gares annexes dans le passé. Tous pareils ou presque à l’intérieur : de grandes banquettes rouges en cuir craquelé, des dossiers usés à pompons et des festons sales et dorés d’une autre époque.

En entrant, en face des yeux, une pendule est arrêtée depuis longtemps. Il y a un seul lustre accroché à une poutre métallique au plafond, avec des dizaines d’ampoules au phosphore, qui donnent le teint jaune. Sur le mur du côté gauche dans le hall, une grande fresque représente un laboureur et ses deux bœufs, elle fait face à l’entrée triomphante en gare d’une locomotive à vapeur, en trompe-l’œil, on voudrait pouvoir l’éviter.

Deux de mes sœurs sont allées à l’école avec ce train. J’étais du voyage aussi, nous tournions autour du même âge. Mes deux sœurs et une amie qui les accompagnait faisaient mon bonheur. On était une espèce de bande accrochée par le cœur. Un jour, j’ai changé de place pour ne plus entendre leurs folies quotidiennes. Deux grands gars sont arrivés de nulle part et ont pris ma place d’habitude, d’un coup comme ça. J’ai regardé ça d’un œil et même des deux par-dessus le dossier de la banquette. On est entrés dans le tunnel et l’obscurité est devenue interminable, plus longue que tout, ça a duré le temps qu’il faut pour que ça arrive.

J’aime le roulis du train, j’aime le bruit de la machine, juste le temps d’apprendre un peu de mécanique et de conduite et je suis devenu à dix-neuf ans conducteur du train des montagnes. J’ai donc eu ce jour-là deux beaux-frères d’un coup, ils le sont encore aujourd’hui.

Le train s’arrête deux fois par jour à Brillant-Sombre, le matin vers sept heures trente et le soir un peu après vingt heures. Un quai étroit, long avec des bancs en bois peints en rouge et en blanc, c’est une toute petite gare. Le train ramasse tout le monde, c’est long de faire le parcours en entier, il faut de la patience pour supporter les cent-douze kilomètres du voyage et ses dix-huit arrêts.

Ici en traversant les montagnes, c’est le train qui fait le lien. Que personne n’ait prévu de descendre et que naturellement en arrivant sur le quai il n’y ait personne non plus qui attend pour monter, le train s’arrête, une minute ou deux, un temps, pour dire.

À Brillant-Sombre, c’est bien ça qui arrive aussi, mais avec une différence, le conducteur a toujours quelques mots en plus à dire, des mots au chef de gare, le même qu’il a déjà vu le matin, qu’il reverra le soir. Prendre son temps pour échanger chaque matin des nouvelles de la famille. Le chef de gare de la toute petite gare où on s’arrête est le beau-frère du conducteur. Le chef de gare de la toute petite gare, il a connu sa femme dans un tunnel. Il y a des échanges de paquets, de mots, de sourires, d’écritures sur des papiers griffonnés, des enveloppes blanches cachetées et mystérieuses. Quelquefois le ton monte, puis retombe aussi sec. Il n’y a que six minutes pour parler, pour se dire des mots, il y a rarement de différents, du matin au soir, le roulis du train porte conseil.

C’est un train journalier, la première gare sur le trajet est immense, elle est sur le plateau aride et sans un arbre, au point le plus haut du parcours. La Grande Gare a été construite pour transporter les ouvriers de la bauxite, et leurs familles.

Il n’a été extrait en tout et pour tout que quelques tonnes de bauxite en surface, tout était prêt, mais plus cher qu’ailleurs, alors la gare est restée. C’est toujours une voie très fréquentée, la seule par la montagne pour rejoindre la plaine au nord en venant de la côte.

Passer le petit col entre deux collines, celui qui regarde la mer, qui fait monter, laiteuse, la marée en brume juste sous les fenêtres à glissières et se sentir d’un coup figé par l’odeur du varech.

Le chef de gare de la grande toute petite gare a fait son temps au-delà de la voie dans l’usine de son oncle où les pions étaient bougés par des pions. À vouloir passer son temps à faire encore plus vite et encore plus vite, il était devenu chef de gare en embrassant une fille dans un tunnel, un baiser interminable. Il ne voyait plus personne et plus personne ne le voyait depuis qu’il était seul, depuis le départ en train de sa femme pour le cimetière de pierres. Sa femme, la deuxième sœur du conducteur du train des montagnes.

Je ne suis pas seul

La phrase écrite sur le panneau du quai fit grand bruit ce matin-là, posée comme ça, sans fard, ni trompette, au passage du matin, au regard de tous. On pensa la même chose en même temps. Le veuf joyeux s’était trouvé une fille, sortie on ne sait d’où, venue de nulle gare, le train ne s’arrêtait plus. Elle avait quoi de plus que la morte, pour prendre si tôt sa place encore chaude.

La journée fut tourmentée dans chaque tête. Les discussions sans fin et stériles. En approchant de la gare au retour ce soir-là, alors que le toit du Monde avait semblé s’écrouler tout au long de la journée. Le train ralentit plus que de coutume et à la lueur des phares on a pu lire, tous, sur le grand panneau :

Je ne suis pas seul, vous êtes là

Les visages d’un coup se sont éclairés, des sourires et quelques larmes. Le train est passé du sombre à la lumière, il a rajeuni de cent ans en un instant. On aurait voulu qu’il n’arrive jamais, qu’il continue toute la nuit sa route enchantée.

Le Chef de gare de la Grande Gare balayait on ne sait quand le quai, des petites tâches journalières.
C’était toujours propre, tellement tôt le matin qu’il oubliait d’éteindre la lumière du quai, en allumant trop tard ou en éteignant trop tôt certaines fois, cela ne devait pas servir à grand chose, peut-être à écrire.

Son long poème en marche pouvait associer des phrases d’un jour à l’autre, il y avait aussi des séries plus longues, le plus souvent elles se suffisaient à elles-mêmes :

Je suis une graine lourde dispersée par le vent

C’était, à chaque passage du train, toujours particulier. On attendait de lire, on se passionnait, on était impatient de rentrer en gare, dans une gare où on ne s’arrête pas comme à l’habitude mais où on passe au ralenti, bien différente, une gare qui fait passer le voyage plus rapidement. Même, si par je ne sais quelle étourderie, on avait oublié de regarder un soir ou un matin, en train de penser ailleurs sur l’instant, au passage, on ne mettait pas longtemps à demander à son voisin s’il avait vu la phrase.

