Francesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.
Simon pénétra franchement dans la pièce surchauffée, malgré le vertige qui le submergeait par vagues. Il accomplit un pas puis, hop ! il appuya sa main droite sur le coin arrondi du buffet ; un meuble sombre, long comme une péniche, avec ses hublots, ses glaces, ses poignées en laiton et son ancienne odeur de cire et de peinture.
« Merde ! faut pas que j’me pète la gueule… sinon, elle va m’casser les couilles pendant trois jours… » Il avala une profonde goulée d’air et réussit à mener deux foulées, juste assez pour atteindre la table nue sur laquelle une assiette contenant une côte de porc et du chou blanc était posée. La côte de porc ressemblait à un gros morceau de carton.
Simon tira la chaise vers lui et tomba dessus, en sac de viande.
Maman le suivait comme une cible de son regard bleu fondu. Un regard qu’il n’avait jamais pu croiser sans frémir. Maman était assise près du vieux poêle à charbon qui fumait, les bras mi-tendus devant elle, les mains nouées autour du pommeau en cuivre de sa canne. Elle ne disait rien, assise de toute sa largeur sur la petite chaise à fond de paille qu’elle occupait dès le matin, et jusqu’à ce qu’elle cède au sommeil, tard dans la nuit. Elle dormait très peu.
Il n’avait pas faim, seulement envie de se taire et de laisser sa nuque s’incliner vers l’arrière, et ses yeux fixer l’ampoule éblouissante jusqu’à ce qu’il oublie. Mais la voix de Maman l’arracha d’un coup à son début d’engourdissement : « Maintenant, qu’tu rentres, saligaud ? On s’demandait… et tu r’viens, plein comme une bourrique… »
Simon se redressa sur sa chaise. « Droit, bordel, j’ dois rester droit. » Il y parvenait mal. « Qu’elle crève ! » se dit-il fugitivement, en évitant le regard de Maman.
« Alors, t’as fait c’ que tu devais faire ? Tout fait ?… »
Il hocha la tête à plusieurs reprises pour dire “oui”, et il sentit ses yeux basculer vers l’intérieur à chaque mouvement. Il allait vomir. Une bouchée acide remonta dans sa gorge. Il déglutit. « Rien montrer, bon sang, rien montrer ! » Il leva le bras gauche d’une façon incertaine, comme s’il brandissait un poids énorme, mais le bras retomba aussitôt. La main claqua sur la table.
Maman ne tressauta même pas.
Oui, il avait fait tout ce qu’il devait faire. Il avait encore dans les narines l’odeur sombre de l’eau du canal ; il sentait encore sur son visage les fines éclaboussures qui avaient monté jusqu’à lui ; il humait encore la brise humide qui avait passé sur ses cheveux…
« Tu veux pas manger ? »
Il voulait s’effondrer et mourir de sommeil. Rien de plus. S’enrouler sur lui-même et dans la tiédeur de ses vêtements, puis s’enfoncer. S’enfoncer sans penser à rien.
« Si t’as pas faim, mets l’assiette dans l’frigo. Pour demain. Et puis, on va dormir… »
Simon fermait les yeux quand un grand bruit le fit remonter brutalement à la surface. Maman venait de frapper la table avec sa canne, sans quitter sa chaise, sans même s’être penchée.
« L’assiette dans l’ frigo ! T’as entendu ? »
Il se leva, saisit l’assiette et, d’une allure ondoyante, il fit ce que Maman lui avait demandé.
Dans le frigo, ça puait le légume gâté et le lait tourné. Un jus marron stagnait dans un bol aux flancs décorés de fleurs bleues. Simon plaça l’assiette sur le bol, ailleurs c’était impossible tant il y avait de pots et de paquets, de sachets de nourriture et de matières informes.
En se levant de sa chaise, les bras appuyés sur la canne, Maman grogna : « Allez, au lit, salopard d’ivrogne ! Tu mérites que j’te casse ma canne sur les reins ! T’es juste bon à bouffer, chier, boire et m’faire ronger les sangs. La ferme s’rait une ruine, si j’étais pas là ! Passe devant… Et réveille pas ta sœur… »
Le grand lit aux draps dévastés, occupait presque toute la surface de la chambre, laissant à peine une galerie étroite de chaque côté. Simon s’en approcha doucement et, après avoir ôté sa veste et ses chaussures, il se jeta dessus, côté droit, tandis que sa soeur, encore vêtue de sa jupe et sa blouse rouge, était allongée à gauche, recroquevillée. Simon souffla et ferma les paupières sans même prendre le temps de fixer le plafond réticulé, comme il le faisait habituellement avant de s’endormir.
Peu après, il sentit le matelas ployer sous le poids de Maman qui venait se coucher entre lui et sa sœur.
Plus tard, il émergea du sommeil durant quelques secondes massacrées, et il perçut confusément les sanglots de sa sœur.