Anna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.
Comment trouver une réponse pertinente à la question qui l’absorbe depuis quelques jours, Jules n’en sait rien et ça l’assombrit plutôt. Il a du culot, mais pas avec elles, et pas « pour ça ». Il vaut mieux maintenir sa paume sur la flamme d’un briquet ou obéir à Matt comme quand il tombe sur toi le jour de sa raclée au poker que de leur poser la question, parce que les filles, c’est encore plus étrange que des girafes malades.
Le cours d’histoire est interminable alors que Jules voudrait bien poser ses fesses à l’angle des préfabriqués pour contempler les lézardes dans le mur au fond de la cour.
C’est un ancien élève qui avait offert de le financer pour remplacer le grillage d’origine. Un petit trapu qui fumait des Cohiba et traînait souvent dans le bar où des groupes de gamins sifflaient des bières achetées au Shopi de la rue Monge. Matt disait qu’il les aimait avant quatorze ans avec une poignée de sel, et Jules voyait la grande Maïwenn en débardeur-bermuda et Lucas dans sa chemise à carreaux fétiche, tous les deux ficelés chez le vieux dans sa cuisine.
Un énorme plat en terre cuite sur la table et eux dedans, enfouis sous des kilos de sel comme le chapon en coque de sel du dernier réveillon.
Dans les fissures du mur, il y a des nids d’araignée, des messages secrets, de la moisissure et des mondes parallèles dangereux, hors du commun… ou plutôt non,dans l’ordinaire des rythmes circadiens de leurs habitants minuscules, si proche du nôtre donc que Jules peut les fixer de longues minutes sans se lasser.
Ce sont des fentes qui lui sont familières, presque amicales. Généreuses, même, vu comme elles lui font passer du bon temps avec leur mystère. Pas comme la fente des filles.
La fente des filles, elle cicatrise à la mernopause. Quand elles sont vieilles tu ne peux plus les baiser, leur trou se bouche. Ça aussi c’est Matt qui le dit. Il raconte parfois des craques pour se moquer mais là, c’est du sérieux. Et de toute façon, l’information n’est pas vérif able : la plus vieille du bahut n’a que dix-neuf ans et les enseignantes ne sont pas de vraies femmes. A part mademoiselle Larieu bien sûr, qui donne les cours de gymnastique : les filles de sa classe l’ont vue enfiler deux soutiens-gorge l’un sur l’autre dans les vestiaires pour protéger ses nichons, mais elle, hors de question de lui poser une question sexe. C’est même clair que c’est mort.
Jules plonge la tête dans ses mains et se concentre sur son cahier où les dates le narguent avec les doigts d’honneur dont il les a affublées. Il en rectifie un sur Marignan mais ça ne l’empêche pas de durcir malgré lui et de transpirer. Son stylo glisse et il le jette avec colère. Le regard de la prof dans le brouhaha intéressé de la classe achève de le mettre dans l’embarras. Bon sang, il est le seul à ne pas savoir, parce qu’il se pisse trop dessus pour oser demander !
La prof se retourne une fois le silence obtenu pour écrire au tableau et tout le monde est occupé à recopier. Même le gros Mattéo fait de son mieux pour avoir une partie du cours sur son cahier.
Pourtant, Jules sait que Camille a sûrement la réponse.
Elle est assise à côté de lui depuis deux mois pour ce cours, et il n’a pas seulement repéré qu’elle ne sera jamais pour lui avec ses airs de bourge : il a également compris qu’elle connaissait plus de choses que les filles de son âge.
C’est inscrit dans sa fossette et l’attache fine de ses poignets. Camille, elle est physiquement intelligente. La science infuse, des fringues cool, et un cul de reine. « Oui, et quand j’aurai récupéré mon royaume en tuant le félon qui me l’a piqué, j’en ferai ma reine. Il faut juste que j’ai les pistaches bien accrochées pour le lui dire. Et puis que je trouve le bon moment aussi. Pas évident, ça, de
trouver l’occase. »
Une mouche est entrée par la fenêtre ouverte et choisit de défroisser ses ailes pendue à une des ampoules du fond. Personne n’a levé le nez. Jules déglutit lourdement et profite de cette concentration inhabituelle pour tourner la tête sur sa voisine de table : « C’est vrai qu’le trou d’ta chatte y va s’refermer tout seul à ta mernopause ? »
Il a craché ça avec sa bouche dure et malheureuse.
Les filles sont des comédiennes avec du sang glacé dans les veines. Elle n’a pas bougé. Salope, merde. Réponds-moi ! tu m’as très bien entendu. Allez, si elle me répond, j’apprends tous les verbes irréguliers, j’appelle la copine de mon père Maman, cette radasse, je bois un litre de bière sans roter ni pisser, je fais le tour du quartier à poil, je…
« Non, ce n’est pas vrai. »
Sa voisine lui a sifflé la réponse à travers ses dents fermées en remuant à peine la bouche. Des mois d’entraînement j’en suis sûr. Et ce blond qu’est-ce que ça tue les yeux, et sous les néons c’est pire la vache ! Camille regardemoi…
C’est pas possible Camille, il faut que tu me regardes. J’ai besoin de tes yeux sur mon corps d’éléphant raté, de tes rubans débiles qui m’agacent, d’entendre encore ta voix qui vient de sortir juste pour moi et qui me fout un coup de poing dans la poitrine. Frappe-moi si tu veux, défoule ta colère si tu en as une mais occupe-toi de moi bordel de Dieu !
Camille se penche en avant sur le pupitre jusqu’à poser sa nuque dans son coude replié, ce qui lui permet de continuer à écrire en dévisageant son binôme.
Elle le fixe avec intérêt et sa bouche lui sourit doucement, un peu comme la nounou quand elle prend sa petite soeur dans les bras.
« Attends-moi ce soir au métro. Je te dirai tout ce que tu veux savoir. Mais hé ! chut, hé ! Après, tu me payes un pain aux raisins à la boulangerie. Et quand je l’aurai tout bien mangé, alors seulement j’aurai envie de sortir avec toi. Mais qu’on soit bien d’accord, j’en aurai peut-être juste envie et rien de plus…»