Un jour, chacun dans son sommeil, personne n’avait fait attention au ralentissement, personne n’avait rien vu, on a demandé à tout le train. C’est le conducteur de la machine, toujours attentif et rassurant, qui l’annonça pour tout le monde au micro, la phrase prit ce soir-là une signification, un sens bien particulier :

Les lentilles ne voient rien la nuit

C’est vrai qu’on aurait loupé quelque chose, surtout que le lendemain matin ce fut encore plus énigmatique :

Elles sont sourdes aussi

Pendant plus de quinze jours, on ne parla que de lentilles, tout fut décliné, on ne comprenait pas tout, sorties du contexte journalier ça ne voulait rien dire, mais à la suite et dans le rythme soutenu des jours, ça ressemblait à un bout de poème sur la vie, sans aucun doute, à moins que ce ne soit un peu plus compliqué que ça :

Je suis un caillou marbré de brun comme une lentille

Je me cache comme les lentilles dans les cailloux

Le dessin sur ta peau est un emprunt aux pierres

Je me cache sur ta peau

Il parlait tous les jours aux voyageurs du train.

Plus jeune, il avait fait le tour du monde sur les rails, rien ne le destinait à devenir solitaire, ni chef de gare :

Je me sens suréquipé pour la solitude

Au quotidien, on le savait un peu taciturne et sombre, certains jours ce n’était pas vraiment la joie :

La mort est un doux voyage

, le matin pour l’aller,

J’ai le droit d’attraper toutes les maladies du monde

, le soir au retour.

Heureusement ça ne durait pas très longtemps:

Berbec a été mauvais

On avait tous vu le match de la veille où Berbec avait manqué l’immanquable, face au but vide, on était bien tous de son avis, mais un peu moins tout de même, quand il nous proposa de remplacer, sur son message du soir au retour, Durand par Duchamps dans les cages avec pour argument qu’ « il arrête tout les yeux fermés », on s’est tout de même dit, faut voir.

On pensa un temps, tous ceux du train, que le chef de gare de la grande petite gare abandonnerait son quai pour un autre. Qu’il demanderait à voyager en levant la main, pour faire arrêter le train de son beau-frère, pour monter dedans. Lui qui ne l’avait plus pris depuis le collège.

Alors un matin comme chaque matin, on avait espéré en relisant les phrases dans nos têtes, on se le disait depuis plusieurs jours, ça va se faire. Voir pour la première fois sa silhouette inconnue de beaucoup, le voir lancer son bras au conducteur, lui faire un signe, même un petit, mais ça n’est jamais arrivé. Le lendemain et les jours suivants non plus, la vie du train a repris son cours et les phrases aussi.

C’était l’attraction à chaque passage, une gare arrêtée qui regarde passer le train deux fois par jour, c’est tout à fait normal. Une gare où l’on ne s’arrête plus, ça arrive aussi, elles sont de plus en plus abandonnées aux herbes et aux arbres. Mais une gare où l’on ralentit pour lire au bord du quai, le temps et la vie qui va, ce n’est pas banal. Une gare de décor de cinéma, pour jeter un regard sur ce qui se passe, pour alimenter la journée et la nuit en questions, un lieu de fabrique.

Les jours sombres je vis dans une cage les choses sont claires même la nuit

On retrouva un carnet avec des phrases comme ça, ou d’autres comme celles-ci:

Je cherche un monde qui n’est pas en guerre

ou

Je suis sur le quai d’où partent tous les voyages


*

Le train a arrêté sa course depuis longtemps, il a été remplacé par un bus qui fait la liaison plus rapidement. Il ne prend pas la même route et s’écarte assez souvent du tracé de la voie du chemin de fer.

La grande petite gare du poète est toujours en place. Toutes les autres gares ont été démantelées. Depuis dix ans le train ne circule plus, mais chaque matin et chaque soir, il y a toujours une phrase nouvelle que plus personne ne lit. On a détruit la voie en soulevant chaque traverse comme on t’arrache une dent.

Ce matin, sur le quai, le chef de gare est parti en voyage.


Luc Garraud • Le chien à ses occupations

luc_garraud
Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


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On aurait bien voulu partir avec lui, mais l’emmener : « impossible !» nous avait dit Jean-Philippe. Assez vite, on avait décidé de le laisser en vacances ici. Le voyage en voiture ce n’était pas son truc, au chien, trop dur pour lui avec ses aigreurs à chaque tournant, ses poils aussi longs que sales, aussi gras que gentil. Il n’aimait que le siège avant et surtout c’était impossible de conduire sans le regarder. Il fallait le rassurer tout le temps en lui lançant des « brave chien », à tout va, ou bien des « c’est un bon toutou ça, hou là là, c’est le bon toutou à son Gégé». Tout le monde aurait pu ajouter son surnom il s’en foutait le chien, que ce soit Jean-Phi, ou Jojo, l’important c’était « hou là là, c’est un bon toutou ça», c’est ça qui le faisait frémir, humide et brillant dans son œil, ça se voyait. La route c’était pour lui insupportable, il devenait fou en hurlant des trucs de chien pas cool, si on ne le regardait pas. À partir de là, conduire et le regarder en même temps rendait le voyage pas très facile.

On laissa le chien à ses occupations.

Dans sa vie de chiot, il avait pris un coup de trop derrière la tête, ça lui avait sûrement débloqué des choses dedans, mais surtout ça lui en avait abîmé d’autres. Il se regardait chaque matin dans la glace, il était à cheval sur son look, bien que son problème majeur soit tout autre : il était très myope, pour ne pas dire aveugle, le comble pour un chien, il fallait l’aider pour traverser la rue, pour aller chez Janine en face, par exemple, qui lui faisait une soupe du tonnerre. Il aurait pu passer sous un camion qui ne l’aurait pas vu traverser. Ça, on ne le voulait pas, avec sa corpulence, il n’aurait pas pu passer dessous, c’est mathématique.

On lui mettrait la télé pendant huit jours, même la nuit, ses croquettes préférées, pour l’eau, il savait se servir tout seul à l’évier, il avait toujours su faire. On préviendrait Janine.

Son vrai nom, au chien, c’était Atragène, on ne sait pas qui avait pu lui donner ce nom de la haute, c’était gravé sur sa médaille, abandonné on était allés le chercher à la SPA. Nous on l’appelait Atra, c’était moins compliqué, des fois même on disait atrabilaire pour rire, quand on en avait un peu marre de lui.

On avait tout préparé pour partir, pour aller voir la mer, même de loin, la voir. Le voyage, nous y pensions depuis des jours et des nuits. Le coffre à ras bord rempli pour huit jours. Oublier un truc, on ne sait jamais quoi et si on en aura besoin, mais c’est toujours au bout de vingt minutes de route qu’on se le dit, alors retourner le chercher ça fait un aller-retour pour perdre beaucoup de temps, on s’en passera. La voiture est pleine d’inutile, de choses de rien, on part avec.

Nous avions une carte, ou plutôt un plan de ville, pour s’en sortir, c’était une vieille carte pliée qui avait déjà beaucoup servi, salie par les doigts et usée aux angles. Il manquait la couverture et toute la légende. Par chance, était resté accroché au dos un feuillet broché, incomplet malheureusement, sur l’histoire de la ville. Il y avait toutes les dates importantes, les monuments que l’on n’aurait pas le temps de visiter et les hommes célèbres, mais uniquement ceux commençant par un A et un B. Joël avait tout lu plusieurs fois, des dates importantes, il y en avait trois : la crue de la Joyeuse du 7 septembre 1902 qui monta jusqu’à trois mètres au-dessus de la normale, la pendule du square Jean-Jacques Rousseau qui n’a été remontée qu’une seule fois depuis 1924, et le passage, vu qu’il est passé partout, de Napoléon, en revenant de je ne sais où. Il manquait sûrement quelques dates mais ça nous suffisait bien. Quand aux célébrités, il y avait à A, Jean Abrarad qui était un prestidigitateur de renom et reconnu localement, pas que dans la rue comme nous le fit remarquer Joël, à B, il y avait Bernard Benoit dont on ne savait pas quel était le prénom ou le nom de famille. Il était l’inventeur d’un fameux gâteau « le rocher dans la mer », une sorte de macaron au chocolat salé, un signe qu’on n’était pas loin de la plage. Du dernier personnage illustre nous n’avions que les dates de mort et de naissance, tout le reste de sa vie se trouvait sur la page suivante que nous n’avions pas.

Avec trois dates et deux personnages, tu peux faire le guide touristique, Joël était fier de nous raconter ce qu’il savait sur la ville, qu’il n’avait pourtant jamais parcourue, comme nous du reste, on était prêts à tout gober.

La carte on l’avait eue d’un cousin de Jean-Philippe, qu’il lui avait envoyée par la poste en décembre, comme cadeau de Noël. On savait que la ville était grande, on n’était jamais sortis de notre rue, on n’était jamais allés très loin. La cathédrale on ne l’avait vue qu’en carte postale. On s’est écrié « c’est ça », en passant devant, poussés par un gros camion qui nous collait au cul. On s’est arrêtés un peu plus loin en triple file sous les klaxons, Joël est sorti pour prendre une photo pour sa mère, mais on était tellement près, sans recul, qu’il n’a pu prendre que la porte et encore pas toute entière, « c’est déjà ça », il a dit en remontant dans la voiture, il était content ça se voyait.

On se parlait peu d’habitude, mais là, la découverte, ça déliait les langues. C’est surtout la lecture de la carte qui rendait l’instant intéressant, on ne savait plus où on était au moment même où on levait le nez de la carte pour lire le nom du panneau de la rue, ça roulait trop vite, enfin pas nous, les autres surtout. Il y avait au centre d’un des trois feuillets de la carte (il en manquait un sur les quatre) dans un cercle rouge « vous êtes ici », en grosses lettres, ça nous a troublés un moment. C’était probablement une carte récupérée dans un abribus ou ailleurs, elle était en morceaux, elle avait bien déjà servi, pour aller où, ça, ça ne se voyait pas. Lire, déchiffrer, chercher avec les yeux ne laisse aucune trace sur le papier, elle avait déjà dû rendre bien service.

La carte devait nous mener de la route en-dessous de la maison et rejoindre assez vite le périph’, comme nous l’avaient dit les voisins, pas ceux avec les volets bleus mais ceux juste après, encore après ceux où c’est marqué chien méchant.

Un jour sur la grille de la maison du voisin, au lieu de « chien méchant », il y avait peinture fraîche, alors Gérard s’était dit qu’aujourd’hui les choses étaient différentes. Il avait cueilli un panier de cerises pour faire plaisir, parce que ça sert à ça un panier de cerises, à faire plaisir aux voisins, à lier des liens, parce que de l’autre côté de la palissade, ce n’était pas gagné pour faire connaissance.

Le jardin du voisin était tiré à quatre épingles avec des conifères fatigués tous plus laids les uns que les autres, dorés, pleureurs, bleutés à n’en plus pouvoir. On hésitait toujours à aller sonner, pour aller chercher le ballon, on essayait d’entrer sans se faire gueuler dessus par le molosse. La voisine était toujours bien mise, avec sa voie aiguë elle nous disait « entrez, entrez, il n’est pas méchant », mon œil, il bouffait tout, les pompes, les marches d’escaliers, les matelas, tout, et pourquoi pas les gens.

« Non, non jamais il a mangé personne ! »… Mangé peut-être pas, mais mordu ça aurait pu arriver, alors on se méfiait.

Le voisin lui, il était abonné aux grands airs de la musique classique, des disques vinyles. Il recevait chaque mois un nouvel air par la poste. Le chien lui, il chopait le colis dans la boîte, faute de pouvoir bouffer le facteur, il aurait bien voulu.

L’abonnement était évidemment un prétexte, un chien mélomane, pas celui-là, c’était plutôt à coups de dents, qu’il attaquait un concerto pour piano de Bétove, nous on aurait plutôt préféré une fugue, pour qu’il aille se perdre ailleurs, loin, pas une fugue de Back.

Le voisin, il avait de quoi se consoler, avec son jardin au cordeau. Il était membre du jury du concours des villas fleuries, ça aide pour gagner. Fier comme un géranium, il avait le premier prix chaque année. Des avalanches de roses, de rouges, de rois des balcons, de gloires de Samothrace, à pleurer. Il ne pouvait que gagner. Il fallait absolument éviter de le faire parler sur le sujet, on en avait pour des plombes.

Gérard était entré avec son panier, pour faire quelques pas dans le jardin, la grille s’était refermée d’un coup de vent dans son dos, ça réveilla le chien qui ne dormait que d’un œil le long de la haie. Comparé à Atra, on nous avait toujours expliqué que le molosse du voisin était de race pure avec des papiers, mon cul, une fin de race sans aucun doute. Un reste de queue coupée dans les règles de l’art douteux, celui de rafraîchir les oreilles et les queues trop longues, avant la dernière vertèbre. Il promenait son paratonnerre frétillant de bas en haut et son trou de balle en étoile rose bonbon, magnifique. Atra était moins sportif, c’est sûr.

D’un coup le chien s’est jeté sur Gérard, il a lâché son panier. Il a saisi sa tong comme un glaive, pour pouvoir éloigner la gueule du chien de ses mollets et puis lui a vite laissé la chaussure, qui est partie au fond du jardin, on ne l’a jamais revue. C’est pour cela que Gérard n’avait qu’une seule tong pour aller voir la mer.

On était partis assez vite avec le coffre plein de trucs, Gérard, Joël, Jean-Philippe et moi. On s’était connus très tôt dès le primaire, on avait poussé ensemble jusqu’au lycée, le plus âgé avait deux mois de plus que les trois autres. Il avait surtout une frangine qu’on aurait bien emmenée voir la mer, mais elle n’a pas voulu, au dernier moment, elle a été reçue à Science Po, pas de bol pour nous.

On suivait les bordures de la carte évitant l’inconnu du morceau qui manquait. Il devait se composer de rues, comme tous les plans de ville, de ruelles et d’avenues, à moins que le bord de la carte fût tout près de la mer, que le papier touche à la plage, que les vagues viennent dans le sable au bord de la carte, on n’aurait pas pris le risque de se perdre.

Les ruelles étaient de plus en plus étroites, sinueuses. Ça montait et ça redescendait d’un coup. Les façades étaient hautes, on ne reconnaissait rien, on n’était jamais passés là. En tournant à droite, on avait pris sans certitude, au point où on en était, une montée très raide qui nous amena à un cul-de-sac, par miracle sous un porche l’on pouvait traverser sous un immeuble et passer dans une rue à côté. On s’est arrêtés pour demander notre route, le premier gars au bord du trottoir avait une grande carte dépliée toute neuve. Jean-Philippe avec son bout de carte est sorti de la voiture demander de l’aide, avant même qu’il ait pu dire quelque chose le gars a répondu « Deutschland ». Alors Jean-Phi est vite remonté dans la voiture, on a cherché quelqu’un d’autre, mais la circulation était tellement forte qu’on s’est embarqués dans le trafic sans vraiment décider où cela nous menait, on n’a jamais pu s’arrêter.

Ça faisait déjà deux heures que nous étions partis on tournait en rond, c’est sûr. La pluie s’était invitée au voyage, des trombes d’eau en dix minutes dans les ruelles, des torrents, les égouts dégorgeaient. On s’est arrêtés à nouveau, à l’angle de la rue Victor Hugo et Marcel Cerdan, on était dans le quartier des poètes. «C’est à droite » a crié Joël, pour la première fois, on savait où on était sur le plan.

On a remonté une rue sur plusieurs centaines de mètres en guettant à chaque carrefour la rue des jonquilles, elle débouchait sur le boulevard qui mène tout droit à la mer. On a eu beau la remonter doucement jusqu’en haut, rien, on n’a rien vu, pas de rue des jonquilles. Tout au bout, on est arrivés dans une petite rue, un peu bosselée avec des creux et des bosses dans l’asphalte. On était complètement paumés, quand Jean-Philippe a dit : « tiens c’est drôle, le chien-là, coincé entre les deux barreaux de la grille, il ressemble vachement à Atra.». On s’est tous retournés pour voir et on a reconnu la maison, le chien, on n’avait jamais pris la rue dans ce sens-là en voiture. On était revenus au point de départ avec un plan qui aurait dû nous mener à la mer, mais qui par malice avait réussi à nous ramener chez nous, un bon plan c’est sûr.

On a arrêté la voiture. Le voisin a regardé par-dessus la haie, interloqué et inquiet même de nous voir vider le coffre à peine deux heures après notre départ pour voir la mer. Le chien lui avait eu deux heures de vacances sans nous.

Luc Garraud • Assis sur un tabouret

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


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Sur la colline on la voyait de loin, clignotant comme un phare. C’était une grande maison, faite de bois et de métal, un peu bancale mais juste, le tout tenait bon. C’était tout en étage avec des escaliers extérieurs, accrochés à la façade. Les chambres étaient sans confort, mais il était toujours bien de venir ici, de passer un moment sur la terrasse sans se lasser, quelques jours venir se poser. Le jardin était lumineux comme du miel.

Il était naturel à tous les voyageurs, à tous les passagers un peu fatigués, de laisser du temps ici, une trace, pour qu’on se rappelle, qu’on se souvienne du passage.

La maison était pleine d’objets, une sorte de musée fabriqué avec des petits riens, des paroles aux murs, des chansons cachées dans les pierres, des histoires en suspension dans l’air.

C’était bien aussi de venir avec rien, rien en poche, juste les mains pour parler ou bien sans un mot à dire, un lieu pas compliqué.

On était tout aussi heureux de venir que de repartir, le lieu était fait pour passer.

Il y avait des habitués, des réguliers, ceux du premier août par exemple, ils venaient depuis vingt ans le premier août, mais l’on n’a jamais su pourquoi le premier août, ni osé le demander.

Un résident à l’année occupait une chambre au rez-de-chaussée donnant sur le jardin au nord. Il passait plus de jours ici qu’à l’extérieur. Il partageait quotidiennement la maison avec un couple qui s’était posé là depuis longtemps et qui s’occupait des choses que l’on ne voit pas.

Ils assuraient à deux l’intendance sans un bruit, voyageurs depuis longtemps arrêtés, ils n’auraient pas voulu que l’on vienne pour eux. Ils devenaient, de jours en jours, de plus en plus transparents.

Il y avait dans la salle du bas, une sorte de grande cuisine aménagée en demi-sous-sol, avec une seule ouverture rectangulaire qui apportait un peu de lumière à l’intérieur. Un soupirail suspendu, perché, ouvert dans le mur, à la hauteur des yeux d’un homme pas trop grand. La fenêtre donnait sur le jardin en pente et sur une grande pelouse. L’ensemble était dominé par des nuances de vert et des genêts jaunes d’or. Un chemin mal tracé longeait une haie de cornouillers, de frênes et de noisetiers.
Au centre, au second champ et en contrebas, au bord d’un talus, piqué bien droit, il y avait un magnolia à grandes fleurs au feuillage vert toute l’année.

L’arbre en trois années changeait l’ensemble de ses feuilles, sans se faire remarquer, petit à petit.

Il était taillé régulièrement, il avait la forme d’un grand cône dressé, tronqué sur le haut, aplati, le tronc était dégagé.

Tout le reste du jardin était un fouillis, jamais taillé ou presque, seul l’arbre gardait une gueule humaine. On savait exactement son âge, la maison tenait depuis sa plantation un carnet de compte. Il y avait toujours quelqu’un pour lui apporter une attention journalière, il était constant, il perdait deux feuilles par jour, c’était marqué dans le carnet. Il avait été planté en 1905, par un jardinier mort depuis.

Un seul homme au village savait le tailler, il observait l’arbre de loin, une seule fois, et il montait dedans en fermant les yeux. Il se calait et avec un sécateur à longs bras, coupait les centimètres en trop, de l’intérieur.

Couper les branches d’un tilleul poussant dans un salon, la maison avait été construite autour, tailler sans casser la vaisselle, ni érafler quoi que ce soit. Il avait des dizaines d’histoires d’arbres à raconter.

Une année l’arbre fût méconnaissable, sans forme, on se posa pas mal de questions. On apprit un jour la mort du tailleur, épuisé, c’est son frère qui vint nous l’annoncer, son frère jumeau, il était venu nous dire la maladie, les fractures jamais recollées, depuis deux ans, l’empêchant à jamais de danser encore dans l’arbre. Lui, le frère jumeau, tout contraint de le remplacer tant bien que mal, il était monté dans l’arbre pour son frère, le sauver un moment, l’éloigner de la chute. On trouva l’arbre, dès lors, très bien taillé.

Un jour dans la cuisine du bas, on remarqua accroché au mur un dessin épinglé aux quatre angles, placé à coté de l’ouverture de la fenêtre dans son prolongement à la même hauteur. C’était exactement la vue du jardin.

Il fallut trois jours pour le remarquer tellement les deux images se confondaient en une seule, celle du dessin et du jardin. Il fallait se placer exactement là où le dessin avait été fait, s’assoir au centre de la pièce sur un tabouret haut.

En trois jours seulement le jardin avait changé, des nuances fines, le genêt avait déjà viré au jaune d’or. Il était indiqué lundi 21 avril dans le coin droit en bas, au crayon gris, il n’y avait pas de nom, ni d’initiales.

L’auteur du dessin est resté mystérieux jusqu’à aujourd’hui, même si on pensa un temps à une jeune fille, passagère, discrète, restée quelques jours ici, cinq jours tout au plus. On ne sut pas pourquoi elle était venue, comme tant d’autres ici, ni partie aussi vite et où, on ne savait rien, ni son nom, ni son âge, ni sa langue, on était sur du pas-grand-chose.

La maison était ouverte à tous et souvent bien des années plus tard, d’anciens visiteurs de passage nous racontaient leur séjour ici, qu’ils s’étaient arrêtés là huit jours, pour la douceur du lieu et le souvenir d’un chien nommé Alfred dont on n’avait jamais entendu parler.

La maison était un lieu d’oublis et d’affabulations, sans que l’on se rappelle un seul trait de visage, ni le timbre d’une voix.

On aurait bien aimé la connaitre, elle ne devait pas avoir vingt ans, en laissant ce dessin au mur, une trace visible de son passage. On aurait aimé lui demander, lui parler. Un jour, je ne sais comment et par qui, on apprit quelle fut contrainte de quitter la route au volant d’une voiture pour éviter un éléphant dans une rue de Bombay, probablement une situation banale en Inde, accidentée gravement, elle était morte dans le train du retour, c’est tout ce que l’on sut.

Il ne fallut pas longtemps pour ouvrir le jeu de ce qui allait occuper dorénavant un bon nombre de voyageurs de passages. Les jours précédant le 21 avril de chaque année, les habitués venaient plus nombreux, on venait voir le jardin et le dessin, l’observer assis sur le tabouret, voir les changements, les nuances, essayer de garder l’image dans sa tête. Voir le jardin tomber en hiver, se faner, pourrir, se figer jours après jours et reverdir, pour pousser en grand et se confondre un instant pendant quelques heures.

C’était la cohue en cuisine, plus de cent personnes certaines années se succédaient, certains arrivaient le lendemain mais en vain, le jardin avait déjà viré. Le jeu était d’être là, pour faire le jardin identique au dessin juste un jour. On était tous jardiniers du dimanche ou à la petite semaine, on était spécialiste en rien, on jouait avec le temps de la saison, tout se faisait à la seconde, du jour pour le lendemain.

Il fallait assister le jardin, le retarder, l’avancer dans son développement, le genêt avait droit chaque année à sa couverture pour la nuit, pour réchauffer ses fleurs sous la lune. On donnait à la pelouse un aspect « vieille prairie », comme sur le modèle, le soir nous mangions dans l’obscurité, dans le noir complet, afin d’éviter d’éclairer le jardin. Nous avions peur que l’herbe pousse un peu trop dans la nuit. On en faisait des tonnes.

On avait décidé de fixer au sol le tabouret au bon endroit, il était très mal placé au milieu de la pièce. Il gênait, c’est certain, pour les tâches du quotidien ; mais pour voir le jardin et le dessin il était à la bonne place, à la seule et unique place possible. Il y avait des postures à toutes heures mais une seule était la bonne pour la confusion.

Un jour la foudre est tombée. Elle à suivi le tronc de l’arbre au centre du jardin-dessin pour aller se perdre dans le sol, une grande fissure insignifiante blanche initiée sous l’écorce invisible.

Dès le lendemain, le gardien du carnet nous dit : « hier, l’arbre à perdu trois feuilles et aujourd’hui aussi » alors on le surveilla, trois, puis quatre, puis dix par jour et plusieurs centaines tombèrent les semaines suivantes. L’arbre se déplumait à vue d’œil. On sut rapidement que plus ne serait jamais comme avant.

Au bout de trois mois, sans une feuille, il était ridicule, et une nuit, il craqua doucement ; au matin il était couché au milieu du cadre de la fenêtre, sur le coté, les racines à l’air. On essaya bien de le redresser, de le replanter, mais sans ses feuilles, ce fut une bien sombre journée, perdre un arbre.

La sensation de le retrouver sur le dessin nous consola un peu, un moment. Avec ce vide au jardin, on savait que plus rien ne pourrait les confondre. Changer quelques chose au jardin, c’est toujours possible, mais effacer l’arbre du dessin, le cacher pas quelque subterfuge, c’est une autre histoire.

Les discutions étaient très animées. Le tabouret était devenu un objet sans intérêt, on l’arracha du sol, on boucha la fenêtre avec des briques, dans l’obscurité totale, on ne vit plus le jardin, ni le dessin, plus rien du tout.

Nous sommes restés là un long moment dans le noir à attendre, plusieurs heures sans savoir que faire, alors on a fermé à clé la cuisine en sous-sol.

C’était triste de savoir que le jardin lui aussi n’avait plus de regard vers l’intérieur, on se perdait de vue. On ne parlait plus de l’arbre, ni du dessin et plus personne ne descendait au jardin.

La cuisine est encore fermée aujourd’hui.

Le jardin est à l’abandon, il fait comme il veut.

Un jour on remarqua, dans le même trou, qu’un arbre avait été planté, de la même essence, un cousin en quelque sorte, pour dire de se donner une suite, quelqu’un y avait pensé.

Ça fait déjà dix ans, cela, et l’arbre pousse, dans le fouillis du jardin, dans un mètre d’herbes folles.

Dans vingt ans ou plus, on le taillera comme avant, comme un flan reversé, on lui redonnera une gueule au centre du jardin et on cassera les briques pour rouvrir la fenêtre de la cuisine en sous-sol et ce jour là, il y aura du monde assis sur le tabouret.

Luc Garraud • Les griottes

luc_garraud
Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


jussieu

J’étais jardinier à la cour des miracles, au sein d’une équipe animée par des rituels désuets et ridicules dès le matin. Ratisser les feuilles et tondre les pelouses apportait du mouvement à ce petit peuple, soumis à des règles d’un petit monde.

Un seul espoir, attendre la fin du jour, que la nuit passe. La main sur le pantalon, laver les camionnettes, passer plus de temps à ranger qu’à faire, cirer les pneus, tout faire propre et regarder les passantes, boire et reboire ou bien le contraire. Se faire chier à longueur de journées sur la suite à prendre.



C’était rassurant quand on avait trouvé une chose à faire, tout le monde était d’accord, engourdis qu’on était. Je crois ne jamais avoir vu une pareille fanfare depuis. Ma première procession avait commencé comme ça, arrivant de nulle part. J’ai cru longtemps que c’était ça le travail en équipe.

J’allais leur chercher des bouteilles de rouge. Le blanc se buvait au bar, plusieurs petits à la suite, accumulés comme ça, petit à petit ça faisait un grand blanc à la fin. J’allais à l’épicerie avec des consignes, des litres à étoiles : « T’en prendras quatre », c’était le minimum. En général dès que le vin avait un bouchon de n’importe où qu’il vienne il était bon. Ce n’était pas vraiment des gourmets, ni des esthètes, mais ils aimaient manger et boire. Les discutions étaient souvent limitées à ça, même si le flot intarissable sur les déboires de l’impuissance prenait aussi du temps sur la journée.

J’ai fait ça pour aider pendant des semaines sans vraiment me rendre compte dans quel bazar terrible je trempais, je ne buvais que de l’eau.


La troupe ça ressemblait à une grande caravane diversifiée. Un gros gars fort et bedonnant d’une soixantaine d’année, avait chaque matin sur la peau un bleu de chauffe bien propre et repassé par sa femme. La ceinture en cuir par-dessus était ajustée au minimum autour de son ventre, lustrée, on voyait bien les trous marqués des années plus maigres. Je ne l’ai vue qu’au dernier cran me tirer la langue. Ça retenait son autorité de chef, un embonpoint qui se voyait. Il était coiffé au Pétrole Hahn et frotté au sent-bon à la lavande, parfum déjà perdu à sept heures trente dans son odeur d’ours. Il suait à grosses gouttes au moindre effort, sans en faire un seul. Il suçait des pastilles à la menthe, tout le temps. Il était, je crois, plus bon que bête, mais mis en boite par la bande à railler qu’il dirigeait tant bien que mal, ça ne se voyait pas vraiment. Il rentrait le soir imbibé comme une éponge avec mille excuses. Il avait dû aider dans d’autres moments difficiles, des gens au-dessus de lui, des besognes ingrates pour ceux qui ne voulaient pas les faire, on se souvenait de ça, on l’avait mis là, il aurait pu parler. Il devenait très rouge certaines fois, émacié naturellement qu’il était déjà par le vin.



Condescendent et toujours à se montrer, Jean, un vieil aigri, lui, était tiré à quatre épingles. Il était en fin de cycle. Il venait en vélo et à cet âge ça me semblait bien courageux, quand on vient en vélo c’est qu’on ne marche plus, c’est trop loin les pieds, la marche est haute. Un jour, j’ai vu au détour d’un immeuble qu’il habitait à moins de cent mètres de là, sortir son vélo le matin, le rentrer le soir, un sacré rituel.

Nous nous retrouvions le matin à sept heures précises, c’était la règle, commencer à l’heure. On n’avait pas intérêt à arriver en retard, sinon on nous en parlait toute la journée, des cinq minutes à rattraper. Cinq minutes gagnées à courir, se lever lentement, rester coincé dans le lit, regarder se déployer doucement les feuilles de platanes le long des quais du Rhône, ou bien encore le bus de ville qui s’évertue ce matin-là à s’arrêter à tous les feux rouges.

Après sept heures l’horaire n’avait plus d’importance, seul le moment de partir réveillait un peu les consciences, un peu avant.


Jean, son seul atout à lui était de nous prendre pour des cons, car il savait tenir un marteau. Il avait appris en installant les voies à la SNCF. Il avait aussi une tête à les avoir fait sauter, ou du moins il avait dû essayer mais il n’en parlait pas. Alors évidement, nous qui ne savions pas planter un clou, ça en jetait la SNCF. Il avait un avis sur tout dès qu’on disait quelque chose. Nous n’étions pour lui que des jeunes blancs-becs à qui on ne parle pas, tous des bons à rien. Il n’avait vraiment que son cul de vieux à contenter. Il parlait de sa fille, ça il nous en parlait et chaque matin, nous avions droit à ses exploits, comparés aux nôtres. Elle avait réussi à partir pour faire je ne sais quoi, douée pour les études, très douée pour le commerce, le rêve. Lui il avait fait jardinier pour finir. 



Une troupe bancale, dans laquelle il y avait Monsieur Aimé monté sur ses lunettes fumées. Il était assez bonhomme, bien que raide et réac comme un fouet. Sa « bonne femme » nous aurait tous remis dans le droit chemin à coup de pompes dans l’cul. Une autorité naturelle dont il était fier, il en souffrait sans nous le dire. Elle était concierge, son dévouement pour distribuer le courrier dans les étages et sa dextérité mielleuse pour récupérer les étrennes début janvier l’impressionnait chaque année, vu que ça payait les deux bouteilles de pommard du réveillon. C’est lui qui sortait les poubelles le matin à six heures pile, qui lavait les sols le soir à vingt heures, qui tondait la pelouse le samedi et taillait les deux-cent soixante-quinze mètres de haies de troènes deux fois par an, sa femme, elle, elle était concierge.

Il était du genre « il vous faudrait une bonne guerre ». Comment on a pu laisser passer ça, s’en prendre plein la gueule. Ils n’avaient que nous, en première ligne, des chiens à battre. L’alcool ne suffisait plus à atténuer, à faire oublier la peur qu’ils avaient eue d’y laisser un bras, la tête ou l’ensemble en morceaux. Oublier les amis perdus, panser les familles écrabouillées par la douleur de la guerre, les controverses inavouées, cachées à jamais dans leur tête cassée. Alors évidement il fallait pour les calmer être d’accord avec eux, les écouter répéter leur plainte, on ne pouvait faire que ça. On ne comprenait rien ou peu de chose à cette histoire, on avait vingt ans. On aurait bien voulu partager mais pas tout, faire le tri, se rappeler les morts, les blessures et les amitiés, mais comment on démonte une arme, ah non merci ! comment d’un coup de révolver on envoie la monnaie, gardez tout. Ils ne parlaient que d’un seul bloc, le mal était trop fort. Mais dans leur « plus jamais ça » on sentait toujours « à vous maintenant, on a donné », alors que nous on aurait bien voulu dire : « et si on faisait tout pour plus que ça recommence », mais à vingt ans on ne sait pas dire ça, pas encore.

C’était donc récurent, journalier, on avait d’autres soucis à résoudre, que de se coltiner les leurs, ceux de la guerre, on était loin, on avait du mal à tout croire, pas le temps. Nous, on voulait bouffer à toutes les cantines. Ça faisait du boucan dans leurs têtes, ça se voyait, dans les nôtres aussi.



Aimé, il gueulait avant de parler, nous, nous avions appris à nous taire. Nous avions tous les trois le même âge et on s’entendait bien, tous les matins ont espérait de petits miracles, mais chaque matin, rien.

Un matin, on apprit que la femme d’Aimé était atteinte d’un cancer. Là, d’un coup, tout à changé, on n’a plus jamais entendu parler de la guerre, ni de nos faces de blancs-becs bons à rien. Ça à duré moins de six mois et là on a vu ce qu’on n’avait jamais vu auparavant. Tous les matins, tel un fildefériste sur sa corde en équilibre, il faisait trois kilomètres à pied, il arrivait de plus en plus tard.

Un jour on avait fait un détour par chez lui, on avait bu un café, il nous avait reçu comme des papes, attendus depuis longtemps, comme jamais il nous avait parlé. On avait eu droit au détail de la mise en bière, « tout l’immeuble est venu, elle a bien été fleurie ».


Nous trois, on était tombés là, je ne sais comment dans cette carriole, avec de la chance ou une vague connaissance. On s’est quitté de vue depuis trente ans, mais dans la tête on y pense encore. L’équipe, elle, est depuis au trois-quarts sous terre ou presque.

A la suite de ça, il y avait Louis, un vieux garçon encore jeune, grand et gros, dodelinant, l’ensemble tremblant comme une feuille. La cérémonie du blanc le matin, au zinc, sans toucher au verre avec les bras dans l’dos, du bout des lèvres, un, puis un autre, et de trois pour tenir debout et le sourire revenu des matins noirs comme des chicots, c’était parti pour la journée.


Il était bon, d’une finesse incroyable. Lui, il ne racontait que des histoires, des belles, toujours les mêmes, des histoires anciennes avec son œil qui te regarde pour que tu ne perdes pas le fil, pour pas que tu te perdes, pour que tu suives sa route un moment et qu’il t’emmène, jamais très loin, dans son pays proche où il ne se passe que de petites choses oubliées depuis longtemps.


Il regardait les autres sans dire un mot, il aurait pu dire, il connaissait la foudre des mieux pensants.

Sur la route étroite, avec sa voiture qu’il ne pouvait plus conduire depuis des lustres ; il me racontait la blanquette de veau qu’il avait mangé en s’arrêtant dans un restaurant au bord du canal et celle qu’il n’avait pas pu retenir, qui l’avait contraint alors à rester seul et à errer. Bouffé de timidité et d’angoisses, il me racontait son pays d’enfance avec l’œil bleu.


Oublié par ses cousins depuis qu’il était sans parents, sans frères, jamais retourné depuis là-bas. Je l’imaginais bien avoir pris le bus, un bouquet à la main, une veste couleur pétrole et une chemise à carreaux boutonnée jusqu’en haut, râpée au col. Il aurait marché le long de la petite route pendant deux kilomètres glissant sans cesse entre le fossé herbeux et le rebord de bitume gravillonné, sous une pluie transversale. Tout le séparait de la nationale au village. Sans prévenir, sans s’annoncer, il savait que ce serait difficile. Il connaissait l’endroit comme sa poche en sonnant à la première maison, celle de son cousin, c’est sa femme qui ne l’avait vu que deux fois en trente ans qui le reçut à la porte, elle prit le bouquet du bout des doigts. Le cousin n’était pas là et il ne rentrerait que le surlendemain et qu’il serait très content de savoir que son cousin était passé, enfin il le crut. Trempé comme un rat, il était rentré en prenant le chemin à l’inverse, c’est comme ça je pense qu’il me le raconta, je ne crois pas qu’il y soit retourné une autre fois.

Une équipe quoi, où Louis faisait office de Prince tous les jours déchu, il était comme un souffre-douleur permanent, l’image inverse des autres. 


Il décorait les manches élimées de sa veste de petites brisures de pains bien choisies, glanées sur les tables. Il soufflait comme un gonfleur pour martelas de camping.

En queue de troupe, un gars dont je ne me souviens plus le prénom. 
Un gars, qui finissait bien l’équipe, un garçon à qui l’on rendait tout, il tirait une cigarette de sa poche avant de te serrer la main, un geste toujours, généreux au premier coup d’œil. Un fil de paysan, de la campagne, paumé mais un peu moins que les autres.

Un jour il m’emmena chez lui dans les collines, pour aller ramasser des griottes. L’arbre était tombé, il est couché, courbé au sol, accroché à une pente de ces montagnes vallonnées. Juste des volumes posés. Faut tenir debout dans les pentes et l’herbe est grasse, bien verte quand les griottes sont mûres, on les voit bien.

 Quel bonheur d’aller là bas, les journées sont longues et il n’y pas d’heure pour la cueillette. Je suis reçu par ses parents, on est bien reçus, je suis l’ami du fils, celui qui a bien voulu venir à la ferme.

 C’est une grande bâtisse et c’est grand autour, toutes les choses sont poussées. C’est un bordel de ferrailles et d’anciennes machines, en attente qu’elles rouillent. Un cimetière de tracteurs, le long des murs, adossés aux arbres, à même le sol, un peu partout et sans ordre, il y a la place, alors pourquoi réfléchir.



On entre, c’est comme souvent saisissant à l’intérieur. On discute de choses et d’autres, on ne sait comment remercier pour un tel cadeau, une cueillette.

On dit qu’on va y aller, après quelques civilités, ici ce ne sont pas les mêmes, se sont d’autres façons de faire, on ne s’en va pas sans rester un peu.
 La bouteille de vin et les verres sortent du placard. On discute de tout, pas vraiment de tout quand même, des choses en commun.

Bon et bien cette fois on va y aller « mais vous allez bien manger avec nous » et c’est un verre de rouge qui vous accroche à la table, je reste pour la soupe.

La toile cirée est venue par bateau, des boussoles et des ancres marines s’entremêlent à l’infini. Il y a tout, c’est un monde de meubles noirs avec des napperons blancs jaunis, tout est figé, ça poisse un peu. Il y a des tue-mouches qui tombent du plafond.

Aux murs sont accrochés des souvenirs de toutes les époques ; une photo de mariage ; dans un cadre le portrait d’un homme qui porte une belle moustache noire et épaisse, il est en costume du dimanche, c’est le tonton ou le parrain, qui est mort écrasé, puis mangé par la batteuse.



Sur le dessus de la cheminée, bien au chaud, une vierge de Lourdes en cire molle et cabossée fait face à un christ réchauffé, avec son rameau de buis coincé dans le dos. Les croyances viennent du sol, elles sont païennes et fortes. On parle du temps qu’il fait, qu’il fera et qu’il a fait surtout, c’est plus sûr. 


La soupe c’est des poireaux gros comme des avant-bras, et des patates. En hauteur sous les poutres, une colonie de coupes dorées occupe de petites places. Les plus grandes sont sur le rebord de la cheminée, il y a une plaque gravée sur chacune. Des dates de concours de boules ? de tournois de foot ? de championnats de labours ? Dans une odeur de maison familière près des bêtes.

Les coupes brillent de toute part, elles prennent toute la place dans la pièce sombre.


J’ai dis oui pour la soupe, dans l’imaginaire des assiettes creuses et ébréchées, des morceaux de pain dans un bouillon plat, c’est si chaud qu’on mange lentement.

Je pense au panier trop plein qui m’attend sagement dans mon coffre. Le gout de la griotte, acide et fumée, animale et sanguine cramoisie, un arbre mourant, déchaussé. La confiture du dernier souffle, d’une dernière cueillette.

Ce serait bien « Viens, se serait dommage de les perdre » et pourquoi ça tombe sur moi, parce que je dis oui et quand on vous invite faut dire oui, ça se refuse pas.

Les coupes me regardent toujours. La petite sœur de douze ans est devant moi, toute dorée avec ses bottines de majorettes. Un pull rose au crochet ajouré et bouffant aux manches, une médaille de baptême en or. Elle est jolie, comme la campagne, elle n’a pas finie de pousser. Elle prend son accordéon et elle joue debout devant moi, bousculée en avant par le père à chaque pas qu’elle recule, timide, c’est un fracas de notes qui dégoulinent à toute vitesse, elle est maladroite sans exploit, c’est du par cœur, elle titube, l’instrument sous le menton et ça tricote les pastilles.

On trouve ça beau bien sûr, on sait surtout qu’elle à gagné des coupes, on est fier de les montrer, la soupe a un autre goût.

 Ça se déchaîne à nouveau comme un roulis, un interminable flonflon, que rien n’arrête. Derrière elle, dans son dos, le petit frère se bat avec les bretelles de son instrument trop lourd, excité lui aussi de vouloir montrer. Sans gène et sans le moindre effort, il pousse sa sœur qui n’en finit pas.

Lui aussi, Il a voulu faire pareil, pas pour gagner des coupes, mais plutôt pour faire comme sa sœur, il a appris seul avec sa sœur, alors, comme il aimait bien ça, on a ressortit le petit accordéon de sa boîte, celui offert par le parrain à Noël.


Et en deux notes, c’est parti, une furie démarre, ça met du volume dans la maison. Le père ne peut plus commenter, ne peut plus parler sur la musique, il se tait le père. Ce n’est pas du musette à proprement parler, c’est déjà différent à la deuxième note, c’est inventé.

C’est un musicien qui joue là, du velours agricole. On ne comprend pas, il s’entraîne jamais, il ne joue pas au moins une heure par jour comme sa sœur. Il ne fait jamais comme sa sœur, les coupes il les a toutes gagnées, ramenées à chaque fois. Mais c’est bien de jouer de la musique devant les gens du village qui l’attire, le père il ne comprend pas pourquoi il ferme les yeux quand il joue, en face du monde. Depuis l’âge de quatre ans, il en a huit et demi.

Il travaille peu à l’école, il est lent dans son travail. Il n’est pas avec les autres et pourtant il n’est pas bête quand il veut. Alors certains jours, il reste à la maison pour aider, y a toujours à faire. Il va garder les chèvres avec son accordéon, il n’a jamais perdu une chèvre. Je ne sais pas ce qu’il va faire, il est fait pour reprendre les bêtes. Il dit qu’il aime les musiques à la télé et qu’il écoute la radio dans son lit.

Un jour, il a pris le bus pour l’école et n’est pas rentré le soir, le lendemain on l’a cherché partout, on n’a jamais su où il était allé.
 En rentrant il nous a dit : « C’est un métier accordéoniste sur le tour de France, non ! » Il est têtu, dans sa tête, il sait, mais il ne dit rien.

« Ma femme elle pense qu’il pourrait faire les deux, travailler la terre et continuer à jouer de temps en temps de son accordéon ; moi, je ne suis pas contre mais qui va s’occuper des bêtes. »

*

Il est là, sur une estrade bricolée, en costume et cravate rouge, droit comme un i.


J’ai reconnu sa silhouette de loin, son visage est devenu adulte, je me suis piqué devant lui mais il ne m’a pas reconnu. Il a soulevé son instrument posé sur la chaise à coté de lui. Il à accroché les bretelles dans son dos, j’ai entendu ses yeux se fermer, sur la première note un goût de griottes m’est venu dans la bouche.



Luc Garraud | Quatre photographies (2)

Luc Garraud est botaniste. Il a publié en 2004 une importante Flore de la Drôme. Il est également plasticien et très sensible au rapport que l’homme entretient avec la nature. Il nous livre une série de photos, dont voici les deux dernières.

3. Collage 12


4. Le rateau d’épierrement

Luc Garraud | Quatre photographies 1


Luc Garraud est botaniste. Il a publié en 2004 une importante Flore de la Drôme. Il est également plasticien et très sensible au rapport que l’homme entretient avec la nature. Il nous livre une série de photos, dont voici les deux premières.

1. Thuyas au bord du suicide

2. Les quatre coings de la table